Jeudi 10 février 2022

- Co-présidence de M. Mathieu Darnaud, président de la délégation à la Prospective et de M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office -

La réunion est ouverte à 9 h 20.

Audition publique sur les aspects scientifiques et technologiques de la gestion quantitative de l'eau

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous prie d'accepter mes excuses pour mon retard et je vous présente également les excuses de notre président Cédric Villani, retenu actuellement par l'hommage à Olivier Léonhardt, sénateur de l'Essonne récemment décédé.

Je voudrais accueillir dans ses fonctions de président de la délégation du Sénat à la prospective notre collègue Mathieu Darnaud, sénateur de l'Ardèche. La délégation sénatoriale à la prospective ayant, comme l'Office, la mission de réfléchir à notre avenir, il est important de pouvoir se retrouver.

Nous organisons aujourd'hui une audition publique sur les aspects scientifiques et technologiques de la gestion quantitative de l'eau. Philippe Bolo, député, a préparé avec moi cette audition. Je me tourne vers MM. Darnaud et Bolo pour qu'ils nous exposent l'importance de cette audition.

M. Mathieu Darnaud, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - J'ai le grand plaisir d'associer notre délégation à la prospective à ces travaux. L'Office et la délégation ont la préoccupation commune de nourrir et éclairer le débat parlementaire par des travaux approfondis dans une perspective de temps long. Notre délégation avait déjà travaillé sur l'eau il y a quelques années, ce qui avait abouti à la publication en mai 2016 d'un rapport intitulé « Eau : urgence déclarée » par deux de nos collègues sénateurs, Jean-Jacques Lozach et Henri Tandonnet. Ce rapport alertait notamment sur les risques de voir l'accès à l'eau de plus en plus difficile en France du fait du changement climatique et identifiait les conflits d'usages possibles en invitant à imaginer des solutions pour mieux gérer la ressource.

Nous avons décidé de donner une suite à ce rapport, en confiant à quatre de nos collègues, Catherine Belrhiti, Cécile Cukierman, Alain Richard et Jean Sol, une actualisation avec un point d'attention sur la ressource qui sera au coeur de nos travaux ce matin.

S'agissant du contexte, je rappelle que la question de l'eau a fait l'objet de deux démarches récentes des pouvoirs publics. Les Assises de l'eau annoncées en 2017 et lancées en 2018 ont été achevées en 2019. Elles visaient à faire dialoguer les acteurs du petit cycle de l'eau et ceux du grand cycle de l'eau, perturbé par le changement climatique. La feuille de route qui en est issue s'articule autour de trois grands objectifs : protéger et restaurer les milieux aquatiques ; économiser et partager ; améliorer la qualité des services aux usagers.

Le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique, lancé en 2021 et achevé début février 2022, était centré sur les enjeux de l'eau en agriculture, dans le but de formuler des propositions pour sécuriser les usages de l'eau par les agriculteurs.

La question de l'eau est au carrefour de nombreux enjeux : environnementaux d'abord avec les pollutions, la raréfaction de la ressource, la préservation de la biodiversité, mais aussi économiques et sociaux (coût d'accès, dépendance de certains secteurs comme l'agriculture ou l'énergie).

La gestion de l'eau implique des acteurs institutionnels nombreux et variés, au premier rang desquels les agences de l'eau et les collectivités territoriales.

Enfin, au-delà d'une approche hexagonale, l'enjeu de l'eau se pose aussi dans nos territoires ultramarins ainsi qu'à l'échelle européenne, l'Union européenne disposant d'une règlementation ancienne et exigeante (directive-cadre sur l'eau), mais aussi à l'échelle mondiale, les pénuries d'eau étant susceptibles d'entraîner des bouleversements économiques et géopolitiques profonds dans les années à venir.

Je me réjouis que nous puissions entendre ce matin des experts et spécialistes de ce sujet majeur pour l'avenir de nos territoires et de notre planète.

M. Philippe Bolo, député. - Je me réjouis également de cette table ronde sur la gestion de l'eau. Dans les différents territoires, nous constatons au quotidien que le sujet de l'eau revient souvent. Le parti a été pris de centrer les débats ce matin sur la gestion quantitative de la ressource en eau. Cela éclairera la réflexion de chacun, parce qu'il n'est jamais inutile de regarder les sujets sous l'angle scientifique et technologique pour avoir des éléments rationnels et factuels et disposer d'éléments de démonstration précis sur les décisions à prendre.

QUEL IMPACT DU CHANGEMENT CLIMATIQUE SUR LA RESSOURCE EN EAU ?

Présidence : M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Nous abordons la première table ronde consacrée à l'impact du changement climatique sur la ressource en eau en France.

Grâce à l'expertise de Madame Habets et de Monsieur Andréassian, nous aurons une réflexion sur les enjeux quantitatifs compte tenu des évolutions dues au changement climatique, qui semble se confirmer chaque année, voire s'accélérer.

Mme Florence Habets, directrice de recherche au CNRS, équipe « Surface et réservoir » du Laboratoire de géologie de l'École normale supérieure. - Je me concentrerai sur les principes généraux de l'impact du changement climatique sur la ressource en eau. M. Andréassian s'intéressera quant à lui aux impacts de ce changement climatique en France.

La ressource en eau est uniquement constituée de l'eau douce facilement utilisable et peu polluée, soit moins de 0,1 % de l'eau sur Terre. Il s'agit peu ou prou de la part des pluies continentales qui ne s'évapore pas. Elle est majoritairement stockée dans les sols et les nappes souterraines et s'écoule dans les rivières.

L'eau est fortement liée à la biodiversité puisqu'elle est indispensable à toute forme de vie. Elle est aussi un habitat pour environ un million d'espèces, dont un tiers sont menacées d'extinction. L'eau et le climat sont liés, car l'eau est un régulateur du climat à travers ses changements de phase (glace, vapeur, liquide). Un rapide transport de la vapeur d'eau par l'atmosphère permet de réguler les variabilités spatiales.

Comment le dérèglement climatique affecte-t-il la ressource en eau ?

En premier lieu, on observe une modification de la distribution spatiale des précipitations. L'énergie reçue par la planète, principalement au niveau de l'Équateur, permet à l'air humide de s'élever et de former des nuages. De fortes précipitations ont ainsi lieu à l'Équateur. L'air, qui s'est asséché, redescend ensuite au niveau de la surface terrestre vers 30 degrés de latitude, ce qui explique la formation de déserts. Inversement, au niveau des hautes latitudes, l'air est soulevé par le froid polaire qui conduit à la formation de nuages et donc à des précipitations. On observe donc une bande humide au niveau de l'équateur, des bandes sèches au niveau des 30 degrés de latitude puis à nouveau des bandes humides. Ces bandes sont affectées par le dérèglement climatique, car en émettant des gaz à effet de serre, on modifie le bilan d'énergie de l'atmosphère. L'atmosphère ayant plus d'énergie, les nuages sont poussés plus haut au niveau des tropiques et s'élargissent, ce qui augmente les précipitations. L'air revient alors en surface plus loin, ce qui induit un décalage des zones sèches vers les hautes latitudes. Les zones humides des hautes latitudes se décalent à leur tour. En synthèse, certaines zones du globe s'humidifient pendant que d'autres s'assèchent.

La France se situe entre le nord de l'Europe, qui s'humidifiera, et le sud, qui s'asséchera, notamment dans la zone méditerranéenne, qui connaîtra un assèchement très marqué et où la situation est similaire à celle de la zone du Mexique et de la Californie, où les incendies se multiplient ces dernières années et où les barrages hydroélectriques sont vides.

La modification de l'intensité des précipitations est un autre impact du changement climatique. Cela s'explique par la quantité d'eau portée par l'atmosphère, qui est plus importante quand l'air est plus chaud, ce qui produit une colonne d'eau plus grande. Quand il pleut, le volume d'eau qui tombe est alors plus important. En moyenne, l'augmentation de l'eau précipitable est de 7 % par degré Celsius de réchauffement. Avec une hausse de 3 degrés, cela représente une augmentation de 30 % des précipitations les plus intenses. Ces pluies les plus intenses sont plus fréquentes en été et en automne et peuvent se produire sur toute la planète, à l'exemple de ce qui s'est produit en juillet 2021 en Allemagne. Ces inondations pluviales, si l'eau n'est pas retenue dans les sols, s'accompagnent d'érosion et de transferts de polluants.

Ce phénomène sera également à l'origine d'un assèchement. En effet, la vapeur d'eau provient principalement des océans qui se réchauffent moins vite que les continents et n'apportent donc pas suffisamment de vapeur d'eau au-dessus de ces derniers, en raison du gradient de température. Il existe donc un déséquilibre au-dessus des océans, qui crée un déficit de vapeur d'eau au-dessus des continents et qui accroît la demande évaporative. L'eau du sol s'évapore plus vite, ce qui augmente le risque de sécheresse. La durée des sécheresses agronomiques s'accroît pour chaque demi-degré de réchauffement et peut augmenter jusqu'à 30 % à certains endroits.

Le dérèglement climatique n'est pas le seul facteur affectant la ressource en eau. La variabilité naturelle du climat est aussi à prendre en compte. En étudiant les débits de la Loire, on observe que pendant des périodes de 20 ans environ, le débit est de 15 % supérieur ou inférieur à la moyenne. Cela est dû à des variations naturelles de température de la surface de l'océan qui modifient la direction des fronts pluvieux. On risque de mal s'adapter si on ne tient pas compte de ces variabilités, qui se poursuivront dans le cadre du dérèglement climatique, voire s'intensifieront. Il existe toutefois un potentiel de prévisibilité.

Enfin, les activités humaines affectent aussi les ressources en eau. L'homme stocke déjà une masse d'eau importante - 20 % de la capacité naturelle de stockage des sols - et il mobilise pour ses usages environ 50 % des débits des rivières. Or, la consommation d'eau humaine est aujourd'hui une cause majeure de l'intensification des sécheresses hydrologiques (assèchement des rivières). Il existe un antagonisme entre la réduction des sécheresses agronomiques et l'amplification des sécheresses hydrologiques, les efforts menés pour réduire les premières ayant tendance à aggraver les secondes. Or, la nature est en équilibre - chaque action produit des rétroactions -, il y a un risque de faire basculer le système vers un nouveau point d'équilibre. En hydrologie, on constate des problèmes de salinisation, de réduction des deltas par perte de sédiments, voire de disparition de lacs naturels, comme la mer d'Aral ou le lac Tchad. Il est assez difficile d'anticiper l'ampleur de ces rétroactions, il faut donc faire attention à ne pas dépasser les limites.

M. Vazken Andréassian, directeur de l'unité de recherche « HYCAR » d'Inrae. - Comme l'a dit Mme Habets, le changement climatique affectera l'écoulement des fleuves et rivières. Toutefois, la ressource pourrait diminuer même si l'écoulement restait stable car la ressource n'est qu'une transformation humaine de ce que la nature nous propose. En fonction de la saisonnalité de notre demande, la ressource peut être plus ou moins affectée, et ce sont les usages saisonniers qui seront les plus touchés.

L'hydrologie est une science compliquée. J'ai pris les exemples de trois rivières provenant de différents bassins versants, la Mayenne, l'Eyrieux et la Meuse. Vous pouvez voir sur ces schémas, à partir de mesures, comment l'écoulement dépend avant tout des précipitations : il existe une relation claire entre précipitations et écoulement d'une rivière. En revanche, si l'on regarde l'influence de l'évaporation potentielle, en première approximation liée à la température -, on peut voir que la relation est plus ténue. Le même phénomène s'observe partout sur le territoire. Ainsi, ce qui influence au premier ordre l'écoulement d'une rivière est la précipitation. Le changement climatique affecte les précipitations, avec une tendance à l'assèchement en Méditerranée et à l'augmentation des précipitations en Europe du Nord. Pour la France, qui se situe au milieu, l'écoulement devrait baisser en été sur l'ensemble du territoire.

Les prévisions du GIEC peuvent être représentées sous forme de cartes. Vous pouvez voir sur les cartes que je vous présente deux visions : une hypothèse très optimiste et une hypothèse légèrement pessimiste. On remarque, dans l'hypothèse optimiste, que le bassin de la Garonne s'assèche. Dans le modèle pessimiste, toute la France est en assèchement. Les écoulements devraient donc être réduits.

Il faut distinguer ressources et écoulements. En effet, le débit d'une rivière est irrégulier et l'écoulement naturel est un maximum théorique pour la ressource. Une partie du débit devant être réservée aux écosystèmes aquatiques, toute l'eau des rivières n'est pas utilisable. De plus, les écoulements, lorsqu'ils arrivent en crue, ne sont pas non plus utilisables et ne constituent pas une ressource. Il faudrait pour cela avoir des réservoirs gigantesques, ce que nous n'avons pas en France. Le plus grand de nos réservoirs, celui de Serre-Ponçon, avec un milliard de mètres cubes de capacité, est minuscule par rapport à d'autres réservoirs en Europe. Le rendement de la conversion écoulement-ressources est nécessairement inférieur à 100 %. Il est fonction de ce que l'on décide de laisser à la rivière pour soutenir les écosystèmes et il dépend de nos capacités à stocker l'eau. Concernant cette capacité à stocker l'eau, on peut voir que le rendement augmente avec la taille du réservoir mais que si on crée d'énormes réservoirs, le rendement baissera, car on y perd de l'eau par évaporation.

Le type d'usage affecte également le rendement de la ressource mobilisable. S'il s'agit d'un usage d'irrigation pendant la saison chaude, des difficultés apparaissent car les rivières ont moins d'eau pendant l'été.

Nous avons mené des travaux sur la manière de traduire les changements prévisibles du climat en réduction de la ressource pour plusieurs bassins versants français. On constatait que près de 80 % des bassins versants verraient leurs ressources mobilisables baisser dans le cadre d'une demande constante de type urbain, et de 90 % dans le cadre de demandes saisonnières.

Nous n'avons pas de solution magique. Mme Habets est hydrogéologue tandis que je suis un hydrologue de surface mais nous nous occupons d'un seul cycle de l'eau. S'il manque de l'eau en surface, nous ne pourrons pas chercher de l'eau en souterrain, et inversement, car il s'agit du même cycle de l'eau.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous remercie pour cette ouverture. J'imagine qu'elle suscite des questions.

Mme Vanina Paoli-Gagin, sénatrice. - Merci beaucoup pour ces interventions très intéressantes. Pouvez-vous retracer les raisons pour lesquelles il n'y a pas eu de politique de constitution de grands réservoirs dans notre pays ? Y a-t-il des justifications ?

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je ne partage pas totalement l'avis de M. Andréassian sur les grands réservoirs, qui ne sont pas des réservoirs d'eau, mais des réservoirs d'écrêtement de crues. Dans le Grand-Est, de grands réservoirs sont liés à la gestion des crues de la Marne et de la Seine pour protéger la région parisienne, comme le lac du Der.

Mme Vanina Paoli-Gagin, sénatrice. - Je pensais aux réservoirs à l'instar de ceux qui existent en Espagne, pas aux barrages-réservoirs régulateurs de crues.

Mme Florence Habets. - En Espagne, une mobilisation pour l'irrigation par des barrages a fait suite à la sécheresse d'après-guerre, qui a aussi fortement impacté la France, notamment en Occitanie. Les grands barrages ne représentent toutefois pas une sécurité absolue pour la mobilisation de la ressource en eau. On parvient à stocker l'eau d'hiver pour l'utiliser l'été et de très gros barrages peuvent permettre de passer une année sèche ou deux, mais l'exemple américain montre que de très grands barrages, tels le Hoover Dam, ont été complètement vidés cette année à la suite d'une sécheresse longue. On pense que le barrage est une solution mais cela ne protège pas des sécheresses longues, qui ont déjà eu lieu dans le passé et qu'on anticipe plus récurrentes dans le futur. Il ne faut pas oublier que les plus grands réservoirs sont nos sols et nos sous-sols, sur lesquels nous pouvons aussi gagner.

M. Vazken Andréassian. - La France est bénie des dieux en termes d'eau. En comptant l'écoulement de toutes ses rivières, la France a deux fois plus d'eau que l'Espagne. En outre, elle a les Alpes, qui stockent de la neige, ce qui introduit un décalage dans les écoulements. La France a aussi le Rhône, qui a un réservoir naturel avec le lac Léman. Son débit est extrêmement régulier. L'irrigation dans le bas Languedoc a été constituée en puisant dans le Rhône par le biais du canal du bas Rhône-Languedoc, dont la capacité d'irrigation n'a jamais été saturée.

Par ailleurs, les nappes aquifères sont très importantes. La nappe de Beauce représente 10 milliards de mètres cubes, par rapport à un milliard de mètres cubes pour le lac de Serre-Ponçon. En conclusion, selon moi, la France a eu jusqu'ici tellement de chance avec sa situation naturelle qu'il n'était pas nécessaire d'entreprendre des travaux pharaoniques.

M. Pierre Médevielle, sénateur. - Je reviens sur l'exemple de l'Espagne et de l'Occitanie, pour lequel on a parlé des raisons climatiques et techniques du déficit d'eau. Depuis longtemps on alerte sur ce sujet, comme l'avait fait Martin Malvy à l'Agence Adour-Garonne. Il existe toutefois également une raison politique à ce déficit. Loin de moi l'idée de faire l'apologie du franquisme mais, pendant cette période, des chantiers ont été entrepris sur toute la chaîne pyrénéenne. Sur les dernières années de sécheresse, nous avons été dépannés régulièrement par l'Espagne en fourrage et en paille, ce qui semble paradoxal compte tenu de l'orientation nord de notre bassin versant, alors que le leur est orienté au sud. Nous avons perdu la capacité à réaliser de grands chantiers, quelle que soit leur taille, avec des exemples tristement célèbres comme Sivens. Même si stocker de l'eau coûte de l'eau, cela reste à mon sens la seule solution pour nos besoins agricoles, surtout lorsqu'on voit les prévisions démographiques pour les années à venir. Il me semble indispensable de se remettre au travail sur les stockages en bassin versant.

M. René-Paul Savary, sénateur. - Je viens de la région du lac du Der. Nous avons construit ces réservoirs pour éviter des inondations, et non comme stockage d'eau. Il est très difficile de construire des réservoirs comme ceux-là, car la compréhension de la population est indispensable. Quand on engloutit des villages, cela crée des cicatrices durables, sur des dizaines d'années.

Je souhaitais avoir votre avis d'ingénieur sur les théories de bassins d'écrêtement de crues, qui sont difficilement comprises par la population. En effet, on ne remplit le bassin d'écrêtement que lorsqu'on parvient à un certain niveau d'inondation, pour protéger les populations en aval. Les populations ne comprennent pas que le bassin soit vide en attendant une montée d'inondation et qu'il ne soit rempli qu'à un certain niveau. Que pensez-vous de ces différentes théories ? Est-il encore concevable d'imposer la construction de bassins réservoirs à nos concitoyens ? Y a-t-il une différence entre un bassin réservoir pour éviter des inondations et un bassin réservoir dans le but de stocker de l'eau pour faire face à une sécheresse ?

Mme Cécile Cukierman, sénatrice. - Vous avez évoqué l'enjeu des Alpes qui sert de stockage grâce à la neige. Dans le département de la Loire, la neige est plus rare qu'avant. Plus de la moitié des exploitations agricoles sont placées en situation de sécheresse car la pluie n'est jamais suffisamment abondante pour alimenter les nappes et les petits réservoirs. Nous devons faire des prévisions à plusieurs années avec des enjeux financiers si nous voulons pouvoir retenir l'eau. Aujourd'hui, dans le massif du Pilat dans le sud du département, des sources, y compris chez des particuliers, se tarissent parfois dès début juillet, ce qui induit une insuffisance d'alimentation en eau potable pour satisfaire les besoins humains.

Nous avons effectivement connu dans l'histoire des grands travaux qui ne respectaient ni les travailleurs qui y contribuaient, ni l'environnement. Que pouvons-nous faire pour retenir l'eau quand elle arrive de plus en plus rarement ? Certes, nous pouvons réduire la consommation mais nous aurons toujours besoin d'eau pour vivre.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Ces interventions sont assez marquées régionalement, mais sont représentatives de nos préoccupations nationales.

M. Vazken Andréassian. - Les barrages-réservoirs de l'Institution interdépartementale des barrages-réservoirs de la Seine, devenue Seine Grands Lacs, sont multi-objectifs. Ils ont été créés en théorie pour stocker de l'eau en cas de crue. Aujourd'hui ils ont un objectif double : soutenir la Seine en basses eaux et écrêter les crues. Il existe quatre grands réservoirs qui font 800 millions de mètres cubes. Cela est difficile à gérer. D'une part parce que les barrages-réservoirs ont un objectif double : pour être efficace pour écrêter les crues, il faudrait qu'ils soient toujours vides, mais pour soutenir les étiages il faudrait qu'ils soient toujours pleins. D'autre part, pour des raisons géologiques, les réservoirs sont très loin de l'objectif à protéger. Dans le bassin de la Seine, on ne peut pas stocker d'eau à proximité de Paris pour des raisons géologiques. Les grands réservoirs sont ainsi, pour l'un dans le Morvan, pour les trois autres dans la Champagne humide, et sont donc très éloignés de Paris. Ils sont difficiles à gérer car si l'on veut créer de la place en prévision de pluies importantes et si l'on procède à un lâcher massif, le temps que l'eau arrive à Paris est significatif, de 7 à 10 jours. En outre, si la prévision est inexacte et qu'il ne pleut pas en amont des bassins mais à proximité de Paris, la manoeuvre aggrave la situation. La gestion de ces barrages est extrêmement rigide et encadrée par des arrêtés préfectoraux avec une courbe d'objectifs prévoyant les moments de remplissage et de vidage du réservoir. Statistiquement, le réservoir remplit son rôle. Aujourd'hui, on considère que ces réservoirs protègent assez bien Paris, mais ce ne serait pas le cas pour une crue similaire à celle de 1910. Ils réduiraient la cote de 30 centimètres, mais le métro serait inondé.

D'autres projets sont à la confluence entre l'Yonne et la Seine vers Montereau, avec des casiers qui seraient remplis uniquement en cas de crue pour créer un déphasage et faire patienter l'eau de la Seine en attendant que celle de l'Yonne passe.

Nous pouvons retenir en conclusion que Paris est protégé aussi bien que possible mais serait inexorablement inondé en cas de crue du niveau de celle de 1910.

Mme Florence Habets. - En France, aujourd'hui, environ 6 à 7 % des surfaces agricoles sont irriguées. Il sera impossible de multiplier les stockages pour irriguer 100 % de la France. Il faut par conséquent être capable d'avoir une agriculture qui utilise au mieux les sols et les conditions climatiques du futur pour produire. Il faut en outre conserver de la forêt et des zones agricoles non irriguées.

La solution des barrages peut certes sembler très intéressante, mais elle mène tout de même à des impasses ponctuelles. Par exemple, les barrages en Espagne sont cette année secs en sortie d'hiver. Ce n'est pas une solution magique. Cela peut dépanner et augmenter légèrement la surface irriguée, mais il faut trouver des solutions pour les zones qui ne peuvent pas être irriguées, y compris pour les zones naturelles comme les forêts. Cela représente des enjeux en matière de gestion des sols et de la nappe. Il ne faut pas trop faire baisser la nappe pour qu'elle puisse irriguer les arbres notamment.

Par ailleurs, à cause des variabilités naturelles, les débits en France sont à la baisse depuis 40 ans. Ce n'est pas uniquement dû au changement climatique. Celui-ci entraîne une continuité à la baisse qui s'ajoute à ces variabilités naturelles. La France connaît actuellement un point bas, mais elle pourrait avoir plus d'eau dans la prochaine décennie, malgré le changement climatique.

M. Philippe Bolo, député. - Une contradiction intrinsèque apparaît dans l'utilisation de ces réservoirs pour la gestion quantitative car il faut les remplir, mais aussi les vider, en fonction des objectifs de crue ou de soutien d'étiage. Les modélisations que vous réalisez incluent-elles une possibilité de jouer sur la taille des retenues et leur répartition sur les bassins versants afin de déterminer la taille et la répartition optimales permettant de mieux satisfaire les deux usages ? En ce qui concerne la diminution des pluviométries dans certains territoires, aujourd'hui on observe déjà des assecs des cours d'eau dans certains bassins versants lors des périodes d'étiage. On parle des impacts négatifs des barrages mais avec une forme d'intelligence hydraulique, ne pourrait-on pas s'en servir pour bénéficier d'un réservoir d'eau supplémentaire pour alimenter les cours d'eau pendant cette période d'étiage, éviter l'assec et bénéficier à la biodiversité ?

Mme Florence Habets. - J'ai participé à une expertise sur l'impact cumulé des retenues. Il n'est pas évident de savoir ce qu'il convient de faire sur les retenues. La perte par évaporation est un élément clef assez mal connu car elle dépend de la manière dont le barrage est alimenté, dont il relargue l'eau et de sa profondeur. Cela va être également très variable selon la position de la retenue : elle peut se trouver en fond de vallée, abritée du vent et à l'ombre, ou exposée et en zone sèche. Cela peut donc évoluer d'une région à l'autre. Il manque des données sur ce sujet. Je fais un appel régulier aux compagnies qui ont des retenues pour qu'elles transmettent aux scientifiques des informations sur les pertes par évaporation, qui sont nécessaires pour identifier les tailles de retenue les plus efficaces. A priori, les petites retenues peu profondes vont perdre plus d'eau, mais nous n'avons pas d'idée de ce que serait la taille optimale.

M. Vazken Andréassian. - On souhaiterait être capable de tout optimiser, mais il est devenu difficile de parler de construction de réservoir, même pour les ingénieurs, et il est difficile d'émettre des hypothèses qui pourraient passer pour des provocations. J'avais calculé la quantité de réservoirs qui serait nécessaire pour garantir un même taux d'utilisation de l'écoulement afin que les ressources utilisables restent équivalentes. Ceci est faisable, mais créer une retenue n'est pas seulement un problème technique, c'est aussi un problème humain et géographique. Il n'y a pas nécessairement de site disponible. Les meilleurs sites ont déjà été équipés.

Au sujet d'une éventuelle optimisation, l'écologie des cours d'eau est affectée par la présence ou l'absence d'eau, mais aussi par l'augmentation des températures. L'augmentation prévue des températures des cours d'eau aura des effets sur l'écologie des cours d'eau français dans les années à venir. L'Inrae a montré que les gros réservoirs, qui ont la plus grande inertie thermique, ont un impact sur la réduction de la température de l'eau. Un très gros réservoir permet de réduire la température maximale atteinte en été, alors que les plus petits auraient tendance à l'augmenter. Pour limiter l'évolution des écosystèmes aquatiques, il faudrait de grosses retenues, mais cela semble impossible à proposer compte tenu de l'état de l'opinion.

M. Pierre Médevielle, sénateur. - Les retenues collinaires ont un intérêt pour les champs à irriguer du fait de leur proximité immédiate avec ceux-ci. Ce sont des chantiers beaucoup plus modestes et cela me paraît être la solution la plus facile à mettre en oeuvre. En Occitanie, il y a des départements en forte tension, notamment le Gers et l'agglomération toulousaine, dont l'alimentation est insuffisante. Un épisode de sécheresse important serait catastrophique. Il nous faut trouver des solutions.

Mme Florence Habets. - Le maraîchage collecte souvent les eaux de pluie de ses structures et bâtiments pour les stocker dans des réservoirs. L'efficacité serait accrue si ces réservoirs étaient bâchés pour éviter les pertes. Cela peut être préconisé pour un usage très local.

M. Philippe Bolo, député. - Nous comprenons grâce à vos interventions de grande qualité que des paramètres climatiques modifient la dynamique du cycle de l'eau, et que cela a des conséquences sur les écoulements dans les bassins versants. Je remarque cependant que les questions posées sont surtout d'ordre technologique et se rapportent aux outils pour pallier ces problèmes.

Je vous propose donc d'aborder la deuxième partie de notre audition, qui porte sur les outils.

QUELS OUTILS POUR MIEUX GÉRER LA RESSOURCE EN EAU ?

Présidence : M. Philippe Bolo, député

M. Philippe Bolo, député. - Cette deuxième table ronde va nous permettre d'aborder les outils pour mieux gérer la ressource en eau, au-delà des retenues.

Nous accueillons Mme Nadia Carluer, ingénieur-chercheur dans l'unité de recherche « RiverLy » d'Inrae, Mme Catherine Néel, directrice de projets « Gestion résiliente des hydrosystèmes » au Cerema, Mme Dominique Darmendrail, directrice du programme scientifique « Eaux souterraines et changements globaux » du BRGM, et M. Lionel Alletto, directeur de recherche à l'Inrae dans l'unité mixte de recherche « AGIR-Agroécologie, Innovations et territoires ».

Je vous laisse d'abord nous présenter vos expertises et nous poursuivrons avec les questions nombreuses que nous aurons à vous poser sur ce sujet de la gestion de la ressource en eau.

Mme Nadia Carluer, ingénieur-chercheur dans l'unité de recherche « RiverLy » d'Inrae. - J'aborderai les retenues comme éventuelle solution d'adaptation à la fragilisation de la ressource en eau. Je vous parlerai de petites retenues, de moins d'un million de mètres cubes, et vous présenterai des éléments issus d'une expertise scientifique collective sur l'impact cumulé des retenues sur la ressource en eau.

Combien y a-t-il de plans d'eau en France ? Les grands ouvrages sont connus avec environ 560 barrages qui représentent dix milliards de mètres cubes. En revanche, les plus petits ouvrages sont mal connus et répertoriés. Certains départements ont des bases de données relativement complètes mais il n'existe pas de base de données homogène nationale. Néanmoins, comme vous pouvez le voir sur ma présentation, plusieurs modes d'évaluation des surfaces en eau ou des retenues aboutissent à une surface totale similaire d'environ 4 000 kilomètres carrés, bien que la répartition sur le territoire diffère selon la méthode utilisée. Les petits plans d'eau de moins de 10 hectares sont beaucoup plus nombreux que les grands, qui représentent en revanche le volume le plus important.

Une retenue recouvre une grande diversité d'usages et d'ouvrages. Les usages peuvent être l'irrigation, les loisirs, la pisciculture ou la pêche, avec une répartition des usages majoritaires différente selon les régions. Les divers modes d'alimentation des retenues ont par ailleurs des effets différents sur le milieu : on distingue les retenues alimentées par pompage dans la nappe ou la rivière, les retenues collinaires alimentées par le ruissellement des versants, les retenues alimentées en dérivation - avec un cours d'eau qui s'écoule normalement en dehors des périodes de remplissage - et les retenues en barrage sur cours d'eau. Les retenues collinaires et en barrage sur cours d'eau sont les plus nombreuses en France.

Les évaporations peuvent représenter une partie importante du bilan hydrique. On peut également constater une part d'infiltration éventuelle vers la nappe souterraine, mais s'il s'agit de retenues de stockage, ces écoulements sont limités. Des sorties ont également lieu par surverse pour les retenues collinaires ou par vanne de fond pour les plus grosses retenues, avec un débit réservé pour les retenues sur cours d'eau quand elles respectent les normes, et par prélèvement pour les usages d'irrigation.

Les impacts des retenues sur le milieu aquatique sont divers. Elles influencent l'ensemble des caractéristiques fonctionnelles du milieu, car elles retardent les écoulements et modifient l'amplitude, la dynamique et la saisonnalité des flux et des concentrations des éléments qui y entrent. Pour l'hydrologie, cela représente une perte d'eau pour le cours d'eau aval, avec notamment une diminution des débits à l'étiage et un retard de la reprise des écoulements à l'automne, qui peut nuire aux organismes aquatiques. D'un point de vue hydromorphologique, la retenue stocke les sédiments - notamment les plus grossiers produits sur les versants - ce qui diminue sa capacité de stockage de manière non négligeable dans les zones où l'érosion est importante. Elle modifie également le lit du cours d'eau en aval avec soit une incision du lit, soit un colmatage du cours d'eau, ce qui nuit aux capacités de frayère pour certains poissons. Concernant la qualité de l'eau, on observe une constitution de stocks de phosphore dans les retenues avec un risque d'eutrophisation au sein de la retenue et d'augmentation des températures.

D'un point de vue écologique, la retenue modifie les conditions du milieu en matière de débit, de température et de qualité de l'eau et donc les caractéristiques de l'habitat dans le lit du cours d'eau. La retenue représente aussi une rupture de la connectivité du cours d'eau, ce qui limite les possibilités de brassage entre communautés et de recolonisation de certains cours d'eau. Cela induit des richesses spécifiques moindres. Les retenues tendent aussi à favoriser l'introduction d'espèces invasives.

Pour évaluer l'impact cumulé, il n'y a pas de méthode définie. Il faut procéder par sous-bassins, regarder le taux d'équipement et si les retenues sont sur les cours d'eau ou à l'extérieur, ainsi que leurs usages. Ces données sont cependant difficilement mobilisables. Si les impacts varient, des constantes existent néanmoins : la diminution des débits annuels avec l'altération du régime hydrologique, l'assèchement en été et un retard aux écoulements à l'automne, mais aussi un écrêtement des débits de crue qui entraîne un impact écologique important. L'impact est d'autant plus fort que les années sont sèches. La signature thermique des cours d'eau influencés par des retenues est en outre différente de celle des cours d'eau naturels. Les cours d'eau influencés par des retenues de taille modeste ont une température significativement plus élevée, ce qui a un impact notable sur l'écologie du cours d'eau et sur les organismes aquatiques, mais aussi sur les phénomènes d'eutrophisation. Du point de vue de l'écologie, la richesse spécifique en poissons s'effondre si de nombreuses retenues se trouvent en aval, car les échanges entre les différents brins du réseau hydrographique sont fortement diminués.

En synthèse, les retenues, leurs caractéristiques et leurs usages sont encore mal connus. Il faudrait réaliser un travail de terrain important. La présence de retenues sur un bassin versant influence nécessairement l'ensemble du fonctionnement de l'hydrosystème. Savoir si cela est acceptable sur un territoire suppose de déterminer collectivement les enjeux et les objectifs, en tenant compte des changements à venir. Une planification à long terme est donc nécessaire sur une échelle dépassant celle du seul bassin versant où l'on souhaite installer des retenues.

Les retenues de substitution, dont on entend beaucoup parler comme solution au problème de fragilisation de la ressource en eau, consistent à prélever l'eau dans le milieu hors période d'étiage. À volume équivalent, leur impact est moindre que celui d'un barrage sur cours d'eau. Toutefois, avant d'utiliser cette solution à très grande échelle, il faut comprendre l'impact écologique des débits de hautes eaux sur le milieu, en matière d'hydromorphologie ou de cycle de vie des espèces aquatiques. Cela pose en outre des difficultés pratiques de mise en oeuvre. Si l'on souhaite prélever l'eau en période de hautes eaux ou de crues, on doit faire face au plafonnement du débit des pompes et il n'est pas envisageable de suréquiper tous les cours d'eau en pompes extrêmement puissantes. De plus, les retenues actuelles se remplissent déjà essentiellement en hautes eaux. Enfin, des retenues qui seraient remplies de façon active en puisant dans les cours d'eau ou dans les nappes ne seraient remplies qu'une fois par an, alors que certaines retenues utilisent deux à trois fois leur volume nominal au cours d'une saison parce qu'elles se vident par évaporation ou prélèvement et peuvent recapter un volume d'eau important si elles sont collinaires ou situées sur un cours d'eau.

Mme Catherine Néel, directrice de projets « Gestion résiliente des hydrosystèmes » au Cerema. - Le Cerema est un établissement public qui travaille au service des collectivités pour les aider dans leur transition écologique et dans leur adaptation au changement climatique dans des domaines qui dépassent celui de l'eau.

Je vais vous parler de la réutilisation des eaux usées traitées (REUT) comme solution possible d'adaptation au changement climatique. À quoi cela correspond-il ? Par rapport à un cycle conventionnel de l'eau qui rejette l'essentiel des eaux traitées par les stations d'épuration dans le milieu, la réutilisation des eaux usées traitées permet d'utiliser tout ou partie de cette eau. En France, cette technique est utilisée majoritairement pour des usages agricoles (à 60 %), pour arroser des golfs (à 30 %) et minoritairement pour l'industrie et les usages urbains. Je parlerai exclusivement de la réutilisation des eaux usées traitées issues des stations d'épuration installées en zone urbaine, gérées par des collectivités, car cela représente le plus grand gisement et les marges d'actions les plus larges. Il existe néanmoins aussi des eaux usées qui sont traitées par des stations privées (parcs d'attraction, complexes hôteliers, etc.) et, ailleurs dans le monde, des dispositifs décentralisés d'assainissement non collectifs.

L'avantage majeur de cette technique est d'assurer une disponibilité de l'eau même en période de pénurie, car on ne prélève pas sur la ressource, mais sur l'eau produite en permanence par les usages domestiques de l'eau. Il faut néanmoins garantir les équilibres naturels, notamment dans les périodes de débit faible et à l'étiage. En effet, pour l'essentiel des usages des eaux usées traitées que je vous ai cités, on restitue l'eau usée sous forme d'évaporation et non au milieu. Si le débit journalier de la station d'épuration dépasse la moitié du débit d'étiage du cours d'eau, il n'est pas approprié de soustraire cette eau usée traitée au cours d'eau. Il faudrait alors créer un stockage en dehors de la période d'étiage, mais cela revient au problème des retenues d'eau.

Si l'on assure une disponibilité de l'eau même en période de pénurie, il ne faut pas pour autant freiner la nécessaire transition vers la sobriété des usages. La REUT permet aussi de préserver l'eau potable et de préserver les usages de l'eau mais il faut faire attention au prix, qui peut être supérieur à celui de l'eau brute - jusqu'au triple - et donc problématique pour des agriculteurs. En système littoral, cette mesure d'adaptation au changement climatique est positive, car on valorise de l'eau douce avant de la rejeter en mer.

En France, on observe des niveaux de stress hydrique variables. Le taux de réutilisation des eaux usées traitées est de 0,1 à 1 %, contre 12 à 14 % en Espagne. Toutes les stations d'épuration ne sont cependant pas suivies, et il manque donc 20 % des données. On produit entre 5 et 8 milliards de mètres de cubes d'eaux usées traitées chaque année, mais seuls 7 à 10 millions de mètres cubes sont utilisés. Une étude de 2019 menée à l'échelle européenne montre qu'il existe un potentiel d'utilisation de l'ordre de 120 millions de mètres cubes par an en France. Il est toutefois difficile de comparer les chiffres entre les pays, car les systèmes d'assainissement collectifs sont différents. En France, les stations d'épuration sont plus nombreuses, mais plus petites qu'en Espagne. On recense 63 cas d'utilisation d'eaux usées traitées contre 150 en Espagne. Les stations d'épuration espagnoles étant de grande taille avec un bon niveau de traitement, environ 60 % de l'eau usée traitée est utilisée par station, alors qu'en France, le taux est compris entre 8 et 13 %. Ainsi, le potentiel d'utilisation des eaux usées traitées en Espagne, qui est de l'ordre de 1 200 millions de mètres cubes par an, est supérieur à celui de la France. Même si notre potentiel évalué est moindre, il existe une importante marge de progrès. Il y a déjà une évolution à souligner puisque le nombre de projets se multiplie, notamment depuis 2014, année où la réglementation française a été clarifiée. Il est tout à fait possible de dépasser les objectifs des Assises de l'eau, à savoir tripler l'utilisation des eaux usées conventionnelles.

Un groupe de travail interministériel travaille à identifier les freins et leviers au recours des eaux usées conventionnelles pour un meilleur déploiement en France. Quels sont les leviers à actionner, que ce soit au niveau des territoires ou au niveau de l'État, pour que la REUT soit une bonne solution d'adaptation au changement climatique ? La REUT doit s'inscrire dans un projet de territoire en ne limitant pas l'étude de faisabilité au niveau de la station d'épuration. Il faut de surcroît travailler en lien avec les plans énergie climat et les plans d'alimentation territoriaux, car cela concerne l'énergie, l'alimentation et l'agriculture. Un plan de communication doit également être adossé à cette planification pour renforcer la confiance et éviter des conflits locaux entre particuliers et agriculteurs.

Il faut par ailleurs faire évoluer le modèle économique pour répartir les charges entre les acteurs, surtout lorsqu'on envisage des usages mixtes avec les collectivités qui bénéficient au privé. Il est en outre nécessaire de renforcer le multiusage par des coopérations pour maximiser le taux d'utilisation des eaux usées par station. Pour cela, il serait souhaitable que l'État attribue des incitations financières durables, au-delà d'un simple appel à projets. Les règles doivent être harmonisées en ce qui concerne l'eau brute, qui est parfois de moindre qualité que les eaux issues des stations d'épuration, pour accroître la compétitivité des eaux usées traitées.

Le cadre réglementaire doit être harmonisé et stabilisé par l'État afin que les projets se concrétisent, avec des règles agiles pour expérimenter de nouveaux usages ou systèmes. Utiliser les eaux usées traitées revient à transférer des eaux d'un bassin vers un autre. Ces eaux pourraient être également utilisées pour d'autres usages actuellement non autorisés, comme l'alimentation en eau potable.

Comme je l'ai indiqué, la marge de progrès est de l'ordre d'une centaine de millions de mètres cubes par an, ce qui doit être mis en regard des 32 milliards de mètres cubes prélevés chaque année en France et des 5,5 milliards de mètres cubes utilisés pour l'alimentation en eau potable.

Il est enfin important de continuer à soutenir la recherche et l'innovation pour améliorer la connaissance, renforcer la confiance par rapport aux risques - qui existent - et faire des analyses prospectives pour évaluer les coûts évités.

En conclusion, la REUT engage de nombreux acteurs et a de multiples bénéfices parfois difficiles à quantifier. Cette solution touche à plusieurs domaines : l'eau mais aussi l'énergie et l'alimentation. C'est une solution très centralisée qui nécessite des investissements et un suivi pour maîtriser les risques. Elle n'est pas adaptée partout, et doit être planifiée et réglementée. Elle peut représenter une bonne solution d'adaptation, à condition de savoir l'aborder dans toute sa complexité.

Mme Dominique Darmendrail, directrice du programme scientifique « Eaux souterraines et changements globaux » du BRGM. - Je vais aborder le sujet des eaux souterraines, qui représentent 30 % des eaux douces, elles-mêmes représentant 0,1 % des eaux de la Terre. La recharge des nappes souterraines est l'une des solutions préconisées en complément des économies d'eau et des autres solutions qui ont été présentées.

Les eaux souterraines représentent 68 % de l'eau potable consommée et 20 % du soutien à l'étiage des cours d'eau. La répartition de leur utilisation est variable selon les départements. Il faut distinguer les prélèvements et la consommation : on peut ainsi prélever et rejeter rapidement dans le milieu, ce qui fait que la consommation n'est pas totalement effective.

Aujourd'hui, on compte environ 6 500 nappes d'eau souterraine, mais seulement 200 sont d'importance régionale, notamment celle de la Beauce. Ces nappes aquifères sont dans des roches très variées. Il y a des graviers et sables qui sont poreux - l'eau se trouve alors dans les pores - et des roches volcaniques et des granits où l'eau se trouve dans les fissures et les fractures. Dans des calcaires plus ou moins quartzifiés ou dans la craie, le stockage se fait en poche avec des phénomènes de dissolution de ces matériaux. Ces aquifères sont en outre différents en termes de volume que l'on va pouvoir recharger et de réactivité de ces volumes. Certains réagissent très rapidement aux pluviométries, mais en général ce ne sont pas de grandes nappes. Pour les aquifères sédimentaires assez grands, les nappes se rechargent à la saison et à l'année avec des courbes évolutives. Pour des nappes de très grande capacité ou profondes, l'inertie est très importante. Plusieurs années, voire une dizaine d'années seront nécessaires pour voir des évolutions au sein de ces nappes.

Les aquifères se rechargent généralement lorsque les pluies sont importantes, la température est faible et la végétation ne croît pas, donc généralement entre octobre et avril-mai. Pour amplifier cela, il faut connaître les ressources sur lesquelles s'appuyer pour augmenter la recharge naturelle. Il faut regarder où se situe la demande et quelles sont ses exigences en matière de volume, de qualité et de localisation, et mesurer l'efficacité des différents systèmes de recharge.

Différents types de systèmes de recharge existent : forages d'infiltration, bassins d'infiltration, effets de berge pour capter l'eau du cours d'eau par pompage à proximité des berges. On peut collecter l'eau de pluie, prélever dans d'autres nappes ou dans des cours d'eau, ou enfin réutiliser des eaux usées. Cela permet d'obtenir un retour à l'équilibre des hydrosystèmes en quantité ou en qualité, et pallier par exemple des baisses liées aux prélèvements, des subsidences, des crues ou des inondations. Il est également possible d'améliorer la qualité en évitant les biseaux salés dans les aquifères côtiers ou dans les îles. Cela permet également d'éviter de l'évapotranspiration. Par ailleurs, il faut connaitre suffisamment les aquifères et leurs écoulements et s'assurer que l'eau rechargée est compatible avec les aquifères. Il faut également élaborer la gouvernance de ces systèmes de recharge en fonction des prélèvements et des usages souhaités. Une problématique opérationnelle existe en outre sur le colmatage et le suivi qualitatif et quantitatif. Des experts possédant des compétences particulières sont donc requis.

Il existe actuellement une cinquantaine de sites de réalimentation d'aquifères en France, dont quatre grands sites (Croissy-sur-Seine, Flins, Houlle-Moulle et Crépieux-Charmy), qui servent principalement à alimenter l'étiage des nappes et à améliorer la qualité. Le dispositif fonctionne principalement par filtrat de berge : à Crépieux-Charmy, l'eau est prélevée dans le Rhône, et elle est placée dans des bassins où elle s'infiltre dans la nappe et crée un dôme hydraulique qui évite des pollutions accidentelles. On prélève dans les forages pour alimenter Lyon dont 70 % de l'alimentation en eau potable est gérée grâce à cette recharge.

Aujourd'hui, nous agissons à différentes échelles. Pour l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse, nous avons établi une carte d'orientation sur les zones favorables à la recharge des nappes, car cela dépend des aquifères présents. Un autre projet, pour Rennes Métropole, a porté sur les zones où l'infiltration des eaux de pluie en milieu urbain et périurbain était favorable. Il devient alors possible de déterminer les modalités techniques et la distance entre les lieux à réinfiltrer, ainsi que les coûts associés à ces pilotes. L'utilisation des eaux usées traitées par rapport aux eaux conventionnelles peut entraîner des coûts substantiellement plus importants, de l'ordre du triplement.

Il est nécessaire de mieux connaître les aquifères, mais aussi les besoins dans le temps et à l'échelle du territoire, puisque le changement climatique aura des répercussions sur la pluviométrie naturelle et donc sur les capacités de recharge maîtrisée. Il faut également suivre les aquifères, en quantité et qualité, ainsi que les prélèvements. Des outils de prédiction sont nécessaires pour agir à l'échelle de quelques mois pour les futurs prélèvements de saison mais aussi à l'échelle de plusieurs dizaines d'années. Des outils d'aide à la décision pour partager ces ressources à l'échelle du territoire doivent être mis en place. Dans les territoires ultramarins, les connaissances sont plus faibles et les ressources en eaux souterraines ne sont pas toujours suffisantes pour satisfaire toutes les demandes.

M. Lionel Alletto, directeur de recherche Inrae dans l'unité mixte de recherche « AGIR - Agroécologie, innovations et territoires ». - J'aborderai les pratiques et systèmes agroécologiques et la gestion quantitative de l'eau, en évoquant en particulier le rôle des sols.

L'agroécologie est un ensemble disciplinaire qui croise des sciences agronomiques et écologiques appliquées aux agrosystèmes et y associe les sciences humaines et sociales. Il s'agit de systèmes qui combinent un ensemble de pratiques. L'agroécologie est présentée comme une alternative à une agriculture intensive, caractérisée par un usage d'intrants important. Elle promeut une diversité biologique et des régulations biologiques associées à cette diversité pour maximiser des services écosystémiques autour des cycles du carbone, de l'azote et de l'eau. Elle vise à promouvoir des systèmes alimentaires, ce qui implique des approches multiacteurs.

Un des leviers les plus puissants pour réduire l'usage des intrants est la diversification spatiale et temporelle des espèces végétales cultivées ou associées aux espèces cultivées. Le système conventionnel de production agricole répond bien en termes de production, mais est fortement dépendant des intrants et n'optimise pas les fonctions écosystémiques. Certains modes de production favorisent les régulations et les services écosystémiques, notamment l'agriculture de conservation, respectueuse du climat. Ces différentes pratiques forment le cadre assez large de l'agroécologie. Il n'existe pas de définition stricte mais un cadre conceptuel de raisonnement car il n'y a pas de système miraculeux répondant à tous nos objectifs (environnementaux, sociaux et économiques) mais une zone de compromis à établir en fonction des territoires et des enjeux identifiés.

Il est indispensable de noter que le cycle de l'eau est intimement lié au cycle du carbone et à celui de l'azote, ce couplage étant central dans les systèmes agricoles.

L'eau de pluie s'infiltre dans le sol si l'état de porosité du sol le permet, sinon le ruissellement peut entraîner des phénomènes d'érosion. Dans le cadre de la gestion d'une parcelle agricole, on cherche à optimiser l'infiltration pour garantir la recharge des nappes et la retenue d'une partie de cette eau par le sol pour irriguer les plantes et maximiser l'efficience de valorisation de cette eau par les plantes. L'eau dite capillaire est la seule valorisable et absorbée par les racines. Elle peut être influencée par des pratiques agricoles. L'agriculture de conservation est le mode de production qui a le plus d'influence sur le fonctionnement hydrique des sols, en lien avec des modifications fortes des propriétés physiques, chimiques et biologiques du milieu. Elle mobilise trois leviers majeurs non dissociables : la rotation et la succession de cultures diversifiées, l'utilisation de plantes de service pour couvrir les sols et minimiser les temps de sol nu et la suppression ou forte réduction du travail du sol, qui favorise l'infiltration de l'eau dans les sols.

L'optimisation de l'infiltration de l'eau est particulièrement importante en cas d'événements climatiques de forte intensité, qui tendent à se multiplier. La réduction du travail du sol permet d'augmenter mais aussi de stabiliser dans le temps les capacités d'infiltration. En effet, le travail des sols crée une macroporosité peu stable dans le temps contrairement aux édifices des vers de terre ou des racines qui tapissent les galeries de cellules organiques qui stabilisent l'édifice. Avec un sol nu sans travail du sol, l'évaporation serait augmentée. Il est donc impératif de raisonner à l'échelle systémique et de ne pas isoler les pratiques. On peut augmenter de 6 à 12 % les capacités de rétention en eau des sols. Le niveau de variation dépend des types de sols mais est généralement positif. Le réservoir utilisable est plus régulièrement alimenté par des pluies qui s'infiltrent et le remplissent. Les plantes de couverture réduisent l'évaporation et augmentent l'infiltration par des galeries de racines et par un effet physique de protection contre l'énergie cinétique des pluies. Le ruissellement est également significativement réduit. Concernant la transpiration, il existe des effets positifs et négatifs. La transpiration des plantes a en effet un impact sur le remplissage du réservoir. Il est nécessaire d'avoir les connaissances techniques pour décider du moment auquel détruire un couvert végétal afin de limiter les impacts sur les cultures suivantes.

En conclusion, les pratiques agroécologiques permettent d'améliorer ou restaurer certaines fonctions écosystémiques, notamment la rétention d'eau. L'infiltration de l'eau est 1,5 à 5 fois supérieure dans les systèmes d'agriculture de conservation et plus stable dans le temps. La couverture des sols a aussi des effets sur le stockage de carbone par les plantes et sur la diminution de l'effet albédo. Lorsque le sol est moins travaillé et couvert en permanence, les plantes ont des interactions plus importantes avec des microorganismes, ce qui permettra de prospecter des volumes de sols et de valoriser plus efficacement les ressources hydrominérales.

Sur un plan économique, ces systèmes permettent de maintenir et améliorer les performances économiques des exploitations agricoles par une moindre dépendance aux intrants. Ils réduisent certains impacts environnementaux mais ont cependant le défaut de reposer encore sur l'utilisation d'herbicides, or l'aspect qualitatif de l'eau ne doit pas être occulté. Pour agir sur le cycle de l'eau, être moins dépendant de l'irrigation et permettre aux systèmes de s'adapter au changement climatique, la clé est le carbone. Pour cela, il faut considérablement améliorer notre capacité à valoriser nos ressources à l'échelle des territoires pour que nos sols puissent se restaurer en carbone. Les enjeux sont forts en termes de recherche et développement sur la quantification des effets de ces systèmes complexes sur le bilan hydrique. On doit travailler sur la diversification des espèces végétales cultivées pour accroître l'efficience de la valorisation de ces ressources. Il est en outre nécessaire de concevoir et expérimenter on farm et d'évaluer ces systèmes de rupture, notamment les systèmes qui combinent la réduction des intrants en agriculture biologique et l'agriculture de conservation.

M. Philippe Bolo, député. - Merci pour ces présentations des technologies aujourd'hui à notre disposition.

Vous avez tous souligné la nécessité d'augmenter le temps de séjour de l'eau à un endroit donné. En effet, l'eau circule, elle a des périodes de crue et d'étiage. Les pluies influencées par le changement climatique se transforment en débit, qui nous échappe. L'humain souhaite figer la quantité d'eau qui tombe de manière variable au cours de l'année pour qu'elle soit disponible pour lui le plus longtemps possible à un endroit donné.

Face à cette envie d'augmenter les temps de séjour de l'eau disponible, qui induit une approche systémique, vous avez peu parlé des deux outils politiques que sont les SDAGE (schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux) et les SAGE (schémas d'aménagement et de gestion de l'eau), issus de la loi de 1992, qui permettraient de mettre tous les acteurs autour de la table pour évoquer ces différents enjeux.

Vous avez également souligné la dimension de sobriété. Est-ce possible de la concilier avec les enjeux d'alimentation et de santé publique qui lui sont liés ? Je constate également une dimension historique. Avez-vous considéré l'ancienneté des retenues d'eau ? En matière de biodiversité, l'équilibre s'est créé avec la présence des retenues. Il est obligatoire de procéder à des études d'impact, mais il me semblerait intéressant d'étudier ce que la mise en oeuvre de ces technologies pourrait nous apporter, en matière de biodiversité par exemple, dans le cadre d'une approche prospective.

Enfin, que pensez-vous du dessalement de l'eau de mer ?

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Qu'est-ce que l'effet albédo ?

M. Mathieu Darnaud, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - La problématique de l'infiltration et du ruissellement concerne de nombreux territoires. En Ardèche, le travail au niveau de la nappe est difficile à accomplir, et cela se conjugue à un important phénomène de ruissellement dû aux épisodes cévenols. Le travail sur l'infiltration est donc complexe. Quel est votre regard sur l'opportunité de travaux de captage des eaux de ruissellement ?

M. Bernard Fialaire, sénateur. - J'étais maire d'une commune qui utilisait la chaleur fatale des eaux d'une station d'épuration pour chauffer un quartier. La récupération de chaleur des rivières est-elle envisageable à plus grande échelle ? Est-ce que cela aura un effet sur la température de l'eau ?

M. Lionel Alletto. - L'albédo est la quantité d'énergie qui est réfléchie vers l'espace par des surfaces réfléchissantes comme par exemple la neige. Un couvert végétal a une action réfléchissante du rayon lumineux vers l'espace plus importante qu'un sol nu. Certes, des sols calcaires ont un albédo important, mais ils ne piègent pas le carbone. Si l'on simule le stockage de carbone dans les sols sur le long terme, le sol se réchauffe et cela réduit l'effet albédo.

Valoriser les flux de ruissellement par des captages dans des retenues ne me paraît pas évident, car ces flux sont souvent à l'origine d'érosions qui entraîneraient un colmatage rapide de ces réservoirs. Il ne me semble pas possible de capter les flux de ruissellement issus de phénomènes climatiques forts.

Mme Dominique Darmendrail. - Il conviendrait de savoir où pourraient se produire les épisodes extrêmes pour prévoir où installer des stockages. Les prédictions dans des modèles de conditions extrêmes sont difficiles à maîtriser.

En outre, ces événements extrêmes ont des effets de destruction d'ouvrages ou de colmatage. On essaie de multiplier les zones d'infiltration et d'accroître le temps d'infiltration. Certains pays le pratiquent déjà, mais il faut trouver un équilibre entre ce qu'il est possible de maîtriser et ce qui n'est pas maîtrisable.

S'agissant des études d'impact, nous analysons actuellement toutes les informations disponibles sur des essais de pompage dans les nappes pour mieux prédire l'actuel et le futur. Nous comprendrons mieux les conséquences des événements extrêmes, ce qui permettra d'améliorer la localisation, le volume et la qualité des ouvrages à mettre en oeuvre à l'avenir.

Les outils de planification SDAGE et SAGE sont très bien ancrés, importants et très utilisés, avec également des outils plus locaux comme les PTGE (projets de territoire pour la gestion de l'eau).

Mme Catherine Néel. - Ces outils de planification sont incontournables.

La REUT a en effet une valeur énergétique indéniable. À Dijon, par exemple, la valorisation de la station d'épuration a été étudiée dans une logique d'économie circulaire. Les édiles ont choisi de privilégier une valorisation énergétique et d'utiliser des eaux d'exhaure pour augmenter la disponibilité en eau dans le cadre de leur plan de transport, le tramway nécessitant une irrigation de certaines surfaces. Le SDAGE et le SAGE sont importants mais pour certaines solutions complexes, de multiples domaines, autres que l'eau, sont concernés et on va donc au-delà de ces schémas.

Concernant la dimension historique, la stratégie de l'Espagne en matière d'assainissement collectif a été différente de celle de la France. Par conséquent, le potentiel d'utilisation des eaux usées traitées est très différent.

Le Cerema travaille sur l'intégration de l'analyse historique des sols pour prédire leur potentiel de fonctionnalité, notamment en matière de rétention d'eau.

Les eaux usées traitées ont l'avantage d'avoir une température constante, ce qui facilite leur valorisation énergétique. L'aquaculture est un usage très fréquent, en Inde notamment, car ces eaux sont fortement chargées en éléments nutritifs et sont chaudes. Un projet existe en France, qui n'a pas encore été réalisé, et l'Europe ne semble pas avoir de projet d'aquaculture dans ce contexte.

L'Espagne possède la plus importante usine de dessalement en Europe. Cela est cependant coûteux en énergie. Il faut dépasser le domaine de l'eau quand on travaille sur l'adaptation au changement climatique.

M. Philippe Bolo, député. - Est-ce qu'il faudrait que les différentes structures de planification territoriale communiquent entre elles, par exemple, les SDAGE et les SAGE avec les PCAET (plan climat-air-énergie territorial) ?

Mme Catherine Néel. - Oui. Nous avons été sollicités en ce sens dans le cadre du PETR (pôle d'équilibre territorial et rural) de Montluçon. Il existe effectivement une demande de mise en cohérence de tous ces plans, ce qui n'est pas simple pour les collectivités.

Mme Nadia Carluer. - Beaucoup de petites retenues ont été construites dans les années 1970 et 1990 ; elles ne sont souvent pas aux normes, par exemple les retenues collinaires ne sont pas déconnectables du cours d'eau alors qu'elles sont supposées l'être pendant la période d'étiage. De très anciennes retenues, par exemple dans la Sarthe, sont devenues des milieux à l'équilibre en termes de biodiversité, mais l'eau est peu utilisée pour des prélèvements, et les berges sont peu pentues. Les retenues construites pour le prélèvement ont des berges abruptes avec un marnage fort et sont peu intéressantes pour la biodiversité. Elles sont en outre souvent placées dans des zones intéressantes pour la biodiversité préexistante. Ce point est à prendre en compte pour leur installation.

Concernant la sobriété, lorsque l'accès à l'eau est sécurisé, les usages se basent sur cet accès et les cultures sont dépendantes de cet accès. Cela produit un cercle vicieux de suréquipement. Des retenues peuvent certes être installées, mais seulement après avoir imaginé d'autres solutions possibles sur les bassins versants. En plus des pratiques agroécologiques qui ont été évoquées, il y a des infrastructures agroécologiques de type haies et talus qui peuvent également être implantées dans les bassins versants. Elles sont intéressantes pour la biodiversité et freinent l'écoulement de l'eau, ce qui peut favoriser l'infiltration lors d'événements de fréquence de retour élevée, mais pas extrêmes.

Mme Catherine Néel. - La restauration hydromorphologique des cours d'eau permet d'augmenter le temps de séjour de l'eau dans les cours d'eau et de favoriser la recharge naturelle des nappes. C'est une mesure gagnant-gagnant pour l'écologie et l'adaptation au changement climatique.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Les nappes aquifères profondes et les nappes phréatiques sont-elles des systèmes étrangers les uns aux autres ou existe-il des interactions ?

Mme Dominique Darmendrail. - Cela est dépendant des secteurs. Certains possèdent effectivement un empilement de plusieurs systèmes aquifères et des forages captent plusieurs de ces aquifères à différents niveaux. Cela est en relation avec les formations géologiques présentes.

QUELLE FUTURE GESTION DE L'EAU EN FRANCE ?

Présidence : M. Mathieu DARNAUD, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective

M. Mathieu Darnaud, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - Quelle future gestion de l'eau en France ? Pour répondre à cette question complexe, nous avons la chance d'avoir aujourd'hui avec nous M. François Champanhet, M. Jean Launay, M. Alexis Guilpart et Mme Frédérique Chlous.

M. François Champanhet, membre du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). - Le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique s'est clôturé le 1er février après huit mois de travaux. Les axes de travail étaient la gestion des calamités agricoles, l'adaptation de l'agriculture au changement climatique et la ressource en eau.

L'axe « adaptation de l'agriculture au changement climatique » est fortement lié aux deux autres. Il est impossible d'élaborer une assurance climatique équilibrée sans envisager une adaptation de l'agriculture pour la rendre plus résiliente au changement climatique et capable de continuer à produire dans le respect des ressources en eau à mobiliser.

L'approche générale consiste à renforcer la résilience globale de l'agriculture en agissant notamment sur les sols, les variétés, les pratiques culturales, les infrastructures agroécologiques et l'efficience de l'eau d'irrigation.

L'utilisation de l'eau en agriculture ne se résume pas à l'irrigation. En effet, 95 % de l'agriculture repose sur l'utilisation de l'eau naturelle, sans irrigation. Il convient également de s'intéresser aux effets des températures, des sécheresses et des inondations, du gel, etc. Nous avons travaillé en conservant à l'esprit les enjeux de souveraineté alimentaire, en nous appuyant sur la science pour objectiver les débats et en abordant les questions d'innovation dans une attitude d'écoute des parties prenantes.

Les instituts de recherche académique, de développement et les chambres d'agriculture ont contribué, ainsi que 35 interprofessions agricoles et une soixantaine de parties prenantes. Des conférences ont été organisées sur la sélection génétique, l'efficience de l'irrigation et l'agriculture résiliente, avec les meilleurs experts de ces sujets.

Concernant les filières, nous avons demandé aux interprofessions d'identifier les impacts du changement climatique sur leur filière : baisse de production, déstabilisation des cycles de production, développement des bioagresseurs, délocalisation des productions, etc. Il est nécessaire d'identifier les leviers à activer pour y faire face. Nous avons donc demandé à la cellule de recherche et innovation technologique (RIT), qui regroupe l'Inrae, l'ACTA et l'APCA, de travailler sur une cartographie des leviers de réponse au changement climatique. Une centaine de leviers techniques d'adaptation au stress hydrique et thermique ont été identifiés à différentes échelles, qui ont été étudiés par des experts du réseau mixte technologique et climat.

La cartographie montre que le sol est central en matière d'adaptation de l'agriculture au changement climatique. Les leviers d'amélioration à activer sont la limitation du ruissellement, l'amélioration de la capacité de rétention du sol, de l'infiltration, de l'exploration racinaire par les plantes, de la tolérance au stress climatique, et la protection des plantes contre la chaleur.

À l'échelle de l'exploitation, il convient de choisir des espèces et variétés adaptées, d'adopter des stratégies d'esquive des stress dans les moments de culture (printemps ou plus tard en automne), d'adapter la taille et la forme des parcelles, de mobiliser les ressources en eau renouvelables, de piloter l'irrigation, d'assurer une bonne répartition de l'eau, de piloter l'alimentation du cheptel et d'utiliser des races et effectifs adaptés. À l'échelle de la parcelle, l'amélioration des propriétés du sol s'obtient par un apport de matière organique, la limitation du tassement, l'adaptation du travail du sol, l'optimisation de la conduite des cultures pérennes et des techniques de greffe, le paillage du sol, la mise en place d'infrastructures écologiques (arbres), l'entretien des talus, l'installation d'ombrières. Pour les animaux, on préconise la conception de bâtiments d'élevage pour s'adapter aux excès de chaleur et l'adaptation de l'abreuvement et de la production fourragère.

S'il existe de nombreux outils identifiés, la situation se pose de manière différente selon les régions et nécessite une approche fine au niveau des territoires. Les chambres régionales d'agriculture ont travaillé avec les acteurs des territoires des treize régions métropolitaines pour élaborer des diagnostics territoriaux préalables au lancement de plans d'adaptation climatique. Ceux-ci visent à trouver des solutions concrètes et opérationnelles pour que les agriculteurs réussissent leur transition vers l'agroécologie et pour augmenter leur résilience face au changement climatique.

Les diagnostics ont été conçus en observant les évolutions passées du climat, ainsi que les projections climatiques par des simulations par région et des observations sur des productions emblématiques de chaque région, dans l'objectif d'identifier des leviers d'action qui donneront lieu à des plans stratégiques.

Une charte a été signée entre les interprofessions agricoles, les chambres d'agriculture, les instituts de recherche et les deux ministres ayant organisé le Varenne. Il était surtout important de lancer une dynamique et de s'engager sur la suite. Les filières agricoles et les interprofessions se sont engagées à constituer des feuilles de route stratégiques d'ici 2022 et à mettre en oeuvre un plan d'action d'ici 2025. Cela sera suivi par FranceAgriMer. Les chambres d'agriculture s'engagent à mettre en oeuvre des plans stratégiques régionaux. Des plateformes de ressources seront ouvertes à tous les acteurs agricoles. Enfin, l'État s'est engagé à soutenir la recherche et l'innovation ainsi que l'équipement des agriculteurs.

Le Varenne de l'eau était donc un événement important qui a mobilisé de nombreux acteurs et sera une réussite s'il a une suite. L'adaptation au changement climatique est une nécessité qui s'impose à tous.

M. Jean Launay, président du Comité national de l'eau. - Le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique s'inscrit dans la suite des Assises de l'eau de 2018 et 2019. Le CGAAER et le CGEDD avaient déjà travaillé sur un rapport commun en 2020 intitulé « Eau, agriculture et changement climatique : quelle trajectoire pour 2050 ? », qui a fixé un horizon de moyen à long terme à ces travaux.

Les conclusions et objectifs des Assises ne sont pas remis en cause par le processus du Varenne. La question du partage de l'eau, surtout en été où elle est plus rare alors que les plantes ont le plus de besoins, renvoie à la hiérarchie et la compatibilité des usages, dont le principal est l'alimentation en eau potable des populations et le respect des milieux.

Nous nous sommes inscrits, dans la thématique 3 « Partager une vision raisonnée des besoins et de l'accès aux ressources en eau mobilisables pour l'agriculture sur le long terme : réalisations, avancées et perspectives », dans l'équilibre de la recherche du retour au bon état des milieux avec l'usage agricole. Je me réjouis que l'eau soit portée en haut de l'agenda politique en cette période et je constate avec ce processus du Varenne une continuité de l'action publique sur le sujet de l'eau.

La thématique 3 s'inscrit dans la continuité de la mission Bisch et de la circulaire du 12 juin 2019 relative à la mise en oeuvre de la réforme de l'organisation territoriale de l'État. Il est en effet important que les sujets d'eau et d'agriculture soient traités dans un cadre transversal. Le Premier ministre a annoncé dans son discours de clôture du Varenne la décision de créer un délégué interministériel à l'eau. Nous avons conclu que le Varenne devait être décliné dans tous les territoires. Toutes les agences, les régions et les DREAL ont été associées dans le processus de consultation. Ainsi, lors du bilan à mi-parcours d'octobre 2021, nous avons eu une présentation par Alain Rousset, président du Comité de bassin de l'Agence de l'eau Adour-Garonne et président de la région Nouvelle Aquitaine. Renaud Muselier, président de la région PACA, a également témoigné, ainsi que Martial Saddier, président du comité de bassin Rhône-Méditerranée.

Nous avons souhaité dans les conclusions qu'une ligne budgétaire du ministère de l'Agriculture soit créée pour soutenir la part agricole dans la réalisation de l'infrastructure de développement des ressources en eau. Nous avons aussi souhaité que le Varenne vive dans la durée. Avec ce processus, nous avons défini une méthode pour établir un lien cohérent et dynamique entre la politique de l'eau et l'usage économique et agricole de l'eau. Les ministères de l'Agriculture et de l'Écologie doivent continuer à travailler ensemble sur cette politique. Une enquête de la Cour des comptes est en cours sur la gestion quantitative de l'eau en France. Le Varenne est un point d'étape et doit intégrer de manière permanente la variable du changement climatique et les préoccupations de souveraineté alimentaire et d'équilibre entre les territoires.

Trois groupes de travail ont été constitués dans le cadre de la thématique 3. Le premier portait sur les projets de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE), qui sont des outils adaptés pour trouver des réponses spécifiques sur les bassins en tension. Nous avons souhaité que le préfet coordonnateur de bassin ait la capacité de mettre un terme à la phase de concertation du PTGE si un accord n'est pas obtenu dans le délai initial, afin d'être plus rapidement opérationnel. Dans le cadre des PTGE, nous donnons suite aux recommandations générales de la mission des deux conseils généraux évoquée précédemment. L'instruction ministérielle du 7 mai 2019 devra a minima être complétée précisément par les ministères. Ce travail est déjà en cours.

Le deuxième groupe de travail portait sur la mobilisation des ressources. Le stockage de l'eau prélevée hors période d'étiage est le sujet qui interroge le plus, dès lors qu'on le considère comme un levier potentiel majeur de la sécurisation de la ressource. L'adaptation de l'agriculture au nouveau contexte climatique doit amener à une transition vers l'agroécologie avec la mise en oeuvre de solutions fondées sur la nature permettant des économies d'eau, mais aussi des moyens et soutiens techniques et financiers. Dans ce processus, nous avons reçu un apport important des scientifiques. La superposition des connaissances et des cartes et la facilitation de l'accès à la connaissance par chacun nous permettra de nous emparer plus facilement de la nécessité de prendre en compte le changement climatique.

Dans le cadre de la mobilisation de la ressource, nous avons intégré le risque croissant représenté par les crues dues aux pluies diluviennes ; nous avons engagé dans le cadre du Comité national de l'eau un nouveau travail sur les PAPI (plans d'aménagement et de prévention des inondations) qui ont été validés pour repérer les capacités de stockage de l'eau au-delà des zones d'expansion des crues déjà mises en oeuvre. Nous appelons par ailleurs à la création de structures d'économie mixte ou au renforcement des sociétés d'aménagement rural existantes, comme celle du Gers, la Compagnie d'aménagement des coteaux de Gascogne ou le système Nest ont été déjà mentionnés ce matin. Il nous faut encourager une maîtrise d'ouvrage multiusages.

Le troisième groupe de travail portait sur la stratégie d'aménagement. Il ne peut pas exister une seule stratégie nationale, car les stratégies à mettre en place doivent s'adapter aux territoires. Nous avons réfléchi à des stratégies territoriales à l'horizon 2030. Les deux ministères ont souhaité dans ce cadre que les préfets coordonnateurs de bassin fassent remonter une dizaine de projets prioritaires qui pourraient être mis en oeuvre à cet horizon.

En conclusion, il est primordial que les projets soient menés à l'échelle des bassins et des territoires, avec les collectivités. Des acteurs locaux doivent s'emparer de la question de la gestion de l'eau de manière plus vigoureuse. La carte de France n'est pour l'instant pas couverte entièrement par les SAGE. Pour que ces objectifs de long terme s'inscrivent dans l'équilibre de la gestion durable de l'eau et la réponse aux besoins de l'agriculture dans le cadre du changement climatique, l'implication d'une maîtrise d'ouvrage et des acteurs locaux est impérative.

M. Alexis Guilpart, coordinateur du réseau « Eau et milieux aquatiques » à France Nature Environnement. - Pour France Nature Environnement, les conclusions du Varenne sont assez déséquilibrées. Certaines annonces et réaffirmations sont importantes : l'enjeu autour des sols, la transition agroécologique, la dimension de l'échelle territoriale et du bassin, la nécessité pour les filières de s'adapter au dérèglement climatique et le recensement des ouvrages de stockage d'eau existants. Cependant, ceci figurait déjà dans les conclusions des Assises de l'eau de 2019.

En revanche, beaucoup de régressions et déstabilisations apparaissent dans les conclusions. Le Varenne mise sur le développement de l'accès à la ressource en eau pour l'irrigation comme réponse au changement climatique sans réfléchir sur les usages agricoles de l'irrigation. La question de la souveraineté alimentaire devrait être discutée plus en profondeur. Il faudrait réfléchir à la production agricole qu'on souhaite pour chaque territoire.

Le récent décret du 23 juin 2021 sur la gestion quantitative de l'eau et la gestion des situations de crise liées à la sécheresse serait déjà modifié pour répondre aux besoins de certaines professions irrigantes, ce qui déstabilise le cadre de la réflexion. Des solutions « technicistes » sont proposées et mériteraient d'être discutées dans leur pertinence au cas par cas. Il manque en outre deux sujets dans les conclusions : je n'ai pas constaté la réaffirmation d'une quête de sobriété dans l'agriculture, et le lien entre quantité et qualité de l'eau n'a pas nourri en profondeur les discussions du Varenne.

Face à ces conclusions que nous estimons déséquilibrées, deux sujets sont importants. L'irrigation concernerait 6 % des surfaces utiles, mais représente 48 % de l'eau consommée. On ne peut pas élargir le nombre de surfaces qui auraient recours à cette solution pour répondre au changement climatique, notamment dans le cadre des objectifs fixés par les Assises de l'Eau de réduction des prélèvements d'eau de 10 % en 5 ans et de 25 % en 15 ans.

Les conclusions misent beaucoup sur le prélèvement de l'eau en hiver. Or, l'hiver est extrêmement sec en 2022 dans de nombreuses parties du territoire français, notamment sur tout le sud de la Loire (mis à part les Pyrénées), alors que cela correspond aux territoires en forte tension et en demande d'accès à l'eau. Or, ils se trouvent privés d'eau en hiver. Miser sur l'irrigation et le stockage pour sécuriser l'accès à l'eau ne peut donc pas être une réponse unique. De surcroît, les milieux ont besoin de plus d'eau en hiver pour reconstituer et recharger des cours d'eau. L'augmentation des flux d'eau ne signifie donc pas qu'il soit possible de prélever davantage.

Trop miser sur l'irrigation revient à créer un cercle vicieux de dépendance à l'eau : plus notre agriculture misera sur l'irrigation, plus il y aura une pression exercée sur la ressource, plus il y aura une pression pour multiplier les ouvrages ou les volumes de prélèvement. Ceci conduit à aggraver des phénomènes de sécheresse et amène à une perte de résilience de nos systèmes agricoles qui ont alors encore plus tendance à se tourner vers l'irrigation. Pour certains, une solution consisterait à optimiser l'irrigation par des moyens techniques. Cela peut être une solution pour l'exploitant, mais une étude parue dans Science en 2018 montre que l'optimisation ne réduira pas la consommation, car on aura tendance à utiliser toute la ressource disponible pour irriguer plus de surfaces ou plus intensément.

Nous nous trouvons aujourd'hui à un carrefour en matière de préservation et de partage de la ressource, avec des choix qui nous engageront pour les décennies à venir. J'ai déjà évoqué le risque de maladaptation et d'aggravation des sécheresses et le cycle de dépendance à l'eau si nous misons trop sur le stockage et l'irrigation.

La dimension économique a également été absente du Varenne. Quelles que soient les techniques employées, cela nécessite de construire des ouvrages et prévoir de la maintenance, ce qui a un coût. Avec la REUT, l'eau coûte trois fois plus cher et l'agriculteur sera probablement plus enclin à repenser son modèle de production. L'hydroélectricité valorise l'eau de manière plus élevée et les agriculteurs ne souhaiteront pas payer leur eau d'irrigation au prix où la valoriserait EDF. Dans le cas d'une forte pression d'irrigation, des centrales nucléaires pourraient ne plus avoir accès à l'eau et être mises à l'arrêt, cela représenterait également un coût considérable.

La réglementation européenne doit être prise en compte, dans le cadre de la directive-cadre sur l'eau ou de l'écoconditionnalité des aides. Aujourd'hui il n'est pas possible de mobiliser une aide au développement de l'irrigation dans un territoire qui serait en déficit structurel sans réaliser de fortes économies d'eau en parallèle.

Nous pensons qu'il faut miser en priorité sur la sobriété, les solutions fondées sur la nature et la transition agroécologique. Ces solutions ont en effet de multiples bénéfices d'atténuation du changement climatique pour la biodiversité et les aspects économiques et sociaux des territoires, ainsi que pour une meilleure alimentation. Cela rejoint les conclusions du rapport de l'IPBES, qui pointait en 2021 un risque de maladaptation et une réelle nécessité de miser sur d'autres solutions que l'irrigation.

France Nature Environnement a pour objectif de faire changer la perception de l'eau, qui n'est pas qu'une ressource, mais aussi un milieu de vie. Contrairement à ce qui a été affirmé dans les conclusions du Varenne, ce n'est pas un gisement à exploiter. L'impératif de sobriété doit être défini collectivement pour que les milieux naturels ne constituent pas une variable d'ajustement. Les enjeux de ce travail collectif sont de décider au cas par cas et dans quels contextes territoriaux les solutions méritent d'être étudiées.

L'idée de revenir sur l'instruction des PTGE et de permettre au préfet de mettre fin aux discussions, dont la durée serait jugée excessive, risquerait d'entrainer l'imposition autoritaire d'un calendrier, qui conduirait à des maladaptations. Les PTGE qui ont des difficultés à se développer souffrent d'un manque de diagnostic précis des besoins et d'une insuffisante connaissance à une échelle fine des ressources disponibles. La cartographie des ouvrages et forages et des besoins réels est encore insuffisante pour pouvoir envisager de nouveaux ouvrages et de nouvelles méthodes.

Nous souhaitons que la feuille de route des Assises de l'eau soit suivie au plus près. Contrairement à Jean Launay, nous considérons que le Varenne de l'eau déséquilibre ces conclusions. Le dialogue doit être stabilisé et les différentes solutions proposées ne peuvent être envisagées qu'au regard d'un impératif de sobriété dans les différents usages.

Mme Frédérique Chlous, présidente du conseil scientifique de l'Office français de la biodiversité (OFB). - Le conseil scientifique de l'OFB a rédigé un texte en amont du Varenne de l'eau pour souligner certains points. Cette présentation s'appuie sur une analyse pluridisciplinaire des écrits du Varenne. Je reviendrai sur l'approche systémique, la question de la connaissance, la concertation locale, et la question majeure des sols qui, bien que beaucoup traitée dans la thématique 2, devrait être renforcée dans la thématique 3.

Des divergences au sein des textes ont été identifiées sur la gestion structurelle de l'eau sur le long terme et la gestion de la pénurie d'eau pendant l'été. Il a été intéressant de constater la place des initiatives dans la diversité des contextes socio-économiques, environnementaux et climatiques, et de l'évaluation, qu'il faut renforcer. En outre, on sent une tension entre « eau agricole » et « eau bien commun ». Il faudra lever des doutes et favoriser l'approche commune entre les différentes parties prenantes sur la sobriété des usages de l'eau et des intrants en agriculture. La crainte d'un ascendant agricole sur la prise en compte de tous les enjeux devra être clarifiée. Nous reviendrons sur l'ambition réellement transformative des projets et sur la pérennité de la loi sur l'eau qui a permis de nombreuses avancées internationalement reconnues.

Trois points d'attention principaux sont identifiés : accentuer la prise en compte de l'ensemble des enjeux ; engager une transformation systémique de l'agriculture ; renforcer les connaissances pour accompagner les acteurs.

Sur le premier enjeu, il nous semble nécessaire de travailler sur le lien entre eau, biodiversité et activité humaine (anthropoécosystème) par une approche systémique.

Une concertation équilibrée entre acteurs est nécessaire, en étant vigilant sur les parties prenantes qui y participent pour éviter des déséquilibres entre une vision de l'eau pour ses usages et une vision de l'eau en tant que bien commun. Il faut se donner les moyens de mettre en place cette concertation et de mettre à disposition des données émanant des différentes sciences.

Un équilibre doit être trouvé entre les approches techniques (numériques, génétiques) et les solutions fondées sur la nature, qui sont positives pour l'eau et la biodiversité. Il n'y a pas une approche qui permettra de résoudre l'ensemble des problèmes.

La question de la quantité d'eau correspond à la crise actuelle, mais la qualité de l'eau et des écosystèmes aquatiques sera la crise de demain. Les apports de polluants et les questions de ruissellement et de sécheresse auront des effets polluants sur les rivières et les milieux marins.

Par rapport à la transformation systémique de l'agriculture, il s'agit de développer une vision de l'agriculture à vingt ans, d'intégrer davantage tous les aspects socio-économiques et la diversité des configurations des territoires et des filières, d'équilibrer les différents leviers, de lever les verrous sociotechniques, d'être plus ambitieux sur la question de l'assurance - traitée dans la thématique 1 - pour tester des solutions plus innovantes et puissantes ainsi qu'assurer une solidarité amont-aval entre agriculteurs, mais aussi au niveau d'un territoire entre les différentes filières agricoles (adaptation, abandon ou développement de certaines filières) en fonction des usages.

Le troisième enjeu consiste à établir des états des lieux précis pour soutenir les décisions. Il est parfois difficile d'accéder aux données de certains organismes. Il faut prendre en compte l'ensemble des effets cumulés pour mesurer les enjeux et tenir compte des rétroactions. Il est également nécessaire de poursuivre les études d'impact climatique sur les ressources en eau et les besoins agricoles pour éviter des scénarios trop médians qui gommeraient les incertitudes sur ces questions. Les modélisations passées doivent être développées et permettre de tester les modèles en cours (modélisations à 6 mois, à 10 ans ou 30 ans en intégrant les activités humaines qui peuvent aussi s'appuyer sur les savoirs locaux et professionnels). Le dernier point consiste à informer tous les acteurs de ces connaissances scientifiques pour les aider à prendre des décisions en tenant compte de l'ensemble des éléments.

M. Mathieu Darnaud, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - Concernant la gouvernance, vous avez souvent cité le préfet de bassin, en ajoutant qu'il fallait avoir une maille plus fine pour gérer les problématiques de ressource en eau. Dans le cadre de la loi dite « 3DS », le Sénat demandait que le préfet de département plutôt que de bassin intervienne sur les problématiques d'eau. Quelle est votre réflexion sur ce sujet ?

M. Jean Launay. - L'État a décidé de faire présider les comités de bassin et conseils d'administration des agences de l'eau par des préfets coordonnateurs de bassin. Cela est la généralisation d'une règle qui existait déjà par endroit. J'y vois la volonté d'un État qui impulse et l'affirmation d'une décentralisation indispensable. Lors de la deuxième phase des Assises de l'eau, j'avais appelé à la mise en place de « préfets de l'eau » qui puissent accompagner les préfets de département dans les discussions plus techniques sur la mise en oeuvre de la politique de l'eau et le lien avec les collectivités territoriales et avec les usages. La création du délégué interministériel à l'eau sera de nature à favoriser le lien entre l'État qui donne la règle et la déclinaison sur les territoires ; encore faudra-t-il qu'il soit doté d'une maîtrise d'ouvrage efficace et volontariste. Les sujets de gestion quantitative et qualitative sont liés.

Mme Cécile Cukierman, sénatrice. - Personne ne remet en cause la nécessité d'un État qui impulse. Dans l'exemple du fleuve Loire, toutefois, il ne me semble pas que le Val de Loire ait les mêmes problématiques que l'Ardèche ou la Haute-Loire, y compris pour la régulation de l'abondement de l'eau avec de fortes pluies. Le fleuve chemine dans des zones géographiques très différentes qui s'étendent des confins du Massif central à l'Atlantique. L'État oriente au détriment de réalités plus fines et de problématiques liées à la gestion de l'eau et à ses utilisations qui diffèrent inévitablement.

Par ailleurs, vous opposez souvent l'eau agricole et l'eau « bien commun ». Or, l'agriculture est indispensable au même titre que l'eau. Nous ne sommes pas tous prêts à changer de régime alimentaire, ni à changer un certain nombre de pratiques agricoles. Ne faudrait-il pas redéfinir les différents usages de l'eau sans les opposer, mais en essayant de les faire cohabiter en retirant le maximum de cette ressource pour satisfaire les besoins humains ?

M. Jean Launay. - Je préside le comité national de l'eau depuis dix ans et j'ai été député pendant dix-neuf ans. Effectivement, je ne souhaite pas opposer les usages, mais les concilier, ce qui est difficile en cas de conflit. Sur l'exemple du bassin Loire-Bretagne, ne remettons pas en cause l'organisation de la loi de 1964 avec les bassins hydrographiques que nous connaissons ; je sais les difficultés de ce bassin, notamment dans les zones limitrophes du bassin Rhône-Méditerranée. Nous connaissons les tensions qui apparaissent sur les têtes de bassin avec des agences de l'eau dont les pratiques sont parfois différentes, ce qui tend à exacerber les conflits d'usage. Il faut continuer à travailler sur la solidarité de l'aval avec l'amont. La solidarité entre aval et amont doit aussi s'exercer en termes d'équilibre de ressources et de moyens.

Mme Frédérique Chlous. - Je n'oppose pas l'eau pour l'agriculture et l'eau bien commun. J'exposais des visions : considère-t-on l'eau seulement comme une ressource pour l'agriculture ou essaie-t-on de penser globalement l'eau pour l'ensemble des usages ?

Enfin, il nous semble que l'articulation entre des niveaux locaux, à différentes échelles, et un niveau plus global est importante, car, outre les solidarités entre amont et aval, il existe des solidarités à l'intérieur d'un territoire qui possède des problématiques propres, mais aussi des conditions environnementales, climatiques et géologiques qui lui sont particulières. Il faut parvenir à articuler les deux avec une vision commune.

M. Mathieu Darnaud, sénateur, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - Je remercie l'ensemble des intervenants. Leurs contributions ont été particulièrement utiles. Nous souhaitions avoir ce diagnostic et cette vision prospective, mais aussi aborder les sujets d'inquiétude en termes de ressources et de gestion.

M. Philippe Bolo, député. - Je souligne l'utilité de cette audition pour éclairer la décision publique. Vos interventions ont permis une mise en perspective de la gestion quantitative de l'eau dans ses dimensions scientifiques, les solutions qui existent et le regard des experts sur les différents enjeux à prendre en compte.

Je souhaite également mettre en évidence le sujet de l'économie. L'eau est en effet une ressource qu'on souhaiterait pouvoir utiliser de manière plus facile, avec une plus grande disponibilité, mais qui est aussi un milieu de vie. D'un point de vue économique, le sujet agricole est révélateur d'une manière de fonctionner. Il faut certes réaliser une transition systémique de l'agriculture pour répondre aux enjeux qui ont été mis en évidence, mais il faut aussi savoir qui accompagne cette transition sur un plan financier. Une exploitation agricole est en effet une entreprise et elle n'a pas nécessairement la capacité d'investissement pour entreprendre la transition.

Outre la dimension économique, l'état d'esprit est essentiel : il ne faut pas désespérer de réussir à réorganiser la gestion quantitative de l'eau. Nous avons regardé ce matin les enseignements de l'histoire pour faire de la prospective, et constaté les avantages des solutions proposées en matière de biodiversité, d'accès à la ressource ou de satisfaction des enjeux alimentaires, dans une approche systémique. Un autre mot clé est la variabilité imposée par le changement climatique et la géographie. Merci à tous pour vos contributions.

La réunion est close à 12 h 50.