Jeudi 10 février 2022

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de MM. Gautier Picquet, président de l'Union des entreprises de conseil et achat media, David Leclabart, co-président de l'Association des agences conseils en communication, et Jean-Luc Chetrit, directeur général de l'Union des marques

M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde consacrée aux annonceurs.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été demandée par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et qu'elle a pour rapporteur David Assouline.

Cette audition est dédiée aux agences médias : l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam), représentée par son président, Gautier Picquet ; l'Association des agences-conseils en communication (AACC), représentée par son coprésident, David Leclabart ; et l'Union des marques, représentée par Jean-Luc Chetrit, son directeur général.

Messieurs, vous incarnez dans vos différentes spécificités le secteur de la publicité. Pour nous, il était important de vous entendre dans le cadre de ces travaux.

Je commencerai par quelques données, que vous compléterez sans doute. En 2006, le montant total des ressources publicitaires s'établissait à 9,1 milliards d'euros. En 2021, il a augmenté de près de 50 %, à 13,4 milliards d'euros. Cette hausse s'est cependant faite au bénéfice exclusif - ou presque - d'internet, marché qui n'existait que sous forme embryonnaire en 2006 et qui représente aujourd'hui 57 % des recettes totales. De leur côté, les médias traditionnels ne représentent plus que 5,8 milliards d'euros : le marché de la télévision est en baisse de 8 %, celui de la radio de 12,5 %. La presse est l'acteur le plus touché : ses revenus ont été divisés par trois.

La publicité est, de loin, le premier financeur des médias audiovisuels linéaires gratuits, qui représentent encore la voie privilégiée d'accès à l'information et à la culture pour les Français. Elle est essentielle, mais menacée - notamment pour ce qui concerne la presse écrite.

Dès lors, M. le rapporteur et moi-même avons souhaité vous entendre pour bien appréhender l'évolution de votre secteur, notamment sur le plan économique. Comment concilier la recherche bien naturelle d'efficacité des campagnes de communication, qui semble se faire au bénéfice exclusif d'internet, avec les valeurs soutenues par les médias ? Faut-il des contraintes et des objectifs pour permettre à notre écosystème de survivre ?

Je laisserai à chacun de vous huit minutes de temps de parole pour un exposé liminaire avant que nous passions aux questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gautier Picquet, M. David Leclabart et M. Jean-Luc Chetrit prêtent serment.

M. Jean-Luc Chetrit, directeur général de l'Union des marques. - L'Union des marques, anciennement Union des annonceurs (UDA), remonte à 1916. Elle représente des entreprises communiquant pour promouvoir leurs produits, leurs services, leur notoriété et leur image. Nous comptons 6 800 membres, 240 entreprises adhérentes de toutes tailles, de tous les secteurs d'activité et de tous statuts. En particulier, nous rassemblons 42 des 100 premiers annonceurs français, tous médias confondus.

Notre structure est un lieu d'échanges pour les marques, que nous représentons et accompagnons sur l'ensemble des sujets liés à la communication en suivant deux axes de travail prioritaires : la poursuite de la transition écologique du marché de la communication et la réussite de la transition numérique.

Nous nous attachons particulièrement aux sujets d'efficacité, ô combien complexes dans un monde où les canaux de communication ne cessent de se multiplier. L'ensemble de nos actions a pour objet d'aider les marques à développer une communication responsable pour la construction de marques durables ; et, à l'échelle internationale, nous représentons la France au sein de la World Federation of Advertisers (WFA), fédération mondiale des annonceurs, qui regroupe les grandes marques et 60 associations nationales, avec lesquelles nous entretenons des relations permanentes.

La publicité est un levier essentiel de développement, pour les marques comme pour l'ensemble de l'économie. Selon une étude de 2017 menée par Deloitte, 1 euro investi en publicité crée 7,85 euros de produit intérieur brut (PIB). Les ordres de grandeur sont tout à fait similaires à travers le monde.

Les dépenses de communication participent donc à la croissance économique d'un pays : à ce titre, elles actionnent trois leviers majeurs, à savoir la consommation des ménages, la concurrence et l'innovation. Les investissements publicitaires des marques, qui sont des clients du marché de la publicité, servent avant tout à faire connaître leurs produits, leurs services, leurs activités et leurs innovations auprès de leurs consommateurs pour établir un dialogue avec eux.

Bien entendu, les marques ont identifié l'accélération du développement de nouvelles solutions digitales sur le marché, lesquelles permettent une interaction et une conversation plus personnalisée avec leur public. Au regard de ses publics prioritaires, chaque marque détermine un plan média combinant différents types de médias ayant chacun sa spécificité. Au sein de ces derniers, différents supports sont choisis selon les profils, les niveaux d'audience et les offres.

Les marques sont très attachées à la vitalité des acteurs médias français ainsi qu'à l'existence d'une concurrence libre et non faussée sur les différents marchés de la publicité. Il faut que les médias puissent jouer leur rôle et se développer sur un marché concurrentiel : aussi les marques suivent-elles les sujets de concentration entre les médias sous l'angle de la concurrence.

Ce n'est pas le rôle des marques, en tant qu'acteurs économiques, d'entrer dans les débats liés aux enjeux de pluralisme, qui sont bien entendu très importants. Les investissements publicitaires sont fonction des entreprises des marques. Ils ont pour objectif le développement de ces dernières, même s'ils participent au financement des médias et à leur modèle économique. En ce sens, les marques sont attentives à leurs univers de diffusion.

Nous comprenons la volonté d'acteurs économiques de se rapprocher dans le cadre de la consolidation d'un marché. Néanmoins, nous restons vigilants quant aux conséquences de ces actions sur le marché de la publicité.

M. David Leclabart, coprésident de l'Association des agences-conseils en communication. - Avec Mme Bertille Toledano, je copréside l'AACC, syndicat professionnel représentatif des agences-conseils en communication, parfois appelées agences créatives. Au total, nous regroupons 150 entreprises aux profils extrêmement variés - filiales de grands groupes français, comme Publicis ou Havas, ou étrangers, comme Omnicom, et agences indépendantes ; sociétés de plus de 1 000 salariés et très petites entreprises (TPE) de moins de 10 personnes ; agences spécialisées, par exemple en santé ou en communication digitale ; et agences généralistes.

Notre rôle est de défendre et de promouvoir nos métiers. Au-delà, nous souhaitons être une force de progrès économique et social, car la communication a un rôle important à jouer dans les transformations que notre époque exige.

À ce titre, avec mes partenaires ici présents, nous participons activement aux États généraux de la communication. Dans ce cadre, au printemps prochain, nous devons aborder le sujet de l'avenir des médias : nous n'en sommes que plus attentifs à vos travaux. Deux autres thèmes ont été traités : les moyens d'accompagner la transition écologique via la communication, en 2020, et la défense de la valeur de nos métiers, en 2021. Nous ne sommes pas le centre de coûts que certains peuvent décrire, mais un levier d'investissement pour l'économie.

Nous avons évoqué l'audition d'aujourd'hui lors de notre dernière assemblée générale. Compte tenu du grand nombre d'entreprises que nous regroupons, des points de vue très différents se sont exprimés quant à la concentration des médias et quant à l'impact démocratique des transformations actuelles du monde médiatique français : nous avons donc décidé collectivement de rester tout à fait neutres, en gardant un point de vue purement professionnel.

En tant qu'agences créatives, nous disposons d'un mandat très particulier par rapport aux médias. Notre rôle est de développer des stratégies de communication pour les annonceurs, de concevoir les campagnes créatives et de produire les contenus qui vont être diffusés dans les médias. Nous sommes donc agnostiques face aux médias : nous avons besoin de différents types de supports pour parler à différents types de publics et faire passer différents types de messages. Pour bien faire notre travail, nous avons besoin de la variété des médias.

Pour autant, nous sommes extrêmement vigilants à la qualité des supports médias qui nous sont donnés pour créer un lien entre, d'une part, les entreprises et les institutions et, de l'autre, le public. Cette qualité est essentielle et un certain nombre de critères nous semblent très importants.

Premièrement, comment les supports médias nous permettent-ils de réduire l'empreinte carbone de notre filière ?

Deuxièmement, quel est le contexte d'écoute dans lequel nos messages sont diffusés ? C'est ce que les Anglo-saxons appellent la brand safety.

Troisièmement, comment mesurer l'audience ? Nous avons besoin de mesures fiables et précises pour piloter au mieux nos démarches.

Quatrièmement et enfin - ce critère nous tient particulièrement à coeur -, quelles sont les qualités narratives des supports proposés pour parler au public ? Les Français n'ont jamais demandé à être dérangés par de la publicité ou par un message commercial. Si nous interrompons leur lecture, leur visionnage ou leur parcours quel qu'il soit pour déployer nos idées créatives, nous devons le faire avec respect, comme on interromprait une conversation.

Notre métier a accompagné la croissance de l'après-guerre ; on lui reproche d'ailleurs souvent d'avoir été l'un des vecteurs forts de la société de consommation, à juste titre. Les slogans ont marqué l'imaginaire de nos aînés, au point d'entrer dans notre inconscient collectif. Certaines campagnes publicitaires sont même au musée d'art moderne de Paris, preuve qu'elles appartiennent à notre culture commune.

Charge à nous aujourd'hui d'utiliser notre intelligence et notre créativité pour promouvoir un nouveau mode de consommation et de nouveaux modes de vie ; de développer de nouvelles stratégies, de trouver les messages inspirants pour une consommation plus vertueuse et plus épanouissante.

Telle est la démarche dans laquelle nos équipes sont engagées. C'est notamment ce qui intéresse la nouvelle génération. Pour y parvenir, nous avons besoin de supports permettant de développer des récits, pour les institutions ou pour les marques, et de donner l'envie de ce changement.

Nous serons donc vigilants à la qualité des médias mis à notre disposition. Notre seule priorité, c'est le public, qui est intelligent et sensible.

M. Gautier Picquet, président de l'Union des entreprises de conseil et d'achat média. - L'Udecam est une association de mise en relation des différents acteurs des médias et de la communication.

Les agences médias accompagnent les annonceurs et les marques dans la conception et la mise en oeuvre de leur stratégie de communication. Nous sommes donc l'acteur technique du marché. En cette qualité, nous orchestrons et défendons les investissements des marques.

Notre travail consiste à optimiser la mise en relation entre les marques et les publics auxquelles elles s'adressent par l'utilisation des médias, audiences et contenus, et des technologies présentes sur le marché français.

Notre première mission est la stratégie média, à savoir la répartition stratégique des investissements par grandes familles médias, afin de répondre à des objectifs marketing précis et de définir quel investissement convient à la télévision, au digital, au cinéma, à la radio, etc.

Puis vient le média planning, ou choix d'investissement par acteur dans les médias pour optimiser la performance attendue par les marques - ainsi est-on conduit à choisir pour un investissement entre TF1, M6, France Télévisions ou Canal+, pour ne parler que de la télévision.

Le coeur de notre métier, c'est l'achat d'espace. Il s'agit d'optimiser l'investissement publicitaire des marques pour assurer aux annonceurs la meilleure performance et garantir l'efficacité des plans.

En dehors de ce métier, nous utilisons une palette technique très complète et assez sophistiquée de communication et de moyens de communication.

Le rôle des agences médias est donc de défendre les intérêts des annonceurs - c'est notre priorité - et de développer un maximum d'outils et de compétences pour naviguer dans le monde des médias, qui devient de plus en plus complexe et risqué pour ceux qui ne savent pas s'y mouvoir. Avec l'AACC, nous sommes un repère technique à la fois responsable et engagé.

Par définition, nous sommes aussi le partenaire des médias et des agences de communication : sans les campagnes, nous n'existerions pas non plus. Nous sommes là pour faire rayonner l'expression des marques par les campagnes publicitaires.

À elle seule, l'Udecam représente environ 90 % des flux financiers évoqués. En 2021, nos investissements publicitaires nets tous canaux se sont élevés à 15 milliards d'euros, contre 35 milliards d'euros au Royaume-Uni et 26 milliards d'euros en Allemagne.

Comme l'Union des marques et l'AACC, l'Udecam juge indispensable de préserver un paysage médias culturel pluriel, composé d'acteurs forts et de qualité.

La fragilité de l'écosystème est un fait, reconnaissons-le. La migration des audiences vers le digital est un phénomène d'usage. S'y ajoute la fragmentation publicitaire, qui renforce certains acteurs digitaux mondiaux, forts de leur technologie et de leurs moyens.

Nous avons tous besoin de contenus de qualité et d'audiences fortes, mesurables de manière transparente, pour protéger l'écosystème publicitaire français.

Nous devons garantir aux marques et à nos concitoyens un écosystème sain et propice à la communication : c'est tout le sens de notre engagement dans la lutte contre les fake news et en matière de brand safety.

Nous devons aussi trouver un équilibre de marché, fondé sur une concurrence saine et équilibrée. Les positions dominantes sont risquées et doivent être encadrées. Les protocoles de référence appliqués en France sont sans équivalent dans le monde, qu'il s'agisse de la mesure des formats ou des key performance indicators (KPI). Ils ne sauraient être dictés par quelques acteurs ou par un seul d'entre eux. Ils doivent toujours être issus de concertations de marchés, dont nous sommes parties prenantes en tant qu'utilisateurs.

Dans quelle mesure le phénomène de consolidation peut-il affecter la libre concurrence sur les marchés où les acteurs des médias sont actifs ? C'est une question économique. Dans quelle mesure d'éventuels mouvements de concentration peuvent-ils affecter le pluralisme et la diversité des médias ? C'est une question essentiellement politique.

En tant que citoyen, ce second enjeu me semble essentiel et, chaque jour, en tant que dirigeants de l'industrie de la communication, nous faisons notre maximum pour préserver les équilibres, tant économiques que démocratiques, entre tous les acteurs en présence. Toutefois, en tant que président de l'Udecam, je joue un rôle essentiellement économique, auprès de nos clients.

Nous pourrons évidemment proposer nos compétences techniques, qu'il s'agisse de l'évolution des audiences, de la fragilité du modèle publicitaire ou de la fragilité des contenus. Je suis moins créatif que M. Leclabart et vous apporterai donc surtout des réponses chiffrées, quant à l'organisation des plans.

M. David Assouline, rapporteur. - Les liens entre la publicité et la concentration des médias sont multiples. Certes, là n'est pas le sujet central de notre commission d'enquête ; mais, qu'il s'agisse des contenus ou des enjeux économiques, nous avons un certain nombre d'interrogations.

Nous avons déjà abordé ce sujet par le biais de la confusion entre l'information et la communication : entre ces deux notions, la frontière doit être très étanche. Je vous renvoie au débat sur les contenus publi-rédactionnels.

En outre, le modèle intégré de médias vendant de la publicité et possédant eux-mêmes une agence de publicité très puissante peut poser problème. De tels acteurs maîtrisent en effet la chaîne dans sa globalité. Un propriétaire présent sur les marchés de l'information, du livre et du cinéma possède ainsi l'agence de publicité la plus puissante au monde, à savoir l'agence Havas.

La libre concurrence est un sujet en tant que tel et, à cet égard, votre avis de professionnels a tout son intérêt. Quel est le marché pertinent aujourd'hui ? Le marché de la télévision ou, plus largement, de l'audiovisuel doit-il rester distinct de celui du numérique, ou faut-il au contraire les fondre ? D'importantes décisions dépendent de la réponse à cette question.

Monsieur Chetrit, certaines de vos déclarations, publiées dans la presse, se révèlent moins prudentes que votre propos liminaire d'aujourd'hui. Vous avez ainsi affirmé : « La publicité télévisée est unique et les marques ont besoin que ce marché demeure concurrentiel. » J'en déduis que, pour vous, il ne serait pas pertinent de fondre les marchés télévisuel et numérique : pourriez-vous préciser votre position à cet égard ?

Enfin, pourriez-vous nous éclairer quant à la stratégie des grandes plateformes, qui, elles, dominent presque totalement le marché du numérique ? Quelles seraient les conséquences d'une fusion de ces deux marchés ? Les plateformes y sont-elles favorables ou non ?

Sauf exception, les partisans de cette fusion affirment qu'elle les aidera face à la concurrence des plateformes. C'est ainsi que l'on peut justifier la fusion de TF1 et de M6. Quant aux plateformes, elles appelleraient également cette fusion de leurs voeux : elles échapperaient ainsi aux accusations d'abus de concurrence sur le marché.

M. Jean-Luc Chetrit. - Vous citez les propos que j'ai tenus au Figaro il y a quelques jours, en réponse à des questions sur l'étude menée par l'Autorité de la concurrence qui a mobilisé près de 1 000 annonceurs.

Il n'est évidemment pas de mon ressort de définir le marché pertinent. Je me faisais l'écho du point de vue des marques qui considèrent unique le marché de la publicité à la télévision, en raison de la puissance instantanée de ce média, de sa large couverture auprès de la population et du haut niveau d'acceptation de la publicité télévisée par les consommateurs. Le contrat est connu : l'accès à un contenu gratuit en échange de la publicité. Les Français préfèrent d'ailleurs majoritairement la publicité télévisée à la publicité digitale.

Les mesures d'efficacité réalisées sur la notoriété des marques et le niveau des ventes confirment cette analyse. De fait, les acteurs de la nouvelle économie, soucieux du rendement de leurs investissements publicitaires, y viennent aussi.

Le marché de la publicité à la télévision bénéficie également d'outils de mesure précis et de qualité avec Médiamétrie, utiles aux annonceurs qui ne disposent pas du même service dans l'univers numérique.

Pour autant, les comportements des consommateurs évoluent avec l'usage de nouveaux outils. Sur les smartphones, ils ont ainsi accès à une information personnalisée et à des publicités ciblées. Nous nous adaptons donc pour utiliser les différents médias de manière complémentaire.

M. David Assouline, rapporteur. - Pourriez-vous nous transmettre l'analyse détaillée que vous avez fournie à l'Autorité de la concurrence dans le cadre de son étude ?

M. Jean-Luc Chetrit. - Je le ferai. Notre analyse s'appuie majoritairement sur les données des chaînes de télévision.

M. Laurent Lafon, président. - Vous estimez la publicité télévisée inégalable pour faire passer un message aux consommateurs. Pourtant, les budgets des annonceurs ont largement été transférés vers le numérique, entraînant un recul des recettes publicitaires de la télévision. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

M. Jean-Luc Chetrit. - En réalité, les budgets consacrés à la publicité à la télévision sont demeurés stables au cours des dix dernières années, exception faite de l'année 2020 en raison de la crise sanitaire. De fait, il s'agit d'un marché régulé au niveau du contenu comme du nombre de chaînes et qu'il n'est pas possible de développer davantage.

En revanche, les chaînes de télévision ont aussi investi le support digital, qui représente désormais 5 % de leurs revenus et un véritable levier de croissance.

La publicité télévisée recule donc en proportion, mais pas en valeur. Du reste, l'année 2021 s'est avérée excellente pour les chaînes.

M. Laurent Lafon, président. - Les prix des annonces ont-ils augmenté sur la période ?

M. Gautier Picquet. - Vous analysez les médias, mais il faut également étudier les audiences. La porosité entre médias reste limitée, sauf pour la cible des jeunes.

Nous observons, en revanche, une migration des audiences qui pourrait, à terme, entraîner une porosité plus importante entre médias. Le marché de la publicité à la télévision représente 3,7 milliards d'euros en France, mais il apparaît difficile de prédire ce qu'il sera dans deux ans ou dans cinq ans. Aussi, nous travaillons avec les instances de régulation sur l'impact que pourrait avoir la migration des audiences sur la structuration du marché.

Notre enjeu est d'accompagner les marques pour diffuser un message. Nous suivons à cet effet les audiences, qui montrent l'efficacité de la télévision, média de masse et peu coûteux. En responsabilité, nous sommes attentifs à ne pas confondre la publicité et les autres contenus.

Nous répondons aux attentes des marques et des annonceurs, qui décident seuls de leurs investissements publicitaires.

Je ne puis répondre à la place des plateformes sur le périmètre du marché pertinent.

Pour notre part, nous sommes seulement préoccupés par le suivi des usages et des audiences, qui dépendent des contenus.

M. David Assouline, rapporteur. - Le changement de marché pertinent et les fusions entre médias peuvent-ils avoir un impact sur le prix des annonces ?

M. Gautier Picquet. - Le prix brut des annonces augmente chaque année. Le prix net dépend, pour sa part, de la corrélation entre l'audience réelle et la capacité des marques à acquérir des espaces publicitaires.

Le marché de la publicité est inflationniste sur tous les médias, à l'exception de la presse. Son évolution vers le digital laisse toutefois espérer une amélioration du niveau de ses recettes publicitaires.

Mme Laurence Harribey. - Vous assurez que la question politique vous intéresse moins que l'aspect économique du sujet, mais vous évoquez la qualité narrative des contenus et la nécessaire protection d'un paysage pluriel des médias.

La fragilité des contenus peut-elle, selon vous, être accentuée par un rétrécissement du marché des espaces publicitaires ?

Vous dites adapter votre stratégie aux audiences, mais celles-ci se construisent et se formatent. On observe une évolution vers des contenus plus simples, voire simplistes. Aussi, la neutralité ne me semble pas aisée.

Observez-vous une concurrence technologique qui favoriserait les rédacteurs de contenus, qui fabriquent de l'audience, au détriment des journalistes ?

Quelle est enfin votre opinion sur le projet de règlement européen sur la publicité politique ?

M. David Leclabart. - La qualité narrative que j'évoquais concerne les messages publicitaires, pas les contenus. Notre objectif est d'assurer un haut niveau de qualité en la matière.

Émile de Girardin avait pu doubler ses ventes grâce aux annonceurs : le lien entre médias et annonceurs existe depuis longtemps au bénéfice des deux parties. Plus récemment, il se développe sur de nouveaux supports.

Il est vrai que, du fait des algorithmes, les contenus des plateformes dépendent davantage des ingénieurs que des créatifs. Il n'en reste pas moins qu'il faut créer une interaction qualitative avec le public.

J'estime, pour ma part, que le contrat avec le public n'est pas si clair quant au fait que les annonceurs financent une partie des contenus, même si les chaînes de France Télévisions le signalent parfois. En outre, les jeunes générations sont habituées à payer pour obtenir des contenus, comme sur Netflix. À la télévision, la publicité est encadrée par des écrans ad hoc, ce qui offre davantage de transparence.

M. David Assouline, rapporteur. - Avez-vous déjà eu connaissance de publicitaires qui seraient intervenus pour obtenir d'un média ou d'un journaliste qu'un contenu soit diffusé ?

Certaines marques ont-elles déjà menacé de supprimer ou supprimé un budget publicitaire à un média en raison de la diffusion d'un reportage ou d'une information ?

M. Gautier Picquet. - Nous mettons en valeur un travail créatif, mais n'influençons pas les rédactions.

Pour autant, la qualité de l'information peut être affectée par la diminution des recettes publicitaires. Grâce à la publicité, en effet, les médias ont pu se développer dans la diversité. La fragilisation de l'audience peut également avoir des conséquences négatives sur le pluralisme.

Nous avons fait des propositions concrètes pour préserver un environnement informatif de qualité pour les marques.

M. Jean-Luc Chetrit. - Je ne peux répondre au nom de toutes les marques, mais je n'ai pas eu connaissance de tels faits. Nous sommes soucieux de la préservation de l'indépendance éditoriale.

Pour autant, les marques choisissent librement le contexte de leur communication et peuvent se retirer ponctuellement de certains médias pour ensuite revenir. Il peut arriver que les marques se demandent compte tenu de l'actualité s'il s'agit du bon contexte et s'il est pertinent d'investir publicitairement.

Nous sommes souvent questionnés sur le rôle des marques dans les contenus : elles ne sont pas les censeurs des contenus éditoriaux. Ces contenus sont portés par des éditeurs responsables devant les différentes autorités.

Le débat sur le rôle des annonceurs fait rage entre les « Sleeping Giants » et les « Corsaires », mais les annonceurs ne sont responsables que du contenu des publicités auquel veille l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité.

M. Michel Laugier. - Comment se répartissent les commandes publicitaires entre les plateformes et les médias traditionnels ? Au sein de ces derniers, quelle part revient à la presse, à la radio et à la télévision ?

Quels sont à vos yeux les avantages et les inconvénients de la concentration des médias ?

Pensez-vous que l'on puisse instaurer à l'avenir des plafonds de commande publicitaire pour les différents types de médias ?

Enfin, pourriez-vous nous dire quelques mots des relations entre annonceurs publicitaires et médias à l'étranger ?

M. Gautier Picquet. - S'agissant des marchés publicitaires, en France, en 2021, le digital arrive en tête avec 8 milliards d'euros, suivi par la télévision avec 3,7 milliards d'euros. La presse pèse environ 1,2 milliard d'euros, tout comme la communication extérieure, et la radio 800 millions d'euros.

Les tendances sont en revanche très différentes d'un marché à l'autre : le digital affiche une croissance de 21 % cette année, quand d'autres stagnent ou décroissent.

Quant à la répartition au sein du marché du digital, nous ne disposons que d'estimations pour les plateformes. On considère que Google est la première régie publicitaire de France, avec 2,7 milliards d'euros, et Facebook la troisième, avec 1,4 milliard d'euros.

La concentration permet à un écosystème pluriel de perdurer, en assurant la survie de médias fragilisés par des baisses d'audience ou par la fragmentation de la publicité. Or c'est un enjeu crucial pour la culture comme pour la démocratie. Et les marques ont également intérêt à conserver un écosystème publicitaire varié.

Nous croyons à la défense de notre culture et de notre démocratie, et nous souhaitons garantir un paysage de médias français. Si l'on ne renforce pas nos médias nationaux, ils vont inévitablement se mondialiser.

En revanche, au-delà d'un certain niveau de concentration, les autorités de régulation pourraient perdre la main, avec un risque de diktat sur les prix, la mesure des audiences et les contenus. L'équilibre de marché, qui se crée grâce à une saine concurrence et qui répond aux besoins des marques, pourrait alors se rompre.

La question des plafonds est fort débattue, mais il serait dommage d'opposer régulation et intérêts économiques. Toutes les entreprises ont une responsabilité citoyenne, je l'entends, mais n'oublions pas que l'investissement publicitaire contribue aussi au développement économique du pays.

Les paysages publicitaires sont très différents d'un pays à l'autre. Le Royaume-Uni ou les États-Unis se caractérisent par une prépondérance du marché digital. Nous avons la chance en France de conserver un marché télévisuel fort et un paysage de presse très riche, avec plus de 4 000 éditeurs. Nous avons aussi un acteur économique dans le top 30 mondial de la communication extérieure, le groupe JCDecaux.

La France connaît elle aussi un phénomène de migration publicitaire vers le digital et de fragmentation, mais les marques et les agences de communication ont vraiment pris conscience qu'il était nécessaire de trouver un bon équilibre de marché à un horizon de cinq ans.

Mme Monique de Marco. - Monsieur Chetrit, vous avez dit dans la presse que l'Union des marques redoutait, en cas de fusion entre TF1 et M6, une augmentation des tarifs, une exclusion des plus petits annonceurs et un appauvrissement des contenus. Monsieur Picquet, vous semblez établir une corrélation entre baisse de la publicité et qualité éditoriale, et vous estimez que la fragilisation du paysage publicitaire pourrait fragiliser la démocratie.

Pourriez-vous tous deux préciser votre pensée ?

M. Jean-Luc Chetrit. - Lorsqu'un marché, quel qu'il soit, se concentre, et que le nombre d'acteurs diminue, les effets sur les prix sont connus : c'est un mécanisme économique classique.

Le marché de la télévision est en effet constitué d'annonceurs de différentes tailles, grands groupes comme PME. Si les prix augmentent très sensiblement, certaines marques n'auront plus accès à ce média, ou plus difficilement. C'est pourquoi nous sommes très vigilants.

Si l'opération de fusion se réalise, il faudra trouver des solutions pour éviter que certaines marques ne soient contraintes de chercher des alternatives, alors même qu'elles considèrent la télévision comme un média très efficace. Tel est le sens des propos que j'ai tenus au Figaro.

M. Gautier Picquet. - La qualité de l'information est en effet affectée par la diminution des ressources des médias traditionnels. Faire reconnaître l'utilité de la publicité dans un écosystème de médias constituera d'ailleurs l'un des points structurants des états généraux de la filière de la communication et de l'Union des marques, qui se tiendront le 8 juillet prochain.

La publicité assure une part extrêmement importante du financement des médias privés, en particulier la radio et la télévision - la presse pouvant compter également sur la diffusion. Or nous assistons aujourd'hui à une nette diminution de l'investissement publicitaire, ce qui pourrait à terme fragiliser les métiers du journalisme et de la production de contenus.

Nous pensons souvent aux grands groupes, mais les technologies actuelles permettent à quiconque ou presque de se décréter média du jour au lendemain. C'est tout l'enjeu de la propagation des fake news, pointé dans le rapport Bronner.

Nous cherchons donc, dans l'intérêt de la démocratie, mais aussi des marques, à préserver un écosystème de qualité. C'est pourquoi nous soutenons le Digital Ad Trust, un label de qualité permettant de vérifier le contenu des sites digitaux. Nous nous engageons également, en lien avec les plateformes, à éviter autant que possible les investissements publicitaires sur des sites propageant des fake news.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Un décret d'août 2020 autorise désormais la publicité ciblée à la télévision, le contenu des spots dépendant du lieu d'habitation des consommateurs, de la composition de leur foyer, de leur catégorie socioprofessionnelle ou de leur âge.

Cette publicité ciblée est toutefois réservée aux ménages équipés d'une box ou d'une télévision connectée et qui ont donné leur consentement. En 2021, 376 campagnes ciblées ont été diffusées sur les chaînes de télévision.

Que pensez-vous de cette technologie de ciblage en termes de coût et de performance ?

M. Gautier Picquet. - Vous pointez le doigt sur une tendance profonde de transformation du paysage des médias. Sur le marché américain, la publicité ciblée représente déjà plusieurs milliards de dollars. En France, on en est encore au stade du test. Les acteurs de la télévision sont en train de créer des protocoles et des références en la matière.

Le marché est encore trop limité pour que nous puissions vraiment évaluer l'efficacité de ces pratiques, mais elles peuvent ouvrir la voie à une reprise de valeur sur le marché de la télévision. En effet, plus il sera possible de cibler certains consommateurs en fonction de différents critères, plus le coût de la diffusion sera élevé.

M. Jean-Luc Chetrit. - L'Union des marques a toujours soutenu le développement de la publicité ciblée, et nous nous réjouissons que la France suive les pas d'autres pays en la matière. Le ciblage permettra aussi à de petits annonceurs locaux d'utiliser plus facilement le média télé.

Le chiffre d'affaires est encore très faible : 5,5 millions d'euros l'an dernier, et potentiellement 40 millions d'euros cette année selon le Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV). Il faut dire que le nombre de foyers qui peuvent accéder à cette publicité segmentée reste limité : 5 millions pour l'instant, 9 millions en 2023, c'est-à-dire environ un tiers du parc.

Nous verrons dans les années à venir si cette publicité segmentée peut devenir un moteur de développement.

Mais il y a aussi d'autres pistes pour lutter contre la stagnation du marché, en particulier l'assouplissement des règles qui interdisent à certains secteurs de réaliser des investissements publicitaires en télévision.

Nous allons également promouvoir l'idée d'un crédit d'impôt permettant aux PME et TPE d'investir dans des médias locaux.

M. Julien Bargeton. - Comment voyez-vous l'avenir de la consommation publicitaire, notamment chez les jeunes, et l'évolution du marché d'ici à une quinzaine d'années ? Quelle pourrait être la place des univers parallèles, dont on parle de plus en plus ?

M. Gautier Picquet. - Les tendances chez les jeunes de moins de 30 ans pourraient inquiéter : une consommation plus réduite de médias de qualité, moins d'usages traditionnels, plus de snacking... Heureusement, il y a un très grand « cependant » : la nécessité de se rassembler ! Les jeunes, comme les moins jeunes d'ailleurs, ont besoin de se retrouver autour de grands événements sportifs ou culturels. Nous assisterons donc sans doute à une grande recomposition du paysage des médias, en lien avec la tendance Atawad - Anytime, Anywhere, Any Device -, mais nous continuerons aussi à avoir de grands événements que nous aurons envie de vivre à l'instant présent.

En matière de publicité, on ne se risque guère à faire des prévisions au-delà de cinq ans, mais je pense réellement que le vivre ensemble et la recherche d'une information de qualité resteront des éléments importants à l'avenir. On le voit d'ailleurs dans les indices de confiance : les jeunes générations aussi font la différence entre une information gratuite et une information vérifiée de qualité.

M. Jean-Luc Chetrit. - Depuis cinquante ans, les nouveaux médias se sont développés en complément des médias préexistants. On a souvent annoncé la mort des anciens médias ; pour l'instant, ce n'est pas le cas. Mais, bien évidemment, le régulateur doit s'assurer que l'irruption dans le paysage de plateformes extrêmement puissantes ne vienne pas interrompre brutalement cette tendance.

Quant à la consommation des jeunes, le sujet n'est pas nouveau. On sait très bien, et depuis longtemps, avant de fonder une famille les jeunes regardent moins la télévision, ce média étant davantage associé au foyer et à ses contraintes.

Je rejoins Gautier Picquet sur l'idée d'une écoute familiale convergeant autour de grands temps forts dans les domaines de l'information, du sport et du divertissement. Nulle part dans le monde la télévision linéaire n'est morte.

Pour ceux qui s'en souviennent, le lancement de Netflix aux États-Unis s'est fait sur une promesse : pas de publicité, des contenus de qualité. Nous sommes tous convaincus qu'un volume publicitaire trop important nuit à l'audience et à la qualité du média. Il faut trouver un équilibre, et c'est pourquoi nous ne sommes pas défavorables aux régulations, bien au contraire. C'est en sécurisant la qualité de l'expérience pour le téléspectateur que l'on préservera ces médias.

M. David Leclabart. - En effet, l'ultra-ciblage est une dynamique forte depuis maintenant plusieurs décennies, et les nouveaux acteurs ont cette chance de pouvoir traquer au mieux nos comportements et nos profils.

Mais n'oublions pas non plus que notre métier consiste à rendre publique une information au plus grand nombre, ce que permet encore aujourd'hui en France la télévision ou l'affichage. Pour développer un produit ou mettre en garde contre une pandémie, la diffusion de masse reste déterminante.

C'est pourquoi il est important pour nous de conserver toute une palette de supports.

Mme Sylvie Robert. - Vous n'avez pas complètement répondu à nos interrogations sur la notion de marché pertinent.

Vous avez évoqué l'impact des audiences sur la structuration du marché publicitaire. Mais sur le marché du digital, qui s'appuie davantage sur le ciblage, ce sont les données, personnelles ou économiques, qui ont le plus de valeur. Les plateformes l'ont bien compris.

Vous avez par ailleurs dressé une liste de conditions importantes pour les annonceurs : variété des médias, contexte d'écoute, mesures d'audience... L'image d'un média, la représentation que l'on peut avoir de sa qualité, fait-elle aussi partie de cette liste ?

Il est entendu que la concentration peut avoir un impact inflationniste. Existe-t-il des contrats d'exclusivité et, si oui, quelle est leur importance dans le paysage de la publicité aujourd'hui ?

Enfin, vous avez tous les trois insisté sur la transition écologique. Quelle place occupe-t-elle dans les négociations avec les régies publicitaires ? Peut-elle détrôner la règle du plus offrant ?

M. Gautier Picquet. - Vous l'avez compris, nous allons beaucoup travailler sur la notion de marché pertinent au cours des prochaines semaines...

La question des données personnelles est au coeur de nos réflexions stratégiques. La data, c'est le coeur nucléaire de la communication et la priorité stratégique de l'ensemble de notre écosystème, qu'il s'agisse des marques, des annonceurs ou des métiers créatifs. Toutefois, comme l'a dit David Leclabart, nous n'opposons pas personnalisation et capacité de diffusion à grande échelle. La mass personnalisation existe également, c'est-à-dire la capacité à identifier des groupes de personnes en masse, parce que les stratégies de niche ne sont pas intéressantes pour les annonceurs au plan économique.

L'image des médias fait aussi partie de nos préoccupations, car la marque sera forcément associée au média qui en fait la promotion. Or notre travail, c'est précisément de défendre les marques.

Sur les contrats, je ne parlerai pas d'exclusivité, mais plutôt de choix stratégiques. Aujourd'hui, assez peu d'annonceurs utilisent un seul média ou un seul acteur en médias. Il arrive en revanche que certains acteurs choisissent de n'utiliser que quelques supports, ce qui va influer sur le nombre de personnes touchées et la fréquence des diffusions durant la campagne publicitaire.

La transition écologique est notre priorité à tous. La filière communication a pris des engagements avec l'Union des marques. Nous travaillons sur ces enjeux avec le ministère de la transition écologique et le Commissaire général au développement durable, M. Lesueur.

Quel intérêt prime aujourd'hui, l'intérêt économique ou l'intérêt écologique ? Les interprofessions de l'ensemble des médias se sont réunies lundi dernier pour faire un point sur les enjeux et sur les engagements volontaires, comme les appelle le ministère de la transition écologique. Pour l'instant, nous ne souhaitons pas avoir un outil qui privilégierait l'écologie. Rappelons que les marques investissent d'abord pour assurer leur développement économique.

Nanmoins, des engagements écologiques sont une priorité pour l'ensemble des marques et des médias. Nous faisons ainsi des plans médias aussi bien sur la performance que sur la trace carbone, les gaz à effet de serre, etc.

M. David Leclabart. - Le choix d'un média se fait à deux niveaux.

D'abord, de manière défensive : la brand safety permet de protéger le message en le diffusant dans un bon contexte d'écoute, en évitant notamment qu'il soit mêlé à des fake news.

Ensuite, de manière plus proactive et créative : un média est choisi parce qu'il existe une affinité entre son lectorat et la marque, par exemple. On peut aller plus loin, et proposer un message spécifique à un média.

En ce qui concerne la transition écologique et l'arbitrage entre économie et écologie, nous avons doté toutes nos agences d'un calculateur développé avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour faire baisser l'empreinte carbone de notre industrie.

Nous réfléchissons aussi aux moyens de rapatrier la production de nos contenus en France. La publicité est une industrie créative : ramenons un maximum de photos et de tournages dans notre pays ! La question des coûts se pose bien évidemment. Nous essayons de proposer à chaque fois une alternative française, en maîtrisant les coûts. Il revient au consommateur de choisir s'il veut acheter du made in France : si le delta est de 50 %, il est possible que l'aspect économique prenne le pas et que le citoyen recule à la caisse ; s'il est de 15 %, il sera plus facile de rapatrier une partie de la production en France.

Nous voulons tous atteindre cet objectif, mais il s'agit d'une question d'équilibre économique. La transition écologique n'a pour l'instant jamais été prise en compte dans les budgets, or elle a un coût.

Nous devons réussir à trouver des imaginaires nouveaux qui donnent envie d'aller vers un style de vie différent. Nous avons réussi à donner envie aux gens de conduire un 4x4 en ville. Comment nos métiers vont-ils parvenir à promouvoir un autre type de locomotion, comme le vélo ? Comment inciter à consommer local ? Il y a là une part de libre arbitre et un enjeu économique, qui est le pouvoir d'achat. Mais nous devons aussi créer des messages nouveaux, intéressants et convaincants. Les jeunes générations qui travaillent dans les agences sont très motivées, et travaillent au quotidien sur cette question. Nous pensons que la communication peut accompagner la transformation. Les arguments rationnels, qui sont bien connus, ne suffisent pas. Cela ne signifie pas qu'il faut arrêter de faire de la pédagogie, mais le changement passe par le « je sais », le « je peux » - en ai-je les moyens ? - et le « je veux ». Nous sommes du côté du « je veux » : nous essayons d'oeuvrer à la transformation en mettant à disposition nos cerveaux et notre créativité.

M. Jean-Luc Chetrit. - Vous avez raison de poser la question de l'importance de la donnée. La donnée personnelle mérite une attention particulière - le RGPD sert à cela. Les régulations qui sont mises en place vont conduire à une évolution significative de l'usage de la donnée par les marques. Google est, par exemple, en train de développer des solutions pour sortir du cookie publicitaire et se tourner vers le contexte, un élément qui va prendre une très grande importance.

Nous sommes très attentifs à ce que la donnée, qui est une monnaie d'échange sur le marché, ne soit pas utilisée de façon inappropriée par les acteurs et les intermédiaires. D'où l'importance de la transparence de l'impression publicitaire. L'Udecam et l'Union des marques soutiennent un certain nombre d'initiatives en ce sens. J'ai été entendu par le député Bothorel il y a plus d'un an sur la création d'un identifiant pour tracer les campagnes publicitaires - et non les personnes -, afin de s'assurer que les marques ne se retrouvent pas dans des contenus inappropriés. Ces outils sont en développement : les plateformes peuvent les soutenir, et Google en l'occurrence ne le fait pas assez.

Les marques, les publicitaires et les agences ont souvent été considérés comme les causes de la surconsommation. Si l'on est la cause du problème, on peut aussi être la solution. On doit aider à aller vers une consommation responsable et raisonnée. La communication doit être un levier de la transition écologique. Nous y croyons fortement, et nous avons construit des plateformes d'engagements volontaires pour les marques.

Qui a le plus fort impact, le contenu du message ou le diffuseur du message ? Le contenu du message a, me semble-t-il, un impact extrêmement important sur la consommation. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas créer des outils de mesure du bilan carbone pour réduire progressivement l'impact des diffuseurs, des agences. Mais il faut travailler sur le contenu et encourager une consommation plus responsable. Les marques ont évidemment un rôle à jouer. Nous avons à l'Union des marques plusieurs programmes sur ce sujet notamment sur la diffusion maîtrisée des communications : le volume publicitaire a un impact sur l'environnement. À nous d'être sobres dans l'utilisation des moyens nous permettant de nous adresser au public.

Je n'oppose pas l'écologie et l'économie. Il suffit de regarder les marques qui se développent actuellement : lorsque l'on est plus écologique, plus inclusif et plus divers on crée davantage de chiffre d'affaires et de profits, et ce de manière durable.

M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Picquet, vous avez évoqué, s'agissant de la répartition du marché publicitaire, le montant de 8 milliards d'euros pour le digital, dont 2,7 milliards pour Google et 1,4 milliard pour Facebook, soit un peu plus de 50 %. Il me semblait que ces deux diffuseurs représentaient une part plus importante.

M. Gautier Picquet. - Vous avez tout à fait raison, le chiffre de 8 milliards d'euros, annoncé il y a une semaine, porte sur l'année 2021. Les montants que je vous ai donnés pour Google et Facebook correspondent, eux, au marché de 2020. Je n'ai pas encore les chiffres pour 2021.

M. Laurent Lafon, président. - Quelle était la part de Google et Facebook en 2020 ?

M. Gautier Picquet. - La concentration était forte !

M. Laurent Lafon, président. - Autour de 70-80 % ?

M. Gautier Picquet. - C'est à peu près cela.

M. Laurent Lafon, président. - Les chiffres de Google et de Facebook que vous nous avez indiqués ont donc fortement augmenté entre 2020 et 2021 ?

M. Gautier Picquet. - Tout à fait. Je tiens à votre disposition le rapport relatif aux investissements publicitaires sur le marché digital français.

M. Jean-Luc Chetrit. - S'agissant de Google et Facebook, comme sur Amazon d'ailleurs, nous parlons bien d'estimations, et non de chiffres officiels. Vous recevez cet après-midi le directeur général de Facebook France : vous pourrez lui demander quel est son chiffre d'affaires. Amazon n'a pas déclaré non plus son chiffre d'affaires pour 2020 et 2021.

M. Laurent Lafon, président. - Ces chiffres sont issus du rapport d'Anne Perrot, paru en novembre 2020, sur l'alignement des obligations auxquelles sont soumises la publicité digitale et la publicité dans les médias traditionnels. Elle évoquait notamment le contrôle préalable des spots publicitaires par l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité. Êtes-vous également favorables à un alignement des règles entre le digital et le reste des médias ?

M. Gautier Picquet. - L'Udecam soutient à 100 % cette demande. Les médias traditionnels et les médias digitaux doivent être soumis aux mêmes règles de régulation.

M. Jean-Luc Chetrit. - Les plateformes sont souvent soumises à des droits extranationaux et à des fiscalités avantageuses, même si je sais que des efforts sont faits pour rétablir l'équité entre les différents acteurs. Par ailleurs, elles ne sont pas soumises aux mêmes outils de régulation ni aux mêmes outils de mesure.

Cette asymétrie est un vrai problème. Nous allons devant toutes les autorités, en France et au niveau européen, pour réclamer une plus grande équité.

Mme Monique de Marco. - Vous avez indiqué précédemment que l'augmentation avait été de 21 % sur le digital en 2021.

M. Gautier Picquet. - Le marché de la publicité digitale a plus que doublé depuis 2016, d'après les chiffres du baromètre SRI (Syndicat des régies internet). Comme l'a dit M. Chetrit, il s'agit d'une estimation. Le marché français a fortement évolué : tous médias confondus, il a connu une croissance de 21 % en 2021, passant de 12,4 milliards d'euros en 2020 à 15 milliards en 2021.

D'après l'Udecam et le SRI, les recettes de publicité digitale sont en forte croissance, de 24 %, en 2021.

Le search est en croissance de 28 % en 2021. Un acteur est en position importante.

M. Laurent Lafon, président. - C'est un monopole !

M. Gautier Picquet. - Je fais attention aux mots que j'emploie dans le cadre de cette commission d'enquête !

S'agissant de la publicité sur les réseaux sociaux, qu'on appelle le social, nous estimons l'augmentation du marché à 22 % par rapport à 2020. En social, la croissance était déjà de 15 % l'année dernière, dans un marché en retrait.

Enfin, en ce qui concerne le display, la publicité graphique, la hausse est estimée à 31 %.

Je tiens à votre disposition l'ensemble des chiffres. Nos estimations ne remplacent évidemment pas ce que pourront vous dire les représentants de Google ou Facebook.

M. David Leclabart. - Je souhaite compléter ma réponse sur l'asymétrie réglementaire : on peut considérer que plus un média est ancien, plus il est réglementé et plus l'autorégulation est forte. Les anciens médias sont réglementés parce que des lois ont été adoptées, notamment dans le domaine de la santé publique, ce qui a conduit à la fermeture de certains secteurs ; les nouveaux médias ne le sont pas encore parce qu'ils ont émergé récemment.

L'ARPP est l'autorité de contrôle de la publicité : elle doit donner un avis favorable aux films publicitaires diffusés à la télévision. Nous respectons cette pratique depuis longtemps ; à vous de voir si elle doit être appliquée à d'autres supports.

M. David Assouline, rapporteur. - Je vous remercie pour les informations que vous nous avez apportées.

En tant que législateurs, nous devons nous demander si, pour rétablir des conditions équitables de concurrence, il faut déréglementer ceux qui sont réglementés - les médias traditionnels - ou réglementer ceux qui ne le sont pas - les plateformes. Il faudra peut-être parfois emprunter une voie médiane. La question de l'asymétrie est fondamentale, car si elle perdure cela conduira forcément à la disparition d'un type de médias.

Nous faisons des efforts, notamment en réglementant les contenus publicitaires. Nous avons eu le débat s'agissant des émissions pour enfants. Quand nous exigeons le respect de certaines normes, les jeunes migrent sur YouTube, où il n'y a aucune règle.

Monsieur Chetrit, vous êtes attaché à ce qu'il ne soit pas fait de lien entre la publicité et le contenu de l'émission. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a pourtant lié les deux lorsqu'il a interdit la publicité avant l'émission TPMP de Cyril Hanouna pendant trois semaines en 2017 pour sanctionner la diffusion de certains contenus. Il a considéré que taper au portefeuille était la meilleure façon de faire respecter les règles.

Je reviens sur une question qui vous a déjà été posée et à laquelle j'aimerais que vous apportiez une réponse plus développée.

Mme Nathalie Sonnac a proposé, et Pierre Louette a trouvé l'idée ingénieuse, d'instaurer un pourcentage de publicité par support pour permettre aux grands médias traditionnels de résister. L'idée est d'éviter une domination totale du numérique.

Par ailleurs, je trouve inquiétant que la data soit, comme cela a été dit, le coeur nucléaire de la communication. Nous nous posons des questions sur le plan éthique. Il est déjà difficile de voir la somme d'informations qu'il est possible de récolter ! La data vous permet certes d'être plus efficaces, mais, comme vous l'avez dit, vous êtes aussi concernés par la réflexion sur le type de société dans lequel nous souhaitons vivre et sur le respect des libertés individuelles.

M. Jean-Luc Chetrit. - Je voudrais préciser un point : l'univers du numérique n'est pas totalement dérégulé. On parle d'asymétrie réglementaire, mais le numérique n'est pas une jungle ! Outre le RGPD, nous contribuons aux travaux sur le Digital Markets Act et sur le Digital Services Act qui visent à assurer une régulation plus forte.

Je l'ai dit en propos liminaire, je suis membre du board de la fédération mondiale des annonceurs. Nous avons confronté les plateformes à la question des propos haineux et obtenu qu'elles rejoignent le GARM (Global Alliance for Responsible Media). Les plateformes utilisent désormais les mêmes outils et les mêmes standards de mesure des propos haineux.

L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité, dont je suis le trésorier, ne ferme pas les yeux sur le monde du numérique, loin de là. Elle développe des outils particuliers - le volume publicitaire n'étant pas le même, il n'est pas possible de dupliquer les outils existants.

Le modèle numérique fonctionne autour de la donnée, puisqu'il repose sur la personnalisation. À nous de trouver les moyens de rétablir la confiance sur la manière dont la donnée est utilisée et sur la valeur qu'elle apporte pour les marques.

Enfin, peut-on orienter les investissements publicitaires par médias ? On l'a rappelé à de nombreuses reprises, toutes les marques essaient de se développer ; la communication est un levier de ce développement. Les petits comme les grands annonceurs choisissent les médias en fonction de l'efficacité de ces derniers : c'est le critère numéro 1. Nous sommes dans une économie de marché, dans laquelle les acteurs opèrent de façon ouverte. La libre concurrence doit s'exercer partout, y compris sur des marchés dans lesquels des positions dominantes ont été construites, ce qui n'est pas totalement assuré.

En revanche, la mesure telle qu'elle est envisagée va décourager certains investissements publicitaires et porter atteinte, d'une certaine façon, à la liberté du commerce et au secret des affaires. L'idée qui est derrière cette proposition est que les plateformes ne doivent pas capter toute la valeur. Comme vous l'évoquiez, monsieur le rapporteur, il faut, d'un côté, une plus grande régulation des plateformes dans certains domaines, notamment économiques, pour éviter les effets des abus de position dominante et, de l'autre, une adaptation de la régulation aux réalités actuelles. Certaines législations datent de 1986, avant même le développement d'internet.

Les mentions sont, par exemple, un sujet important. La loi climat suscite en particulier des discussions. L'excès de mentions dans un message rend difficile la communication publicitaire dans certains médias, comme la presse, qui souffre déjà de cette situation.

M. David Assouline, rapporteur. - Selon vous, cette proposition est donc, en quelque sorte, une fausse bonne idée. Votre métier est de suivre l'audience. La diminution de l'audience de la presse écrite, en particulier papier, qui vit de la publicité et pas seulement des ventes, revient à une condamnation à mort si rien n'est fait.

M. Gautier Picquet. - La presse n'a jamais eu autant de lecteurs que ces dix dernières années. Les éditeurs de presse ont réalisé mené une incroyable transformation digitale . Nous tenons à votre disposition les chiffres - des rapports sortent tous les six mois -, mais, j'insiste, l'audience de la presse en France est extrêmement forte. L'enjeu, c'est la monétisation.

M. David Assouline, rapporteur. - Je parlais de la presse papier.

M. David Leclabart. - Vous avez commencé à tirer le fil d'une pelote... Ce débat dépasse nos métiers. Nous vivons dans un monde qui, depuis longtemps, permet à nos concitoyens d'avoir de l'information, du divertissement, de l'investigation, de la culture plus ou moins gratuitement : tout cela est largement payé par les annonceurs. De nouveaux acteurs sont arrivés. Contrairement aux anciens médias, qui demandaient de l'attention du public, ils demandent eux de l'attention et de la donnée.

Ce qui compte maintenant, c'est le public : que préfère-t-il ? Qu'est-il prêt à payer ? En a-t-il les moyens ? Nos industries s'adapteront et mettront de l'huile dans les rouages du nouveau système. Mais, je le redis, le débat dépasse largement notre cadre industriel. La donnée semble être la nouvelle monnaie mondiale. De très grands acteurs jouent quasiment un rôle de banque centrale. Or, comme le disait, me semble-t-il, Pierre Louette, il faut réguler les banques centrales. Cette question ne relève pas du tout de notre compétence.

Nous pouvons apporter des réponses techniques sur ce que nous connaissons d'un point de vue économique. Mais la pelote que vous commencez à dévider soulève un débat qui nous passionne : qu'y a-t-il de mieux pour le public ? Dans quel type d'écosystème médiatique souhaitons-nous vivre demain pour que l'information, le divertissement et la culture soient disponibles au plus grand nombre ? La communication, qu'elle soit commerciale, informative, ou de l'ordre du divertissement, fait partie intégrante de la démarche de faire société.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie pour cet échange, qui a été long mais très intéressant pour notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 40.

Audition de M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France

La réunion est ouverte à 14 heures.

M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France.

Monsieur Solly, le monde public ne vous est pas inconnu, puisque vous avez exercé des fonctions dans l'administration et en cabinet. Vous avez rejoint le secteur privé en 2007, chez TF1, puis chez Facebook en 2013, comme directeur général, fonction que vous exercez toujours et au titre de laquelle nous vous auditionnons.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que votre entreprise revient très souvent dans nos travaux, par différents biais : son rôle dans l'accès à l'information, en France et dans le monde, sa captation des revenus publicitaires, préjudiciable, selon certains, au secteur traditionnel des médias, et son impact sur le débat politique. Plus largement, Facebook s'est imposé comme un acteur majeur dans la vie de dizaines de millions de nos concitoyens.

Dans le cadre de nos travaux, vous apparaissez essentiellement sous trois modalités. Tout d'abord, votre succès pousse les médias traditionnels à se réformer en profondeur : vous êtes donc un moteur de changement. Ensuite, certains estiment que votre part dans le marché publicitaire menace très directement les ressources de la presse traditionnelle et constitue donc une menace qui mérite une régulation. Enfin, votre rôle de filtre dans l'accès à l'information, qui vous positionne presque comme un éditeur, est régulièrement souligné, certains vous assimilant à un média à part entière.

Vous le voyez, nos interrogations sont nombreuses, et nous attendons un échange franc avec vous.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Solly prête serment.

M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France. - Je vous remercie pour votre invitation à échanger sur la dynamique du paysage médiatique et digital.

Notre entreprise est composée de réseaux sociaux, Facebook et Instagram, et de messageries, Messenger et WhatsApp, rassemblant 3,6 milliards d'utilisateurs dans le monde, dont plusieurs dizaines de millions dans notre pays. Ces services sont utilisés par chacun d'entre vous pour partager ses activités auprès de ses amis et de ses communautés. Telle est l'origine de Facebook, il y a dix-huit ans.

Des services de partage de contenus permettent aux médias et aux titres de presse de toucher de nouveaux publics. Ils ont donc recours à nos services, car ceux-ci apportent de la valeur. Les contenus ne sont pour l'essentiel pas lus sur nos services, qui renvoient vers leurs sites d'origine, générant du trafic et des revenus pour d'autres acteurs.

En 2020, le fil d'actualité de Facebook a renvoyé plus de 180 milliards de clics vers les éditeurs de presse, soit un trafic estimé à 9 milliards de dollars. J'insiste sur la gratuité de nos services pour tous.

Les médias, pour nous, ne sont cependant pas des utilisateurs comme les autres. La presse, comme source d'information de qualité, joue un rôle important dans nos sociétés. C'est pourquoi Meta, le nouveau nom de notre société, accompagne les médias et les groupes de presse en leur proposant des outils et des programmes spécifiques et gratuits. En France, une équipe y est consacrée.

Dans le monde, depuis 2018, nous avons dépensé 800 millions de dollars pour soutenir les entreprises de médias. Au cours des trois prochaines années, nous avons annoncé un investissement de 1 milliard de dollars supplémentaires.

Quelques exemples : en 2019, nous avons lancé un programme d'accélération pour la presse quotidienne régionale, avec onze éditeurs régionaux. En un an, on enregistre plus de 25 000 abonnés payants supplémentaires, 300 000 abonnés de plus aux newsletters et 8,5 millions d'euros de valeur créés pour ces éditeurs. Un autre exemple est le lancement très prochainement de Facebook News qui permettra aux éditeurs de presse de faire figurer leur contenu dans un espace dédié : la France sera le quatrième pays, après les États-Unis, l'Allemagne et le Royaume-Uni, à en bénéficier.

Nous lançons aussi, depuis longtemps, des initiatives pour aider nos partenaires à comprendre la transformation numérique comme une opportunité de transformer leur activité. Le partenariat le plus réussi en Europe est celui engagé depuis six ans avec Le Monde : nous les aidons à accroître massivement leur nombre d'abonnés numériques, qui a atteint 500 000 en 2021. Louis Dreyfus, président du directoire du groupe, a ainsi reconnu que Facebook représentait 10 % de ses recrutements d'abonnés, que nous étions son principal partenaire externe et que Facebook était une aide majeure pour l'adaptation à de nouveaux modèles économiques.

Nous développons aussi l'usage des vidéos de l'audiovisuel français sur internet : depuis trois ans, nous travaillons avec M6. Nous avons aussi un partenariat avec Canal+, Media One, mais aussi le service public, avec l'Institut national de l'audiovisuel (INA), qui a connu un très fort développement. Nous soutenons aussi depuis des années la création de nouveaux médias, comme Brut, Loopsider ou Konbini, que nous accompagnons depuis leur naissance.

Enfin, Meta applique la loi sur les droits voisins. Nous n'avons subi aucun contentieux et avons négocié longuement, mais de bonne foi, avec les éditeurs de presse, notamment avec l'Alliance de la presse d'intérêt général (APIG), avec laquelle un accord est conclu depuis plusieurs mois. Les discussions se poursuivent avec les autres organismes.

Enfin, notre modèle économique est celui de services gratuits financés par la publicité personnalisée. Le marché de la publicité en France est dynamique. Celui de la communication représente 30 milliards d'euros, dont 15 milliards d'euros pour la publicité. L'Institut de recherches et d'études publicitaires (IREP) et France Pub publieront prochainement leurs chiffres. Le syndicat des régies internet (SRI) a indiqué, il y a quelques jours, que le marché numérique de la publicité représentait 7,7 milliards d'euros. Une étude du cabinet Asterès a montré en 2021 à quel point ce dernier était dynamique et entraînait tout le marché de la publicité en France, à hauteur d'un accroissement de chiffre d'affaires de 3,6 milliards d'euros. Le numérique abaisse la barrière à l'entrée pour la publicité, y compris pour les petites et moyennes entreprises, les commerçants de quartier et les start-up, avec un ticket d'entrée à partir de quelques dizaines d'euros. Le cabinet Asterès estime ainsi que la publicité en ligne a permis une augmentation de 80 % du nombre d'annonceurs depuis 2014.

Nous opérons dans un contexte concurrentiel, avec les médias traditionnels qui ont digitalisé leurs services, donc leur publicité, mais aussi avec Google, Amazon, Apple, Twitter, Snapchat, TikTok, LinkedIn, mais aussi des entreprises françaises comme Leboncoin, dont 16 % du chiffre d'affaires provient de la publicité.

M. David Assouline, rapporteur. - Votre entreprise est largement citée par les grands propriétaires de médias français, que ce soit Vincent Bolloré, Bernard Arnault ou encore Patrick Drahi. Selon eux, les géants du net, dont Facebook, sont leurs vrais concurrents et la principale source de dangers.

Vous êtes considéré comme un hébergeur, échappant à ce titre à des régulations et à des devoirs pesant sur les éditeurs. Or vos activités s'apparentent à celles d'un éditeur. Vous affirmez ne faire que transmettre de contenus, mais le tri opéré par les algorithmes traduit un choix subjectif de ce qui sera porté à la connaissance de tous, ce qui est finalement un travail de journalisme et de rédaction, en d'autres termes de sélection de l'information.

À ce titre, vous êtes aussi un acteur concentré par vous-même : Meta est l'agrégation de plusieurs médias, comme vous l'avez dit. Votre position dominante est réelle vis-à-vis des jeunes : une étude de Diplomeo montre que 73 % des 16-25 ans indiquent s'informer essentiellement via les réseaux sociaux. Vous êtes dans la position, par les algorithmes, de décider de ce qu'ils verront en premier. Ne pensez-vous pas avoir des responsabilités particulières à l'égard de ce public, pas seulement comme hébergeur, même responsable, mais surtout comme éditeur ?

M. Laurent Solly. - Nous nous pensons non pas comme un éditeur, mais bien comme un hébergeur et une plateforme d'un type nouveau. Je rappelle que Facebook est un réseau social dont l'objet premier est de pouvoir publier l'activité de sa vie pour ses amis. Le contenu de l'information produit par les entreprises de presse, de radio et d'audiovisuel représente une infime minorité du contenu lu sur le fil d'actualité : environ 4 % selon nos études.

M. David Assouline, rapporteur. - Cependant, entre la presse - ces 4 % - et les photos de famille, il y a une zone grise de fake news et de petits sites.

M. Laurent Solly. - Monsieur le rapporteur, le fil d'actualité, sur Facebook, est personnalisé pour chaque utilisateur. En France, on a 40 millions de fils d'actualité différents. C'est l'essence même d'un réseau social. Nous serions, à vos yeux, un éditeur : cela voudrait dire que nous avons une activité interne d'édition. Or aucune équipe, chez nous, n'a de travail de rédaction, de curation ou de sélection de contenus.

Ensuite, les éditeurs de presse et les grands médias choisissent eux-mêmes de venir sur Facebook, sur une plateforme que nous appelons opt-in. Là encore, aucune équipe de notre entreprise ne va rechercher de contenus de ces éditeurs, ce qui nous différencie d'autres plateformes. Toutes les entreprises qui utilisent nos services viennent d'elles-mêmes. C'est pourquoi, fondamentalement, nous ne nous considérons pas comme un éditeur.

Vous mentionnez les algorithmes : ceux-ci ont pour objet de vous présenter les contenus, qu'ils viennent de vos amis, de vos familles ou d'ailleurs, en fonction vos intérêts et de votre activité sur Facebook. Vos likes et vos commentaires orientent ces algorithmes. Cela dit, depuis trois ans, nous avons donné aux utilisateurs des outils de contrôle précis sur leur fil d'actualité. Là encore, à travers ces algorithmes, nous ne faisons pas un travail d'éditeur. Nous développons ces outils depuis le début, au bénéfice des utilisateurs.

Je vais plus loin : ces outils permettent aussi de contrôler les contenus que vous voulez voir ou ne pas voir. Sur chaque post Facebook, vous avez accès au menu de gestionnaire des contenus.

Néanmoins, vous avez raison, nous avons une responsabilité particulière sur les contenus, non pas celle d'un éditeur, mais celle d'une grande plateforme rassemblant des millions d'utilisateurs.

Enfin, beaucoup de jeunes utilisent nos plateformes, mais la concurrence est très vive : Google, YouTube, Snapchat, TikTok, Twitter sont autant de plateformes à succès. Sur l'information, nous sommes en concurrence avec eux, mais aussi avec l'ensemble des acteurs traditionnels. Or ces derniers conservent un poids très important dans l'information du public.

M. David Assouline, rapporteur. - J'ai insisté sur les jeunes, car le taux de 73 % est écrasant, alors que vos seuls concurrents sont les autres plateformes étrangères. C'est une question de souveraineté, soulevée par les personnes que nous avons auditionnées, alors que vous êtes soumis à des règles fiscales et de contenus moins contraignantes que celles auxquelles sont soumises les entreprises françaises.

J'en arrive à une autre question, posée à l'Autorité de la concurrence et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Pour la fusion de TF1 et de M6 est avancé l'argument selon lequel il faudrait considérer un marché publicitaire unifié, ce qui permettrait de reconnaître qu'ils ne sont pas en position dominante sur l'audiovisuel. Un tel marché regrouperait, outre l'audiovisuel, Facebook et Google, qui représentent 54 % de l'ensemble de la publicité numérique. Quelle est votre position sur cette discussion en cours ?

M. Laurent Solly. - Sur le projet de fusion que vous évoquez, en tant qu'entreprise, je n'ai pas de commentaire particulier à formuler.

Sur le sujet du marché lui-même, je ne suis pas compétent pour décider de la pertinence du découpage entre marchés. C'est le travail de l'Autorité de la concurrence, qui est saisie.

M. David Assouline, rapporteur. - Je dispose d'un chiffre plus précis que celui que j'évoquais à l'instant : en réalité, c'est 75 % de la publicité en ligne qui est captée par votre entreprise et par Google.

M. Laurent Solly. - Le 3 février dernier, le SRI et l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam), dont vous avez reçu le dirigeant, M. Gautier Picquet, ce matin, ont publié la dernière édition de l'Observatoire de la publicité digitale. Ils estiment le marché de la publicité digitale en France à 7,7 milliards d'euros. La publicité de type search, qui est essentiellement l'activité de Google et qui est en croissance de 28 %, est estimée à 3,2 milliards d'euros ; celui de l'activité sociale, qui est la source de nos revenus mais où nous ne sommes pas seuls, à 2,2 milliards d'euros, en croissance de 22 %. Enfin, le display est évalué à 1,5 milliard d'euros, en croissance de 31 %. C'est dans ce dernier que l'on retrouve les médias traditionnels. Même si l'on additionnait tout le search et le social, on atteindrait 5,2 milliards, soit moins que les 75 % annoncés.

M. David Assouline, rapporteur. - Les chiffres nous ont été présentés par M. Pierre Louette, que nous avons reçu. Nous avons aussi reçu une étude de Benjamin Sabbah, enseignement à l'École supérieure de journalisme (ESJ) / Sciences Po Lille.

Peut-être pourriez-vous nous présenter vos chiffres ; le débat serait alors tranché sans appel.

M. Laurent Solly. - Pour 2020, le chiffre d'affaires est de 616 millions d'euros pour Facebook France. Nous publierons celui de 2021 en mars.

M. Laurent Lafon, président. - Nous disposons de chiffres précis pour la publicité traditionnelle, mais seulement d'estimations pour le numérique.

M. Laurent Solly. - Nos chiffres sont publics sur Infogreffe, pour la SARL Facebook France. Nous publierons en mars notre chiffre d'affaires pour 2021, avec une croissance forte par rapport à 2020. La croissance mondiale de Facebook a été de 37 %.

M. David Assouline, rapporteur. - En considérant cette croissance, on arrivera à 1 milliard d'euros environ.

M. Laurent Solly. - Cependant, les chiffres de l'Observatoire de la publicité numérique publiés le 3 février ne montrent pas que notre part de marché, avec Google, atteint 75 %. Nous sommes, certes, un acteur important, mais le marché de la communication globale, je le rappelle, atteint 30 milliards d'euros, dont un peu plus de 15 milliards d'euros pour la publicité et 7,7 milliards d'euros pour la publicité digitale.

Prenez le marché de la publicité sociale, que nous ne couvrons pas complètement, qui est de 2 milliards d'euros : cela représente 26 % de la publicité numérique, et 13 % de l'ensemble de la publicité. Nous sommes loin de ce que vous déclarez.

M. David Assouline, rapporteur. - Je ne déclare rien : je ne fais que relayer des chiffres donnés par des spécialistes. Je n'ai rien inventé.

M. Laurent Solly. - Je tiens à votre disposition les chiffres que je vous ai communiqués.

Pour notre part, au-delà des marchés pertinents, nous cherchons à montrer à tous les annonceurs français que nos produits et nos outils sont efficaces. C'est le critère d'arbitrage des annonceurs.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez mentionné les droits voisins : en la matière, malheureusement, l'évolution est lente et assez opaque. Vous avez passé, il y a quelques mois, un accord avec l'APIG, qui, du reste, ne représente qu'une partie de la presse. Or je suis choqué par le fait que les montants que recouvre cet accord soient tenus secrets.

Nous avons entendu, en tant que législateurs, favoriser la plus grande transparence et équité possible. Comment justifiez-vous cette opacité ? Quel est le montant de cet accord ?

M. Laurent Solly. - Tout d'abord, je vous remercie de rappeler que nous avons trouvé cet accord avec l'APIG, ainsi qu'avec Le Monde ou Le Figaro, qui ont souhaité des accords particuliers hors du cadre de l'Alliance.

M. David Assouline, rapporteur. - Et le reste, la presse professionnelle, les magazines ? Il ne faut pas les oublier.

M. Laurent Solly. - Je ne les oublie pas. Cependant, nous avons, dès la publication de la loi de la République, cherché à l'appliquer, et nous n'avons subi aucun contentieux en application de ce texte.

Pourquoi ne puis-je vous donner le montant ? Tout d'abord, nous sommes en négociation avec d'autres organismes de gestion collective, dont le syndicat gérant les magazines. De plus, les accords déjà passés sont de nature contractuelle. Il ne nous appartient pas de dévoiler, à nous seuls, ces montants, que les autres acteurs n'ont pas dévoilés non plus.

M. David Assouline, rapporteur. - Si l'un de ces acteurs devait nous donner ce montant, le pourrait-il ? Les autres nous ont dit qu'ils étaient tenus au secret par vous.

M. Laurent Solly. - Ce n'est pas toujours ce que j'ai entendu de mon côté...

Troisième élément, ceux avec qui nous avons conclu cet accord sont aussi nos partenaires sur d'autres sujets. Nous travaillons depuis longtemps avec eux. S'ils ont signé, c'est qu'ils y ont vu un intérêt pour leurs entreprises.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous comprenez bien que l'on peut signer un accord, pas forcément parce qu'on le trouve bon, mais parce que l'on préfère toucher peu que rien du tout.

M. Laurent Solly. - Nous avons passé deux ans à négocier. Si le texte que vous avez voté est clair, son exécution, pour les plateformes comme la nôtre, qui ne font pas de curation de contenus, mais dont les utilisateurs décident librement et gratuitement d'utiliser nos services, représente une évolution compliquée. Ces deux années ont été constructives. Il me semble que Pierre Louette, président de l'Alliance, est satisfait de ces accords.

M. Laurent Lafon, président. - Vous insistez sur la possibilité pour les utilisateurs de choisir leurs outils de contrôle. Toutefois, votre société a elle-même un contrôle sur les flux d'information, sur la réalité duquel existe une opacité.

Nous avons très peu d'informations sur les médiateurs : combien de médiateurs francophones interviennent sur Facebook ?

En matière de transparence des algorithmes, comment une information est-elle mise en évidence pour les utilisateurs, sans prendre en compte les outils de contrôle mis à la disposition de ces derniers ?

M. Laurent Solly. - Sur la modération, les standards de la communauté définissent les contenus qui peuvent ou ne peuvent pas être publiés sur Facebook et sur Instagram. Nous déployons des moyens technologiques et humains considérables pour les faire respecter.

Depuis 2016, nous avons investi 13 milliards de dollars sur cette modération, dont 5 milliards en 2021. Le premier pilier a été le développement d'intelligences artificielles, avec le deep learning et le machine learning, en particulier dans notre laboratoire de Paris, qui est le principal laboratoire privé d'intelligence artificielle en Europe. Ces outils permettent de bloquer a priori certains contenus, alors qu'il y a six ans le contrôle était essentiellement a posteriori, après signalement par les utilisateurs. Les résultats sont probants : les contenus terroristes sont bloqués à 99,6 % par ces outils, et les contenus de haine, pour le dernier trimestre 2021, à 93 %. Nous publions aussi un indicateur de prévalence : il est de 0,03 % pour les contenus de haine. En d'autres termes, sur 10 000 contenus, vous visualiserez 3 contenus de haine. Ces recherches sont d'ailleurs publiques et partagées avec les grands acteurs digitaux du monde.

La modération humaine est le deuxième pilier, avec 40 000 personnes travaillant sur la sécurité des plateformes et 15 000 modérateurs, en 70 langues. Nous ne donnons pas la répartition par langue pour des raisons de confidentialité et d'efficacité. En revanche, tous les trimestres, nous publions un rapport complet sur l'ensemble des actions de modération et de blocage - je le tiens à votre disposition. Peu d'entreprises digitales font autant d'efforts.

L'Union européenne a publié une étude il y a deux ans qui montrait que Facebook était l'entreprise la plus efficace en matière de retraits sous 24 heures.

En matière de transparence, nous ne pouvons pas tout révéler, car certaines structures cherchent à faire un usage malicieux de nos plateformes. Ainsi, nous interrompons régulièrement des tentatives d'interférence sur nos plateformes : 150 depuis 2017.

En revanche, sur chaque contenu visible, nous expliquons comment les algorithmes fonctionnent et mettons les outils de contrôle à la disposition des utilisateurs. Nous les incitons à s'en servir. L'outil de gestion de préférences publicitaires aide à comprendre pourquoi vous avez vu certains contenus et vous permet de masquer ceux que vous souhaitez, y compris en écartant les publicités de certaines marques.

Mme Monique de Marco. - Vous avez annoncé l'espace Facebook News. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Par ailleurs, en février, Facebook a perdu près de 200 milliards de dollars en bourse. Des utilisateurs pourraient être tentés de rejoindre d'autres canaux et votre base est vieillissante face à d'autres réseaux, comme TikTok. Quels projets de croissance, vers le métavers, ou encore externes, envisagez-vous ?

M. Laurent Solly. - Le fil d'actualité de Facebook n'est pas le lieu naturel de destination de l'information. Utilisez-vous Facebook ?

Mme Monique de Marco. - Malheureusement, oui...

M. Laurent Solly. - Ou heureusement, oui !

L'outil principal que vous utilisez est votre fil d'actualité. Mais vous trouvez aussi d'autres fonctionnalités, comme Facebook Watch, consacré aux vidéos. Facebook News sera prochainement lancé, et sera réservé aux médias que vous consultez. Outre la praticité pour l'utilisateur, l'intérêt est de lutter contre les informations moins fiables.

Comme sur le fil d'actualité, vous pourrez ensuite organiser cet espace, en classant les informations sportives, économiques, politiques, etc. Cette fonctionnalité est déjà largement utilisée aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Sur la capitalisation boursière, nous avons annoncé nos résultats et nos perspectives de croissance, face auxquels il y a une correction boursière, comme cela arrive dans l'histoire des entreprises.

Vous avez raison, nous sommes dans un fort contexte concurrentiel, notamment à l'égard des jeunes, avec un environnement digital multi-applications que nous appelons de nos voeux depuis longtemps. Facebook est né il y a dix-huit ans et a racheté Instagram en 2012. Depuis, de nombreux services sociaux sont nés : ce sont des compétiteurs. Notre travail est d'attirer des gens vers nos produits, mais le paysage digital a, en effet, largement changé en cinq ou six ans. Il nous incombe, par l'innovation, de rester attractifs.

En changeant de nom, l'entreprise a annoncé son ambition de construire des métavers, espaces virtuels permettant de vivre des expériences. Au-delà de Facebook, c'est un mouvement de fond, en particulier en France - je pense à The Sandbox. Notre stratégie est d'être leader de cette nouvelle frontière de la révolution digitale. Nous verrons, dans les années qui viennent, comment ces métavers pourront être interopérables.

M. Laurent Lafon, président. - Comme vous nous y invitiez, je consulte à l'instant les outils de contrôle sur le fil d'actualité : je tombe très vite sur une page en anglais. Il y a encore des progrès à faire...

M. Laurent Solly. - Ce que vous dites m'étonne : tout devrait être en français.

M. Michel Laugier. - J'ai l'impression d'être dans la fable de la Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf : on poursuit des groupes toujours plus importants. Avec le passé qui est le vôtre, envisagez-vous de vous rapprocher de groupes audiovisuels ?

Quelles seraient les conséquences des difficultés boursières de Facebook au niveau français ?

Selon ce que nous avons entendu ce matin, vous seriez en troisième position sur les recettes publicitaires en France, avec 1,4 milliard d'euros. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ?

M. Laurent Solly. - Le chiffre précis sera prochainement publié. Je vous ai déjà donné notre tendance de croissance.

Sur les rapprochements avec l'audiovisuel, cela n'a jamais été notre stratégie, ni en Europe ni aux États-Unis. Nous sommes toujours restés proches de notre mission première, qui consiste à connecter les gens et le monde. Instagram et WhatsApp sont dans cette même logique. La stratégie dévoilée par Mark Zuckerberg il y a quelques mois est que Facebook soit pionnier et si possible leader sur les métavers.

L'action a chuté, effectivement. Je suis là depuis neuf ans, et j'ai déjà vécu des événements similaires. Cela n'a pas d'impact direct sur nos résultats et sur notre activité. Le titre a, en outre, repris 5 % hier.

Mme Sylvie Robert. - Vous affirmez être non pas un éditeur, mais une grande plateforme responsable. Vous considérez-vous alors comme un média ?

M. Laurent Solly. - Non, nous ne nous considérons pas comme un média.

Mme Sylvie Robert. - Cependant, votre coeur de réacteur est l'algorithme. Comment celui-ci a-t-il évolué ?

Comment garantissez-vous la pluralité de l'information ?

Tout à l'heure, vous avez dit que l'utilisateur était son propre producteur d'information dans la mesure où les algorithmes profilent et amènent à une forme d'enfermement intellectuel. L'impact idéologique et économique est réel.

Au reste, les deux questions sont liées... Nous attendons votre réponse pour nous faire un jugement sur ce que l'on peut qualifier, ou non, de média.

M. Laurent Solly. - Sur le pluralisme et le thème de l'enfermement dans des « bulles algorithmiques », nous pensons profondément que, comme de nombreuses études indépendantes l'ont montré, nous favorisons le pluralisme et l'ouverture sur le monde en mettant gratuitement nos outils à la disposition de milliards de personnes.

Nous veillons à ce que le pluralisme vive, et nous aidons les médias traditionnels à adapter leur modèle économique au monde digital. Nous favorisons l'émergence de nouveaux médias digitaux, comme Brut. Cette entreprise française est aujourd'hui un succès mondial : elle a rassemblé plus de 7 milliards de vues dans le monde l'année dernière, et rencontre un grand succès en Inde ou aux États-Unis. Les entreprises françaises de médias ont un rôle important à jouer, beaucoup d'opportunités, et nous favorisons le pluralisme.

J'ai préparé des éléments sur le sujet des bulles, car la question est très complexe. Elle a été étudiée dans de nombreuses universités, par les plus prestigieux centres de recherche indépendants. Le sociologue Dominique Cardon, l'un des spécialistes de ces questions, considère, d'ailleurs, que les plateformes sociales ne participent pas à la polarisation des opinions, qu'il n'existe quasiment pas de bulles, et que la polarisation a lieu bien avant. Je ne vous citerai pas toutes les études sur le sujet, car la liste serait trop longue. Au Royaume-Uni, la Royal Society, l'université d'Oxford et le Reuters Institute ont mené des études concluant très clairement au fait que rien ne permet de confirmer l'hypothèse de l'existence de telles bulles.

D'autres études, du Reuters Institute, de Harvard, de Stanford, ont au contraire montré que l'utilisation d'internet et des plateformes sociales permettait un accès plus large à diverses opinions, à diverses informations, et, loin de vous enfermer, vous ouvrait au monde. Une étude menée à Stanford a montré que, sur le territoire américain, les populations les plus polarisées étaient celles qui utilisaient le moins internet.

Madame la sénatrice, je ne vous dis pas que le sujet n'est pas complexe. Néanmoins, aucune grande université, aucun grand centre de recherche n'a jamais établi l'existence de ces bulles.

Par notre propre expérience, nous pensons, au contraire, que nos plateformes ouvrent sur la diversité des opinions. Je ne suis pas certain que, il y a une vingtaine d'années, on achetait dans les kiosques des journaux d'un avis opposé au sien ! J'observe que les idées circulent et que la liberté d'expression est garantie - ce que l'on nous reproche parfois.

Si ces études vous intéressent, je les mettrai à la disposition de votre commission. Ce ne sont pas des études de Facebook. En permanence, de grands sociologues comme Dominique Cardon ont montré qu'en réalité il n'y avait pas de bulle ni d'enfermement. Cela ne revient pas à dire qu'il n'y aurait pas de polarisation dans les sociétés. Mais déterminer l'impact d'internet, des réseaux sociaux ou des médias traditionnels dans cette polarisation n'est pas si évident.

Je termine en citant une étude menée par Harvard en amont de l'élection présidentielle américaine de 2020, qui a montré que les éléments de polarisation les plus importants étaient apportés par les médias télévisuels.

Nous pensons garantir le pluralisme. Les études prouvent que ces sujets sont plus complexes qu'on ne le croit, et tendent souvent à démontrer l'inverse de ce qui est couramment admis.

Mme Sylvie Robert. - Ces deux dernières années, avez-vous modifié l'algorithme ?

M. Laurent Solly. - Oui, nous avons modifié l'algorithme, et nous l'avons dit. La grande modification de l'algorithme de Facebook a été faite au début de l'année 2018. Nous l'avons appelée « meaningfull social interactions » : le but était de favoriser les interactions sociales qui avaient le plus de sens pour nos utilisateurs, notamment de recentrer le fil d'actualité sur les publications des amis et des proches, et moins sur les publications externes, comme celles des médias.

Lorsque l'algorithme est modifié de manière significative, nous l'expliquons.

Je reviens sur un point important : n'oubliez pas que vous pouvez vous-même décider précisément de ce que vous pouvez voir en priorité dans votre fil d'actualité. M. le président de la commission vient de le tester.

M. Pierre Laurent. - Au début de votre propos, au sujet de la richesse que vous apportez aux médias vers lesquels vous renvoyez, vous avez parlé de 180 milliards de clics dirigés vers les éditeurs de presse, et de 9 milliards de dollars. D'où sortent ces chiffres de valorisation ?

M. Laurent Solly. - Ils proviennent d'études que nous avons menées et publiées, qui analysent l'impact de notre site sur ceux des médias, et la manière dont ces derniers peuvent utiliser et développer les « liens entrants » sur leurs sites. Lorsqu'une entreprise de médias utilise Facebook, elle publie des contenus, au bout desquels vous êtes renvoyés sur le site du média. C'est cela que nous avons étudié, et ce sont les chiffres que nous avons donnés.

M. Pierre Laurent. - Je suis étonné de la réponse très directe que vous avez faite à Mme Robert, en disant que vous n'êtes pas un média. Au-delà du débat entre les statuts d'hébergeur et d'éditeur, vous êtes à proprement parler un créateur d'information. Du point de vue des relations entre concentration des médias et démocratie, c'est extrêmement important.

Toute l'information que vous créez partage une grande caractéristique, qui peut d'ailleurs poser problème à tous les médias : il s'agit d'une information peu vérifiée. Je ne parle pas seulement des fake news, c'est-à-dire des contenus directement élaborés pour être des fausses informations. Beaucoup d'informations circulent sur les réseaux sociaux sans être vérifiées. Compte tenu de votre puissance, elles s'imposent dans le débat public, ce qui oblige d'ailleurs la presse qui fait son métier à vérifier le degré de vérité de la rumeur qui a enflé sur les réseaux sociaux.

En étant provocateur, je dirais que, de ce point de vue, vous êtes presque un perturbateur d'information... La question de la transparence des algorithmes sur le contrôle des contenus est une question démocratique fondamentale.

Je reviens sur le montant des accords que vous avez négociés avec la presse, dont vous persistez à dire qu'il est normal qu'il soit secret. Cela pose aux législateurs que nous sommes un problème majeur de transparence : si nous cherchons à élaborer une loi, c'est parce qu'il y a un problème concernant la mutualisation de la valeur. Si ces chiffres sont inconnus, comment évaluer la portée du dispositif législatif visant justement à un partage de la valeur ?

Vous avez dit qu'une partie de ces accords avaient directement été passés par vous et certains éditeurs, et qu'une autre partie avait été passée avec des familles de presse. Pourriez-vous au moins nous dire quelle est la répartition de ces accords ? Sont-ce majoritairement des accords entre quelques gros éditeurs et vous, ou des accords mutualisés ? Du point de vue de la démocratie et de la concentration des médias, ce n'est pas la même chose : la richesse créée doit être mutualisée entre l'ensemble des acteurs, qui doivent pouvoir se développer de manière pluraliste.

M. Laurent Solly. - Pourquoi ai-je répondu que nous n'étions pas un éditeur ou un média ? J'ai dit que nous pensions être un acteur d'une autre nature, créé par le développement de l'activité numérique et des grandes plateformes.

Je répète que nous ne créons pas de l'information. Pour cette raison, les termes d'« éditeur » et de « média », qui recoupent essentiellement cette activité, ne sont pas appropriés pour nous. Les gens qui utilisent nos plateformes créent de l'information et du contenu, en publiant une photo d'un week-end, une vidéo de vacances, ou, pour les médias, effectuent une partie extrêmement minoritaire de leur activité - je vous ai donné les chiffres. Je ne peux donc pas vous suivre lorsque vous dites que nous créons de l'information. Aucun salarié de notre entreprise, en France ou dans le monde, n'a d'ailleurs pour métier de créer de l'information.

En revanche, la nature nouvelle de nos actions et la spécificité de notre responsabilité demandent de développer certaines réponses. Depuis des années, nous menons des opérations de modération, d'interdiction d'un certain type de contenus, en maintenant en permanence un dialogue avec les autorités démocratiques de régulation, comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Arcom, qui a une compétence sur le sujet des fausses informations, comme vous le savez. Nous travaillons avec des partenaires certifiés, reconnus : nos outils de lutte contre les fausses informations incluent des partenariats avec plus de 80 « fact-checkeurs » dans des entreprises de médias certifiées - cette activité est d'ailleurs née en France.

Nous cherchons à répondre à cette nature particulière par des moyens, des règles, des partenariats.

J'ai énormément de respect pour les législateurs, mais il est difficile de vous donner les chiffres de nos accords avec la presse, car des négociations sont encore en cours, notamment avec le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) via l'organisme de gestion collective, Droit Voisin de la Presse. Je regrette de vous dire que je ne peux pas vous les préciser publiquement.

Nous ne choisissons pas si les négociations se font à titre collectif ou individuel. Certains groupes de presse, comme Le Monde - je peux l'indiquer, car le président du groupe l'a lui-même révélé -, ont choisi de négocier de manière individuelle. L'Alliance de la presse d'information générale a reçu le mandat, de la part de nombreux acteurs, de négocier cet accord. Ce sont les acteurs qui choisissent leur mode d'interaction dans ces négociations.

M. Pierre Laurent. - Sans nous donner les montants de ces accords, pouvez-vous nous préciser les proportions, et si l'accord avec certains médias est plus important que les accords collectifs ?

M. Laurent Solly. - Ce que je peux vous dire, c'est que tous ces accords ont été justes, équitables, et qu'ils ont toujours visé une répartition équitable, quel qu'ait été le mode de négociation choisi. Certains éléments des négociations ont d'ailleurs été préalablement définis avec les acteurs eux-mêmes, alors qu'ils étaient extrêmement compliqués.

M. David Assouline, rapporteur. - Si un éditeur ou une alliance ayant passé un accord avec vous a aujourd'hui envie de publier le montant négocié, par souci de transparence, les punissez-vous ou non ? Les déliez-vous de l'obligation qu'ils pourraient avoir envers vous ?

M. Laurent Solly. - Nous avons des clauses de confidentialité avec nos partenaires. Monsieur le rapporteur, laissez-moi étudier cette question avec nos services juridiques ; je pourrai répondre par écrit dans quelques jours. Il s'agit d'un élément sensible, car nous n'avons pas terminé nos négociations.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le grand projet de Facebook, qui explique son changement de nom, est le métavers. Vous avez commencé à répondre sur ce sujet, mais je voudrais savoir si vous avez réfléchi aux conséquences, pour la démocratie, d'un tel projet. Si, demain, nous sommes en mesure de participer virtuellement à un concert, on pourra tout aussi virtuellement participer à un meeting politique. Les rapports sociaux sont susceptibles d'être modifiés en profondeur. A-t-on une idée, par ailleurs, du rôle des médias dans le métavers ?

M. Laurent Solly. - Avant même que Mark Zuckerberg n'annonce le projet du métavers, nous avons indiqué qu'il fallait réfléchir en amont aux questions démocratiques, sociales et éthiques qui vont se poser concernant cet univers - et qui se posent presque déjà. Pour cette raison, en 2021, nous avons annoncé nouer des partenariats avec des universités du monde entier, en Asie, en Europe et aux États-Unis, en dotant ce fonds de réflexion d'un montant de 50 millions de dollars. Nous traitons donc ces sujets, qui sont très importants.

Au sujet de la démocratie et des débats, nous avons déployé, depuis des années, lors de toutes les grandes élections politiques dans le monde, des dispositifs civiques spécifiques pour inciter les jeunes à s'informer, se renseigner et à s'inscrire sur les listes électorales. Ce dispositif a été utilisé en France en 2019 ; nous avons mesuré que 500 000 personnes avaient cliqué pour s'informer sur les listes électorales.

En permanence, nous cherchons à informer, par des dispositifs extrêmement larges, sur les actions civiques pendant les élections. Mais vous avez raison : sur le métavers, nous avons déjà commencé à engager des discussions avec des universités et des experts indépendants.

Mme Laurence Harribey. - Concernant l'évolution du modèle économique qui se dessine, certains articles académiques parlent de « coopétition ». Vous êtes devenus les nouveaux kiosques mondiaux de l'information, et les instances de l'information sont obligées de passer par vous : la presse est en état de dépendance. Ce modèle économique qui émerge pourrait étrangement ressembler à celui de la grande distribution, où les producteurs négocient leurs prix et sont en concurrence. Cela pose des questions concernant la pluralité de l'information, la structuration du champ vis-à-vis de votre site, qui est un « infomédiaire », et la démocratie.

Vous vous acharnez à dire que vous n'êtes pas un éditeur. Un règlement européen est en préparation sur la publicité politique, qui vise, d'une part, la traçabilité, et, d'autre part, la transparence en matière d'algorithme. Ce règlement vise en fait à bien identifier les acteurs de la chaîne, qui comprend tant l'éditeur du contenu que son diffuseur, et à aller vers une responsabilité conjointe de tous les acteurs. De fait, vous serez englobé. Avec ce règlement, la Commission européenne répond à la question de la concentration et de la pluralité de l'information, en obligeant à la transparence sur la collecte et l'utilisation des données personnelles.

La réponse juridique face aux évolutions du modèle économique est en train d'être élaborée. Comment répondez-vous à cette confusion à venir entre éditeur et diffuseur, qui mettra à bas toute votre stratégie ?

M. Laurent Solly. - Le débat européen illustre bien la complexité de mettre notre entreprise dans un cadre qui préexistait à la révolution digitale - je le dis humblement. Depuis de nombreuses années, à Bruxelles, on cherche à comprendre quelle est la nature de notre entreprise et de tant d'autres firmes, quelles sont les responsabilités, et comment élaborer un cadre de régulation.

Nous avons été la première entreprise à dire qu'une nouvelle régulation devait s'adapter à l'ère digitale, et que les autorités démocratiquement élues et les régulateurs devaient se saisir de ces sujets. Sinon, nos règles, celles d'une entreprise privée, pourraient devenir celles de la société, ce que nous ne voulons pas. Nous avons toujours plaidé pour une régulation efficace et adaptée à l'ère digitale.

Il y a quelques années, des tentatives de régulation ont eu lieu, en France et en Allemagne par exemple, mais elles ne répondaient pas à l'évolution que nous connaissons.

Nous voulons des règles adaptées, qui permettent l'innovation des entreprises. Beaucoup d'entreprises françaises et européennes deviennent et peuvent devenir des acteurs majeurs du numérique à travers le monde.

Concernant la publicité politique, nous avons été la première entreprise à changer les règles, il y a trois ans, et à rendre son élaboration totalement transparente. Sur Facebook, une « bibliothèque publicitaire » est accessible partout dans le monde, que l'on dispose ou non d'un compte Facebook. Elle vous donne accès à la liste de toutes les publicités politiques publiées, pays par pays. Vous pouvez savoir quand la publicité politique a été utilisée, dans quels territoires elle a été diffusée, quels groupes de personnes étaient ciblés, qui l'a financée.

Nous avons beaucoup réfléchi sur ce sujet. Quand vous voulez faire une publicité politique, vous devez demander l'autorisation de le faire. Depuis longtemps, nous avons également interdit les publicités politiques d'un pays à un autre, pour éviter des risques d'interventions extérieures.

Notre entreprise a tenté d'innover en associant transparence et autorisation, et en permettant à chacun de vérifier ce qui se passe.

C'est un bon exemple, car il montre que notre entreprise est responsable sur ces sujets, qu'elle a toujours voulu entretenir un dialogue constructif avec les autorités, notamment en France, où un livre blanc sur la régulation moderne du digital a été publié voilà maintenant quatre ans pour comprendre ces phénomènes. Il faut une régulation, mais elle doit être adaptée à notre temps et tenir compte des importantes évolutions qui ont eu lieu.

Vous demandez si nous ne risquons pas de mettre les entreprises de presse dans notre dépendance. Je vous dis humblement que nous pensons faire le contraire.

Les entreprises de média ont un avenir extrêmement fort à l'ère digitale. Contrairement à ce que les médias traditionnels ont souvent cru, et à ce que vous pouvez entendre, elles ont une opportunité de développement, car le contenu vidéo et informationnel n'a jamais été autant consommé.

Or elles ont une marque et des clients. Le travail que nous menons depuis près de six ans avec Le Monde - vous pourrez interroger Louis Dreyfus, le président de son directoire, si vous ne l'avez pas déjà fait - consiste à faire comprendre la consommation digitale et l'évolution des modèles économiques. Le Monde, c'est une réussite exceptionnelle pour notre pays, grâce aux abonnements numériques. Nous faisons le même travail avec Le Figaro, Les Échos, Le Parisien, afin qu'ils adaptent eux-mêmes leur modèle économique à la réalité de la consommation digitale.

Ces évolutions n'étaient pas faciles à comprendre. Il y a plus de quinze ans, certains de ces acteurs ont diffusé tout leur contenu gratuitement sur internet, en pensant que la publicité financerait tout - il ne s'agit pas de les blâmer.

Les partenariats avec les grandes plateformes permettent aux grands éditeurs et aux grands groupes de presse français, européens, américains, de retrouver les voies et les moyens de leur vie économique, donc de leur indépendance - Le Monde a publié de très bons résultats en 2021, quand le New York Times a 10 millions d'abonnés payants, ce qui lui donne une indépendance et une liberté totale.

Je crois donc, depuis très longtemps, que le partenariat installé entre les médias traditionnels et les plateformes est constructif.

Si le groupe M6 a signé un partenariat avec nous - vous connaissez son président... -, c'est bien que cela répondait à un de ses intérêts économiques. Nous avons un intérêt commun à construire ensemble de la valeur et à élaborer un nouveau modèle.

Les médias digitaux naissent. De nouveaux sites d'information se développent, comme Brut ou Konbini. Notre rôle est de les aider, et cela participe au pluralisme, il me semble.

M. David Assouline, rapporteur. - Bien entendu, entre l'absence de régulation pour vos modèles et la régulation existante pour la presse et les médias, vous souhaitez que soit élaborée une nouvelle régulation. Mais s'agit-il de déréguler ce qui est déjà régulé, pour l'adapter à votre modèle, ou de vous faire rentrer dans le cadre global des principes édictés pour les autres ? Tel est l'enjeu. Par exemple, sur la question de la fusion entre TF1 et M6, et sur la définition des marchés pertinents, soit on régule le marché numérique, dans lequel votre position est dominante, soit on fait entrer le marché régulé de l'information dans le marché dérégulé du numérique. Les régulations anciennes ne fonctionnent pas totalement, mais l'absence totale de régulation, c'est la loi du plus fort et la disparition de la diversité.

Votre groupe, avec Google, capte 75 % des revenus du marché de la publicité numérique. Si l'on rassemble les deux marchés du télévisuel et du numérique, selon nos propres calculs, vous capteriez 54 % des revenus publicitaires unifiés.

Que pensez-vous de la fusion de TF1 et de M6 ? Les représentants de ces deux chaînes nous disent avoir intérêt à s'unir pour assurer une concurrence face à vous. On me dit que vous auriez un intérêt à cette fusion, car vous seriez moins en situation de monopole et d'abus de position dominante, ce qui vous faciliterait la vie par rapport à l'Autorité de la concurrence. Qu'avez-vous à répondre à cela ?

M. Laurent Solly. - Respectueusement, je ne peux pas vous laisser dire que nous serions un monopole ou que nous abuserions d'une position dominante. Nous ne reconnaissons pas les chiffres que vous avez donnés, selon lesquels nous capterions 75 % des revenus publicitaires du marché numérique national.

Ce n'est pas à une entreprise de définir un marché pertinent : c'est le rôle de l'Autorité de la concurrence. Cette dernière a mené une enquête, et va faire son travail. Je ne peux pas répondre à votre question, car je n'ai ni les compétences d'équipe ni les compétences intellectuelles pour définir le marché pertinent. C'est un élément classique du droit de la concurrence et des autorités de régulation de la concurrence, qui vont bien faire leur travail.

Vous évoquez la régulation et les marchés pertinents. Il s'agit de deux sujets différents. La régulation globale, la modération des contenus qu'évoquait Mme Harribey est une chose. Dans mon esprit, elle est bien distincte de la régulation exercée par l'Autorité de la concurrence dans les marchés nationaux. Je ne peux pas vous répondre sur ce sujet, car il ne relève pas de mes compétences.

M. Laurent Lafon, président. - Cette audition est maintenant terminée. Monsieur, je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Alain Weill, ancien président-directeur général d'Altice France

M. Laurent Lafon, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux en auditionnant M. Alain Weill, président de L'Express.

Monsieur Weill, je ne crois pas travestir la réalité en vous qualifiant d'homme de média. Vous avez commencé votre longue carrière à Radio Cocktail en 1981, avant d'intégrer le groupe NRJ. En 2000, vous créez NextRadio et réussissez à redresser la station RMC. Votre entreprise complète son nom en NextRadio TV en 2005, suite à la création de BFM TV, aujourd'hui première chaîne d'information en France.

Vous menez par la suite diverses aventures dans la presse écrite, avec notamment le quotidien La Tribune. En 2018, le CSA autorise la prise de contrôle de NextRadioTV par SFR, pour former le pôle média d'Altice, dont vous prenez la présidence. Vous y avez quitté vos fonctions en juin dernier, mais exercez toujours les fonctions de président de L'Express, dont vous détenez 51 % des parts.

Votre carrière vous donne un éclairage singulier sur l'évolution des médias, leur place, et les contraintes dans lesquelles ils agissent aujourd'hui, au coeur des débats de notre commission d'enquête. Nous sommes donc heureux de vous entendre sur ces sujets.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, et fera l'objet d'un compte rendu.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M Alain Weill prête serment.

M. Alain Weill, ancien président-directeur général d'Altice France et président de L'Express. - Merci pour cette introduction très précise concernant mon parcours. Vous êtes remonté très loin, en évoquant Radio Cocktail et mes années étudiantes, dans une cave de la rue Mouffetard.

Je suis devenu entrepreneur en 1999 après avoir quitté NRJ. Cette dernière voulait reprendre RMC, mais ne pouvait le faire sans céder Rire & chansons, ce à quoi Jean-Paul Baudecroux a renoncé. À cette occasion, j'ai décidé de l'acquérir. J'avais préparé le dossier en tant que directeur général du groupe NRJ. Je voulais être entrepreneur, et cette occasion exceptionnelle m'a été présentée. J'ai trouvé des fonds d'investissement qui ont cru à mon projet industriel, plus que n'importe quel opérateur du secteur. Le fonds français Alpha est resté très fidèle, et a également permis de financer BFM TV. Nous avons redressé RMC, qui avait été contrôlée par l'État jusqu'en 1998 avant d'être rachetée par le groupe Pierre Fabre, qui a échoué à stopper vingt ans de pertes.

Puisque j'avais peu de moyens, je récupérais les médias dont personne ne voulait. Après le redressement de RMC, j'ai racheté BFM Radio à la barre du tribunal, 10 ans après sa création, et après 10 ans de pertes. Nous en avons fait la radio de l'économie.

Après ces deux expériences réussies est arrivé l'appel à candidatures pour la TNT. Arrivés à l'équilibre, le CSA pouvait donner une fréquence supplémentaire à TF1 ou à M6. Finalement, notre analyse selon laquelle un nouvel entrant était nécessaire pour apporter du pluralisme dans l'information, avec un acteur expérimenté, nous a permis d'être retenus. Notre projet était celui de la chaîne de télévision de l'économie, CNBC. Puisque LCI n'avait pas déposé de dossier pour passer sur la TNT gratuite, nous avons estimé qu'il y fallait une autre chaîne d'information, en plus d'iTélé. Nous avons donc modifié notre projet, dans l'intérêt général. Nous avons finalement signé une convention pour une chaîne d'informations générales et notamment économiques. Nous n'avons affronté aucune contestation. Dans l'aventure BFM, nous avions la conviction, dès le premier jour, que nous pourrions devenir numéro 1. LCI était hors-jeu en restant sur le câble et le satellite. Nous voyions en outre qu'iTélé n'était pas une priorité chez Canal. BFM devenait, dans le même temps, le sujet principal de notre entreprise.

Nous avons subi des moqueries. Notre budget s'élevait à 15 millions d'euros, contre 50 millions chez nos concurrents. Je ne pouvais pas dès le départ avoir une tour à Boulogne. Nous avons démarré avec nos moyens, avec la conviction que nous serions après plusieurs années la chaîne disposant du budget le plus important. Pour être numéro 1, nous devions avoir le plus de journalistes, et investir dans le contenu. Cette aventure a été exceptionnelle, et difficile. Nous avons souvent été critiqués comme un nouvel acteur ayant changé les habitudes dans le secteur. Je crois que nous lui avons aussi beaucoup apporté. Il est plus simple de critiquer que de voir les avantages. Nous avons beaucoup mieux suivi la vie politique, les campagnes électorales. Nous avons lancé la retransmission des meetings en direct dès 2007, et avons permis à tous les Français d'avoir les images du monde. Il n'est pas simple de gérer une chaîne en direct 21 heures par jour. En 15 ans, nous n'avons pas vu tellement de dérapages. Je suis très fier du travail accompli par toutes les équipes.

Après BFM TV, il y a eu RMC découverte, la chaîne du documentaire, puis RMC Story, après le rachat laborieux de Numéro 23. Le CSA avait retiré la fréquence au cédant. Nous avons attendu que le Conseil d'État lui donne raison pour pouvoir acquérir la chaîne. Le développement de notre groupe en a été retardé.

Finalement, en 2015, j'ai pris la décision de céder mon groupe pour deux raisons. D'abord, la multiplication des chaînes d'information. Notre audience s'élevait à 2,4 ou 2,5 %. BFM TV compte 12 millions de téléspectateurs par jour, soit l'audience du 20 heures de TF1 sur 30 minutes. Nous étions un acteur puissant dans l'information, mais nous apportions, je pense, beaucoup de pluralisme et d'indépendance. Il est légitime que les responsables du groupe TF1 aient voulu faire de LCI une chaîne gratuite. Que le régulateur et le législateur l'aient permis nous a considérablement mis en risque. Le nombre de chaînes d'information a poussé à la radicalisation. L'un de ces acteurs a craqué, et a créé un équivalent de Fox News, première chaîne d'information aux États-Unis, avant MSNBC, puis seulement CNN. Voulons-nous des chaînes d'opinion en France ? Nous identifions un intérêt du public pour celles-ci, mais un véritable équilibre doit être trouvé.

Ensuite, j'identifiais un risque dans la révolution digitale et le poids des télécoms dans la distribution des chaînes. Le Parlement a également avancé sur le sujet de la numérotation. La diffusion des chaînes de télévision passera de moins en moins par le hertzien, et de plus en plus par la fibre. La cession de NextRadio au groupe Altice a été très rapide. Patrick Drahi m'a vendu un projet. Nous avons réalisé tout ce que nous avions prévu. Au départ, je devais diriger tous les médias du groupe. Patrick n'avait aucune ambition sur les contenus. Simplement, BFM devait rester numéro 1, et les pertes dans la presse devaient être limitées. En raison de notre bonne entente, je suis finalement devenu président d'Altice France, et président de SFR, preuve que l'intégration s'était bien déroulée. Chez BFM, rien n'a changé. Hervé Beroud est toujours là. Marc-Olivier Fogiel a rejoint l'entreprise sous ma présidence. La chaîne n'a pas été déstabilisée sur le plan éditorial. L'actionnaire n'a jamais exercé de pressions, bien qu'il ait parfois pu réagir en tant que téléspectateur.

Les pressions reçues durant ma carrière venaient plutôt du monde politique. BFM a été critiqué pour avoir tendu son micro à Leonarda après l'intervention du Président de la République. La crise des gilets jaunes a également été reprochée aux médias. Il n'était pas facile de diriger une chaîne d'information dans cette période. Nous avons toutefois toujours cherché à montrer la vérité. Sinon, ce sont les réseaux sociaux ou Russia Today qui s'en chargent.

À la fin de cette période, difficile pour BFM TV, nous avons considéré que nous avons bien fait notre métier.

Ensuite, la concentration et le pluralisme doivent s'adapter à la révolution digitale. Les Gafam sont aujourd'hui omniprésents. Ils sont américains, monopolistiques, très utiles, et ont rencontré un succès incroyable. Ils demandent à chaque pays concerné de s'adapter, ce que nous ne faisons pas assez rapidement. Ils modifient beaucoup le marché en termes de publicité, d'information et de culture. Facebook, Twitter, Google, Netflix ou Amazon sont très présents dans les secteurs de l'information et de la production. Ces sujets nous concernent tous.

Le déploiement de la fibre rendra très rapidement la TNT obsolète. Dans moins de cinq ans, la quasi-totalité des Français y sera connectée. Tous les engagements pris visent à fibrer très rapidement la totalité des habitations. Avant de quitter Altice, j'ai inauguré de nouveaux centres d'exploitation de la fibre en régions, dans des zones rurales. Du jour au lendemain, les gens abandonnent la TNT pour aller sur la fibre, qui leur amène le replay et les plates-formes digitales.

Enfin, la publicité adressée va totalement changer le monde de la publicité à la télévision. Un nouvel âge d'or se présente pour cette dernière. Nous ne devons pas manquer ce rendez-vous. La télévision apportera le meilleur de deux mondes : la possibilité de cibler la publicité, ce dont les annonceurs ne peuvent plus se passer ; et une expérience créative que le digital sur le mobile ou sur ordinateur n'apporte pas.

Je suis favorable à la fusion TF1-M6. Avec L'Express, nous sommes candidats pour racheter une chaîne, Express TV, et créer un groupe autour d'une marque d'information forte, qui fêtera l'année prochaine ses 70 ans. Je crois à la convergence entre les médias. Pour que les marques de presse historiques réussissent, elles doivent moderniser intensivement leur organisation et leur fonctionnement. Disposer d'une chaîne de télévision nous apparaît être un projet très excitant. J'espère que nous parviendrons à convaincre les vendeurs.

Les régulateurs doivent faire évoluer leurs logiciels d'analyse dans la réalité du développement du numérique, sans quoi nous risquerons d'affaiblir les entreprises françaises, si elles ne peuvent pas se battre à armes égales, en investissant et en se développant. Le marché pertinent de la publicité ciblée me semble être celui du digital. L'enjeu de la fusion TF1-M6 est celui du pluralisme. Je pense que nous devons donner plus de pouvoir au CSA, pour l'heure limité pour revoir les conventions ou contrôler le pluralisme pour les chaînes.

M. David Assouline, rapporteur. - Pourquoi vous auditionner pour parler de concentration, alors que vous n'êtes pas à la tête d'un grand groupe qui concentre ? Il m'a semblé intéressant de vous entendre sur votre propre expérience. Avec M. de Tavernost, vous nous avez longtemps indiqué être un professionnel des médias, indépendant par rapport au reste du paysage médiatique. Vous défendiez avec fierté cette marque de fabrique. Ensuite, vous avez jugé bon de vendre votre propriété à Altice, qui n'était pas présent dans le domaine des médias. Vous nous dites que ce rachat n'a rien changé. Votre point de vue a-t-il néanmoins évolué ? Cette fierté ne vous semblait-elle plus vivable dans le monde d'aujourd'hui ? Vous êtes-vous senti obligé, pour tenir, de passer sous la coupe de groupes intégrés pouvant posséder les tuyaux, produire du contenu, diffuser... ?

M. Alain Weill. - L'évolution de la réglementation autour des chaînes d'information et la volonté du pouvoir politique de faire passer LCI en gratuit ont grandement fragilisé le secteur. Avec deux chaînes, nous affichions 2,4 à 2,5 % de part d'audience. J'ai estimé qu'avec 4 chaînes, nous passerions sous les 2 %, équilibre de BFM TV. J'aurais fragilisé l'entreprise, et donc le groupe. Le céder à Altice visait à le mettre à l'abri. En plus de l'intérêt du vendeur, l'avenir de l'entreprise est très important. Le bilan de NextRadio TV au sein d'Altice est positif. Je n'ai pas de regrets.

Le projet de chaînes régionales que nous avons développé avec Patrick Drahi est passionnant. Il est aujourd'hui entravé par les règles anti-concentration. BFM reste petit par rapport aux grands groupes qui se constituent. Un nouvel entrant ayant l'ambition de devenir fort en démarrant sur l'information locale me semble assez sain à côté de France 3. Sur l'information nationale, c'est un acteur qui pèse dans le paysage aux côtés de grands groupes tels que TF1 et M6.

M. David Assouline. - Vous critiquiez le fait que les autres médias ne soient pas indépendants lors d'auditions. Vous n'avez pas changé d'avis, bien que vous ayez été contraint à autre chose ?

M. Alain Weill. - Je n'ai absolument pas changé d'avis. Qu'un groupe indépendant comme le nôtre ait bien réussi dans l'information était un plus. Le CSA l'a rendu possible, mais un autre CSA a rendu la situation bien plus compliquée en préférant renforcer un groupe existant, et en prenant le risque d'affaiblir un groupe indépendant.

M. David Assouline. - Certains points de vue étayés, et respectables, considèrent qu'il faut aujourd'hui que les médias soient possédés par des groupes assurant d'autres activités. D'autres ajoutent que c'est l'idéal. Vous considérez que ce monde protégeait beaucoup plus son indépendance et sa créativité en étant d'abord médiatique.

Ensuite, vous indiquez qu'il n'y avait plus de place avec les quatre chaînes d'information. Vous dites que l'audience d'une journée sur BFM est égale à 30 minutes d'audience sur TF1 le soir. Il s'agit du nombre de téléspectateurs, et non du temps passé. L'impact de structuration de l'opinion pour chaque auditeur est plus important sur une chaîne d'information en continu que lorsqu'il regarde le 20 heures quelques minutes. La réception du message et son caractère répétitif ne devraient-ils pas être pris en compte ?

M. Alain Weill. - De mémoire, la durée d'écoute sur BFM avoisine les 20 minutes, voire moins si l'actualité n'est pas très forte, et bien évidemment plus en cas d'actualité très forte. Seuls les professionnels l'allument du matin au soir. Sur une chaîne d'opinion, c'est différent. Fox News est la première chaîne d'information aux États-Unis, parce qu'elle propose de vrais shows d'actualité avec des personnalités engagées. Les téléspectateurs regardent alors la totalité du programme. Pour une chaîne factuelle, la durée d'écoute est plus courte.

M. David Assouline. - Pouvez-vous assurer que l'absorption par SFR n'a rien changé aux structures des rédactions existantes, y compris dans la presse écrite ? Votre réputation dit que votre prise d'un titre ou d'une entreprise de média s'accompagne souvent d'une réduction assez importante du personnel.

M. Alain Weill. - Il est obligatoire de prendre des mesures face à une entreprise qui perd énormément d'argent, parce que des erreurs ont été commises par d'autres directions. C'est pour cette raison qu'existent en France l'assurance chômage et d'autres systèmes visant à amortir les difficultés liées à ces périodes très difficiles. Dans le secteur, les gens partent avec un à deux ans de salaire, en plus d'un accès à une assurance chômage par la suite. Nous essayons de les accompagner avec des plans de reconversion et de formation.

Ce qui est important, c'est d'avoir envie de sauver des entreprises, comme ce fut le cas chez RMC ou BFM Radio.

M. David Assouline. - Et pourquoi pas La Tribune ? Pensez-vous qu'il n'y a de la place que pour un journal économique dans le pays, y compris en termes d'audience ? Maintenant, il ne reste que les Échos, et la Tribune sur le net. Ce pluralisme en termes d'information économique était pourtant pertinent.

M. Alain Weill. - La Tribune était en difficulté depuis son origine. J'ai pris ce journal en 2007. Bernard Arnault voulait racheter les Échos. Il cherchait un repreneur qu'il a accompagné pour la cession. La crise économique est arrivée. Plus d'introductions en bourse, plus de publicités financières, plus d'annonceurs. J'ai préféré me concentrer sur BFM, qui était jeune, et j'ai cédé l'entreprise pour son prix d'achat à un autre actionnaire.

En effet, le pluralisme est très important, dans la presse économique comme ailleurs. Je ne doute pas que BFM Business y contribue à côté des Echos, avec une audience souvent supérieure grâce à la puissance de la radio et de la télévision. Il est toujours bon d'encourager le pluralisme, si ça se fait naturellement.

M. David Assouline. - Je parlais de la presse écrite. BFM Business n'est pas un journal.

Vous avez procédé à plusieurs plans sociaux chez L'Express, avec une utilisation assez importante des clauses de cession. Combien le journal comptait-il de cartes de journaliste à votre arrivée ? Combien en reste-t-il ?

M. Alain Weill. - Nous pouvions procéder à des plans sociaux, ou laisser mourir l'entreprise. Il fallait réparer les erreurs ayant été commises. En outre, l'âge d'or de la presse écrite est passé. Elle retrouvera, j'en suis certain, une période beaucoup plus favorable, peut-être pas sous format papier. Nous n'en sommes pas loin, raison pour laquelle je crois en l'avenir de l'Express. Pour autant, il faut s'adapter. Si on n'a pas le courage de le faire, on met l'ensemble de l'entreprise en danger.

L'Express compte aujourd'hui 65 cartes de presse - contre 95 pour The Economist, que nous prenons en exemple. Leur nombre est cohérent avec notre projet éditorial. Il nous permet d'atteindre un niveau de qualité compatible avec la pérennité et l'ambition du journal.

M. David Assouline. - S'agit-il bien d'emplois à plein temps ?

M. Alain Weill. - Il s'agit de 65 cartes de presse de salariés, en plus de plusieurs dizaines de pigistes.

M. Laurent Lafon, président. - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre projet de chaîne Express TV ? En quoi ne serait-elle pas une chaîne d'information ?

Vous avez demandé un renforcement des pouvoirs de l'ARCOM, notamment pour contrôler le pluralisme. Pouvez-vous clarifier les besoins supplémentaires que vous souhaiteriez voir mis en place ?

M. Alain Weill. - Le nombre de candidats prêts à investir dans la presse est faible. Au regard de mon expérience professionnelle, le projet Express TV m'apparaît toutefois intéressant. Je ne suis pas un grand mécène de la presse. Ma démarche vise tout de même à prendre beaucoup de risques pour assurer la pérennité d'une marque qui nous a fait rêver lorsque nous étions plus jeunes. Nous sommes obligés, tous ensemble, de réussir. L'année prochaine, nous fêterons les soixante-dix ans de L'Express. Lorsque j'ai repris le journal, il perdait 12 millions d'euros. Nous en avons perdu 6 en 2020, 2 en 2021, et nous serons positifs cette année.

M. David Assouline. - Vous dites donc qu'il n'y a eu aucune rupture de ligne éditoriale depuis Jean-Jacques Servan-Schreiber ?

M. Alain Weill. - J'ai fait en sorte conserver l'ADN du journal. Avant de le racheter, je suis allée voir Jean-Louis Servan-Schreiber, qui avait beaucoup aidé son frère, et qui avait amené le modèle du Time magazine. Il m'a beaucoup soutenu, a parlé aux salariés et a pris part aux réunions de lancement. Nous avons tenu compte de ses avis éclairés. Nous avons conservé l'état esprit d'un journal libéral sur le plan économique et sociétal. Nous poursuivons la ligne éditoriale originale de L'Express.

M. Laurent Lafon, président. - Et le projet de télévision ?

M. Alain Weill. - Je crois que les groupes doivent aujourd'hui être plurimédia et convergents. L'Express fait de l'écrit, mais aussi du podcast. Nous voulons aller vers l'image.

Une opportunité de vente de chaîne me semble intéressante. Nous comptons rester sur la même cible que L'Express, à savoir les CSP+ au sens large, soit un quart de la population française, et plutôt les 25-49 ans. Nous voulons proposer une chaîne culturelle, avec des talk-shows, du documentaire, de la fiction, des programmes sur la culture, le spectacle, le cinéma et la mode, avec une part importante liée au linéaire tout en misant immédiatement sur le délinéarisé et le replay. Sur le plan publicitaire, nous imaginons un projet cohérent avec à la fois le journal papier, le journal digital, les podcasts et ce projet de chaîne de télévision.

M. Laurent Lafon, président. - Et l'ARCOM et le pluralisme ?

M. Alain Weill. - Le pluralisme tel qu'on le percevait il y a quelques années évolue. Avant, on pensait au temps de parole des partis représentés à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Avec CNews, on a vu apparaître une chaîne de débats, d'opinion, qui nécessite sans doute de nouvelles façons d'analyser et d'animer ce secteur de la part du régulateur. Peut-être qu'à côté de CNews, il faudrait d'autres chaînes d'opinion parmi les quatre chaînes d'information.

M. David Assouline. - Vous, connaisseur des chaînes d'information, nous dites que c'est une chaîne d'opinion ?

M. Alain Weill. - Oui, c'est une chaîne de débats. Je crois que les éditeurs de la chaîne ne le contestent pas. Être une chaîne de débat ou d'opinion n'est pas négatif.

M. David Assouline. - Vous avez dit « une chaîne d'opinion ».

M. Alain Weill. - Oui. Ils font moins de journaux que BFM. Il y a plus de débats, qui rencontrent le succès. C'est une expérience intéressante. Le CSA doit s'assurer que l'offre est équitable sur l'ensemble du paysage audiovisuel.

M. David Assouline. - Je comprends que vous n'êtes pas opposé aux chaînes d'opinion, si elles sont plusieurs afin de respecter le pluralisme et d'atteindre un certain équilibre.

M. Alain Weill. - Oui. Dans un paysage à quatre chaînes, le groupe Vivendi a pris une décision assez raisonnée et efficace. L'intérêt du public est important. Ensuite, il revient au CSA de veiller au respect du pluralisme.

M. David Assouline. - Les chaînes d'information ne sont pas des chaînes d'opinion. Avec votre regard de connaisseur, vous estimez qu'il s'agit d'une chaîne d'opinion, et qu'il devrait y en avoir d'autres. Ce n'est pas ce qui est conclu avec le CSA. Vous préconisez donc de modifier le cahier des charges, ou du moins l'engagement des chaînes d'information, pour qu'elles puissent être des chaînes d'opinion, si elles le souhaitent.

M. Alain Weill. - Je ne veux pas porter de jugement sur le respect ou non de la convention de la part de CNews.

M. David Assouline, rapporteur. - Elle doit être similaire à celle de BFM. C'est une chaîne d'information.

M. Alain Weill. - Il est compliqué de savoir qui représente quel bord. Il est sans doute nécessaire que le CSA dispose d'autres indicateurs en plus du temps de parole des groupes représentés à l'Assemblée nationale.

M. David Assouline, rapporteur. - Qu'accepte la République lorsqu'elle donne une fréquence ? Ce n'est pas uniquement la diversité des idées qui pose question, mais aussi ce qui peut être acceptable. Si la liberté d'expression existe, ces mêmes expressions ne doivent pas nuire aux autres.

M. Alain Weill. - La chaîne a évolué et rencontre son succès. À un moment où le hertzien perd de son pouvoir, il peut être pertinent de revoir le fonctionnement de la télévision et le sujet du pluralisme. Dans quelques années, le poids des conventions associées à l'utilisation d'une fréquence appartenant au domaine public n'existera plus, après la fin de la TNT. Nous devons tenir compte de la transformation rendue nécessaire par l'évolution technologique.

M. Laurent Lafon, président. - Placeriez-vous Express TV comme une chaîne d'opinion ?

M. Alain Weill. - Je ne vais pas créer la cinquième chaîne d'information française, alors qu'elles sont déjà trop nombreuses. Il s'agirait d'une chaîne culturelle, qui s'adresserait au public détaillé plus tôt.

M. David Assouline, rapporteur. - Sur le modèle de Paris Première ?

M. Alain Weill. - C'est une bonne référence.

Mme Monique de Marco. - Vous détenez 51 % des parts de L'Express. Êtes-vous favorable à un droit d'agrément qui permettrait aux salariés et journalistes de pouvoir refuser la cession ou de chercher un repreneur si leur journal changeait à nouveau de propriétaire ?

M. Alain Weill. - Dans l'hypothèse d'une cession, les salariés sont consultés dans des process assez complets et longs. Pour autant, je ne pense pas qu'ils doivent avoir une forme de droit de préemption lors d'une cession, puisqu'ils ne disposent pas de tous les éléments pour assurer le développement et le changement d'actionnaire.

M. Michel Laugier. - Vous avez vous-même constitué un groupe dans un univers peuplé d'acteurs disposant de moyens financiers beaucoup plus importants. Justement, quelles difficultés avez-vous rencontrées face à ces derniers ? Vous avez commencé, comme beaucoup, par racheter des entreprises en difficulté financière. D'où viennent les fonds vous ayant permis de racheter RMC ?

Pensez-vous aujourd'hui que vous pourriez refaire le même parcours, dans ce contexte d'évolution du monde médiatique ?

Enfin, avez-vous tenté de garder la même indépendance des rédactions à mesure du développement de votre groupe ?

Comme cela a été dit sur BFM, « vous pouvez rester calme, ça se passera bien au Sénat ».

M. Alain Weill. - Je suis très attaché à l'indépendance des rédactions. Je n'étais un risque ni pour RMC, ni pour BFM TV, ni pour L'Express. Il m'est arrivé de protéger nos rédactions contre des pressions politiques ou commerciales.

M. Michel Laugier. - Aucun sujet ne s'est jamais posé concernant SFR ?

M. Alain Weill. - En tant que président de SFR, je n'ai jamais pu être interviewé sur BFM Business, comme les présidents de Free, d'Orange ou de Bouygues Telecom ont pu l'être. Les journalistes étaient mal à l'aise avec le sujet. Je ne me suis jamais battu, car ce n'était pas vital. Pour autant, ce n'était pas normal. Les invités, quels qu'ils soient, doivent être traités de la même manière. Si les résultats de SFR sont mauvais, on le dit. Il ne sera reproché à personne de dire la vérité.

M. David Assouline, rapporteur. - J'ai évoqué avec M. Drahi le cas particulier d'un rédacteur de capital qui collaborait avec BFM Business, et qui a été écarté après certains propos.

M. Alain Weill. - Patrick Drahi ne connaissait pas ce sujet, qui n'était pas un évènement.

BFM et Capital étaient partenaires pour réaliser une émission sur les cryptomonnaies. Capital a publié des articles dénigrants et inacceptables, ne rendant pas compatible un partenariat harmonieux entre les deux entreprises. L'émission confiée au journaliste de Capital s'est arrêtée, mais l'individu en lui-même n'a jamais été remis en cause.

Il est dans l'intérêt de tout le monde que les rédactions soient indépendantes. L'auditeur, le téléspectateur ou le lecteur n'est pas dupe s'il ressent un manque de transparence. La qualité éditoriale est indispensable pour avoir de l'audience. Ceux qui ne respectent pas cette indépendance le paieront cher. Je n'ai jamais eu de problème, ni à RMC, ni à BFM, ni à L'Express en ce sens. J'attends la charte d'indépendance du journal depuis six mois, mais il n'y a pas de pression, parce qu'il n'y a pas de problème. Les journalistes travaillent très librement, ce qui ne signifie pas que je ne m'intéresse pas aux contenus, simplement d'un point de vue qualitatif, et pas du tout politique ou commercial.

Lorsque j'ai repris RMC en 1999, je me suis tourné vers un fonds d'investissement que j'avais eu l'occasion de croiser. Ses gérants m'ont suivi lorsque je leur ai raconté mon histoire. J'ai d'abord été actionnaire majoritaire. Au lancement de BFM TV, nous avons introduit le groupe en bourse, meilleure manière d'être indépendant. Le fonds est parti. J'avais la majorité des actions en droit de vote. Je contrôlais totalement l'entreprise, et je me suis senti très libre. Je n'avais pas de pression d'actionnaires, quels qu'ils soient.

Mme Sylvie Robert. - En tant qu'ancien PDG d'Altice, verriez-vous d'un bon oeil le rapprochement avec Iliad ? Il diminuerait le nombre d'opérateurs, mais permettrait de consolider ce groupement.

Ensuite, dans votre projet de chaîne, iriez-vous jusqu'à produire des contenus et acheter des studios afin de diversifier votre approche et de créer un groupe plurimédia ?

Enfin, estimez-vous aujourd'hui que les contenus sont suffisamment diversifiés en France ?

M. Alain Weill. - Je ne suis pas certain d'être très compétent, aujourd'hui, pour parler du secteur des télécoms. Je sais toutefois que les États-Unis et la Chine comptent chacun trois opérateurs mobiles. En Europe, il y en a cent. Nous avons besoin d'acteurs plus puissants en lieu et place de cette multitude de petits opérateurs.

Ensuite, Express TV n'est aujourd'hui qu'un projet. Nous n'avons pas encore convaincu les actionnaires vendeurs de nous retenir.

J'ai envie de relancer une entreprise dynamique dans le secteur des médias. L'équipe, jeune, compte de très grandes compétences et connaît bien le monde du digital. 35 des 108 collaborateurs de L'Express ont 30 ans et travaillent dans le digital. Les entreprises de presse doivent se transformer et découvrir des métiers qu'elles ne connaissaient pas jusqu'à alors : le digital, le marketing digital, les développeurs. Cet enjeu rend nécessaire des restructurations et réorganisations pour faire venir des gens qui maîtrisent un nouveau métier. Cette aventure naissante est très motivante. Il faut convaincre les actionnaires. L'autorité de la concurrence et le CSA doivent approuver la fusion. Nous sommes encore très loin du lancement de la chaîne. L'idée de reconstruire un groupe en partant d'une petite plate-forme, avec une marque exceptionnelle, est très enthousiasmante.

Sur la diversité des programmes à la télévision, je crois que l'offre n'a jamais été aussi large. Les contenus sont si nombreux que nous ne les connaissons pas. Ils sont d'assez bonne qualité. L'engagement des plates-formes d'investir en France est également très positif. Je crois que la diversité existe, ce qui ne nous empêche pas d'amener encore de nouveaux projets. Il ne faut pas, en revanche, multiplier le même format.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Alors que la durée d'écoute de la télévision linéaire en France diminue d'année en année, vous avez déclaré qu'elle menait de l'avenir, même si elle devait se transformer. Qu'entendez-vous par « transformation » ? Pensez-vous au contenu des émissions, des publicités ? Vous semblez assez enthousiaste quant à la publicité ciblée, qui, selon vous, va tout changer.

M. Alain Weill. - La télévision linéaire traditionnelle va connaître une baisse exponentielle. Les enfants ne la regardent plus beaucoup, quoi que. Malgré les déclarations, les chiffres de Médiamétrie restent rassurants.

La télévision dispose aujourd'hui des outils pour rebondir assez rapidement. Il a fallu plus de vingt ans à la presse écrite pour trouver son modèle économique, la publicité digitale n'étant pas suffisante pour assurer le redressement de ces entreprises. Aujourd'hui, le New York Times compte 9 millions d'abonnés, et en vise 15. Nous en comptons 100 000, et en visons 200 000, en France, mais aussi à l'étranger, puisque le digital offre cette opportunité. Nous voulons faire de L'Express la marque des leaders d'opinion francophones. La télévision n'attendra pas vingt ans pour rebondir. Elle a le replay et la publicité adressée. Elle est très puissante. BFM, c'est 12 millions de téléspectateurs par jour, mais TF1 en compte 35 ou 40 millions. Même si l'audience baisse, la télévision restera puissante de longues années en linéaire pour attirer les annonceurs avec la publicité adressée. Le replay constitue en outre une solution immédiate à la volonté des gens de choisir l'heure à laquelle ils consomment leur programme.

Je crois en revanche que la télévision doit évoluer en allant davantage vers les contenus qui ont moins de sens en délinéarisé. Je crois aux programmes en direct, au sport, au spectacle vivant.

Si je fais preuve d'un certain optimisme, les années à venir seront tout de même assez agitées pour le secteur de la télévision en général.

Mme Laurence Harribey. - Imaginez-vous un avenir pour le fait régional dans celui de la télévision et la presse ? A-t-il une place, et à quelle condition ? Peut-il constituer un élément de la pluralité ?

M. Alain Weill. - En France, nous sommes très en retard sur l'information locale, notamment dans le secteur de l'audiovisuel. En plus de France 3, des chaînes régionales ont existé. Elles n'ont jamais vraiment fonctionné, car leur modèle économique était difficile. Avec BFM TV et BFM régions, nous avons pu faire une chaîne d'information de qualité avec des moyens beaucoup moins importants qu'hier. Il y a quelques années, trois ou quatre personnes devaient se déplacer sur le terrain pour faire un sujet. Aujourd'hui, les journalistes sont équipés d'iPhone et ramènent leurs images. Toute la technique de BFM Régions est gérée depuis Paris. Peu de personnel technique ou administratif est donc nécessaire. Tout est concentré sur la rédaction, puisque le contenu est clé.

Oui, les programmes locaux sont très importants. La France a pris du retard parce qu'elle a des règles. On a voulu protéger la presse quotidienne régionale, sans doute à juste titre. En empêchant des acteurs nationaux d'aller sur des marchés locaux, on a perdu sur les deux tableaux. La presse quotidienne régionale est très élevée, et n'est pas en grande forme. Les chaînes nationales, quant à elles, n'ont pas pu se développer sur le terrain local.

Nous observons également un retard sur le plan économique. L'impossibilité pour des entreprises locales d'accéder à des médias locaux puissants est négative pour notre pays et pour la croissance.

Enfin, les chaînes locales ne peuvent pas réussir en étant numérotées 112 ou 215. Aux États-Unis, la chaîne locale est numérotée 1.

M. Laurent Lafon, président. - Il est toujours intéressant de vous entendre, au vu de votre connaissance du secteur. Merci beaucoup.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 heures.

Vendredi 11 février 2022

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Audition de M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France

M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Missoffe, vous étiez déjà venu devant la commission de la culture le 28 juin dernier pour évoquer notamment la question des droits voisins, sur laquelle nous allons revenir. La société que vous représentez, de par son poids économique et son importance dans la vie quotidienne d'une immense majorité de nos concitoyens, ne pouvait pas être ignorée dans le cadre de la commission d'enquête sur la concentration des médias. Google représente une capitalisation boursière de 2 800 milliards de dollars et a annoncé la semaine dernière un bénéfice de 76 milliards de dollars - l'équivalent du chiffre d'affaires de sociétés comme le groupe Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH). Cette puissance, qui par bien des aspects vous rapproche d'un État, ne pouvait bien entendu pas aller sans son lot de controverses.

En effet, que vous en récusiez ou pas le terme, vous êtes bien aujourd'hui pour beaucoup un média à part entière, par votre capacité à fournir à chacun, via le moteur de recherche, des informations personnalisées, et également par la proportion plus que significative des ressources publicitaires que vous percevez, pour beaucoup, au détriment de la presse écrite notamment.

Vous le voyez, nos interrogations sont nombreuses, et nous sommes donc impatients d'ouvrir ce temps d'échange avec vous. 

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Missoffe, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Missoffe prête serment.

M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. - Je suis avec attention les travaux de votre commission depuis plusieurs semaines et mesure pleinement l'importance de ces enjeux. Google compte aujourd'hui en France plus de 1 400 collaborateurs, qui travaillent à Paris, à Grenoble, mais aussi dans nos ateliers numériques de Rennes, Nancy, Saint-Étienne, Montpellier ou Bordeaux. Nous sommes convaincus que la réussite de la France dans le numérique passe autant par la technologie que par son appropriation par les individus. Cet engagement prend tout son sens dans les régions. Depuis que j'ai rejoint Google il y a seize ans, j'ai vu combien les usages liés à internet ont bousculé tous les secteurs, en particulier celui des médias.

J'évoquerai tout d'abord le rôle de Google dans l'accès à l'information.

Les Français s'informent de plus en plus via des solutions numériques : comme le suggérait en avril 2021 l'Observatoire de la presse et des médias, 72 % des lectures de presse sont effectuées en ligne. Les réseaux sociaux se sont imposés au côté des médias.

Sur un moteur de recherche, l'accès à l'information est un peu différent, car l'action de l'internaute est nécessaire. On ne cherche pas l'information, on cherche où la trouver. Par exemple, à la question proposée sur Google : « Comment s'inscrire sur les listes électorales ? », le premier lien est le site du service public. Nous ne donnons pas la réponse, nous indiquons où la trouver. Pour une requête sur l'actualité, l'utilisateur reçoit une offre multiple de points de vue à travers plusieurs sources. Pour une recherche sur le nom d'un candidat à l'élection présidentielle, défilent dans un carrousel des titres issus de plusieurs publications. Les principes sont très simples : offrir du choix pour les utilisateurs et du contrôle pour les éditeurs, qui peuvent indexer ou non les contenus.

Dans ce contexte, Google continue à jouer un rôle clé : être un acteur engagé sur le pluralisme, en offrant ce choix de liens divers. Cet accès à l'information plurielle a permis l'émergence de nouveaux médias indépendants et de nouveaux formats destinés à des audiences souvent plus jeunes qui s'informent autrement, notamment sur YouTube.

J'évoquerai ensuite l'engagement de Google avec les médias.

Notre première contribution aux médias, c'est le trafic que nous apportons. Quand un utilisateur pose une question à Google sur un sujet d'actualité, la réponse est apportée sous la forme d'un extrait avec un lien vers le site du média. À l'échelle européenne, c'est 8 milliards de clics par mois. Nous aidons aussi les médias à comprendre ces audiences et à les monétiser. Les éditeurs de presse peuvent en effet choisir nos solutions pour afficher des publicités sur leur site. Nous leur reversons ensuite plus des deux tiers des revenus, soit 4 millions d'euros de revenus pour chacun de nos partenaires les plus importants.

Nous travaillons aussi sur d'autres pistes susceptibles de favoriser l'indépendance économique des médias. Je pense en particulier aux abonnements. En 2021, nous avons lancé une nouvelle fonctionnalité « S'abonner avec Google », pour permettre aux titres de presse de réduire les frictions via l'abonnement en ligne. Nous avons déjà accompagné 7 titres, et les premiers résultats sont très encourageants, avec plus de 112 000 abonnements.

Le deuxième pilier est l'innovation. Nous aidons les médias dans la transition numérique de leur production journalistique à hauteur de 85 millions d'euros depuis 2013 au travers de différents fonds de soutien à la presse.

Le troisième pilier est la rémunération des droits voisins. Nous avançons dans le cadre de la transposition française de la directive européenne. À cet égard, nous avons signé un accord avec l'Agence France-Presse (AFP) en novembre dernier. De plus, nous poursuivons les avancées significatives avec l'Alliance de la presse d'information générale (APIG), notamment sur la contractualisation de nos accords. Nous échangeons également régulièrement avec le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) dans le but de trouver un accord rapidement.

Je terminerai par notre place dans l'écosystème publicitaire.

La publicité sur les formats numériques est très dynamique depuis plusieurs années, cela a été dit à de nombreuses reprises. Une partie de cette croissance a été tirée par l'arrivée de centaines de milliers d'annonceurs, de toutes tailles. Pour quelques euros par semaine, un restaurant de province peut acheter un mot clé sur Google et afficher un lien de publicité de son établissement ciblé en direction de certains consommateurs. Ce sont toujours les annonceurs qui arbitrent les usages en fonction de leurs objectifs de campagne et du retour sur investissement, quel que soit le support. Cette convergence des usages aboutit à une convergence des investissements publicitaires. En France, 15 millions de Français regardent chaque mois YouTube sur leur télévision. Cette différenciation entre format numérique et linéaire correspond de moins en moins à la réalité des usages hybrides.

En conclusion, je tiens à vous redire combien nous mesurons l'importance de ces débats. Nous sommes engagés avec tous les acteurs concernés pour créer les conditions d'une information diverse et de médias indépendants.

M. David Assouline, rapporteur. - Cette audition est pour nous importante, je l'ai dit hier au représentant de Facebook. Le nom de votre société a été cité à de nombreuses reprises lors de nos auditions, notamment par de très grands propriétaires de médias français. Ceux-ci justifient leur stratégie par la concurrence impitoyable des géants américains dont vous faites partie.

Pourriez-vous préciser votre statut ? Vous êtes un hébergeur, ce qui vous impose des obligations - financières, fiscales, réglementaires - différentes de celles d'un éditeur. Or vous n'admettez pas que vous êtes un média qui produit de l'information, même s'il ne la « crée » pas à proprement parler. Par les algorithmes, vous effectuez une action de sélection, qui est le travail premier d'un comité de rédaction journalistique. Comment pouvez-vous continuer à opposer un statut de « moteur de recherche » qui est pour le moins réducteur ? Entre celui-ci et l'éditeur, une voie intermédiaire pourrait être imaginée.

Pour les droits voisins, j'ai constaté une évolution de votre part. Au lendemain de la promulgation de la loi en France, le président de Google News restait arcbouté sur ses positions. Il ne s'estimait pas redevable de la captation publicitaire envers les producteurs de l'information, considérant qu'il s'agissait d'un service rendu. Selon lui, Google pouvait néanmoins, en bon mécène, apporter une contribution volontaire à la presse. Vous avez finalement reconnu le principe du droit voisin dans un communiqué. Ne le niez-vous pas aujourd'hui ? Où en sommes-nous des négociations que vous avez engagées après les condamnations de l'Autorité de la concurrence ? Dans quels délais la finalisation pourrait-elle intervenir ? Les sommes sont-elles discutées, et pour quels volumes ?

M. Sébastien Missoffe. - Les questions posées sur Google sont extrêmement diverses. Le moteur de recherche continue à jouer un rôle extraordinaire, en identifiant parmi des centaines de milliards de pages partout dans le monde celles qui répondent à la question. Cela reste un grand défi technologique qui est au coeur du lien de confiance avec les utilisateurs. Lorsqu'il s'agit d'une information concernant l'actualité, le traitement ne sera pas le même que pour la définition d'un mot, par essence peu variable dans le temps. Chez Google, ce sont des ingénieurs et non des journalistes qui indexent les pages afin de trouver l'information adéquate. Je précise que nous donnons non pas une réponse, mais des éléments de réponse.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous donnez au moins de l'information sur l'information.

M. Sébastien Missoffe. - Nous sommes un moteur de recherche qui indexe des sites et indique où trouver la réponse à une question donnée.

Sur les droits voisins, j'évoquerai d'abord les montants, le sujet le plus important. Il s'agit d'un droit et non d'une subvention. Nous travaillons depuis plusieurs années avec la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), ou encore la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), sur des oeuvres protégées. Nous avons eu des discussions voilà quelques années sur les enjeux des grandes transformations dans le monde de la musique. Des accords ont été finalisés : 4 milliards de dollars ont été partagés l'an dernier aux ayants droit.

Nous reconnaissons les droits voisins, je le confirme devant vous. Mais il a fallu trouver en premier lieu l'assiette. À ce propos, vous visez notre lenteur. Nous avons des défauts, mais nous sommes très exigeants sur le respect des principes partout dans le monde. L'assiette a donc été calculée sur les revenus générés sur des pages de Google sur lesquelles apparaissaient des sites d'éditeurs de presse via un lien. Les revenus sont partagés avec les éditeurs de presse. Il existe d'autres solutions comme Google Actualités. Les revenus y étant inexistants, nous avons réfléchi à un forfait. Nous avons ensuite travaillé avec les associations et les éditeurs pour que les règles communes soient les plus transparentes et non discriminantes possible.

M. David Assouline, rapporteur. - S'agissant des enjeux de la concentration en France, le projet de fusion de TF1 et de M6 réveille un débat qui concerne l'ensemble des acteurs des médias, à savoir le marché pertinent de la publicité. Il existe deux marchés considérés comme tels : l'audiovisuel et le numérique. Google est en situation de quasi-monopole, puisqu'il détient avec Facebook / Meta 75 % de parts de marché. Pour que la fusion TF1/M6 ne produise pas un abus de position dominante, l'idée a été émise de fusionner les deux marchés. Cette solution vous laisserait un peu plus de 50 % du marché. Quelle est votre analyse à ce sujet ? Je ne vous demande pas d'émettre une position sur une quelconque fusion ou de remplacer l'Autorité de la concurrence.

M. Sébastien Missoffe. - Je n'ai aucune légitimité pour avoir une position arrêtée sur ce sujet. Néanmoins, je peux apporter mon témoignage. J'ai travaillé dix ans au sein d'équipes marketing d'un groupe de cosmétique français, et j'ai rejoint Google il y a seize ans. J'ai parlé avec des milliers d'annonceurs. Ils veulent toucher les audiences, qui passent de plus en plus de temps sur les formats numériques. Ils sont très attentifs au retour sur investissement pour identifier les médias les plus utiles pour eux. Dans la presse, on trouve de la publicité traditionnelle, mais aussi le display. Ces formats évoluent vers une plus grande convergence. Ce phénomène va s'accélérer sur le marché de la télévision, avec la publicité ciblée et les télévisions connectées.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous trouvez donc logique que cette fusion des deux marchés s'opère.

M. Sébastien Missoffe. - Je constate que les annonceurs regardent aujourd'hui les formats sans les séparer. Sur un certain nombre de nos formats, par exemple sur YouTube, nous sommes en concurrence avec la télévision.

M. Laurent Lafon, président. - Je voudrais revenir sur l'information. Même si vous n'êtes pas éditeur, vous avez un rôle de présentation par la hiérarchisation des algorithmes. Comment fonctionnent-ils et quels sont les critères pour arriver en tête ? Des notions de pluralisme de l'information sont-elles prises en compte par ces algorithmes ? Les prestations fournies en vertu d'accord avec des éditeurs peuvent-elles avoir des conséquences sur la présentation de leurs articles ?

M. Sébastien Missoffe. - La présentation de l'information repose sur des équipes d'ingénieurs dédiées avec lesquelles nous n'avons aucun lien, afin que nos interactions diverses n'aient aucune influence sur le résultat présenté. C'est le coeur de la confiance que placent les consommateurs dans ces moteurs de recherche. De la même façon, la publicité a toujours été identifiée comme telle de façon très claire. Il y va de la qualité de l'expérience des utilisateurs de Google, qui se reconnaissent dans les résultats très divers du carrousel qui s'affiche.

Concernant la hiérarchisation, une plus grande transparence est attendue. Nous avons publié à cet égard un rapport sur les méthodes utilisées, algorithmes ou vérifications individuelles, pour chaque secteur d'activité.

M. Laurent Lafon, président. - Afin de mieux comprendre la répartition du marché publicitaire entre le numérique et les médias traditionnels, pourriez-vous nous indiquer comment vos revenus se répartissent-ils ? Auriez-vous des chiffres précis en fonction de la taille des annonceurs ou de la cible, nationale ou locale ?

M. Sébastien Missoffe. - La publicité sur les moteurs de recherche est particulière en ce qu'elle est souvent mondialisée. Un hôtel de Bretagne pourra s'afficher aux États-Unis, et inversement. Cette dimension géographique d'import-export est quelque peu délicate à définir.

M. Laurent Lafon, président. - Nous voudrions appréhender l'effet de transfert dans le temps entre la télévision et le numérique pour les gros annonceurs ? Cela représente-t-il une part importante de vos revenus publicitaires ?

M. Sébastien Missoffe. - Je n'ai pas ces données brutes, car nous ne partageons pas le montant entre les annonceurs historiques et les plus petits. La publicité sur YouTube génère 18 milliards de dollars pour le monde, et probablement quelques centaines de millions en France. Certains des annonceurs traditionnels ont transféré une partie de leur budget sur ce site, mais les ordres de grandeur ne sont pas très significatifs dans ce cas.

M. Michel Laugier. - La concentration des médias, les plateformes internationales : deux mondes s'affrontent, avec des conséquences importantes en termes d'audience et de marché publicitaire. Quel est le montant de vos recettes publicitaires en France sur les 76 milliards de dollars qu'a évoqués M. le président ? Votre positionnement perturbe-t-il le monde médiatique français ? Les recettes publicitaires sont exponentielles au détriment de la presse écrite, qui a perdu 5 % de ses revenus en dix ans. Vous contribuez aujourd'hui, grâce à l'initiative sénatoriale sur les droits voisins, à financer les journaux. Comptez-vous aller plus loin que vos obligations légales ? Vous sentez-vous responsable des informations diffusées sur Google ? Combien de personnes au sein de Google France sont-elles affectées au contrôle ? Vous avez été sanctionnés deux fois à des amendes importantes. Comment l'expliquez-vous ?

M. Sébastien Missoffe. - Voulons-nous aller plus loin que la loi ? Évidemment oui. Chez Google, nous croyons passionnément en l'importance de l'information. Et nous n'avons pas attendu le sujet des droits voisins pour travailler avec les groupes de médias, puisque nous leur avions déjà consacré 85 millions d'euros. Le programme d'abonnements que nous avons mis en place favorise l'autonomie financière. Les résultats vont dans la bonne direction, et nous continuerons à innover au travers de licences au niveau mondial. Nous aurons réussi lorsque ces groupes gagneront en indépendance. Sur les algorithmes, nous sommes très vigilants et produisons un rapport annuel de transparence.

M. Michel Laugier. - Avec la crise covid et les mouvements de citoyens, comment est-il possible de se faire une véritable opinion ?

M. Sébastien Missoffe. - Les deux exemples que vous mentionnez appellent des réponses différentes.

Sur le covid, nous avons encadré le moteur de recherche pour renvoyer vers les sites les plus importants, en particulier ceux de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et du ministère de la santé, ce que justifiait l'urgence nationale et internationale. Nous avons plusieurs fois changé nos règles l'an dernier sur la diffusion sur YouTube également.

Sur l'actualité récente, si vous cherchez sur votre téléphone des informations sur ce sujet, vous serez renvoyé vers un certain nombre de sites qui assurent, je l'espère, la couverture la plus juste de la situation.

Sur les chiffres, il y a une difficulté d'import-export. Nous travaillons sur les estimations du Syndicat des régies internet (SRI), selon lesquelles la publicité numérique représentait, en 2021, 7,7 milliards d'euros, dont 3,2 milliards pour le search. Ces éléments ont le mérite de donner des estimations sur le marché français et de permettre des comparaisons avec les autres marchés publicitaires.

M. Laurent Lafon, président. - Pourquoi, pour la publicité numérique, ne parle-t-on toujours que d'estimations et pas de chiffres validés, comme pour la télévision et la presse ?

M. Sébastien Missoffe. - C'est principalement une question de périmètre géographique : pour la publicité, on a affaire à des acteurs essentiellement français. Pour le numérique, les flux entrent et sortent du pays en permanence et la définition du marché français est plus délicate.

M. David Assouline, rapporteur. - Derrière cela, c'est l'enjeu fiscal qui nous intéresse. En 2020, vous avez déclaré 576 millions d'euros au fisc. Ces montants sont pour nous, en tant que législateurs, un réel sujet, notamment sur ce qui sera engagé dans le cadre de la loi sur les droits voisins. En effet, celle-ci peut devenir complètement inopérante si les montants sont dérisoires. Êtes-vous prêts, par transparence démocratique, à rendre public le montant des accords en matière de droits voisins une fois ceux-ci conclus ?

M. Sébastien Missoffe. - J'ai plusieurs fois entendu cette question. Nous nous inscrivons dans le cadre des droits d'auteur, avec des revenus perçus en fonction de l'audience. De même que, dans le domaine de la musique, un artiste n'a pas à savoir ce que gagne l'autre, ces chiffres n'ont pas forcément vocation à être révélés.

M. David Assouline, rapporteur. - En ce cas, pourriez-vous au moins nous livrer une évaluation ?

M. Sébastien Missoffe. - L'Autorité de la concurrence, en juillet dernier, a été claire sur les éléments que nous devions partager avec les éditeurs, notamment sur le calcul de l'assiette. Nous avons envoyé un rapport d'une dizaine de pages à chacun d'entre eux, avec le montant des revenus de Google en France pour calculer cette assiette.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez donc bien fait une évaluation de ce que cela pourrait représenter comme montant pour la presse française.

M. Sébastien Missoffe. - Le montant de l'assiette a été partagé avec les éditeurs de presse. En revanche, sur l'estimation du montant des droits voisins, nous sommes au coeur des négociations avec l'Apig et le SEPM ; partager un chiffre avant la conclusion des accords me semble prématuré.

M. Laurent Lafon, président. - Vous n'avez pas répondu à la question de Michel Laugier sur les amendes. Pourquoi n'avez-vous pas conclu les accords à temps et payé de ce fait une amende de 500 millions d'euros ? Nous nous disons que les enjeux financiers sont considérables pour que Google soit prêt à payer 500 millions d'euros d'amende en retardant des négociations pourtant inévitables.

M. Sébastien Missoffe. - La loi sur les droits voisins est rétroactive. Dès lors que nous avons signé un accord, les paiements devront remonter à octobre 2019. Il n'y a donc aucun intérêt à retarder l'échéance pour nous. Nous sommes fiers aujourd'hui d'avoir pu signer avec l'AFP.

M. David Assouline, rapporteur. - Pour quel montant ?

M. Sébastien Missoffe. - Comme vous le savez, nous ne partageons pas ce montant.

Sur les amendes, il s'agissait de déterminer l'assiette des revenus de Google sur les publications de presse, et le travail effectué par les agences de presse sur chacune de ces publications. L'information est difficile à obtenir, particulièrement sur les photos. Cela nous a pris du temps et fait que nous n'avons pas réussi à signer avec tous les ayants droit dans les 90 jours impartis en avril 2020. Nous aurions préféré aller plus vite.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Cette audition est intéressante, je dirais même captivante. Étrangement, il n'y a pas un photographe aujourd'hui. Nous avons vu passer des sommités du CAC 40, avec une meute de journalistes : ce matin, il n'y a personne. Sans vous faire injure, cela me fait penser aux envahisseurs et à David Vincent, l'homme qui cherchait un raccourci que jamais il ne trouva.

M. Tabaka, face à la commission de la culture, avait prononcé des éléments de langage complètement interchangeables, très policés, sans aspérité. J'y vois un sujet de génération : depuis 1998 et l'idée géniale de Sergey Brin et de Larry Page, qui ont le même âge que vous, on a le sentiment d'un formatage et d'une idée qui se place bien au-dessus de nos réflexions. C'est ce qui vous rend à l'aise dans votre expression : nous ne sommes pas étrangers à ce que vous développez, mais c'est le débarquement d'un nouveau monde sur un continent ancien.

Nous écrivons la loi, et vous l'avenir. Il faut que les deux se rencontrent. Je reprends le sujet de notre commission d'enquête : mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie.

Pour la première partie, vous en apportez la preuve : vous êtes le responsable de cette concentration. Vous affirmez ne pas être un éditeur. Vous avez votre logique, mais nous comprenons, rationnellement, que vous êtes bien un éditeur.

Vous répondez donc à notre première question, mais également à une autre. Sur le rapprochement TF1/M6, une des raisons d'être de cette commission, vous faites du marché publicitaire une totalité. Cette fusion peut vous déranger un peu, mais vous ne hurlez pas contre elle et considérez que, de fait, le marché publicitaire à considérer est bien celui de l'audiovisuel cumulé avec celui des plateformes.

Je suis sensible à votre emploi du mot « technologie » dans votre propos liminaire. Dans notre vieille Europe, nous parlons de pluralisme. Vous, vous déployez une technologie et des algorithmes qui rencontrent la loi. Lee Sedol, champion du jeu de go, a jeté l'éponge face aux algorithmes, mais ce n'est pas notre mentalité. Quels sont, selon vous, en tant que chef d'entreprise, les freins législatifs que notre pays dresse et ceux que vous voudriez voir lever pour avoir une action plus efficace puisque vous avez révolutionné, semble-t-il, les médias ?

M. Sébastien Missoffe. - Sur les éléments de langage que j'ai partagé avec vous, nous prenons au sérieux notre présence au Sénat et notre vigilance sur nos paroles est une marque de respect.

Sur l'avenir, je suis convaincu qu'il passe par la loi. Nous ne sommes pas l'un contre l'autre : depuis seize ans chez Google, ce que je trouve le plus extraordinaire est qu'internet n'est qu'une étape d'une mondialisation commencée depuis longtemps. Jeffrey Sachs parle des sept âges de la mondialisation et considère que celle-ci a commencé par la domestication du cheval. La révolution numérique n'est qu'une étape de plus dans le rapprochement des personnes. Cette tension entre les frontières et des interactions toujours plus rapides nous invite tous à réfléchir sur notre travail et sur notre collaboration.

Je suis français, je parle cinq langues européennes, je crois en ce projet et je pense que, dans les années qui viennent, le plus difficile et le plus intéressant sera de créer les conditions du succès pour les petites et moyennes entreprises (PME) françaises. Créer ces conditions est notre plus grande fierté chez Google en France, que ce soit grâce à nos technologies ou nos insights sur les marchés.

Mme Sylvie Robert. - Nous vous posons beaucoup la question des algorithmes, et vous avez évoqué une muraille de Chine entre vous et les ingénieurs. Pour autant les modalités de l'algorithme induisent des stratégies. L'algorithme de recherche est-il le même pour tous les utilisateurs ou change-t-il en fonction des données connues sur les utilisateurs ? En d'autres termes, y a-t-il un travail d'éditorialisation des contenus en fonction des données ?

Sur les amendes évoquées par Michel Laugier, un rapport d'information de collègues députés mentionne plusieurs recommandations, dont la publicité des accords et de leurs montants, et le recours à une autorité indépendante, comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en cas d'arbitrage. Y êtes-vous favorable ?

Enfin, quels sont les objectifs de la nouvelle application Google Actualités Showcase, lancée en 2020 ? Y a-t-il une éditorialisation des contenus et une inclusion des droits voisins ?

M. Sébastien Missoffe. - L'algorithme tend à utiliser le moins de données possible pour répondre à une question. Si vous recherchez un restaurant près de chez vous, nous utiliserons la géolocalisation. Nous utilisons très peu de données sur les requêtes d'actualité, si vous recherchez un candidat à la présidentielle, vous devriez recevoir la même liste, indépendamment de votre orientation politique. Vous pouvez faire le test.

M. Laurent Lafon, président. - Nous venons de le faire avec David Assouline.

M. Sébastien Missoffe. - Nous pouvons donc voir que, malgré vos différences de points de vue, vous arrivez à des résultats similaires. Nous ne souhaitons pas enfermer les utilisateurs.

Sur votre deuxième question, il faut reconstruire la confiance, ce qui passe par un tiers. En janvier dernier, nous avons proposé à l'Autorité de la concurrence, face à ses injonctions, un arbitrage devant la chambre de commerce internationale de Paris. Oui, un tiers est important pour avancer.

Enfin, Showcase est une proposition d'achat de licences à des éditeurs de presse sur Google actualités. L'Autorité de la concurrence est claire : c'est un sujet distinct du droit voisin.

M. Julien Bargeton. - J'ai une question sur le devenir des moteurs de recherche. Les services à base de commandes vocales se multiplient. Se dirige-t-on vers un service vocal unique englobant le moteur de recherche ? Quel changement cela impliquerait-il au regard du marché publicitaire ? En effet, une recherche par commande vocale n'a pas le même effet en termes de publicité.

M. Sébastien Missoffe. - Les usages et les questions posées sur Google sont différents. Certaines questions factuelles, sur la météo ou des horaires de film par exemple, sont simples et permettent une commande vocale. Pour d'autres questions plus ouvertes, cela a moins de sens. Il n'y a pas de raz-de-marée de la commande vocale et la majorité de son usage est sur les téléphones portables.

Google, comme beaucoup d'entreprises, fait face à des disruptions potentielles. Un marché de l'information passant majoritairement par la voix remettrait notre modèle en question. Alors que la publicité, sur Google, était calibrée pour être présentée sur un écran d'ordinateur, nous avons su nous adapter à l'arrivée des smartphones à la fin des années 2000, mais je n'ai pas de réponse immédiate à vous donner pour une disruption issue du vocal.

M. Pierre-Jean Verzelen. - Google n'est pas basé sur une croissance externe. Votre modèle est cependant extraordinaire : un commerçant se pose dès son installation la question de son référencement sur Google. Cela vous place en position dominante en matière de communication et de publicité.

Sur la hiérarchisation de l'information, vous avez affirmé que les algorithmes n'étaient que peu liés aux données, avec un classement sur la qualité de l'information. Pour ma part, j'ai tapé « Emmanuel Macron Nucléaire », avec plusieurs journaux français classés dans un certain ordre. Concrètement, comment ce classement est-il fait ? S'agit-il de mes habitudes de consommation, d'un accord commercial avec les journaux ou encore de mots clés ?

M. Sébastien Missoffe. - Je réaffirme que le moins de données personnelles possible sont utilisées, même si je ne peux pas dire qu'il n'y en a aucune.

Sur la hiérarchisation, honnêtement, je ne sais pas vous répondre. Les ingénieurs s'efforcent de proposer une hiérarchisation répondant au mieux aux attentes des utilisateurs. On peut imaginer des critères comme le nombre de visites, de lectures de l'article jusqu'au bout ou de citations sur d'autres sites. Ces résultats pourraient donc changer au cours de la journée, mais vous avez pu constater une grande diversité et pluralité des réponses.

M. Pierre-Jean Verzelen. - Il n'y a donc pas de critère financier ou de notion d'accord commercial dans ce classement ?

M. Sébastien Missoffe. - Non. Les publicités qui s'affichent sont bien identifiées comme telles.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Google a gagné de fortes parts de marché dans la publicité, par rapport à Facebook notamment. En 2021, en France, le marché de la publicité digitale a crû de 24 %, pour atteindre 7,7 milliards d'euros, dont 40 % captés par Google. Comment les petits médias peuvent-ils se faire une place sur ce marché, alors que la concentration restreint leurs moyens d'action ?

Par ailleurs, je vous fais part d'une expérience personnelle. Je suis hôtelière. Autrefois, Google interdisait l'utilisation de notre nom par d'autres, ce qui nous permettait d'être en tête des référencements. Vous l'avez depuis autorisée, et Booking et Expedia nous cannibalisent, de même que d'autres hôteliers. Comment de petites structures peuvent-elles retrouver leur première place, sans avoir les mêmes moyens que les plus grandes ?

M. Sébastien Missoffe. - Sur la publicité numérique, il est frappant de voir que de nouveaux acteurs ont accès à la publicité numérique. Je pense notamment au display, très utilisé par la presse et estimé à 1,5 milliard d'euros en France par le SRI, en croissance de 31 %. De petits acteurs continuent à se développer et à monétiser leurs sites. Nous proposons à cet égard des solutions publicitaires pour des éditeurs de presse.

J'ai du mal à vous répondre sur l'exemple spécifique de l'hôtellerie. Cependant, sur le moteur de recherche, il y a des fiches d'établissement, espaces gratuits comprenant entre autres les horaires d'ouverture et le numéro de téléphone. J'en reviens à mes propos introductifs : nous entendons les besoins d'information et d'accompagnement de certaines structures. Je peux m'assurer que mes équipes vous contactent.

M. David Assouline, rapporteur. - Je reviens une dernière fois sur la question des accords. Vous êtes en cours de négociations et ne souhaitez pas en révéler les montants. Toutefois, hier, sur cette même question, Facebook n'était pas fermé : une fois les négociations conclues, serez-vous en mesure de révéler les montants ?

C'est un sujet démocratique : si on ne connaît pas les montants, comment vérifier que la juste part revient aux journalistes, en conformité avec la loi ? De plus, cela va représenter un nouveau revenu pour la presse. Les aides à la presse et les revenus liés aux abonnements sont revenus, et nous avons besoin de connaître le montant des autres apports. Il y a un risque que la presse devienne dépendante des plateformes de par la rémunération des droits voisins : c'est dans la transparence que tout cela doit s'apprécier.

Pourrez-vous publier des chiffres une fois les négociations conclues ?

M. Sébastien Missoffe. - Vous comparez avec les aides à la presse, mais les droits voisins sont bien un droit au profit des éditeurs.

M. David Assouline, rapporteur. - Je n'ai pas comparé, j'ai indiqué que les différents revenus de la presse devaient être connus pour apprécier son indépendance.

M. Sébastien Missoffe. - Je comprends la nécessaire publicité des aides à la presse. Sur les droits voisins, il s'agit d'une entreprise privée négociant avec une autre. Je reprends l'exemple d'Universal : deux artistes français ne souhaitent pas nécessairement voir publier les montants de tous leurs droits d'auteur, dans la mesure où ce sont des éléments d'appréciation de leur audience respective.

M. David Assouline, rapporteur. - Ce n'est pas comparable : les revenus de la presse nécessitent une transparence, dans la mesure où cela participe de la vie démocratique.

M. Sébastien Missoffe. - Le droit voisin s'inscrit dans le cadre des droits d'auteur, même si j'entends que le sujet de la presse est une question spécifique. Nous ne pourrons partager d'éléments sans l'accord de l'autre partie.

M. David Assouline, rapporteur. - Allons plus loin en ce cas : si l'AFP et les autres acteurs de la presse souhaitent que ces informations soient publiques, les délierez-vous de leurs obligations de confidentialité ?

M. Sébastien Missoffe. - Je ne peux pas m'engager sur ces éléments qui engagent le détail des contrats. Chaque éditeur de presse reçoit un certain montant et a les éléments permettant un partage avec les journalistes.

M. Laurent Lafon, président. - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France, Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company, EMEA, Philippe Coen, directeur des affaires juridiques de The Walt Disney Company, France & CEE, et Mme Marie-Laure Daridan, directrice des relations institutionnelles de Netflix France

M. Laurent Lafon, président. - Nous recevons maintenant M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France, M. Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company EMEA, M. Philippe Coen, son directeur des affaires juridiques, et Mme Marie-Laure Daridan, directrice des affaires publiques de Netflix France.

Madame, messieurs, vous êtes chacun dans une situation différente, mais avec un champ d'action commun qui nous permet de vous rassembler aujourd'hui : Amazon est une entreprise de commerce en ligne, membre permanent du club des GAFA - Google, Apple, Facebook, Amazon -, qui développe un service de streaming, Prime Video, lancé en 2019 en France ; Disney est une entreprise que l'on ne présente plus, implantée en France depuis quatre-vingts ans et qui a lancé en 2019 l'offre Disney+, un service de streaming avec près de 120 millions d'abonnés dans le monde ; Netflix, qui disposerait de près de 8 millions d'abonnés dans notre pays, est, d'assez loin, le leader des services de vidéo.

Si nous avons souhaité vous consacrer une table ronde aujourd'hui, c'est que votre nom est très souvent évoqué, pour deux raisons. D'une part, vous avez pris une place essentielle dans l'écosystème français et européen de la production, ce qui fait courir pour certains le risque d'une uniformisation des oeuvres. D'autre part, votre puissance économique semble constituer un facteur d'accélération de la concentration pour les acteurs nationaux. Comme nous l'a indiqué Mme Sonnac lors de son audition le 30 novembre dernier, en cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. Ainsi, de très nombreuses personnes auditionnées ont mis en avant votre présence pour justifier des concentrations.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Spiller, M. Philippe Coen, Mme Marie-Laure Daridan et M. Yohann Bénard prêtent successivement serment.

Mme Marie-Laure Daridan, directrice des affaires publiques de Netflix France. - Merci de me donner l'occasion de contribuer aux réflexions de cette commission. Un constat, pour commencer : nous sommes résolument entrés dans un âge d'or de la création audiovisuelle en France.

Netflix, vous le savez, est un service de médias audiovisuels à la demande par abonnement qui ne fait que du divertissement. Nous proposons des séries, des films, des documentaires, de l'animation pour tous les âges et pour tous les goûts. Nous ne proposons ni information ni sport. Notre modèle économique est assez simple : tous nos revenus sont issus du produit de nos abonnements ; il n'y a pas de publicité sur notre service. Ces revenus nous permettent d'investir toujours davantage dans des oeuvres que nous mettons à disposition de nos abonnés. Nous sommes totalement engagés dans les écosystèmes locaux dans lesquels nous opérons. C'est évidemment le cas aussi pour la France, pays qui tient une place à part pour Netflix en raison de sa créativité formidable, de ses talents et de son exception culturelle. Bien avant la directive Services de médias audiovisuels (SMA), nous avons fait le choix d'investir en France, de venir ici pour travailler avec l'écosystème local de la création et d'ouvrir un bureau à Paris il y a un peu plus de deux ans, qui réunit aujourd'hui une centaine de collaborateurs.

L'âge d'or de la création audiovisuelle bénéficie à l'ensemble des parties prenantes : aux producteurs, aux talents, aux diffuseurs comme au grand public. Netflix n'est pas le seul à faire ce constat, qui est notamment partagé par les producteurs que vous avez reçus il y a quelques jours, ou encore par Roch-Olivier Maistre, le président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ; il a également été au centre des discussions du colloque de la coordination intersyndicale de l'audiovisuel (CISA) qui s'est tenu cette semaine.

Pour les talents et pour les producteurs, il n'y a jamais eu autant d'opportunités, les investissements des sociétés comme les nôtres venant en complément de ceux des services existants.

Netflix lancera 25 projets originaux français cette année, tous produits avec des sociétés de production françaises. Quelques exemples : Fédération pour une série inspirée de l'incendie de Notre-Dame, Gaumont pour Lupin ou encore Eskwad pour Big Bug, le dernier long métrage de Jean-Pierre Jeunet, disponible depuis ce matin sur notre service. Au total, nous allons investir en 2022 plus de 200 millions d'euros dans la production audiovisuelle et cinématographique française, dont les deux tiers dans la production indépendante, conformément aux exigences du décret de juillet dernier, et dont 40 millions d'euros environ pour la seule production cinématographique.

S'agissant spécifiquement du cinéma, nous avons signé il y a quelques jours l'accord portant sur la nouvelle chronologie des médias, et nous sommes sur le point de signer avec les producteurs de cinéma - le bureau de liaison des industries cinématographiques (Blic), le bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc) et la société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) - un accord pour sanctuariser l'investissement de Netflix dans le cinéma français comprenant une clause de diversité, par laquelle nous nous engageons à financer des films à petit budget.

Notre approche est avant tout locale : on travaille ici pour développer des projets locaux qui répondent aux attentes de nos abonnés français. Mais notre contribution, c'est aussi notre capacité à exporter cette production auprès de nos 220 millions d'abonnés à travers le monde. Et il arrive qu'elle rencontre un succès formidable ailleurs. Nous avons cette capacité de faire rayonner la création et la culture française. Quelques exemples : notre série Lupin a été vue par 76 millions de foyers à travers le monde ; par ailleurs, l'agence Unifrance, dans sa dernière note, relève que la France est la première cinématographie non anglophone sur Netflix au deuxième semestre 2021 ; dans le top 10 des meilleurs films internationaux sur Netflix au deuxième semestre, il y a quatre films français.

L'âge d'or bénéficie aussi bien sûr aux diffuseurs. Il n'y a jamais eu autant de services français et internationaux qui rivalisent pour distraire le consommateur : les chaînes payantes, les chaînes gratuites, mais aussi la VOD payante, les SMAD par abonnement comme les nôtres, auxquels il faut ajouter Apple TV, Salto, bientôt HBO, Paramount... On peut parler aussi des plateformes de vidéo à la demande, YouTube, ou encore les services de streaming musicaux. Tous ces services rivalisent pour distraire le consommateur au bénéfice de la diversité et de la qualité de l'offre de programmes. De fait, la fiction française ne s'est jamais aussi bien portée, notamment à la télévision. En témoignent HPI, plus gros succès sur TF1 depuis 2007, Germinal et En thérapie. Il nous arrive aussi de travailler en partenariat avec ces chaînes pour développer des projets ambitieux, comme avec TF1 pour Le Bazar de la charité, ou un autre projet en cours, Les Combattantes, avec le même producteur. Nous avons aussi des partenariats de coproduction avec Arte ou avec France Télévisions.

En conclusion, cet âge d'or bénéficie aussi et surtout au public et l'on ne peut que s'en féliciter. Netflix entend contribuer de façon positive à cette formidable dynamique du marché en tant que bon partenaire pour la création audiovisuelle française. Nous avons eu un dialogue constructif avec l'ensemble des parties prenantes de cet écosystème depuis plus de deux ans, tout au long de l'élaboration du cadre réglementaire, que ce soit le Gouvernement, le Parlement, les sociétés de gestion collective - nous avons des accords avec toutes - les producteurs, les diffuseurs, les distributeurs pour comprendre les attentes de toutes ces parties prenantes et pour nous intégrer au mieux dans l'écosystème et dans le cadre réglementaire français. Le dialogue continue, il est nourri, il est constructif, on a encore beaucoup de choses à apprendre, et ce n'est que le début de l'histoire.

M. Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company, EMEA. - J'aimerais d'abord nous présenter, parce que nous sommes différents de nos amis et confrères de Netflix et Amazon. Comme la Walt Disney Company est spécialiste des histoires, je vais vous en raconter une...

Il était une fois une société globale diversifiée dans le domaine du divertissement - entertainment en anglais - qui comprenait des marques très connues et appréciées : Disney, Pixar, Marvel, Lucasfilm, qui a produit La Guerre des étoiles, National Geographic. L'histoire de notre entreprise s'articule depuis toujours - nous existons depuis 88 ans - autour du storytelling de qualité, de la créativité et de la technologie.

Notre relation avec la France est très ancienne. Le nom Disney vient de France : c'est une contraction anglicisée de « d'Isigny », c'est une histoire vraie, je tiens à le dire ! Quant à Walt Disney lui-même, il est venu en France à la fin de la Première Guerre mondiale comme ambulancier pour la Croix-Rouge. Cet attachement à la France s'est reflété dans un certain nombre de films, comme La Belle et la bête, Le Bossu de Notre-Dame, Ratatouille... Notre première filiale française a été créée en 1934 : Mickey Mouse, société anonyme.

The Walt Disney Company en France est principalement active dans trois domaines : l'audiovisuel, mais aussi les produits dérivés et le parc à Paris. Nous ne sommes pas présents sur le marché des médias d'information, en France, et nous n'avons aucune intention de l'être. En ce qui concerne l'audiovisuel, nous sommes actifs dans la distribution de films en salle. Nous sommes un acteur majeur, puisque nos films rencontrent généralement beaucoup de succès, nous permettons au fonds de soutien au cinéma de recevoir beaucoup de subsides. Avant le Covid, en 2019, nous avons généré un quart des billets de cinéma vendus dans ce pays, ce qui représente 44 millions d'euros de soutien via la TSA, au fond de soutient du cinéma, pour 50 millions de tickets vendus.

Nous sommes présents dans l'édition et la distribution de chaînes de télévision, et dans la fourniture et la licence de contenus audiovisuels - films, séries télé, documentaires - aux chaînes locales, dont TF1 et M6. Nous sommes aussi chargés de la distribution et de la promotion locale de Disney +, qui est un service européen. En effet, Disney+ est une offre globale, offerte dans plus de cinquante pays aujourd'hui et nous l'avons lancé en France depuis le 7 avril 2020 - en plein premier confinement... Disney+ est un service de streaming différent des autres, puisque l'essentiel du contenu présent est produit par The Walt Disney Company et les différents studios de cinéma que nous possédons. L'offre est organisée autour de six univers pour mieux répondre aux attentes du public. Nous investissons énormément en France et nous continuerons à investir malgré un cadre réglementaire très strict et qui ne prend pas forcément en compte ce que désire le public.

Nous avons les produits dérivés, les Disney stores, et l'activité d'édition avec Le Journal de Mickey, publié en France depuis les années 1930. Enfin, nous avons Disneyland Paris, première destination touristique d'Europe, avec plus de 360 millions de visiteurs depuis son ouverture en 1992 et 6,2 % des recettes touristiques de la France. Le parc est aussi le premier employeur monosite du pays avec 70 000 emplois directs et indirects. En 2018, nous avons annoncé un investissement de plus de 2 milliards d'euros pour étendre le parc encore plus et créer de nouveaux emplois.

Nous sommes très fiers de travailler avec des talents français. Au cours des vingt-cinq dernières années, nous avons commandé plus de 100 séries télévisées d'animation, nous avons coproduit et/ou acheté pas moins de 3 000 heures de documentaire, soit 250 séries et 1 000 projets unitaires. Nous produisons des séries françaises spécifiques pour Disney+. En 2022, nous lancerons six nouvelles séries, dont une qui pourrait vous intéresser, sur l'affaire Malik Oussekine, avec Kad Merad parmi les acteurs. Produire localement est essentiel pour nous, et nous allons continuer à le faire.

Une récente étude du groupe des médias d'analyse des médias montre que 84 % de l'audience totale de la télévision en France est constituée de contenu français. C'est dix points de plus que la moyenne européenne. Nous allons continuer à investir. Dernier point : notre priorité absolue, c'est le consommateur.

M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France. - Je vous remercie de me donner aujourd'hui l'opportunité de présenter la contribution d'Amazon au développement et à la diversité de l'audiovisuel français. Amazon est présent en France depuis l'an 2000 et, depuis vingt ans, nous sommes au service des Français et nous contribuons au développement de l'économie française. Nous avons ainsi investi plus de 11 milliards d'euros dans les territoires et embauché 15 500 personnes en contrat à durée indéterminée (CDI), auxquels s'ajouteront 3 000 CDI supplémentaires en 2022.

L'offre culturelle et la passion pour l'innovation sont au coeur de l'ADN d'Amazon depuis l'origine. Nous avons commencé avec les livres, puis les CD, les DVD et nous sommes fiers du rôle pionnier que nous avons joué dans la numérisation de l'offre culturelle avec un premier service de vidéo à la demande en 2006 et le lancement des liseuses Kindle et d'Amazon Music l'année suivante. Nous n'en sommes qu'à nos débuts dans le secteur du divertissement audiovisuel en France, puisque le lancement de Prime Video date d'il y a cinq ans. Prime Video est un service encore jeune, qui a lancé ses premières productions originales françaises en 2020. C'est avec enthousiasme que nous nous engageons dans cette nouvelle activité pour proposer à nos clients français une offre audiovisuelle nouvelle qui combine les contenus de Prime Video et d'autres éditeurs. Nous sommes encouragés par le fait que Prime Video figure parmi les services de médias audiovisuels les plus populaires en France, d'après le baromètre trimestriel du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

En tant que nouvel entrant dans ce secteur très dynamique, nous sommes guidés par les attentes du public ; notre objectif est de proposer un catalogue de qualité qui corresponde au goût de nos abonnés français. Ces derniers apprécient à la fois les contenus français et internationaux, et c'est pourquoi, avant même l'instauration de toute obligation de financement, nous avions d'ores et déjà investi plusieurs dizaines de millions d'euros dans des créations françaises en acquisition et en coproduction. C'est aussi pourquoi nous nous sommes fixés l'objectif d'une douzaine de nouveaux films, séries et émissions français Amazon originaux par an. Pour limiter mon propos à l'actualité immédiate, je mentionnerai que notre docu-série sur le rappeur Orelsan a été primé la semaine dernière par le magazine Le Film français et est nommé pour la meilleure création audiovisuelle aux Victoires de la musique, dont la cérémonie a lieu ce soir. Notre série d'espionnage Totem avec Ana Girardot et Lambert Wilson sort la semaine prochaine. Nous produisons aussi la série Salade grecque de Cédric Klapisch, qui fait suite à L'Auberge espagnole, ainsi que les prochains films de Lisa Azuelos et d'Olivier Marchal, pour ne prendre que quelques exemples.

La conséquence de cet engagement, c'est que notre catalogue comporte aujourd'hui plus d'oeuvres européennes que ce que prévoit la directive audiovisuelle, et nous en sommes très heureux.

C'est dans ce même esprit que nous avons acquis les droits de diffusion de Roland Garros, ainsi que de la Ligue 1 et de la Ligue 2 de football. Nous sommes également une vitrine pour des chaînes françaises de niche comme Mezzo, Toute l'Histoire ou encore Madelen, la chaîne de l'Institut national de l'audiovisuel (INA).

Nous avons enfin conclu une convention avec l'Arcom en décembre, selon laquelle nos investissements dans la production française seront supérieurs à ce que prévoient nos obligations réglementaires. Prime Video ne contribue pas seulement à la vitalité de la création française, mais aussi à son rayonnement dans le monde. Nous avons ainsi assuré la distribution dans les cinémas américains des Misérables de Ladj Ly, qui a été nominé aux Oscars en 2020, et d'Annette de Leos Carax, prix de la mise en scène à Cannes l'an dernier.

J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête - la concentration des médias en France. Amazon n'est pas présent dans les médias d'information ; mais, pour ce qui concerne le divertissement, segment dans lequel opère Prime Video, nous constatons que la tendance n'est pas à la concentration, bien au contraire. Ce que nous observons depuis près d'une décennie, c'est, à l'inverse, une intensification de la concurrence et une plus grande complémentarité entre les diffuseurs, ce qui se traduit par davantage de diversité et par une meilleure qualité d'offre et de service au bénéfice du public français. Davantage de concurrence d'abord : la liste des auditions conduites par votre commission témoigne de ce que le paysage concurrentiel s'est considérablement étoffé depuis dix ans. De nouveaux services sont apparus et se sont ajoutés aux offres existantes sans les remplacer : ainsi l'audience de la télévision linéaire traditionnelle est stable depuis dix ans, et elle est même supérieure à ce qu'elle était il y a trente ans. Ce qui se passe aujourd'hui est donc comparable à ce qui s'est produit dans le passé, quand la télévision s'est ajoutée au cinéma sans s'y substituer, ou quand les théâtres ont vu naître le cinéma. Ces révolutions technologiques successives ont été source d'émulation, elles ont poussé les acteurs traditionnels à innover, et c'est bien ce à quoi nous assistons aujourd'hui : les chaînes de télévision développent des offres nouvelles numériques, gratuites ou par abonnement, dont certaines rencontrent un franc succès.

Nous observons aussi davantage de complémentarité, parce que les nouveaux entrants développent une offre nouvelle complémentaire de l'offre existante. Selon l'Arcom, la fiction - films et séries - représente plus de 90 % de la consommation de vidéo à la demande par abonnement, contre environ 20 % des programmes des chaînes de télévision gratuite, dont les grilles comprennent aussi de l'information, des magazines, des programmes de divertissement en direct... La vidéo à la demande par abonnement et la télévision sont donc fortement complémentaires en termes de programmation. De même, on observe une complémentarité croissante dans les usages : les Français vont au cinéma, regardent la télévision, naviguent sur Internet et s'abonnent à des services de vidéo à la demande avec aisance, et ces usages sont complémentaires ; ce n'est pas : soit l'un soit l'autre ; c'est tout à la fois, et les disparités générationnelles tendent même à s'estomper.

Enfin, ces différentes évolutions se traduisent par une plus grande diversité de choix. En effet, la concurrence qui anime le secteur donne lieu à un accroissement des financements disponibles et à une diversification des oeuvres produites en France et en Europe. C'est une bonne nouvelle pour l'industrie, bien sûr, mais c'est surtout une bonne nouvelle pour le public français. Nous sommes nombreux, dans cette pièce, à avoir connu une époque très différente, où le choix disponible était limité, quand certains soirs étaient réservés aux programmes de flux et d'autres à la fiction, et quand seuls les films grand public étaient diffusés aux heures de grande écoute. Cette époque est révolue, et je ne crois pas que les Français la regrettent, comme le montre le succès de la vidéo à la demande, plébiscitée chaque jour par près de 9 millions d'entre eux, selon Médiamétrie.

Prime Video participe de ce progrès : nous accroissons la concurrence en tant que nouvel entrant, nous innovons avec une offre variée faite de contenus originaux et d'acquisitions, qui vient compléter et enrichir l'éventail des chaînes et services disponibles en France ; enfin, nous contribuons à plus de diversité en proposant un catalogue très varié en matière de genre et d'origine des oeuvres. En définitive, les Français souhaitent aujourd'hui pouvoir accéder à des contenus créatifs, diversifiés et de qualité, sur tous types d'écrans sans être contraints par la technologie ou par la réglementation. Pour répondre à ces attentes, l'industrie audiovisuelle, qu'il s'agisse d'acteurs établis ou de nouveaux entrants, doit pouvoir innover, investir et prendre des risques. Pour ce faire, la réglementation devra continuer à évoluer et dans cette perspective, l'intérêt du public nous paraît être la meilleure des boussoles. C'est celle que nous suivons, et nous espérons qu'elle guidera également vos travaux.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous êtes au coeur des problématiques de concentration.

Vous dites avec raison que votre entrée sur le marché permet d'augmenter la diversité et que vous participez à l'investissement dans la création en France.

Mais nos géants audiovisuels nous disent : nous ne pesons rien, par rapport aux grandes plateformes : c'est ainsi qu'ils justifient leur volonté de concentration.

Monsieur Bénard, confirmez-vous que le chiffre d'affaires de votre Pass Ligue 1 d'Amazon, distinct de l'offre Amazon Prime, n'est pas pris en compte pour définir vos obligations au regard du financement de la création ?

M. Yohann Bénard. - Effectivement, le Pass Ligue 1 est une chaîne de sport disponible séparément, régie par les règles qui s'appliquent aux chaînes de sport en général.

M. David Assouline, rapporteur. - Mais pouvez-vous nous confirmer que le chiffre d'affaires de votre Pass Ligue 1 n'est pas pris en compte au regard du financement de la création ?

M. Yohann Bénard. - Notre analyse du cadre juridique, c'est que ce revenu n'a pas à être pris en compte.

M. Laurent Lafon, président. - C'est votre analyse... Y a-t-il un contentieux avec l'Arcom à ce sujet ?

M. Yohann Bénard. - Pas du tout.

M. David Assouline, rapporteur. - Nous avons une compréhension de ce que sont les obligations d'investissement dans la création en France : si une chaîne de sport intègre, ou est confondue, avec les obligations de production de programmes de création, forcément, c'est une analyse que nous ne pouvons pas partager. On ne peut pas considérer qu'un investissement pour diffuser du sport puisse se compter dans l'investissement pour la création audiovisuelle dans notre pays. Madame Daridan, est-il exact que vous diffusez aux États-Unis des programmes français qui ont été très largement financés par des chaînes françaises en les présentant comme des productions « Netflix Originals » ? Je pense au Bureau des légendes, par exemple.

Mme Marie-Laure Daridan. - Vous pensez sans doute à Dix pour cent...

Il s'agit en réalité de programmes dont Netflix a fait l'acquisition auprès de diffuseurs ou de distributeurs, qui nous ont donné la possibilité de les exposer dans certains territoires et pour une durée donnée.

Dix pour cent a ainsi été mis à disposition aux États-Unis, et c'est ensuite toute la machine de promotion de Netflix qui s'est mise en place pour soutenir et renforcer la visibilité de ces programmes à l'international, avec un accompagnement en promotion, des bandes-annonces, de la publicité, du sous-titrage, du doublage... C'est tout cela qui se traduit par le logo « Netflix originals ». Je sais qu'il a beaucoup fait parler ; nous apprenons, nous évoluons et je pense que nous pourrons aussi évoluer sur ce sujet. Mais n'oublions pas que cette acquisition est issue d'une négociation commerciale dont fait partie le logo, qui peut aussi être refusé... Le logo est ce qui nous permet de promouvoir des oeuvres à l'étranger.

M. David Assouline, rapporteur. - Il y a deux sujets.

Nous avons vu avec les producteurs qu'ils étaient mécontents de ne pas avoir plus de droits, et qu'ils s'inquiétaient quand les droits étaient cédés à l'international à d'autres sans qu'ils gardent une exclusivité ou qu'ils participent à la discussion.

Mais dans le cas qui nous intéresse, il est quand même surprenant qu'une série produite en France par Canal soit labellisée comme une production de Netflix. Vous dites que cela va évoluer ; je l'espère, parce que c'est une fausse information.

Mme Marie-Laure Daridan. - Comme je vous le disais c'est une négociation dans le cadre d'une acquisition, ça fait partie de la négociation, il y a une explication très claire, c'est vraiment ce qui permet de donner de la visibilité à une oeuvre dans un catalogue qui en contient des milliers. Mais on comprend et on est capables d'évoluer.

M. David Assouline, rapporteur. - Quelle est la nature des droits que vous achetez, concernant les productions françaises que vous financez : ce sont des droits pour le monde ou des droits pour la France ?

Mme Marie-Laure Daridan. - En France, nous allons produire les deux tiers de notre production en production indépendante, conformément au décret de juillet dernier. Donc nous n'avons pas les droits, nous avons des droits de diffusion qui sont limités dans le temps : 72 mois, dont 36 exclusifs..

M. David Assouline, rapporteur. - Messieurs, comment fonctionnent les rapports de Disney avec les acteurs locaux, TF1 et Vivendi, puisque vous avez un accord particulier de couplage de votre offre avec l'offre Canal ?

M. Thomas Spiller. - Effectivement, nous avons des rapports anciens et importants avec tous les acteurs de l'écosystème français, en particulier avec TF1, M6 et Canal. Ce sont des rapports commerciaux classiques et qui évoluent avec le temps.

M. Philippe Coen, directeur des affaires juridiques de The Walt Disney Company, France & CEE. - Effectivement, avec le groupe Canal Plus, nous avons eu la chance de conclure un très bel accord par lequel ce groupe est notre distributeur, mais aussi un grossiste vis-à-vis d'autres opérateurs que sont les FAI. Notre collaboration avec ce partenaire qui est emblématique pour nous, est tout à fait notable.

Concernant le groupe TF1-M6, ce sont des partenaires historiques avec qui nous continuons d'avoir des contrats qui courent pendant encore de nombreuses années, nous avons des collaborations extrêmement positives et durables.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez décidé de ne pas signer le dernier accord sur la chronologie des médias, et vous menacez régulièrement de boycotter les salles de cinéma pour proposer directement vos films sur votre plateforme. Compte tenu de votre poids sur le marché des films et des séries jeunesse en France, votre menace ne constitue-t-elle pas un abus de position dominante ?

M. Thomas Spiller. - Notre position par rapport à la chronologie des médias, c'est que cet accord est un cadre très strict, qui va au détriment de ce que nous observons comme étant le comportement des consommateurs qui, de plus en plus, veulent tout, tout de suite, sur différentes plateformes. Nous pensons que la chronologie n'est pas alignée avec ces modes de consommation.

M. Philippe Coen. - Nous n'avons pas connaissance qu'un marché pertinent ait été défini sur les films en France. S'il devait exister, nous sortons en moyenne douze films par an - vingt, depuis le rachat de la compagnie 20th Century Fox. C'est très peu, rapporté aux 500 films qui sortent par an. Il paraît difficile d'y voir une position dominante.

Par ailleurs, il y a eu aucune menace. Ce n'est pas parce que nous n'avons pas signé cette chronologie que nous ne la respectons pas. Des films Disney sortent en France depuis les années 1930. Lorsque les règles sur la chronologie des médias ont été instituées il y a une quarantaine d'années, tous les groupes étrangers, y compris Disney sur la partie diffuseur, les ont respectées. Il n'y a pas de projet de casser le respect des règles françaises, même si elles nous étaient applicables - ce qui est une question ouverte, puisqu'il s'agit d'un service étranger hollandais.

M. David Assouline, rapporteur. - Je ne dis pas que vous voulez casser la réglementation, mais que votre action peut la casser, si la chronologie française des médias était percutée. Avec Disney, Pixar, Marvel, Star Wars, votre groupe occupe une place importante, et représente 25 % des entrées en salle en 2019. Vous participez donc largement au financement du cinéma français, ce dont vous êtes fiers, mais vous avez un poids gigantesque dans l'équilibre du cinéma français.

M. Laurent Lafon, président. - Dans vos propos liminaires, vous n'avez pas tous précisé le montant de vos investissements dans la production française en 2022. Quels sont-ils ?

M. Thomas Spiller. - Nous ne divulguons pas de chiffres précis par pays. Nous produisons six nouvelles séries pour la France en 2022. Cela fait partie d'une stratégie européenne : nous avons annoncé qu'une soixantaine de nouvelles séries seraient produites en Europe.

Mme Marie-Laure Daridan. - Nous allons investir 200 millions d'euros dans la production audiovisuelle et cinématographique française en 2022, dont 40 millions d'euros pour la seule production cinématographique.

M. Yohann Bénard. - Dans le cadre de la convention que nous avons conclue avec l'Arcom, nous avons prévu un minimum de 40 millions d'euros pour l'investissement dans la production audiovisuelle et cinématographique française. Ce montant n'est pas calculé en fonction de nos revenus.

Par ailleurs, notre contribution est protéiforme, et nous avons prévu une douzaine de créations originales françaises par an.

M. Laurent Lafon, président. - Ce montant de 40 millions d'euros ne comprend donc pas le montant des droits de diffusion des matchs de football.

Si vos revenus sont plus importants, vous investirez donc davantage ?

M. Yohann Bénard. - Effectivement, la convention que nous avons conclue avec l'Arcom est rédigée en ce sens, et prévoit un plancher de 40 millions d'euros.

M. Laurent Lafon, président. - Vous avez tous une notion de plancher dans vos conventions avec l'Arcom ?

Pouvez-vous nous donner le nombre exact d'abonnés de vos services en France ?

M. Thomas Spiller. - Nous ne communiquons jamais le chiffre de nos abonnés par pays. Vous avez cité le chiffre de 120 millions d'abonnés dans le monde ; le chiffre mis à jour est en fait de 130 millions d'abonnés globalement.

M. Laurent Lafon, président. - La France en représente une part importante ?

M. Thomas Spiller. - La France est un bon marché, comme d'autres pays européens.

Mme Marie-Laure Daridan. - La dernière fois que nous avons communiqué ce chiffre en France, c'était il y a deux ans. Il y avait alors 6,7 millions d'abonnés. Nous ne partageons pas ce chiffre publiquement, mais bien sûr l'Arcom, le CNC et les pouvoirs publics en disposent, et je le partagerai volontiers avec vous à l'issue de cette audition.

M. Yohann Bénard. - Nous ne publions pas non plus de chiffre par pays, mais un chiffre mondial de 200 millions d'abonnés Prime.

M. Laurent Lafon, président. - Et la France représente un marché important pour Amazon ?

M. Yohann Bénard. - La France est l'un des premiers pays où nous nous sommes implantés, dès l'an 2000.

M. Pierre-Jean Verzelen. - Comme l'a indiqué notre rapporteur, dans les différentes auditions que nous avons menées, les noms d'Amazon, de Disney, de Netflix reviennent, notamment pour justifier une concentration du marché et la fusion entre TF1 et M6.

On peut s'interroger sur les échelles et la nature même des métiers, mais une chose est certaine : le modèle économique n'est pas le même. La publicité pèse lourd dans les revenus et le modèle économique de TF1 et de M6. Votre modèle économique est de faire payer un abonnement, et de ne pas vous appuyer sur la publicité - sauf si je me trompe. Comptez-vous, dans les mois ou les années qui viennent, vous ouvrir à la publicité ?

M. Thomas Spiller. - La réponse est simple : pour nous, non.

Mme Marie-Laure Daridan. - À ma connaissance, pour nous non plus.

M. Yohann Bénard. - Pareillement.

M. Michel Laugier. - Pensez-vous avoir révolutionné ou perturbé le paysage audiovisuel français ?

Nous avons parlé du confinement ; a-t-il aidé votre développement, ou vous a-t-il pénalisé ?

Ensuite, percevez-vous le projet de fusion entre M6 et TF1 comme une concurrence, ou comme un nouveau client potentiel plus important ?

La question des droits de diffusion du football me tient à coeur. Amazon, après le fiasco Mediapro, est arrivé dans ce secteur. Les autres plateformes sont-elles également intéressées par des retransmissions sportives ?

Vous réalisez des bénéfices importants. Envisagez-vous, en raison de ces bénéfices, de pouvoir diffuser en clair des retransmissions sportives ?

M. Thomas Spiller. - Le paysage audiovisuel français se révolutionne lui-même, du fait de nouvelles méthodes de consommation et de nouvelles technologies. Les gens veulent consommer de manière plus flexible. Les débits permis par la 4G et la 5G améliorent l'accès au contenu. Dans le domaine des médias, dans le monde, le paysage se révolutionne de lui-même.

Le confinement a été très dur pour Disney, en particulier au niveau du parc de Disneyland Paris, qui est resté fermé des mois et des mois, alors que depuis son ouverture en 1992, il n'avait fermé qu'un seul jour, au moment des attentats de Paris. Les pertes ont été importantes, et la Walt Disney Company a été sérieusement atteinte.

M. Philippe Coen. - Nous sommes très vigilants sur la fusion entre TF1 et M6, d'abord sur la partie de la vente d'espaces publicitaire car nous faisons partie des clients des chaînes, en tant qu'annonceurs. Nous sommes même un peu inquiets de savoir que demain il n'y aura peut-être qu'un seul guichet pour accéder à l'espace publicitaire des chaînes en clair, qui est très important pour toucher les familles et le public qui s'intéresse à nos produits, et sans équivalent réel par ailleurs.

Nous sommes aussi très attentifs à l'accès aux contenus locaux, puisque TF1 et M6 sont partenaires de nombreux producteurs. Lorsque nous cherchons à obtenir les droits de diffusion en streaming de certains de ces contenus, nous tenons à ne pas être exclus des négociations, ce qui nous inquiète concernant notre accès à des films qualitatifs.

En matière de compétition, à partir du moment où un duopole est créé, entre d'une part cet acteur né de la fusion de TF1 et de M6 et d'autre part France Télévisions, nous avons certaines inquiétudes. Nous continuerons à répondre aux questions posées par l'Autorité de la concurrence et par l'Arcom. Nous contribuons activement aux questionnaires et aux tests de marché, également via nos associations professionnelles. Un sondage a été commissionné par l'Autorité de la concurrence à BVA, et nous éclairera sur les capacités de substitution des investissements de la publicité.

Mme Marie-Laure Daridan. - Netflix n'a pas révolutionné le secteur audiovisuel français. Effectivement, nous bénéficions d'une dynamique incroyablement positive. Nous vivons un âge d'or de la production et de la création audiovisuelle en France, avec beaucoup de concurrence, beaucoup de projets, une grande diversité dans l'offre de programmes, et une grande qualité des contenus.

Nous apportons notre pierre à l'édifice, nous contribuons à cette dynamique formidable, en complémentarité des services existants.

Nous avons aussi notre propre marque de fabrique : nous avons envie de prendre des risques, d'explorer de nouveaux genres, de faire confiance à de nouveaux talents. La grande majorité des films que nous diffusons sont des premiers films de réalisateurs ou de producteurs. Par exemple, le film de Guillaume Pierret, Balle perdue, était son premier film et a été vu par 37 millions d'utilisateurs à travers le monde.

Ce que nous avons peut-être apporté de nouveau, c'est cette capacité à exporter la création française à l'international, de façon inédite - là encore, le film de Guillaume Pierret est un bon exemple. Tous les producteurs que vous avez rencontrés vous l'ont clairement dit : c'est une opportunité qu'il faut pouvoir saisir.

Concernant votre deuxième question, la période du confinement a été très difficile dans le monde entier. Les gens se sont tournés vers des services auxquels ils pouvaient accéder depuis leur domicile. Fort heureusement, on a pu continuer à se distraire depuis son salon pendant toute cette période. Les abonnés sur ces services sont très volatils, ils s'abonnent et se désabonnent en un clic, sans engagement. Fort heureusement aussi, lorsqu'ils ont pu retourner au cinéma, ils l'ont fait, ce dont nous nous félicitons.

Concernant la fusion entre TF1 et M6, de manière générale, Netflix porte un regard positif sur la concurrence, d'où qu'elle vienne. Dans ce cas précis, le sujet est vraiment celui du marché publicitaire. Nous ne faisons pas de publicité sur notre service, nous ne sommes donc pas compétents sur ce sujet, et nous n'avons pas de position au sujet de la fusion entre TF1 et M6.

La question du sport ne nous concerne pas, à ma connaissance.

M. Yohann Bénard. - La révolution qui touche l'industrie française est autogénérée. Nous ne contribuons qu'à rendre l'offre plus diverse, et nous participons positivement à cette évolution favorable.

S'agissant du confinement, Amazon a été aux côtés des Français pour les aider à répondre à des besoins essentiels. Cela a également été le cas de Prime Video, ce service les a aidés à passer cette épreuve difficile.

Je répondrai plus longuement sur le sport. D'une manière générale, notre position est que, pour que le sport se porte bien, il faut des investisseurs. Toute volonté d'investissement et de soutien au sport et à la diffusion du sport nous semble bienvenue.

Je voudrais insister sur le fait que, s'agissant du football, la présence de Prime Video a permis un accès en clair beaucoup plus vaste qu'auparavant.

D'abord, notre base d'abonnés permet à beaucoup de Français de voir du football : nos audiences dépassent régulièrement le million de personnes.

Deuxièmement, nous diffusons des matchs en clair - comme Monaco-Lyon la semaine dernière.

Troisièmement, nous avons des accords avec les autres diffuseurs. Par exemple, alors que l'émission Téléfoot ne comportait plus d'images de la Ligue de football professionnel depuis très longtemps, elle peut à nouveau en diffuser, car nous avons conclu un accord avec TF1 en ce sens.

Nous avons aussi, et il s'agit d'une première en France, une diffusion en clair de la Ligue 2 sur la chaîne TNT de l'Équipe.

Nous avons enfin une émission hebdomadaire en clair sur Prime Video, Dimanche soir football, qui est accessible à tous, que l'on soit ou non abonné à Prime.

Je crois que nous avons permis un grand progrès de la diffusion du football en clair en France, ce dont je me félicite.

M. Thomas Spiller. - Je m'aperçois que pour répondre à votre question concernant le confinement, je n'ai parlé que du parc Disneyland Paris, et non de l'aspect audiovisuel.

Les chiffres montrent que le confinement a augmenté les audiences de tous les acteurs, que cela soit les acteurs classiques des chaînes télévisuelles ou les acteurs du streaming en France. Notre position est que le confinement n'a pas provoqué de déplacement ou de perte de valeur.

M. Michel Laugier. - Vous considérez-vous comme un média aujourd'hui ?

M. Yohann Bénard. - Nous ne sommes pas un média d'information, c'est absolument certain - nous sommes en revanche présents dans le segment du divertissement, c'est celui dans lequel nous opérons.

M. Laurent Lafon, président. - Les représentants de Netflix et de Disney ont précisé dans leurs propos liminaires, que leurs entreprises ne feront pas de l'information. Est-ce qu'un jour Amazon fera de l'information ?

M. Yohann Bénard. - Nous avons déjà beaucoup à faire dans le segment du divertissement. Des investissements très importants doivent être faits, nous sommes un nouvel entrant, donc nous nous concentrons sur ce segment.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Au moins, une chose est certaine : vous répondez quasiment à l'unisson qu'il n'y a pas de concentration, mais au contraire une concurrence féroce. Votre présence devant nous en atteste.

Vous soulignez également l'exception culturelle française : en France, vous êtes venus chercher un incroyable dynamisme de la création culturelle.

Vous avez insisté sur la diversité des usages. Mais vous avez aussi mis en avant les cadres normatifs très stricts qui existent dans notre pays. Vous parlez du « client », du « consommateur », ce qui n'est pas un gros mot, mais ce consommateur est également citoyen. Pour vous, que devrait-on faire évoluer au niveau des normes pour contenter le consommateur, sans que ce dernier soit captif et ne soit plus un citoyen éclairé ?

Ma seconde question a trait au football. Le football est le sport le plus populaire dans notre pays. Indépendamment du fait qu'il est un sport mondialement populaire, il est avant tout maintenant un spectacle. Les joueurs sont comparables à des acteurs. Ils ne s'appellent pas Gérard Depardieu ou Robert de Niro, mais Neymar, Messi. Ce qu'ils produisent est un spectacle.

Madame Daridan, vous faites erreur : Netflix est dans le secteur du sport, non seulement par le biais de l'excellent documentaire sur la Juventus de Turin. La série Sunderland est merveilleuse, car elle explique comment ce sport est devenu populaire en Angleterre, et comment il capte l'attention de personnes qui n'ont plus les moyens d'aller au stade. Netflix a donc compris l'importance du sport.

La remarque de notre président, qui voulait savoir si vous comptiez les investissements dans le football parmi les investissements dans la création audiovisuelle, est pertinente, et la réponse n'est pas si évidente.

Mme Marie-Laure Daridan. - Concernant la question de savoir si le plan du cadre réglementaire et du cadre légal doit évoluer en France, notre arrivée dans le marché français, marqué par l'exception culturelle, a été faite en connaissance de cause. Depuis deux ans, nous travaillons à nous intégrer pleinement dans ce cadre normatif unique au monde.

Sur un plan général, le marché évolue très vite, bouge tout le temps, comprend toujours de nouveaux acteurs et de nouveaux services. Les modes de consommation évoluent extrêmement vite. Nous parlons du streaming aujourd'hui, mais il y aura peut-être demain autre chose. Il est important que l'exception culturelle française tienne compte de ces évolutions, et qu'elle soit suffisamment flexible. Il ne faut pas que les choses soient figées trop longtemps, car les évolutions sont très rapides dans ce secteur.

Plus spécifiquement, nous avons signé l'accord portant la nouvelle chronologie des médias. Mais la fenêtre de quinze mois reste extrêmement longue dans le monde actuel, pour l'abonné, pour le consommateur. Ce sujet doit évoluer à l'avenir. Mme la ministre l'a dit, les parties prenantes l'ont dit, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) l'a dit devant vous. Il faut qu'on revienne assez vite à ces discussions.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Je me permets de faire un parallèle avec les dix-huit mois de procédure nécessaires à la fusion entre TF1 et M6.

M. Thomas Spiller. - Je suis entièrement d'accord avec Mme Daridan. De façon globale, la question clé est la flexibilité réglementaire.

Nous cherchons toujours à suivre les choix des consommateurs, qui évoluent très vite, de manière parfois surprenante.

Nous travaillons toujours dans les cadres réglementaires des pays dans lesquels nous opérons. Alors que les investissements obligatoires en France sont de 25 %, la moyenne européenne est plus proche de 5 %. Nous acceptons le cadre français, à l'intérieur duquel nous travaillons, mais il y a une grande différence, comme la Commission européenne le constate. C'est indicatif d'une tendance.

M. Philippe Coen. - Concernant la chronologie, je voudrais rappeler que dans nos pays voisins, un film sort en streaming entre trente et quarante-cinq jours après la sortie en salle. En France, nous sommes passés de trois ans à quinze mois, voire à dix-sept mois. La fenêtre se referme, par ailleurs, au bout de cinq mois. Les investissements obligatoires entre 20 % et 25 % concernent donc une fenêtre extrêmement courte, qui ne dure que cinq mois, et après laquelle il faut encore attendre quatorze mois jusqu'à une réouverture à 36 mois

Pendant tout ce temps, la piraterie est ouverte - on la constate déjà entre le deuxième mois suivant la sortie en salle et le quatrième mois, dans une fenêtre imposée offerte aux pirates.

Concernant ces pratiques illicites et déloyales, en ce moment, on rencontre fréquemment le phénomène des Virtual Private Network (VPN), qui fait l'objet de beaucoup de publicité agressive en ce moment. L'argument est que, puisque le consommateur a la malchance d'être en France, on lui offre la possibilité de contourner la chronologie française. Nous serions ravis que les autorités françaises, Bercy et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), nous accompagnent pour combattre ces pratiques illicites qui incitent à la fraude.

M. Yohann Bénard. - Notre approche dans le football illustre notre approche plus générale : permettre au public français d'accéder à un contenu français. C'est pour cela que nous avons investi dans le sport que les Français apprécient le plus, avec le championnat de France de football.

Pour que l'industrie française et pour que la création française se portent bien, il faut que cette dernière soit financée, et qu'elle puisse rayonner ailleurs dans le monde. Isabelle de Silva a notamment rappelé devant votre commission pourquoi le cadre réglementaire actuel pouvait être un frein à cette création française, et aussi à son rayonnement dans le monde. Le rapport de l'Autorité de la concurrence de 2019 l'explique très bien. Certaines évolutions devront se poursuivre pour permettre davantage d'investissements dans l'industrie, davantage de prise de risque, pour que la création française rayonne et soit conforme aux souhaits du public.

M. Philippe Coen. - Disney s'inscrit dans des obligations de réinvestissement depuis longtemps : depuis 25 ans, Disney Channel, chaîne française, est soumise à des obligations. Pour investir dans la production française, nous n'avons pas besoin d'obligations. Nous le faisons aussi spontanément, parce que ce qui importe pour un éditeur de service, c'est que le contenu soit vu. Ce n'est pas une obligation qui va faire notre objectif économique. Notre objectif, c'est le succès, l'audience, et que le public soit au rendez-vous.

Depuis 1986, nous avons été considérés comme un groupe d'origine non européenne. Même si nous sommes présents en France depuis quatre-vingt-huit ans, l'article 40 de la loi, votée et revue dans cet hémicycle, ne nous a pas autorisés pendant plusieurs décennies à pouvoir concourir avec les règles qui s'appliquent aux autres opérateurs, pour pouvoir offrir à tous les foyers français une chaîne jeunesse. Nous en avons fait les frais pendant près de trente ans maintenant.

M. David Assouline, rapporteur. - Pourriez-vous nous dire, ou sinon nous envoyer par écrit, quels investissements dans la production vous envisagez de faire en France et dans le monde en 2022 ? Nous avons évoqué les chiffres de 2020 et 2021.

Mme Marie-Laure Daridan. - En France, c'est plus de 200 millions d'euros en 2022, comme je vous l'ai déjà dit. Je vous transmettrai les chiffres des investissements mondiaux ultérieurement, afin d'être très précise.

M. Yohann Bénard. - Je n'ai pas ce chiffre mondial à ma disposition. J'ai fait référence aux chiffres concernant l'investissement en France.

M. David Assouline, rapporteur. - C'est-à-dire 40 millions d'euros. C'est fondé sur une évaluation de 30 % du chiffre d'affaires, et cela peut varier ?

M. Yohann Bénard. - Il s'agit d'un plancher, un minimum prévu par notre convention avec l'Arcom, conclue en décembre dernier. Ce plancher peut être dépassé, en fonction de l'évolution de notre chiffre d'affaires et en fonction du calcul légal. Les mêmes règles s'appliquent à nous ainsi qu'à l'ensemble des autres acteurs, mais nous avons accepté en plus de fixer un plancher à 40 millions d'euros d'investissements.

M. Thomas Spiller. - Nous n'avons pas de chiffre à donner pour la France. Mais globalement, nous avons annoncé, il y a 48 heures, 33 milliards d'euros d'investissement pour 2022 dans le monde.

M. David Assouline, rapporteur. - Je recommande de la prudence dans nos réflexions. C'est pour cela qu'il y avait une incompréhension avec Amazon. Si l'on intègre à la création la production d'événements sportifs, pour les prendre en compte dans la règle de calcul des obligations d'investissements dans la création audiovisuelle, c'est l'ensemble du système des obligations et du financement du cinéma et de la création audiovisuelle en France qui serait percuté et mis à bas. Je recommande la prudence.

J'ai l'impression que des contentieux peuvent s'ouvrir très vite, d'autres se demandant pourquoi pas eux, avec le précédent ouvert - car accepté - entre Amazon et l'Arcom. Le sujet va s'ouvrir, forcément, et fera l'objet des réflexions de notre commission et de celles du législateur, quand il traitera d'audiovisuel dans les prochaines années.

Mme Monique de Marco. - En complément, avez-vous réservé des parts de financement spécifiques aux documentaires ? Il y a plusieurs types de création...

M. Yohann Bénard. - C'est effectivement le cas. Dans notre convention avec l'Arcom, nous avons pris l'engagement d'aller au-delà des obligations légales, d'abord en termes de financement global, mais aussi en termes de financement du documentaire. La convention prévoit en effet que 3 % minimum de l'obligation d'investissement de Prime Video sera consacrée aux documentaires.

M. Philippe Coen. - Notre convention avec l'Arcom est publique, et a été signée le 9 décembre dernier. Nous nous sommes engagés à investir 1,5 % de notre chiffre d'affaires dans les documentaires. C'est un genre qui s'inscrit bien dans nos priorités. Dans les six verticales de notre service, nous avons National Geographic et Star qui comprennent des documentaires. Pour nous, ce n'est pas un point de départ. Notre point de départ remonte à plus de vingt-cinq ans en France. Nous avons déjà investi dans 3 000 heures de documentaires en France, 250 séries, 1 000 unitaires. C'est une continuation.

Nous avons aussi des chaînes linéaires émises en France, comme National Geographic, qui rentrent dans le schéma de l'investissement dans la production. Comme ce sont des chaînes documentaires, ce qu'on appelle des factuelles, par définition nous investirons une part importante de notre investissement dans ce genre que nous affectionnons beaucoup.

Mme Marie-Laure Daridan. - Si Netflix a investi particulièrement dans les séries, le coeur de son réacteur, nous avons aussi envie de faire du documentaire et en avons déjà fait. J'en veux pour preuve que le premier projet financé par Netflix et déposé par un producteur indépendant au compte de soutien du CNC, depuis qu'il est ouvert aux producteurs indépendants qui travaillent avec les plateformes, est un projet de documentaire.

M. Philippe Coen. - Et Soprano, sur Disney+, est un documentaire sur le rap dans la région marseillaise. Cela montre qu'avant d'avoir des obligations, nous étions sur ce créneau.

M. Laurent Lafon, président. - Avez-vous une autonomie totale dans le choix des productions que vous financez en France, ou cela rentre-t-il dans une orientation fixée par votre entité aux États-Unis ?

Mme Marie-Laure Daridan. - Netflix a des équipes créatives localement. Nous avons une centaine de collaborateurs à Paris, et ce sont eux qui décident d'investir dans des projets français.

M. Laurent Lafon, président. - Il n'y a aucune orientation des États-Unis ?

Mme Marie-Laure Daridan. - Aucune. Certes, il y a des discussions avec le siège européen qui est à Amsterdam. Il y a une stratégie éditoriale européenne, mais les choix sont opérés à Paris.

M. Philippe Coen. - Le pôle de décision de Disney est en Hollande. Les équipes présentes en France contribuent et soutiennent, mais la décision est liée au pays de l'édition du service global européen, qui est à Amsterdam.

M. Yohann Bénard. - Prime Video est un service européen. Je confirme son indépendance en matière de décision vis-à-vis du siège américain du groupe. Nous avons des équipes dans plusieurs pays et notamment en France, avec un peu plus de cinquante personnes. C'est ce service européen qui détermine sa ligne éditoriale.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 55.