Mercredi 23 février 2022

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, président -

Stages de citoyenneté - Audition de Mme Céline Alhéritier, directrice d'ABC Insertion

M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui Madame Céline Alhéritier, directrice de l'association ABC Insertion. Je vous remercie, Madame la Directrice, de vous être rendue disponible pour nous cet après-midi.

Votre association intervient notamment dans le domaine socio-judiciaire, comme partenaire du ministère de la justice, pour prévenir la délinquance ou la récidive et contribuer ainsi à l'insertion sociale et professionnelle de personnes placées sous main de justice. À ce titre, elle anime des stages de citoyenneté, qui, en tant que sanction pénale, peuvent constituer des mesures alternatives aux poursuites ou aux aménagements de peine.

Je précise que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques. Notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022. Le compte rendu écrit de cette audition lui sera annexé. Je laisse la parole à notre rapporteur Henri Cabanel qui, issu du groupe RDSE, a pris l'initiative de cette mission.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Merci monsieur le Président.

Madame la directrice, pouvez-vous présenter succinctement votre association ? Quels sont ses missions, son organisation et ses moyens ?

Pouvez-vous préciser le champ de vos actions, en y associant le cas échéant leur base réglementaire ou législative ? Quelle place y occupent les stages de citoyenneté ?

Comment un tel stage se déroule-t-il ? Existe-t-il un programme type ou est-il adapté en fonction du public, notamment selon son âge ?

Quel est le profil des participants ? Des personnes s'inscrivent-elles à ces stages sans y être contraintes par l'autorité judiciaire ?

Quel est le profil des formateurs ? Comment sont-ils recrutés ?

Sur quels critères se fonde la certification Qualiopi délivrée à votre association ? Cette certification vaut-elle agrément ?

Quelle place occupe l'éducation à la citoyenneté dans la réinsertion ?

Lorsqu'un stage est prononcé en tant que mesure alternative aux poursuites, comment s'articule-t-il avec les dispositifs d'insertion socioprofessionnelle comme ceux que proposent les Établissements pour l'insertion dans l'emploi (ÉPIDE) ?

Enfin, quelles améliorations pourraient selon vous renforcer l'efficacité de ces stages ?

Mme Céline Alhéritier, directrice d'ABC Insertion. - Merci de nous avoir invités en tant qu'association. J'éprouve toujours un réel plaisir de rendre compte de nos activités, qui sont rarement mises en avant.

ABC Insertion existe depuis vingt-sept ans et j'en suis la directrice depuis dix-huit ans. L'association vise à promouvoir la citoyenneté et l'insertion socioprofessionnelle, dans un esprit de justice sociale, en accueillant tous les publics.

Nous poursuivons plusieurs objectifs :

- prévenir la délinquance et la récidive ;

- favoriser l'insertion socioprofessionnelle ;

- aider à une meilleure intégration du citoyen dans la société ;

- contribuer à réduire les risques en milieux du travail et scolaire.

Nous menons principalement des actions de formation, de prévention et d'accompagnement. Dans le champ socio-judiciaire, nous proposons des stages alternatifs aux poursuites, à la demande des parquets tels que ceux de Pontoise et Paris qui nous commandent des stages de citoyenneté et de prévention de l'usage du cannabis.

Dans le cadre de stages prononcés en tant qu'alternative à l'incarcération, nous travaillons désormais, à leur demande, avec tous les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) d'Ile-de-France. Nous mettons également en place des stages de citoyenneté et des stages de prévention routière.

Ces stages visent à prévenir la récidive. Nous sommes principalement financés par le ministère de la justice, par le biais des SPIP, par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (FIPDR) et par certaines préfectures. Les financements publics ne couvrant pas l'entièreté des coûts, nous devons compléter sur nos fonds propres et chercher des financements, par exemple lors d'interventions auprès d'acteurs du secteur privé.

Les actions mises en oeuvre sont les suivantes :

- pour les parquets, des stages de citoyenneté, de sensibilisation aux dangers des produits stupéfiants, et de lutte contre la haine en ligne. Ces derniers débutent cette année grâce au parquet de Paris. Ils ont pour but de permettre aux auteurs de réfléchir aux implications de leurs actions ;

- pour les SPIP, des actions de prévention routière pour les auteurs de délits routiers, ainsi que des stages de citoyenneté et de prévention des addictions ;

- pour l'Éducation nationale et certaines communes, des actions de décryptage des médias et de lutte contre le cyber harcèlement et le harcèlement scolaire. L'éducation à l'image est également au coeur de nos stages de citoyenneté ;

- pour les caisses de retraite, les caisses d'allocations familiales (CAF) et certaines entreprises, des ateliers de prévention pour les seniors (ateliers mémoire, prévention des abus de confiance, décryptage des médias) et de préparation à la retraite. Nous effectuons également de la prévention pour les aidants familiaux, afin de les orienter vers des structures de soutien.

Depuis 2006, nos 624 stages de citoyenneté, qui occupent la moitié du temps de l'association, ont accueilli près de 7 000 participants, avec en moyenne dix à douze personnes pour chaque stage. Leur déroulement dépend des attentes des institutions qui les demandent, notamment les services pénitentiaires. Les participants ne se sentent pas forcément toujours des citoyens. Redéfinir la citoyenneté, la manière de faire coïncider leurs aspirations et celles de la société, permet de leur montrer qu'ils sont des citoyens à part entière. Les droits et devoirs, le « vivre-ensemble », et le fonctionnement des institutions constituent donc nos modules essentiels, au centre de tous nos stages.

Chaque SPIP nous accorde entre trois et cinq jours. En fonction de la durée des stages, nous pouvons aborder d'autres thématiques. Nous proposons ainsi un module sur les discriminations. Nous redéfinissons ensemble celles-ci et nous nous interrogeons également sur les idées reçues et les préjugés, les origines de ces derniers et la manière dont ils deviennent des discriminations. L'objectif est de faire prendre conscience finalement que nous devons nous-mêmes travailler sur nos préjugés. Certaines personnes se sentent elles-mêmes discriminées : ce travail est important pour leur permettre de savoir précisément ce qu'est la discrimination, car on peut être discriminé et discriminant. Ce module constitue un temps fort du stage lorsqu'il est mis en place.

Depuis 2015, nous travaillons également sur le décryptage des médias. Certains services nous avaient demandé d'aborder le thème de la radicalisation mais nous ne nous sentions pas en mesure de le faire. Cependant, de tels modules de décryptage sont un outil de lutte contre ce phénomène. Il nous paraît essentiel de fournir aux stagiaires l'envie et la capacité de vérifier des informations plutôt que de les transmettre telles quelles, et des méthodes pour le faire. Depuis l'attaque contre Charlie Hebdo, les services pénitentiaires se montrent très intéressés. Ce module est mis en place lors de chaque stage.

Dans l'ensemble, les stagiaires nous disent souvent : « nous sommes manipulés ». Dans un but pédagogique, nous n'entrons pas en conflit et nous demandons comment faire pour ne pas être manipulé. Il s'agit de vérifier, être outillé et armé pour vérifier l'information.

Ce décryptage est essentiel. J'interviens en ce moment pour la mise en place de stages de citoyenneté de courte durée pour les enfants et j'ai demandé que ce module soit adapté pour eux, notamment au collège.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Comment ces stages sont-ils mis en place pour les collégiens ? Peuvent-ils être demandés par les familles ?

Mme Céline Alhéritier. - Dans une démarche proactive, j'ai proposé à des communes des interventions dans les centres de loisirs. J'ai également démarché des collèges, suite à une subvention obtenue après un appel à projet de la CAF.

Selon les SPIP, nous pouvons accueillir lors de ces stages une autre association pour parler des premiers secours et expliquer les gestes de base. Même si nous ne pouvons pas dispenser la formation « Prévention et secours civique de niveau 1 » (PSC1), cette intervention coûteuse s'avère pertinente car elle met les stagiaires en situation de porter secours, de s'intéresser à l'autre. Des policiers et des pompiers peuvent aussi intervenir. Quand les policiers ont le bon positionnement, cela se passe bien et permet de renouer le dialogue. Les interventions des pompiers se déroulent toujours bien, malgré les caillassages qu'ils peuvent parfois subir dans certains quartiers. Nous insistons sur les missions premières de porter secours.

Nous organisons également des visites culturelles, lorsque la durée du stage le permet. Nous effectuons des visites du Louvre et du Quai Branly pour les jeunes. En effet, la visite proposée, centrée sur les rituels du passage de l'état d'enfant à celui d'adulte, peut résonner chez certains. Nous visitons aussi le carrefour des associations parisiennes, afin d'inciter les personnes à défendre leurs idées en s'organisant.

Toutes ces démarches sont à la fois évoquées théoriquement et mises en pratique dans des ateliers.

Nous pouvons aussi recevoir la visite d'un juge d'application des peines (JAP). Nous étudions alors la chaîne pénale et effectuons un atelier grâce au documentaire La dixième chambre de Raymond Depardon. Nous étudions chaque cas et demandons aux participants de rendre leur verdict, toujours plus sévère que le jugement réel. Cet atelier vise à les aider à sortir du positionnement « nous contre la justice ou l'État ». Ces saynètes les obligent à argumenter et raisonner avec leurs propres valeurs.

Je vous fournirai les plannings de ces stages.

Enfin, le SPIP de Paris met en place un stage spécifique à destination des jeunes, le dialogue citoyen, où le Planning Familial intervient dans ses locaux sur le rapport hommes-femmes et la sexualité en général. Le module sur les discriminations est également davantage approfondi.

Nous recrutons principalement des formateurs disposant du diplôme de formateur pour adultes, ou bien des professeurs qui doivent justifier d'une expérience avec les adultes.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Combien votre association compte-t-elle de personnels ?

Mme Céline Alhéritier. - Nous sommes neuf. Les personnes recrutées sont formées en binôme pendant trois mois, avec un formateur référent. Elles reçoivent ensuite des formations complémentaires, sur les drogues par le Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (CAARUD) de la Chapelle, ou sur d'autres thématiques. Nous avons aussi la chance d'être formés par les JAP sur le pouvoir judiciaire.

La certification Qualiopi est très complexe, puisqu'elle porte sur un ensemble de processus à mettre en place. Nous serons obligés, à la fin 2022, de disposer de cette certification pour recevoir des subventions publiques. Cela impose des processus rigoureux de recrutement, formation, élaboration des bilans... Ces processus existent déjà, car nos actions sont mises en place avec sérieux, mais nous souhaitons les certifier. C'est lourd à mettre en place sur le plan administratif, mais cela garantit à nos partenaires le plus grand sérieux.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Existe-t-il une évaluation à la fin du stage pour connaître le ressenti des stagiaires ? Menez-vous des entretiens individuels avec eux ?

Mme Céline Alhéritier. - Nous menons trois évaluations et le ministère de la justice en réalise une autre.

Comme nous accueillons des personnes qui se trouvent sous main de justice, nous ne disposons pas de leur identité et ne devons garder aucune trace de leurs données, ce qui nous empêche de les solliciter ultérieurement.

À la fin de chaque stage, nous remettons un bilan d'évaluation des connaissances pour déterminer une possible progression. Ensuite, nous recueillons les impressions « à chaud » lors d'un tour de table. Enfin, nous faisons remplir un bilan écrit, anonymisé, afin de recueillir l'avis réel des participants et leurs réflexions sur les évolutions possibles de leur comportement. Par exemple, sur la prévention des drogues, quelqu'un qui a dit en consommer peut nous faire part de sa volonté d'arrêter. Il saura alors à qui s'adresser dans cette démarche, grâce aux interventions lors du stage d'associations extérieures, comme des centres de soins.

Ensuite, pour l'évaluation « à froid », nous indiquons aux personnes que nous pourrions les solliciter après quelques mois, si elles consentent à nous laisser leurs coordonnées.

Nous regrettons de ne pas disposer des chiffres de la récidive. La veille que j'effectue sur les chiffres européens et mon expérience de terrain me permettent de savoir que ces stages fonctionnent, mais nous ne disposons cependant d'aucune indication à notre échelle.

M. Stéphane Piednoir, président. - L'évaluation est essentielle et fait partie de notre travail de parlementaires. Je souhaiterais connaître l'accueil fait par les jeunes à ces stages de citoyenneté. La courte durée de ces stages permet-elle de détecter s'ils les subissent, en tant qu'alternatives à des peines, ou s'ils les considèrent plutôt comme une chance ?

Mme Céline Alhéritier. - 96 % des participants au stage se disent très satisfaits. Ils le choisissent en général, mais ne sont pas forcément contents d'être présents, car il leur apparaît comme moralisateur ou répressif.

Je remercie le service pénitentiaire de déléguer à une association. Être extérieurs à la justice nous permet d'avoir des échanges différents avec les stagiaires.

Dans l'ensemble, au début, les participants peuvent manifester leur mécontentement et parfois crier à l'injustice. Ils estiment pour la plupart n'avoir aucune raison de se trouver là. Nous ne souhaitons pas nous mettre en opposition, ni discuter de leurs actes ou de la justice. Nous leur démontrons que le stage se déroulera bien et constitue un « espace-temps » qui leur est dédié, afin de leur permettre de réfléchir et d'avoir des échanges intéressants.

Si certains participants manifestent encore leur mécontentement pendant la première matinée, même les plus réfractaires finissent par y prendre part. L'expérience des formateurs permet de créer un climat de confiance. Nous ouvrons très vite sur les règles de « vivre-ensemble », à l'intérieur du stage comme de la société, et ce sujet parle à tout le monde.

Les formateurs utilisent tous les outils à leur disposition : vidéo, jeux, ateliers... Nous nous inscrivons dans la culture contemporaine du zapping. Nous ne restons pas sur un modèle figé, nous nous adaptons au public. Il faut que les stagiaires participent et rencontrent de nouvelles personnes, pour éprouver de l'intérêt.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Êtes-vous en mesure de vous adapter au public au fur et à mesure du déroulement du stage ?

Mme Céline Alhéritier. - Oui. Nous n'improvisons pas, mais nous disposons de nombreuses ressources. Si un module ne fonctionne pas, mais que le groupe montre beaucoup d'intérêt pour un autre, je déploierai celui-ci, et reprendrai mon programme par la suite.

M. Stéphane Piednoir, président. - Avez-vous des questions sur le fonctionnement des institutions, sur le rôle de citoyen de chacun ?

Mme Céline Alhéritier. - Oui. Par exemple, si un participant affirme que le Président de la République fait la loi, nous reprenons les fondamentaux de l'organisation du pouvoir législatif.

Des recadrages individuels peuvent aussi s'avérer intéressants pour que les personnes se resituent dans la chaîne judiciaire. Si, par exemple, un participant indique avoir incendié un véhicule pour se venger d'une atteinte faite à un ami, nous lui demandons pourquoi il est passé de l'état de victime à celui d'auteur de violence. Si le participant justifie son acte par un manque de confiance envers la police, nous travaillons à la fois sur les raisons de cette défiance, fondée ou pas, et les possibilités de défendre ses intérêts dans un cadre légal plutôt que de devenir auteur.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Quels sont les arguments des personnes qui disent ne pas se sentir citoyens ?

Mme Céline Alhéritier. - Certains se sentent citoyens. D'autres mentionnent leurs parents étrangers. D'autres estiment que le délit qu'ils ont commis les prive de leur citoyenneté. Nous devons reprendre tous ces discours et réexpliquer la devise nationale, que nous devons faire vivre. Les participants peuvent considérer que si leurs droits ne sont pas respectés, ils n'existent pas. Nous cherchons à montrer que chacun doit travailler tous les jours à faire vivre ses droits et à pratiquer ses devoirs. Nous les incluons en leur expliquant qu'ils sont un maillon de cet ensemble. Ils comprennent qu'ils ne sont pas en dehors de la citoyenneté et que leurs propres aspirations s'y incluent.

M. Stéphane Piednoir, président. - J'imagine que le décryptage des médias auquel vous procédez porte beaucoup sur les réseaux sociaux. Votre public est-il composé de jeunes ?

Mme Céline Alhéritier. - Cela dépend des territoires. En Seine-et-Marne ou à Paris, la moyenne d'âge est de 26 ans. Dans les Yvelines, elle se situe à 35 ans.

M. Stéphane Piednoir, président. - Concernant la communication et l'information via les réseaux sociaux, arrivez-vous à déconstruire les biais qui y sont identifiables ? Arrivez-vous à les remettre en cause comme source d'information fiable et objective ?

Mme Céline Alhéritier. - Selon eux, la télévision et les journaux ne sont pas fiables, mais les réseaux sociaux le sont. Nous devons réexpliquer la fabrique de l'information, le sérieux des journalistes, le rôle de l'Agence France-Presse (AFP) et la manière dont les médias peuvent se saisir d'une dépêche. À l'inverse, nous leur expliquons que les témoignages vidéo des réseaux sociaux ne sont pas vérifiés.

Nous transformons alors les stagiaires en enquêteurs, notamment sur leur propre adhésion à ces informations. Nous souhaitons leur faire comprendre que les émotions vives entravent la remise en question de la véracité de l'information.

Nous leur fournissons des illustrations, par exemple en modifiant la légende d'une image, et leur montrons comment vérifier une vidéo et une photographie. Ensuite, nous leur présentons les « réflexes anti-intox » : quels comportements adopter pour vérifier une information ? Puis nous leur proposons de vérifier leurs sources habituelles.

M. Stéphane Piednoir, président. - En allant jusqu'à préciser qu'un journaliste peut avoir sa part de subjectivité dans l'analyse d'un fait ou d'une actualité ?

Mme Céline Alhéritier. - Oui. Nous leur présentons aussi le rôle des débats, en expliquant la position du journaliste censé être neutre face à des chroniqueurs.

M. Stéphane Piednoir, président. - Réussissez-vous à transmettre ces méthodes en une journée ?

Mme Céline Alhéritier. - Oui, mais nous pouvons aussi le faire sur plusieurs jours.

L'éducation à la citoyenneté me paraît essentielle, en particulier pour une personne sortie du cadre, afin de l'y ramener. J'insiste sur le fait que les personnes ayant commis un délit ne se pensent plus citoyens : nous avons la chance de pouvoir les aider à se repositionner en tant que tels. Nous les aidons à comprendre que ce délit ne met pas fin à leur citoyenneté et aussi à réfléchir à ce qu'elles veulent incarner, en leur montrant que ces aspirations peuvent s'inscrire dans un parcours citoyen.

Nous n'avons jamais travaillé avec les ÉPIDE. Nous disposons de trois conseillers en insertion pour le volet insertion professionnelle. Nous avons embauché des formateurs pour travailler ce point depuis le début de notre travail avec les services pénitentiaires, en 2001. La peine était un moyen de réinsérer les personnes. Nous avons donc développé une branche formation et une branche insertion. Nous expliquons nos statuts à chaque stagiaire, en leur indiquant qu'ils peuvent, à l'issue du stage, contacter nos collègues pour un accompagnement en insertion professionnelle.

M. Stéphane Piednoir, président. - Le font-ils ?

Mme Céline Alhéritier. - Peu de stagiaires le font, ils ne sont pas tous en recherche d'emploi. Ce sont souvent des stagiaires en prévention routière, ayant perdu leur permis et leur emploi, qui effectuent cette démarche, qui leur est profitable.

Une réflexion commune sur les modules déployés serait essentielle, afin d'améliorer ces stages.

Selon les SPIP, on peut parfois assister à un empilement de modules dispensés par la police ou les pompiers, sans ensemble cohérent. Il faut un lien, du sens, afin de ne pas perdre en efficacité sur les points essentiels. Peut-être que reprendre lors de chaque stage les droits et devoirs et le fonctionnement des institutions peut paraître rébarbatif, mais c'est un enjeu crucial, dans lequel les stagiaires se retrouvent le plus. Les visites à thème sont très pertinentes, mais nécessitent du temps : elles viennent donc en complément des fondamentaux.

Les visites de l'Assemblée nationale, du Sénat ou du Mont Valérien constituent toujours des temps forts, car elles valorisent les stagiaires et nourrissent leur estime d'eux-mêmes.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Quand ces visites ont-elles lieu ?

Mme Céline Alhéritier. - Lorsque nous recevons des réponses positives ! Une députée nous a ainsi permis, cette année, de visiter l'Assemblée nationale.

Nous pourrions également améliorer le bilan de ces stages. Il serait très pertinent de connaître les chiffres de la récidive.

Enfin, nous devons effectuer environ quarante demandes de subventions par an pour les stages judiciaires, puisque chaque stage nécessite plusieurs financeurs. Cela représente un travail administratif énorme, qui n'est pas pris en charge par les subventions publiques. Le coût restant nous oblige donc à trouver d'autres ressources, notamment en menant des actions dans le secteur privé.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Quelles sont-elles ?

Mme Céline Alhéritier. - Nous mettons en place avec une caisse de retraite complémentaire des conférences et des ateliers de prévention à destination des seniors (abus, arnaques, fraudes), mais sommes de moins en moins sollicités.

Chaque stage est différent et peut représenter un coût variable, ce qui nécessite un immense travail administratif. Je me suis déjà adressée à la Direction des services pénitentiaires (DSP) pour demander une convention globale, et la subvention associée, qui faciliterait également le travail de chaque SPIP d'Ile-de-France.

M. Stéphane Piednoir, président. - Travaillez-vous essentiellement en Ile-de-France ?

Mme Céline Alhéritier. - Oui. J'ai un projet de développement à Montpellier, je voudrais travailler avec les seniors ; je proposerai également au parquet de Montpellier des stages de prévention, de citoyenneté et de cyber harcèlement.

Ces stages de citoyenneté sont riches de sens. Certains groupes nous applaudissent à la fin. Des participants nous disent très sympathiquement ne pas s'être ennuyés, malgré leurs appréhensions. Tous reconnaissent avoir appris des choses. Les retours sont toujours très positifs.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Pouvez-vous évoquer vos missions pour réduire le risque dans le milieu du travail et en milieu scolaire ?

Mme Céline Alhéritier. - Dans le milieu de l'entreprise, nous avons réalisé des stages de prévention des addictions. Nous avons ainsi formé des employés « ripeurs » d'une entreprise de collecte de déchets à la prévention alcool et drogues. Nous avons aussi réalisé des stages de préparation à la retraite.

En milieu scolaire, nos stages portent sur le décryptage des médias et la prévention du harcèlement et du cyber harcèlement.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Dans ce second cas, qui est le décideur ?

Mme Céline Alhéritier. - J'ai répondu à un appel à projet de la CAF qui coïncidait avec nos savoir-faire. Je démarche également les collèges, qui acceptent volontiers des stages déjà financés.

M. Stéphane Piednoir, président. - Votre effectif permet-il de couvrir tous les besoins ? Avez-vous des difficultés à recruter ?

Mme Céline Alhéritier. - Le recrutement s'avère très difficile. Les formateurs pour adultes sont souvent spécialisés sur un champ. Il nous faut donc trouver une personne qui accepte de se former en direct sur la citoyenneté, la prévention routière, la prévention des addictions, et qui accepte de travailler avec des publics placés sous main de justice, ou en détention, puisque les actions sur la citoyenneté se font aussi dans les murs.

Cette personne doit avoir un casier vierge et trouver le positionnement adéquat. Il ne faut pas être trop autoritaire : nous sommes là pour échanger après le passage de la justice. Il faut du savoir, du savoir-être, des diplômes.

M. Stéphane Piednoir, président. - Pouvez-vous nous parler de vos interventions en prison ?

Mme Céline Alhéritier. - Tous les formateurs m'ont indiqué préférer travailler en détention, ce qui peut surprendre. Les personnes en détention prennent le temps de réfléchir et sont satisfaites de rencontrer un intervenant qui leur prête attention. Lors de ces stages de citoyenneté et de prévention routière, pour les personnes incarcérées suite à des délits routiers, nous sommes face à des participants qui ont envie de progresser et qui sont volontaires. Il n'y a pas d'incident, car il n'y a que dix ou douze places pour quarante intéressés.

Je partage avec vous pour finir une anecdote sur les stages en détention. On peut penser que la détention n'éprouve pas les délinquants. Or j'ai vu des personnes détenues qui montraient un besoin de contact évident. Lors des pauses, les stagiaires ne pouvaient pas sortir et tournaient dans la salle comme en promenade, ce qui illustrait les souffrances causées par l'enfermement. Je peux témoigner que la détention n'est pas sans incidence.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je corrobore cette impression.

M. Stéphane Piednoir, président. - Je vous remercie pour vos témoignages et pour ces précisions.

Audition de M. Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche

M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, nous entendons cet après-midi Luc Ferry que je remercie sincèrement d'avoir accepté notre invitation en dépit d'un agenda contraint. Pour votre information, Monsieur le Ministre, notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe RDSE. Notre collègue Henri Cabanel en est le rapporteur. Elle est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques. Notre rapport, assorti de recommandations, sera livré au début du mois de juin 2022.

Cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport. Sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat et sur Twitter ; cet enregistrement sera par la suite disponible en vidéo à la demande.

Votre double regard de philosophe et d'ancien ministre de l'éducation nationale nous a paru particulièrement utile pour nourrir notre réflexion. Notre mission d'information s'inscrit dans un contexte marqué par la distance croissante entre nos concitoyens et les institutions, d'une part, et, d'autre part, par un taux d'abstention élevé - notamment chez les jeunes - lors des dernières élections départementales et régionales. Ces évolutions posent clairement la question de l'avenir de la démocratie.

Il nous a paru urgent de réfléchir à la formation des futurs citoyens, formation qui passe non seulement par l'école, avec un enseignement moral et civique au contenu très ambitieux, mais également par diverses politiques publiques qui visent à encourager l'engagement des jeunes.

Avant de vous donner la parole, Henri Cabanel, rapporteur, vous posera quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information. Nous aurons ensuite un temps d'échanges avec nos collègues présents dans cette salle et connectés à distance.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, notre mission d'information a centré sa réflexion sur l'éducation du citoyen. Dans ce cadre, votre double parcours de philosophe et de praticien de l'Éducation nationale vous désigne, Monsieur le Ministre, comme un interlocuteur indispensable pour nos travaux et je vous remercie de nous accorder un peu de votre temps.

Le mot « citoyen » est pour le moins utilisé à tort et à travers : il est même question de « revenu citoyen » ! Comment remettre du sens dans une notion qui semble désormais galvaudée ?

Les observateurs font aujourd'hui le constat suivant : la jeunesse fait preuve, à la fois, d'un intérêt marqué pour l'engagement - au service de causes humanitaires ou pour la défense de l'environnement, notamment - et d'un désintérêt assumé pour la vie politique. Cette évolution pourrait-elle avoir des conséquences sur la définition de la citoyenneté ?

Comment susciter l'envie de voter à des jeunes que chaque élection éloigne davantage des urnes et dont la méconnaissance des institutions nous étonne ?

Ces questions nous amènent à nous interroger sur l'éducation à la citoyenneté dans le cadre scolaire et, en premier lieu, sur l'enseignement moral et civique. De manière générale, quel devrait être, à votre avis, le rôle de l'école dans la formation du futur citoyen ? Que pensez-vous de l'intégration de la morale à l'enseignement civique ?

Permettez-moi de passer un peu de temps sur la définition de l'éducation morale et civique résultant du code de l'éducation. Si ce texte se réfère aux valeurs de la République, il ne comporte en revanche ni le mot « institution » ni le mot « démocratie ». L'objectif de l'éducation morale et civique consiste à « former des citoyens responsables et libres » tout en amenant les élèves à se forger un sens critique, notamment face aux outils d'information actuels. Les élèves des collèges et des lycées sont par ailleurs invités à participer à un « projet citoyen » au sein d'une association d'intérêt général.

Au fil des évolutions législatives, le contenu de cet enseignement a accumulé les thèmes, certes très importants, mais dont nous interrogeons le caractère prioritaire : le travail des enfants via l'origine des fournitures scolaires, la connaissance et le respect des personnes en situation de handicap dans une société inclusive, la sensibilisation à la vie associative, le respect des animaux de compagnie et la prévention de la maltraitance animale. Que pensez-vous de ces sujets ? Le recentrage de l'enseignement moral et civique sur le fonctionnement des institutions et sur la vie démocratique vous semble-t-il une bonne idée ? Ces sujets sont importants, mais ne faudrait-il pas, faute de temps, définir des priorités ? Selon vous, faut-il repenser l'enseignement de l'histoire-géographie et de la philosophie ? Ne faut-il pas que cet enseignement soit davantage transversal ? Les manuels et les pratiques pédagogiques sont-ils, d'après vous, adaptés à la situation actuelle ? Enfin, les professeurs sont-ils formés à l'enseignement du vivre ensemble et des valeurs de la laïcité ? Par ailleurs, dans un article paru dans un journal régional, le 21 février 2022, Georges Fotinos, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, auteur d'une récente étude sur la violence à l'école, dénonce une forte hausse des atteintes à la laïcité : qu'en pensez-vous ?

M. Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. - Avant d'élargir le sujet, pour répondre directement à l'une de vos questions, je pense que nos cours d'instruction civique sont mal faits et mériteraient d'être revus. Je considère en effet que le seul moyen de passionner les élèves consiste à passer par les grandes oeuvres cinématographiques et littéraires. Il y a pour moi deux écueils : l'enseignement moral et les cours de droits constitutionnels pour enfants.

Je vois encore mon instituteur, Maurice Quettier - devenu par la suite sénateur communiste - écrire au tableau noir : « qui vole un oeuf vole un boeuf ». Chaque matin, il inscrivait ainsi une courte phrase qu'il commentait et que nous écoutions, si je puis dire, religieusement ; les choses ont changé depuis lors, cela ne fonctionnerait plus aujourd'hui.

Ce que j'appelle les cours de droit constitutionnel pour enfant, pratiqués de nos jours, ennuient considérablement les élèves. Les grandes oeuvres cinématographiques et littéraires, telles que La Liste de Schindler, Amistad, le remarquable film de Spielberg sur l'esclavage, ou Le choix de Sophie, pourraient être utilement mobilisées pour susciter l'intérêt des élèves.

Le Livret républicain que j'ai réalisé avec mes amis - Pierre Nora, Mona Ozouf, Tzvetan Todorov, Pierre-André Taguieff et tant d'autres - n'avait pas pour entrées des thèmes comme « le droit des animaux » - encore que je ne sois pas hostile aux droits des animaux - mais « antiracisme », « antisémitisme », « citoyenneté », « civilité et incivilité », « civisme », « communautarisme », « crimes contre l'humanité », « distinction public-privé », « droit à la différence », « droits de l'homme », « école de la République », « impôts », etc. Le Guide républicain, qui entendait « rappeler les valeurs de la laïcité et de la vie commune », était un outil pédagogique « pour lutter contre le racisme, l'antisémitisme et les dérives communautaristes ». Nous nous trouvions dans le coeur de cible. J'avais également sollicité des intellectuels afin qu'ils dressent une liste d'oeuvres littéraires et cinématographiques, et c'est ainsi qu'avaient été notamment remises à l'honneur les lettres bouleversantes de Guy Môquet.

Si je prends l'excellent documentaire sur l'engagement de la Mosquée de Paris dans la Résistance, je peux vous assurer qu'il parlait davantage aux élèves qu'un cours abstrait de morale.

J'en suis convaincu, les programmes d'instruction civique doivent être recentrés sur des thèmes fondamentaux - ceux que je viens d'évoquer et quelques autres - et passer par de grandes oeuvres littéraires et cinématographiques qui touchent à la fois l'intelligence et le coeur.

Je partage les propos de Victor Hugo sur la différence entre éducation et instruction : à juste titre, il explique que l'éducation morale relève de la famille, l'instruction publique relevant quant à elle des professeurs.

Pourquoi les leçons de morale ne touchent-elles plus les jeunes aujourd'hui ? Je reviens à Mai 68 : les engagements des jeunes gens étaient alors politiques. Mes camarades étaient maoïstes, trotskystes ou communistes, voire gaullistes, comme moi - même si ceux-ci étaient plus rares. Nous affirmions que « tout était politique », nous nous querellions et débattions sur des questions politiques. Aujourd'hui, les engagements sont sociétaux - humanitaire, écologie, inclusion des personnes en situation de handicap, animaux - et rarement politiques. Quelles en sont les raisons ? Elles doivent être identifiées avant de proposer des réformes de l'instruction publique.

En premier lieu, le rapport entre la société civile et l'État s'est inversé. Jusqu'aux accords d'Évian, en 1962, l'État « taxait » - permettez-moi ce terme - les jeunes gens en invoquant la raison d'État : les jeunes hommes étaient envoyés sur le front, en Algérie ou ailleurs. Je tiens à rappeler que la Seconde Guerre mondiale a provoqué la mort de 60 millions de personnes ! Rappelons-nous que 27 000 morts ont été dénombrés en une seule journée de combats en 1917 ! Notre histoire est marquée par deux guerres mondiales et par la guerre d'Algérie, guerres pour lesquelles l'État « taxait » la société civile. Aujourd'hui, l'inverse se produit : l'État est au service de la société civile. On demande à nos enfants de s'épanouir, de réussir leur vie, de trouver un emploi. Cette inversion des rôles est un renversement historique absolument fondamental, une révolution dans les rapports public et privé. Ce phénomène considérable s'est produit sur les quarante dernières années.

L'effondrement des grandes causes transcendantes constitue le deuxième événement majeur. Je veux parler de la religion de salut terrestre - le communisme - et de la religion de salut céleste, le catholicisme. Le communisme est passé de 30 % de l'électorat dans les années 1950 et 1960 dans certaines élections à 3 % aujourd'hui. L'effondrement de la religion catholique est encore plus sensible : la France comptait 90 à 95 % de baptisés en 1950 contre 30 % aujourd'hui et dénombrait 45 000 prêtres contre 6 000 aujourd'hui. Don Camillo et Peppone partageaient globalement les mêmes valeurs, certains communistes baptisant également leurs enfants. Seulement 45 % des Français se déclarent aujourd'hui chrétiens, pour l'essentiel catholiques, et ils ne croient plus en grand-chose. C'est l'effondrement des grandes causes transcendant l'individu qui modifie totalement le rapport au civisme et, par conséquent, à l'engagement dit citoyen.

Le troisième point porte sur les raisons ayant conduit à cet effondrement. Les valeurs et les autorités traditionnelles ont été déconstruites comme jamais dans l'histoire de l'humanité. L'histoire de l'art en témoigne : la figuration en peinture, la tonalité en musique, les règles traditionnelles du roman avec le Nouveau roman, du théâtre avec Ionesco, de la danse avec Maurice Béjart et Pina Bausch, ont été déconstruites. Concomitamment, le monde paysan, qui incarnait les valeurs traditionnelles, est passé de six millions d'agriculteurs dans mon enfance à 300 000 exploitations agricoles aujourd'hui. Dans les années 1950, la première ligne des enquêtes d'opinion était attribuée aux agriculteurs ; elle a aujourd'hui disparu.

Cette déconstruction des valeurs transcendantes, des grandes causes qui dépassaient l'individu, s'est faite au profit du souci de soi, du bien-être et de toutes les inanités qui y sont liées comme le développement personnel ou la psychologie positive. Le bonheur ne dépend plus du monde extérieur, l'homme le trouve par lui-même et en lui-même. Le narcissisme est revalorisé : dans une revue, Narcisse a ainsi été présenté comme un mythe positif, ce qui est totalement faux ! Narcisse est le contraire de Socrate, beau au dehors, laid en dedans.

Par ailleurs, je rappelle que la grippe de Hong-Kong, qui a provoqué, à la fin des années 1960, la mort de 35 000 Français - un chiffre considérable pour une population qui comptait alors 50 millions de personnes - n'a motivé la mise en place d'aucune mesure telle que la fermeture de classes ou un confinement de la population - que je ne remets pas en cause. La santé, le bien-être, le souci de soi sont devenus exponentiellement importants au fur et à mesure que les grandes causes s'effondraient.

Les militants de Mai 68 ne sont pas responsables de cet effondrement. Je reprends à mon compte les travaux de Schumpeter : cette évolution procède de l'histoire moderne du capitalisme. Le XXe siècle est un siècle d'innovations permanentes et de ruptures, notamment dans l'art, comme je l'ai précédemment relevé. Aujourd'hui, ce sont les grands capitalistes qui apprécient l'art contemporain ou la musique atonale. L'artiste contemporain est de gauche, mais l'acheteur est de droite. Schumpeter a été le premier à parler d'art capitaliste pour parler de Picasso ou Braque.

Si j'ai défendu le mariage gay dans Le Figaro - ce qui m'a valu de nombreux courriers d'insultes - pour autant je comprends parfaitement que des personnes catholiques et juives traditionnalistes s'y opposent. Il s'agit en effet d'une innovation radicale et d'une rupture avec la conception traditionnelle de la famille.

Ce contexte explique l'évolution de l'engagement, devenu sociétal et non plus politique. La politique n'intéresse pas ou très peu les jeunes sauf au Rassemblement National, devenu premier parti jeune et ouvrier de France. Certes, l'écologie les mobilise également mais elle n'atteint que 5 % des intentions de vote contre 18 % pour le RN qui s'engage sur des thèmes sociétaux comme la religion, l'immigration ou le racisme. Ces thèmes d'engagement sont à la limite du politique mais ne supposent pas une vision grandiose comme l'étaient le marxisme et le libéralisme dans les années 1960.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - L'adhésion des jeunes au RN ne traduit-elle pas leur déception à l'égard des autres partis ?

M. Luc Ferry. - Les partis politiques traditionnels ont peiné à se renouveler. La gauche a renoncé à toutes ses idées ; elle incarnait la sécularisation de l'universalisme chrétien et de l'universalisme des Lumières, qui dépassaient les classes sociales et les frontières. Le catholicisme qui, je le rappelle, signifie « vers le tout » en grec, avait une prétention à l'universel par rapport aux autres religions, plus locales. Pour citer Tocqueville, la laïcité a été la sécularisation de la religion chrétienne : l'égalité des créatures devant Dieu devenant l'égalité des citoyens devant la loi. La gauche, c'était cet héritage : la gauche de Chevènement était universaliste, républicaine et laïque ; aujourd'hui, elle s'avère largement wokiste, ce qui explique son effondrement et son émiettement. A droite, la grande tradition libérale - Tocqueville Constant, Guizot - est aujourd'hui difficilement perceptible. Les partis politiques traditionnels portent donc leur part de responsabilités dans cet échec.

Les cours de morale et les cours de droit constitutionnel destinés aux enfants ne répondent pas aux enjeux actuels. Victor Hugo écrivit en 1872 un texte sur la différence entre l'éducation et l'instruction qui pourrait alimenter directement votre réflexion : « Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l'éducation et l'instruction. L'éducation, c'est la famille qui la donne ; l'instruction, c'est l'État qui la doit. L'enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père (aujourd'hui, nous dirions les parents) donne à l'enfant sa foi ou sa philosophie ; l'État donne à l'enfant l'enseignement positif.

De là, cette évidence que l'éducation peut être religieuse et que l'instruction doit être laïque. Le domaine de l'éducation, c'est la conscience ; le domaine de l'instruction, c'est la science. Plus tard, dans l'homme fait, ces deux lumières se complètent l'une par l'autre. »

Pour ma part, je ne suis pas favorable à l'éducation morale ; je regrette qu'elle échoie aux professeurs, ces derniers devant pallier les déficiences des parents. Des cours de bonheur et de méditation seraient par ailleurs une catastrophe absolue ! En aucun cas, je n'aurais accepté que des enseignants se chargent de l'éducation spirituelle et morale de mes filles, car ce rôle m'incombe !

Qu'est-ce que l'éducation ? Elle conjugue trois éléments, juif, grec et chrétien. Chrétien, l'éducation étant avant tout l'amour, la philosophie de l'amour. Nous pourrions également dire qu'elle est un héritage juif - le lévitique 19, « aime ton prochain comme toi8même » ou la parabole du Samaritain, même si celle-ci s'adresse aux Saducéens et aux Pharisiens - étant typiquement juifs - cependant, dans la philosophie chrétienne, Agapè - l'amour - occupe une place hors norme. L'amour est la première chose à transmettre à ses enfants. Un enfant aimé par ses parents sera mieux armé pour affronter les accidents de la vie, selon les propos de Boris Cyrulnik, psychiatre. L'élément juif, la loi, incarnée par Moïse, constitue le deuxième élément, le troisième étant les savoirs littéraires et scientifiques, inventés par les Grecs.

L'éducation morale relève des familles et l'instruction des professeurs. L'instruction publique, ce sont les professeurs, l'école et l'élève ; l'éducation morale, ce sont la famille, les parents et les enfants. Naturellement, une partie se recoupe et je force, à dessein, le trait. Les professeurs doivent également apprendre aux enfants à s'écouter les uns les autres, à ne pas être violents entre eux, à argumenter plutôt qu'à crier. Il s'agit en l'occurrence d'une partie de l'éducation morale. Ce faisant, ils pallient les carences des familles.

Lorsque l'éducation n'a pas précédé l'instruction, l'enseignement s'avère très complexe. A mon sens, il s'agit d'ailleurs du facteur principal expliquant la crise actuelle des vocations. Le métier d'enseignant est peu reconnu, mal rémunéré et extraordinairement difficile en certains lieux.

Je réitère mes propos selon lesquels le recours aux grandes oeuvres constitue le meilleur moyen d'associer éducation et instruction.

Je vous remercie pour votre écoute.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Vous le dites très justement, le délitement de l'éducation parentale est un fait et l'Éducation nationale entend se substituer aux carences identifiées en la matière. A votre avis, quelles sont les solutions pour répondre à ce délitement ?

M. Luc Ferry. - Les cours d'instruction civique pourraient également porter sur la partie morale, mais seul un enseignement passionnant suscitera l'intérêt des élèves. J'ai précédemment cité La Liste de Schindler, Amistad ou Le Choix de Sophie. Ces oeuvres bouleversantes ne laisseront pas les élèves indifférents. De même, le documentaire sur l'engagement de la Mosquée de Paris dans la Résistance touchera les élèves qui pourraient penser que les lois de la Charia sont supérieures aux lois de la République. En l'occurrence, il ne s'agit pas de stigmatiser mais d'intégrer. Si j'étais aujourd'hui ministre de l'éducation nationale, je distribuerais un recueil de textes à tous les professeurs afin qu'ils y puisent des références, des films et des documentaires susceptibles de passionner leurs élèves. La littérature jeunesse offre sur ce point des sources très riche : les contes de fées traditionnels, par exemple, sont très édifiants sans être ennuyeux.

Lorsque j'étais président du Conseil national des programmes, j'ai inscrit l'enseignement du fait religieux aux programmes des élèves de sixième et de seconde ; je suis en effet convaincu de l'intérêt de cet enseignement - évidemment non confessionnel - qui permet de connaître les trois religions du Livre. De même, j'estime indispensable la diffusion auprès des élèves d'un livret sur les faits religieux afin qu'ils aient connaissance du Coran, des Évangiles, du Judaïsme et de la Mythologie grecque. C'est indispensable du fait de la sécularisation des grandes religions. La plupart des oeuvres d'art - celles que l'on admire au Louvre ou au Prado, par exemple - sont impossibles à comprendre sans références religieuses.

M. Bernard Fialaire. - S'agissant du rôle des familles dans l'éducation, la situation aujourd'hui peut s'avérer complexe pour certaines d'entre elles, notamment pour les mères de famille célibataires qui travaillent. Quant aux familles du XIXe siècle, la situation n'était pas exemplaire : certains parents ne souhaitaient pas que leurs enfants aillent à l'école, l'inceste et l'alcoolisme étaient fréquents... C'est bien l'école qui a repris les choses en main : les hussards de la République endossaient non seulement le rôle d'instructeur mais également d'éducateur. Pour ma part, j'estime que l'école a également son rôle à jouer en matière d'éducation.

Selon vous, la jeunesse adhère au RN pour y trouver des repères : les programmes scolaires ne seraient-ils pas assez structurants, à l'image des programmes d'histoire, qui abordent les sujets de manière très transversale ? L'absence d'autorité a par ailleurs pour conséquence d'empêcher toute forme de rébellion. Cet environnement, qui peut s'apparenter à un vide absolu, peut susciter une forme d'angoisse.

M. Luc Ferry. - J'ai d'ores et déjà répondu à la première question : l'enseignement moral devient d'autant plus nécessaire qu'il n'est plus pris en charge par les familles. Nous nous accordons sur ce point.

Je tente de trouver un lien entre instruction et éducation en sollicitant les grandes oeuvres qui sont à la fois éducatives et instructives. Néanmoins, j'estime que cela relève davantage des parents que des professeurs. Ayant été enseignant pendant trente ans - en lycée, à l'École normale et à l'université -, je peux en témoigner.

Les repères fixes n'ont pas disparu mais sont aujourd'hui différents. J'ai précédemment évoqué la déconstruction des valeurs et des autorités traditionnelles ainsi que l'effondrement des deux grandes religions. Cet effondrement a-t-il conduit à une forme de vacance ? Je répondrai par la négative. La famille traditionnelle ne se portait pas mieux que la famille d'aujourd'hui ; elle allait même beaucoup plus mal selon moi. Le mariage d'amour en Europe a bouleversé le cours des choses. On est passé du mariage arrangé au mariage d'amour. Les travaux de Philippe Ariès - notamment son ouvrage L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime - sont à ce titre très éclairants. Au Moyen-Âge, le mariage reposait sur le droit d'aînesse ; le premier né suscitait l'intérêt des parents pour la transmission du patrimoine, le deuxième enfant étant perçu comme l'éventuel remplaçant en cas de décès prématuré ; quant aux enfants suivants, ils venaient pallier l'absence de salariat et offraient une main d'oeuvre utile. John Boswell, qui a consacré un livre à l'abandon des enfants, nous rappelle que 30 % des enfants étaient abandonnés jusqu'au début du XIXe siècle. Le conte Le Petit Poucet repose sur une part de réalisme !

Le capitalisme a inventé le mariage d'amour ; les jeunes filles qui gagnaient la ville pour trouver du travail s'émancipaient de la tutelle du village et des familles. Cette distance et le salaire qu'elles percevaient leur assuraient une forme de liberté. Le mariage d'amour va entraîner l'apparition de nouvelles valeurs, liées aux sympathies - sun pathos - qui conduisent notamment à la naissance de l'humanitaire moderne avec Henri Dunant - dont je recommande la lecture du remarquable ouvrage Un souvenir de Solferino. Cette universalité de l'amour traduit la permanence des enseignements du christianisme et de la philosophie chrétienne. Ces nouvelles valeurs ne sont pas des valeurs républicaines traditionnelles. L'amour est aujourd'hui tellement intense qu'il dévore les deux autres dimensions de l'éducation que sont les savoirs et la loi. Nous aimons tellement nos enfants que nous sommes incapables de les envoyer au lit de bonne heure ou de leur apprendre la grammaire ! Paradoxalement, les valeurs chrétiennes gagnent du terrain alors que le christianisme s'effondre. Nos enfants ont des valeurs, par exemple l'écologie, différentes à la fois des valeurs des années 1960 - maoïsme, trotskysme et communisme - et des valeurs de républicains tels que Jean-Pierre Chevènement et Henri Guaino.

M. Stéphane Piednoir, président. - Selon une récente étude, une proportion non négligeable de jeunes aspire à un régime autoritaire. Ces jeunes se défaussent ainsi de la responsabilité politique et préfèrent confier le pouvoir de manière un peu désincarnée.

M. Luc Ferry. - Cette aspiration est partagée par une majeure partie des Français ; elle est révélatrice de ce sentiment de vide (« tout fout le camp ») dont l'origine provient de la déconstruction des valeurs et des autorités traditionnelles, sans équivalent dans l'histoire humaine.

Six courants animent aujourd'hui la vie politique française, dont le paysage est extrêmement éclaté : l'extrême-droite, l'extrême-gauche, le PS, les Républicains, les écologistes et les centristes. Le Président de la République prochainement élu ne représentera que 20 % des Français, ce qui aboutit au sentiment d'un pays non réformable ; le passé récent en témoigne, avec l'échec de la réforme des retraites ou les Gilets jaunes...

L'aspiration à un régime autoritaire n'est pas antidémocratique. Les Français souhaiteraient que l'action politique soit efficace ; or ils ont le sentiment qu'elle est inopérante, ce qui s'avère, malheureusement, partiellement vrai. Je peux en témoigner : les actions que j'ai déployées lorsque j'étais ministre - places en alternance, dédoublement des classes de CP notamment - ont été supprimées trois semaines après mon départ. Pourquoi faire des choses si tout ce que l'on bâtit est si vite détruit ? Les Français ont le sentiment que la mondialisation impose le rythme et non l'État nation, ce qui conduit aux discours des souverainistes réclamant le retour au franc et la sortie de l'Europe. Ils pensent, à tort, récupérer ainsi du pouvoir. Selon moi, la demande d'autorité est une conséquence de cet environnement.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Ne serait-il pas temps de changer de Constitution ?

M. Luc Ferry. - Bien que gaulliste, je ne suis plus favorable au scrutin majoritaire, qui n'est plus adapté à la fragmentation politique actuelle. Le système allemand répondrait ainsi bien mieux au paysage politique français. Angela Merkel a quitté son poste de chancelière avec 80 % d'opinion favorable et Olaf Scholz bénéficie de 65 % d'opinion favorable ! Après négociation avec les libéraux et les écologistes, son gouvernement représente 70 % des Allemands. Je rappelle qu'Angela Merkel a fait passer l'âge de la retraite à 67 ans avec l'appui de la gauche allemande.

Je plaide aujourd'hui pour le scrutin proportionnel, étant favorable à un gouvernement d'union nationale. Des personnalités issues de la gauche - comme Manuel Valls ou Hubert Védrine - et de la droite doivent travailler ensemble ; il s'agit d'une question de salut public. Si le prochain gouvernement ne représente pas 40 % des Français, il sera impuissant quinze jours près les élections.

J'ai participé à la réforme des retraites de 2003 conduite sous l'égide du Premier ministre, avec le soutien de François Chérèque. Nous sommes parvenus à augmenter la durée de cotisations de 37,5 à 42 années pour les fonctionnaires. Aujourd'hui, la réforme des retraites est impossible à mener. Si le gouvernement ne représente pas davantage les Français, ces derniers auront le sentiment que la politique est inutile et que tout engagement est vain. Les jeunes ont cette vision de la politique.

M. François Bonneau. - Aujourd'hui un scientifique a autant de poids que n'importe quelle personne intervenant sur les réseaux sociaux. Quelles actions préconisez-vous pour lutter contre le complotisme ?

M. Luc Ferry. - À mon sens, les chaînes d'information continue donnent une vision déformée de la réalité. 92 % des personnes sont vaccinées en France, ce qui traduit clairement la faiblesse du mouvement anti-vaccin. Si ces chaînes ne relayaient pas en permanence le discours de ce mouvement, nous en ignorerions l'existence ! Au printemps 1968, la France comptait dix millions de grévistes et la manifestation gaulliste mobilisa un million de personnes : nous étions alors bien loin des 50 000 personnes qui défilent aujourd'hui en France ! Cette vision déformée accroît le sentiment de complotisme.

Le problème de fond se situe sur les réseaux sociaux. Je connais les objections juridiques à cette idée, mais je suis favorable à la levée de l'anonymat afin de lutter contre la diffusion des messages complotistes et haineux. Les personnes qui ont été arrêtées dans le cadre de l'enquête sur les menaces visant la jeune Mila n'ont eu que des rappels à la loi ou des condamnations avec sursis... Pour ma part, j'estime qu'il faudrait les condamner beaucoup plus durement ! La justice doit suivre la police.

Le Digital Services Act, que porte Thierry Breton à la Commission européenne, sera sans effet si l'anonymat n'est pas levé. Le volume des échanges sur Twitter, notamment, est tel qu'un suivi par les magistrats et les forces de police s'avère impossible. Les réseaux sociaux, censés ouvrir un nouveau chapitre pour le débat public, se révèlent être un véritable « vide-ordure ». L'objectif du Digital Services Act consiste à transposer les interdictions qui s'imposent à la presse traditionnelle - négationnisme, menaces de mort, antisémitisme, racisme - aux médias en ligne, mais le volume des échanges le rendra inefficace.

M. Bernard Fialaire. - L'introduction d'un code de déontologie ou d'un ordre des journalistes vous paraît-il offrir une solution ?

M. Luc Ferry. - Je ne crois pas aux bénéfices d'une telle démarche. Certaines émissions sont en effet animées par une logique qui ne repose que sur l'audimat. Le discours anti-passe sanitaire a ainsi été considérablement relayé, la polémique générant bien plus d'audience que toute autre actualité. De surcroît, les journalistes affirmeront garantir le pluralisme et refuseront toute ingérence des représentants politiques pour réglementer leur profession.

M. Bernard Fialaire. - Il n'est en l'occurrence pas question de censure ou de contrôle politique. La création d'un ordre entre pairs permettrait aux journalistes de définir eux-mêmes leurs règles éthiques.

M. Luc Ferry. - Croyez-vous à l'autorégulation ? Au nom de l'équilibre, si l'on cite dans un média Valérie Pécresse ou Éric Zemmour, on doit citer les trois noms des candidats de la droite ! Ces règles existent mais sont, à mon sens, vaines.

Je partage vos propos sur le fond, mais la logique reposant sur l'audimat, qui constitue la structure du capitalisme moderne - benchmarking, vente, compétition -, est très puissante. Un patron de chaîne sera pratiquement contraint de céder à la polémique. La logique de l'audimat prédomine, comme dans le monde politique : chacun essaie d'avoir ses parts de marché et d'être le meilleur.

Mme Sabine Drexler. - Vos propos -  emballement médiatique, réseaux sociaux, chaînes d'information continue - ont de quoi effrayer, notamment pour les générations futures. La distinction entre le vrai et le faux paraît désormais impossible.

M. Luc Ferry. - Je vous rassure, le monde se porte bien mieux aujourd'hui. Dans les années 1930, la France, se trouvait entre deux conflits mondiaux, le premier ayant provoqué la mort de vingt millions de personnes, le second soixante millions. Suivra la guerre d'Algérie avec également de nombreux morts. La situation est donc bien meilleure, cependant la France peine, par impuissance publique, à affronter les difficultés qui se présentent. Les Allemands ne sont pas désespérés : ils ont un chancelier qui est en mesure de réaliser les réformes permettant à leur pays d'occuper la première place en Europe, sur tous les plans.

À l'issue de ce quinquennat, je constate la faiblesse des réalisations du président, hormis la flat-tax de 30 % sur les revenus du capital. L'école et les quartiers ne se portent pas mieux ; la dette s'est envolée et la dépense publique est colossale. Je précise que tout autre candidat aurait rencontré des difficultés similaires.

Compte tenu de la complexité de la situation, je suis en faveur d'un gouvernement d'union nationale et du scrutin proportionnel. J'appelle également de mes voeux le retour au débat droite-gauche, le débat centre-extrêmes étant néfaste pour le pays : le centre occupe le pouvoir et les extrêmes prolifèrent.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je partage votre avis. Au-delà de l'enseignement moral et civique, des outils de « vivre ensemble » sont aujourd'hui proposés aux jeunes, comme le service national universel et le service civique : qu'en pensez-vous ?

M. Luc Ferry. - J'ai créé le service civique sous la présidence de Nicolas Sarkozy. L'objectif consistait à proposer des engagements civiques aux jeunes gens et de les ramener à la politique au sens noble du terme. Auparavant, comme ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, j'avais lancé l'opération Envie d'Agir afin de promouvoir des engagements républicains forts, comme les ruptures de solitude des personnes âgées ou l'humanitaire à l'étranger. Mon modèle était ce qui existait en Allemagne et en Italie en parallèle du service militaire. La démarche entendait pallier la suppression du service militaire en proposant un service équivalent, rigoureux et encadré, en échange d'une petite rétribution. J'avais par ailleurs suggéré à Christine Lagarde, alors ministre de l'économie, de remplacer les emplois jeunes par le service civique. Comme président de la Conférence des présidents d'université (CPU), j'avais enfin recommandé aux présidents des universités de délivrer des unités de valeur pour les jeunes s'engageant sur le terrain lors de leurs études ; à titre d'exemple, je peux citer le cas d'un étudiant en psychologie soutenant des enfants autistes scolarisés.

Le service civique ne doit pas avoir de caractère obligatoire. Les associations telles que Les Restos du Coeur ou ATD Quart Monde ne le souhaitent pas. En effet, contrairement à l'armée, elles n'ont pas les moyens de contraindre les jeunes à venir. De surcroît, l'objectif est bien de susciter une démarche spontanée, animée par la générosité.

M. Stéphane Piednoir, président. - Nous vous remercions pour votre intervention ; nous avons apprécié votre analyse d'ancien ministre et votre expertise de philosophe.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.