Mardi 10 mai 2022

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Situation en Ukraine - Audition de S.E.M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, merci de vous être rendu disponible pour cette audition.

Je rends tout d'abord un hommage vibrant, sincère et chaleureux au nom de l'ensemble des membres de la commission à votre action depuis le déclenchement de la guerre le 24 février dernier. Votre attitude, vos décisions, la manière dont vous avez sauvegardé les intérêts de la France et des Français méritent toute notre reconnaissance.

Transmettez également notre reconnaissance à l'ensemble des collaborateurs de votre ambassade qui font honneur à la France dans une situation très complexe, alors que Kiev subit encore des bombardements, malgré le repli des forces russes.

Après vous être déplacé pendant quelques semaines à Lviv - le départ d'une ambassade ne doit pas être un moment agréable - vous êtes revenu hisser le drapeau tricolore dans la capitale ukrainienne le 15 avril, ouvrant d'ailleurs la voie au retour de plusieurs ambassades européennes.

Quels sont les moyens dont vous disposez aujourd'hui ? Ces moyens sont-ils suffisants ? Tous les agents de l'ambassade ont-ils pu rester sur place ? Concrètement, comment vivez-vous la guerre au jour le jour ? Comment maintenez-vous des contacts diplomatiques pour jouer votre rôle ?

Nous savons que notre diplomatie travaille avec des moyens qui n'ont cessé de se réduire. Compte tenu du budget total de l'État, les économies réalisées sont minces, mais leurs effets en termes d'influence sont potentiellement désastreux pour la France. Nous n'avons de cesse de dénoncer cette situation. Dans quelques mois, la commission s'exprimera en adoptant un rapport sur la suppression du corps diplomatique, qui est intervenue par décret, entre les deux tours de l'élection présidentielle... Ce n'est pas le sujet du jour, bien sûr, mais nous tenons à exprimer notre solidarité avec le corps diplomatique.

Vous nous parlerez de l'action de la France en Ukraine, qui est multiforme. Elle se décline d'abord, bien sûr, sur le plan diplomatique. Le Président de la République est fréquemment en contact avec le président ukrainien. La France aide aussi l'Ukraine d'un point de vue financier, humanitaire, militaire. Une mission d'investigation de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) a été envoyée sur place pour documenter les crimes de guerre qui ont été commis.

Rencontrez-vous des difficultés particulières dans le déploiement de ce soutien inédit ? Quelles sont vos relations avec vos homologues européens et avec les autorités ukrainiennes ? 

Enfin, nous sommes particulièrement intéressés par votre analyse de la situation intérieure. Les Ukrainiens semblent galvanisés, affrontant cette guerre de façon héroïque et n'envisageant plus rien d'autre que la victoire. Mais leur moral ne risque-t-il pas d'être atteint par l'enlisement du conflit et par l'ampleur des crimes commis par les Russes contre les populations civiles ? Celles et ceux, dont je suis, qui ont eu l'honneur d'accueillir des réfugiés, des femmes et des enfants, ont écouté leurs récits avec beaucoup d'effroi. Un compromis avec les Russes vous semble-t-il encore possible ?

L'union sacrée semble toujours de mise en Ukraine ; mais des divisions ne risquent-elles pas d'apparaître au sein de la population ukrainienne et de sa classe politique, divisions qui existaient avant la guerre ? Quel est, en particulier, l'état d'esprit de la population russophone, composante importante de ce pays ?

Enfin, dès le début de la guerre, l'Ukraine a transmis une demande d'adhésion à l'Union européenne. Les États membres devront décider de lui attribuer ou non le statut de « pays candidat ». Quel est votre sentiment à ce sujet ? Le processus d'adhésion se déroule au regard de critères politiques, économiques et juridiques dont l'Ukraine semble assez éloignée aujourd'hui. Où en est la lutte contre la corruption qui gangrenait une partie de l'activité politique avant la guerre ?

Nous avons évoqué avec vous et le président du Sénat une visite parlementaire, sous un format à déterminer, qui ne pourrait se faire que sur invitation de la Rada. Nous sommes à votre disposition, et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider. Le combat est juste. Dans cette guerre, il y a un agresseur et un agressé, contrairement à ce que certaines autorités spirituelles peuvent laisser entendre.

Recevez encore toute notre reconnaissance et notre estime pour votre action.

S.E.M. Étienne de Poncins, ambasssadeur de France en Ukraine. - Je vous remercie pour vos paroles aimables à mon endroit et à celui de mes collègues. Le 24 février, à 4h30 du matin, notre ambassade a été plongée dans une crise inédite et douloureuse. Nous avons traversé, avec mes collaborateurs, des semaines fort éprouvantes, même si les choses sont désormais un peu plus faciles.

Je souhaite d'abord rendre compte du travail de l'ambassade avant et pendant la crise, jusqu'à ce jour, et vous présenter les grandes lignes de notre action.

Cette guerre nous renvoie aux pires périodes du XXe, voire du XIXe siècle. C'est une agression non provoquée contre un État souverain, inédite depuis l'attaque de la Pologne par l'Allemagne nazie, le 3 septembre 1939. C'est une situation sidérante, même si elle a été précédée d'une montée progressive qui nous a permis, dans une certaine mesure, d'anticiper - non dans les modalités, puisque plusieurs scénarios étaient possibles, mais au moins dans la préparation de la guerre.

À la différence d'autres crises internationales, nous n'avons pas été surpris par l'attaque du 24 février en tant que telle, même s'il demeurait une part d'incertitude quant à son ampleur. La montée en puissance avait commencé en octobre-novembre 2021, dans la rhétorique et dans les gestes russes, avec la mobilisation de forces aux frontières. Tout cela a débouché sur le scénario transmis par plusieurs partenaires internationaux, notamment les Britanniques et les Américains, qui était pourtant le plus difficile à concevoir : une attaque simultanée, destinée à prendre la ville de Kiev en quelques heures. Ce scénario, qui s'est révélé inatteignable, était bien le scénario de départ.

Lorsque les premiers missiles sont tombés sur Kiev et sur tout le pays, le 24 février à 4h30, nous avons ouvert la cellule de crise à l'ambassade. Nous étions préparés, et chacun savait ce qu'il avait à faire. Nous étions sous la protection du GIGN, arrivé la veille. Certains agents avaient déjà pu rentrer en France, d'autres devaient partir ce jour-là.

Notre première mission était de protéger la communauté française. Début février, nous avons déconseillé tout déplacement en Ukraine pour ceux qui n'y habitaient pas. Le 19, nous avons demandé à nos compatriotes de quitter immédiatement l'Ukraine. Il y avait mille Français inscrits sur les registres consulaires, mais, comme souvent, le nombre de nos concitoyens présents sur le territoire était supérieur - 1 700 au total. Nous les avons aidés à quitter l'Ukraine, ce qui était le souhait d'une majorité d'entre eux.

Il a d'abord fallu évaluer la situation, en étroite collaboration avec le Centre de crise et de soutien du ministère. L'une des rares bonnes surprises de cette guerre a été qu'à aucun moment, l'électricité et les communications n'ont été coupées. Le maintien d'un contact étroit et quotidien avec Paris a été un atout inestimable.

Après les premiers jours, qui ont été les plus difficiles, il était malaisé de déterminer les recommandations à faire à nos compatriotes : rester sur place ou partir ? La situation nous a d'abord semblé trop instable pour les envoyer sur les routes, au demeurant passablement encombrées. Mais, au bout de quelques jours, le plan russe de contrôle complet de la ville de Kiev semblant entravé, nous avons saisi cette fenêtre d'opportunité pour recommander à nos concitoyens de partir par la route, pour ceux qui le pouvaient, ou par le train. Les voies de chemin de fer ont en effet toujours fonctionné, y compris dans des villes bombardées comme Kharkiv ou Tchernihiv.

Nous avons fait un pilotage fin en conservant le contact avec nos concitoyens et en les soutenant moralement. Dans une troisième phase, nous avons mis en place un système de bus pour ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur propre véhicule.

Heureusement, nous n'avons eu à déplorer aucune victime. Certains sont restés longtemps bloqués dans des villes bombardées comme Tchernihiv, mais nous avons pu tous les faire rentrer dans les semaines qui ont suivi.

Les choses ont été plus complexes pour l'ambassade. Il a fallu mettre en place un convoi pour quitter la ville de Kiev, sous le contrôle direct du Président de la République. Dès qu'une possibilité de sortie sécurisée s'est présentée, nous l'avons saisie. Nous sommes donc partis le 28 février à 17h30. J'ai dû abaisser le drapeau, geste peu commun pour un diplomate de carrière, et retirer la plaque de notre ambassade, au 39, rue Reitarska. Nous avions au préalable suivi la procédure d'évacuation, détruisant les documents et les outils de communication.

Le convoi, sous la protection du GIGN, comprenait également les ambassadeurs de Belgique et du Japon ainsi que des collègues italiens. Au total, il se composait d'une cinquantaine de véhicules. Nous nous sommes heurtés à des situations sécuritaires complexes : le premier soir, à trente kilomètres au sud de Kiev, nous avons approché à trois kilomètres des lignes russes. On entendait les tirs de roquettes et de mortier à proximité presque immédiate. Je rends hommage aux gendarmes du GIGN, qui ont conduit le convoi de façon remarquable. Nous avons réussi à évacuer tout le monde vers la Moldavie. Quant à moi, avec une équipe restreinte de volontaires, j'ai été évacué à Rzeszów, en Pologne, par vol militaire. Le soir même, le 2 mars, j'ai pu franchir à nouveau la frontière et rouvrir notre ambassade à Lviv, conformément aux consignes du Président de la République et du ministre Le Drian.

Le maintien de l'ambassade à Lviv a été un geste politique très fort et parfaitement justifié. Le fait de rester présents aux côtés des Ukrainiens, quand d'autres pays délocalisaient leur ambassade en Pologne, a montré que la France est avec l'Ukraine dans les bons moments, mais aussi dans le malheur.

Cela nous a été très utile sur le plan politique, puisque nous avons maintenu des contacts étroits avec les autorités ukrainiennes, notamment le ministre Kuleba, qui passait très souvent par Lviv en se rendant en Pologne, et les nombreuses autorités délocalisées dans cette ville. Nous avons pu travailler dans des conditions convenables.

Le deuxième avantage de ce maintien sur le territoire ukrainien était la proximité avec les décideurs, qui a facilité la mise en place de l'aide militaire et humanitaire. Il faut souligner, et c'est à l'honneur de la communauté internationale, que les Ukrainiens ont reçu une aide considérable ; le principal enjeu était que cette aide corresponde à leurs besoins réels. En nous trouvant à leur contact, nous étions en mesure de transmettre à Paris une liste précise de demandes. Le Centre de crise et de soutien a fait un travail remarquable de recueil, et de mise en place, notamment d'un fonds de concours abondé par les collectivités locales - 1 200 communes y ont participé.

Ainsi, l'aide a pu être délivrée dans des délais extrêmement brefs. Le meilleur exemple concerne la sécurité civile. Le 7 mars à Lviv, j'ai rencontré la vice-ministre de l'intérieur, qui m'a transmis une liste très précise de besoins : camions à échelle de pompier de plus de quarante mètres, équipements de désincarcération, etc. Dès le 18 mars, je réceptionnais le convoi à Tchernivtsi, au Sud de l'Ukraine. C'est ce que j'appelle la diplomatie du premier kilomètre - recueillir les demandes - et du dernier kilomètre - accueillir l'aide.

Nous en sommes au troisième convoi de ce type, dont le Premier ministre, accompagné du ministre Le Drian, est venu saluer le départ ce matin. Je compte bien me trouver à sa réception dans quelques jours à Kiev...

L'ambassade a ainsi su rester à l'écoute et répondre à des demandes parfois extraordinairement précises, dans des délais très brefs.

Notre troisième mission était le maintien du contact politique à tous les niveaux. Nous avons passé sept semaines à Lviv. Une fois les conditions de sécurité devenues acceptables à Kiev, nous avons décidé d'y revenir. Nous avons été parmi les derniers à quitter la capitale, et parmi les premiers à y réinstaller notre ambassade. Ce retour est consécutif à la victoire, puisqu'il faut appeler les choses par leur nom, des Ukrainiens dans la bataille de Kiev. Ils ont en effet repoussé la prise de la ville, fait obstacle à son encerclement, et enfin fait échouer le plan russe visant à s'installer à une vingtaine de kilomètres de la capitale pour la maintenir sous le feu de l'artillerie. Les troupes russes ont fini par franchir la frontière en sens inverse. La ville reste, comme l'ensemble du territoire ukrainien, sous la menace des missiles, mais pas sous celle de l'artillerie.

L'ambassade, de retour à Kiev, fonctionne toujours, avec une équipe réduite de volontaires logés dans le bâtiment de l'ambassade. Hisser à nouveau le drapeau et replacer la plaque de l'ambassade a été une grande satisfaction personnelle, et un moment très émouvant. En partant, beaucoup d'entre nous pensaient ne pas revenir.

Nous sommes aujourd'hui une petite équipe, motivée et concentrée sur le travail politique et l'aide humanitaire et militaire. Nous voyons également émerger le sujet de la reconstruction, un aspect sur lequel le président Zelensky insiste beaucoup.

M. Jacques Le Nay. - L'Ukraine est en guerre, mais une grande partie du territoire n'est pas occupée. Comment s'y déroule l'activité économique ? Je songe notamment aux grands espaces céréaliers. Y aura-t-il malgré tout des récoltes ? Pourront-elles être exportées vers l'Europe, y compris vers la France ? Comment se font les liaisons dans cette partie non occupée du pays ?

M. Guillaume Gontard. - Merci pour votre action et celle de votre équipe pendant cette période.

L'ONG Human Rights Watch a rappelé le 29 avril dernier que les réfugiés sont particulièrement vulnérables aux situations de traite humaine et d'exploitation. Elle a notamment dénoncé le manque de dispositifs gouvernementaux de lutte contre les violences sexistes et sexuelles en Pologne.

L'ONG appelle également ce pays à mettre à disposition de toutes les survivantes ukrainiennes de viols présentes sur son territoire des soins complets, y compris la contraception d'urgence et l'avortement.

Au vu des orientations du gouvernement polonais sur l'avortement, quel dialogue est mis en place à ce sujet ? Est-il envisageable de soutenir les associations qui organisent l'envoi de pilules abortives vers la Pologne ? Pour les femmes enceintes dans leur deuxième trimestre, qui seront de plus en plus nombreuses, peut-on envisager un transfert de ces personnes dans les pays de l'Union européenne où l'avortement dans le deuxième trimestre est autorisé, notamment les Pays-Bas, l'Espagne et la Suède ?

Enfin, la France apporte-t-elle une aide pratique au recueil de preuves de crimes de guerre, aussi bien auprès de la procureure générale d'Ukraine que des juridictions internationales ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Je me joins au président Cambon pour souligner la nécessité de disposer de diplomates spécifiquement formés, et non puisés dans le vivier général des fonctionnaires. J'espère que ce conflit amènera le Gouvernement à y réfléchir.

Sur un front de 900 kilomètres, les bataillons ukrainiens tiennent tête aux bataillons russes qui les pilonnent avec leur artillerie. Or, ces dernières semaines, des explosions mystérieuses de dépôts de munitions en Russie ont été mentionnées. Avez-vous des informations à ce sujet ?

Les cérémonies du 9 mai en Russie étaient très attendues par la communauté internationale. Or à cette occasion, Poutine n'a pas crié victoire. Son discours a même été plutôt terne. Quelle analyse en faites-vous au regard du conflit ?

La situation des droits de l'homme est dramatique. Soixante pays ont demandé le 9 mai la réunion du Conseil des droits de l'homme des Nations-Unies. Quel est le ressenti des Ukrainiens envers l'Europe, en comparaison avec les États-Unis ? L'Europe tient-elle son rôle aux yeux des Ukrainiens ?

Enrico Letta a récemment proposé la création d'une confédération de 36 pays. Serait-ce une solution acceptable pour les Ukrainiens, sachant qu'ils n'adhéreront pas à l'Union européenne aussi rapidement qu'ils le souhaitent ?

M. Alain Joyandet. - Je me joins au président Cambon pour vous féliciter, vous remercier, mais aussi vous dire ma tristesse de voir l'organisation du corps diplomatique remise en cause. J'espère que la crise actuelle amènera à revoir cette décision.

On parle peu des mois qui ont précédé le 24 février. Quelle était la situation précise, notamment dans le Donbass ? Pourquoi les accords de Minsk n'ont-ils été mis en oeuvre que de manière limitée ? Rappelons que ce conflit a fait 14 000 morts avant le 24 février. La responsabilité de ce qui se passe aujourd'hui repose-t-elle en totalité sur M. Poutine, ou peut-on adopter un point de vue plus équilibré ?

Les projets d'intégration de certains États à l'Union européenne, voire à l'OTAN, sont-ils à vos yeux susceptibles de contribuer à un cessez-le-feu, ou au contraire de le retarder ?

M. Yannick Vaugrenard. - Je rends hommage à votre courage, y compris physique, et à celui de toute votre équipe. Vous faites honneur à notre corps diplomatique, à notre pays et à notre démocratie.

Nous avons été frappés par la grande résistance des Ukrainiens, qui n'était anticipée par aucun pays ni leurs services de renseignement.

Deuxième élément marquant, l'unité du peuple ukrainien, alors que les forces politiques s'opposaient durement avant le conflit.

Enfin, je relèverai la personnalité du président ukrainien et son courage reconnu par la communauté internationale.

Peut-on craindre, avec le temps, que cette unité du peuple ukrainien et des responsables politiques ne se fissure ?

Peut-on enfin envisager, dans les régions russophones d'Ukraine, un référendum pour sortir de cette guerre, de manière à ce que personne, de part et d'autre, n'en conçoive un sentiment d'humiliation ? Cela fait écho à une partie des accords de Minsk qui n'avait pas été respectée.

M. Pascal Allizard. - Merci pour votre travail et celui de vos équipes. Je souhaite, pour ma part, revenir sur les heures qui ont précédé la guerre. En effet, je me trouvais la veille au soir à Vienne, au siège de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Personne ne croyait, alors, qu'il pourrait se passer quelque chose dans les heures à suivre. C'est pourquoi, le lendemain matin, la sidération prédominait.

Nous avons appris depuis qu'il y avait une asymétrie dans l'information : les services américains auraient obtenu des renseignements sur la date du déclenchement des hostilités, que d'autres services comme les nôtres n'avaient pas. Je travaille avec plusieurs collègues de la commission à un rapport sur la politique étrangère des États-Unis. Cette asymétrie d'information nous a été confirmée par des spécialistes et des diplomates, français et étrangers. Qu'en est-il ?

M. François Patriat. - Le ministre Le Drian a déclaré ce matin que, compte tenu de la résistance ukrainienne, le conflit pourrait s'enliser et durer plusieurs années.

De plus, des centaines de milliers de personnes, et peut-être 200 000 enfants, auraient été « déportés », via des couloirs humanitaires, en Russie, jusqu'aux frontières de la Sibérie.

Enfin, combien de temps s'écoule entre le moment où les États de l'Ouest décident d'une aide militaire et son effet réel sur le terrain ? Il y a deux mois, nous avons pris des sanctions économiques drastiques à l'encontre de la Russie. Quelles sont les conséquences concrètes de ces mesures sur le terrain aujourd'hui ?

M. Cédric Perrin. - Votre intervention souligne l'importance de la diplomatie, et sa capacité à éviter le pire.

Je n'avais pas conscience, pour ma part, de la dépendance économique de la France vis-à-vis de l'Ukraine. Un de mes collègues vous a interrogé sur les céréales. Je m'interroge sur les produits manufacturés, au regard notamment de la nécessité pour nos entreprises de faire acheminer des matières premières depuis l'étranger et notamment du titane.

Autre interrogation, le nucléaire. La situation de Tchernobyl et celle de Zaporijjia suscitent beaucoup d'inquiétudes. Les Russes utilisant l'artillerie de manière intensive, quelles peuvent être les conséquences à court et moyen terme ?

Le 16 mars, le président Zelensky affirmait devant le Congrès qu'il ne souhaitait pas nécessairement maintenir la demande d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Mais si, toutefois, la Finlande devait y adhérer, cette question se reposerait-elle ?

L'Ukraine a su se montrer efficace dans la guerre de l'information. Il convient de prendre du recul : on sait que beaucoup de contre-vérités sont dites du côté russe, mais qu'en est-il du côté ukrainien ? Faut-il tout prendre pour argent comptant ? J'ai notamment en tête une conversation interceptée entre un soldat russe et sa mère, qui évoquait des actes de torture abominables.

S.E.M. Étienne de Poncins. - Après plus de deux mois de guerre, l'extraordinaire résilience ukrainienne a dépassé les attentes. C'était un pays divisé, notamment entre prorusses et nationalistes, avec un président novice qui avait fait irruption sur la scène politique, à la surprise générale, en 2019. Face à l'agression, le pays s'est réuni et a fait preuve d'une extraordinaire combativité. L'image qui me vient en tête est celle d'une nation qui se lève contre l'agression, ce qui nous rappelle des épisodes de la Révolution française. Si Vladimir Poutine a réussi quelque chose, c'est bien de constituer une vraie nation ukrainienne, ce qui était loin d'être gagné.

Monsieur Le Nay, vous avez évoqué ce qui se passe en province. J'ai justement profité de ma présence à Lviv pour rayonner dans les villes moyennes et constater comment s'organisait la solidarité : on évoque souvent les cinq millions de réfugiés, mais il y a aussi six millions de déplacés internes, qui ont quitté les zones de l'Est pour l'Ouest. À Drohobytch et Stryï, des villes moyennes de 80 000 habitants, j'ai été frappé par l'élan de solidarité à travers lequel toute la ville se met en état d'appui.

L'État a tenu, l'armée aussi, notamment dans le Donbass où elle recule lentement, parce qu'elle s'y était bien préparée. Mais au-delà de cette vision pyramidale, il y a une nation en armes : les villes organisent leur propre défense grâce à des brigades territoriales qui prennent certains régiments sous leur aile. Il y a une solidarité à la fois touchante et très efficace. La résilience ukrainienne s'explique aussi par cette capacité à fédérer la nation. Cette guerre n'est pas idéologique, mais nationale : la nation ukrainienne refuse d'être incorporée, ou renvoyée à des origines russes.

Il est vrai que les Ukrainiens gagnent haut la main la guerre de l'information. Volodymyr Zelensky est un remarquable communicant, qui a galvanisé sa nation et son peuple et atteint un taux de popularité très élevé qu'il n'avait pas avant la guerre. Faut-il tout croire ? Très probablement, non. La différence avec la Russie est cependant que l'Ukraine reste une démocratie. Face à des exactions signalées sur les réseaux sociaux, les autorités ont pris des mesures et lancé des enquêtes, au lieu de considérer simplement qu'elles n'avaient pas eu lieu.

L'Ukraine a renoncé à l'adhésion à l'OTAN - une ligne rouge pour les Russes - mais pas à l'adhésion à l'Union européenne, à laquelle les Russes ne s'opposent d'ailleurs pas. Le président Zelensky a pour objectif principal le Conseil européen du 30 juin, où les chefs d'État et de gouvernement discuteront du statut de candidat pour l'Ukraine. Il y a une insistance sur la reconnaissance du statut, car l'Ukraine paye le prix du sang pour la défense des valeurs européennes : elle a un droit moral à ce que sa candidature soit au moins examinée.

L'Union européenne n'est pas une puissance militaire comme les États-Unis, mais elle a su être présente collectivement, et elle est très active sur le plan de l'aide financière. Les dirigeants européens ont fait de multiples déplacements à Kiev, Charles Michel était encore hier à Odessa. L'Union européenne s'est montrée unie et efficace en adoptant des sanctions et un paquet financier ; elle n'a pas à rougir de son action. Cela a été une surprise pour le président Poutine, qui s'attendait à trouver une Europe divisée.

Le nucléaire civil est en effet une préoccupation. La centrale nucléaire de Zaporijjia, notamment, est toujours occupée, mais la maintenance reste confiée aux Ukrainiens. Sur ce plan, les relations sont étroites entre les Ukrainiens et les Russes, car ils utilisent la même technologie.

Monsieur Patriat, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la guerre. Le blitzkrieg a échoué, les Russes sont passés au plan B : prendre le Sud. Mais même si l'offensive avance, elle se heurte à une résistance ukrainienne qui se renforce de jour en jour. Les Ukrainiens ont des réserves et reçoivent un armement aux standards de l'OTAN, techniquement plus avancé que l'armement russe ; à terme, ils peuvent résister. La percée russe annoncée pour le 9 mai n'a pas eu lieu. Autour de Donetsk, les Russes ont peu progressé en deux mois ; Marioupol a résisté plusieurs semaines, alors que les Russes s'attendaient à voir la ville tomber comme un fruit mûr en quelques jours.

Il appartiendra aux historiens de retracer les heures précédant l'offensive. Pour ma part, j'ai été frappé par la réaction des Ukrainiens eux-mêmes. Le 18 février, quelques jours avant l'offensive, je recevais dans mon bureau le maire de Marioupol, avec lequel nous avions des relations étroites - nous avons accordé à la ville un prêt du Trésor pour le traitement des eaux. Il me présentait un projet de réhabilitation du front de mer. Alors que la menace russe était déjà dans tous les esprits, il pensait à un bluff et n'envisageait pas ce qui s'est produit - d'où l'effet de sidération.

Pour ce qui est de la politique intérieure, il y a à ce stade une unanimité complète des Ukrainiens, une union nationale - avec un risque de raidissement et de radicalisation plus le temps passe, plus les pertes sont lourdes, plus l'horreur des crimes apparaît. Je me suis rendu à Boutcha et Irpin, les crimes sont abominables. La soldatesque russe, très alcoolisée, sans commandement, se comporte de façon abjecte. Mais une partie serait organisée : des personnes sont recherchées et tuées, par exemple si elles portent des tatouages nationalistes ukrainiens, ou sont identifiées par le FSB comme ayant été des combattants de 2014 ou des militants du Maïdan. Les Ukrainiens sont donc de moins en moins prêts à accepter des compromis, ce qui augure mal de la fin du conflit, personne ne voulant céder. C'est un phénomène auto-entretenu et inquiétant.

Les accords de Minsk relèvent du passé. La France s'y est beaucoup impliquée, le Président de la République était encore à Kiev le 9 février pour les faire avancer. La responsabilité est des deux côtés, personne n'ayant jamais voulu les appliquer : les Ukrainiens parce qu'ils les ont signés le pistolet sur la tempe en 2014-2015, les Russes parce qu'ils n'ont jamais fait pression sur les républiques séparatistes, faisant croire qu'elles étaient autonomes. Pendant sept ans, le conflit n'était pas gelé mais actif, avec des bombardements, des morts. Les Ukrainiens ne veulent plus entendre parler du format Normandie ni des accords de Minsk.

La situation des droits de l'homme en Ukraine, selon les analyses de la Commission européenne, reste acceptable. La Rada continue de se réunir, même si certains partis russes ont été écartés.

Le risque de trafic d'êtres humains est une vraie préoccupation ; nous y sommes très attentifs. Les réfugiés sont surtout des femmes, des enfants et des personnes âgées, car les hommes de 16 à 60 ans, mobilisables, n'ont pas le droit de quitter l'Ukraine. Les Ukrainiens préfèrent rester en Pologne, pour pouvoir revenir ; il ne s'agit pas d'émigration mais de mise à l'abri.

L'IRCGN a été parmi les premiers sur le terrain, en réponse à la demande de la procureure générale d'Ukraine, pour enquêter sur les crimes de guerre. Nos gendarmes-enquêteurs disposent d'un laboratoire ADN et font un travail remarquable. Les Ukrainiens ont la compétence, mais sont débordés. Nous avons su répondre dans des délais très courts à une demande très précise.

La reprise des exportations est un vrai défi. L'Ukraine est une puissance agricole majeure. Or 100 millions de tonnes de blé et de produits agricoles sont bloquées à Odessa. Comment les sortir ? Faute de pouvoir passer par la mer, on cherche à passer par le Danube, ce qui est plus compliqué et plus lent.

Deuxième question : quid de la récolte de cette année ? Les agriculteurs ukrainiens - mais il y a aussi des Français - ont courageusement ensemencé les champs, malgré la pénurie de gasoil. Se pose le problème de la récolte dans la partie Ouest, alors que les silos sont encore pleins de la récolte précédente...

L'activité économique est bien sûr très affectée par la guerre. Il y a une aide internationale massive de l'Union européenne et de la France. L'Agence française de développement a consenti 300 millions d'euros de prêts, et le Président de la République a annoncé 200 millions supplémentaires. L'Union européenne, dans un geste sans précédent, a abaissé toutes les barrières douanières, y compris sur des produits protégés comme le poulet, pour favoriser au maximum l'économie ukrainienne.

Vous m'interrogez sur l'état d'esprit de la population russophone. Celle-ci, censée être pro-russe, notamment à Kharkiv, s'est totalement détournée de la Russie à la suite de ses crimes et bombardements. Les partis pro-russes ont été discrédités, M. Medvedtchouk a été arrêté. Elle va donc certainement se chercher de nouveaux représentants pour consolider son appartenance à la nation ukrainienne.

M. Joël Guerriau. - Ce conflit n'aurait-il pu être évité ? Lors de ma visite en Ukraine, Volodymyr Zelensky avait interdit des télévisions et des journalistes se plaignaient de ne pouvoir s'exprimer. Il y a eu provocation de part et d'autre. Peut-être aurait-il fallu se pencher plus tôt sur la question du Donbass...

Aujourd'hui, tout le monde est uni en Ukraine, y compris les populations russes. Nous soutenons unanimement l'Ukraine. Demain, comment pourra-t-elle se reconstruire sur des bases politiques et démocratiques plus saines ? Comment les choses vont-elles évoluer dans un pays traumatisé ? Les couloirs humanitaires permettront-ils, demain, d'évacuer la population si nécessaire ?

S.E.M. Étienne de Poncins. - On connait hélas la pratique russe en matière de couloirs humanitaires, avec l'exemple syrien, et leur propension à biaiser et à les détourner de leur usage.

Il y a aussi le risque de déportations de population. Nous sommes donc très prudents sur ces couloirs, sauf à ce qu'ils soient gérés par la Croix-Rouge ou l'ONU, ce qui est rarement le cas. Il s'agit souvent d'un piège : j'ai vu à Irpin ou à Boutcha des voitures de civils mitraillées, ciblées alors que les gens voulaient quitter la ville.

M. Christian Cambon, président. - Comment notre assemblée peut-elle être utile à votre ambassade, et à la cause que nous défendons tous ? Nous accompagnons les efforts du Gouvernement sur le plan budgétaire, mais concrètement, comment aider ?

Un nombre important de dirigeants se succèdent en Ukraine. Le Président de la République, pour des raisons honorables, n'y a pas été depuis le 9 février. Nous ne souhaitons pas interférer avec une visite présidentielle, comme l'a rappelé le président Larcher. Il faut que les visites soient utiles.

S.E.M. Étienne de Poncins. - Il y a en effet beaucoup de visites en ce moment. L'important, pour le Parlement, est d'agir en bonne intelligence avec la Rada, le parlement monocaméral ukrainien. Nous avons de très bonnes relations avec le Parlement. Il faut s'appuyer sur les groupes d'amitié. Une visite parlementaire française serait certainement très appréciée. Cela dépend aussi de la date de la venue du Président de la République. La relation interparlementaire est très utile, et doit être poursuivie dès que possible.

M. Christian Cambon, président. - Il y avait déjà une coopération entre la Rada et le Sénat, avec des échanges de fonctionnaires. Nous avons essayé de les aider sur la loi de décentralisation et de régionalisation, qui n'a jamais vu le jour alors qu'elle aurait peut-être pu aider à l'époque à résoudre certains problèmes.

Cette audition nous a éclairés et nous permet de vous exprimer notre soutien, notre estime et notre confiance. Nous restons à votre écoute pour savoir ce que nous pouvons faire. Il faudra, un jour, que les hostilités cessent et que le dialogue reprenne. Le Sénat s'illustrait par la poursuite d'un dialogue, certes difficile, avec le Conseil de la fédération de Russie. Il n'en est plus question, mais le Parlement, à travers la diplomatie parlementaire, essaiera de jouer son rôle lorsque les circonstances le permettront.

Monsieur l'ambassadeur merci pour cette audition et bonne chance pour votre mission. Le Sénat est à vos côtés.

S.E.M. Étienne de Poncins. - Merci.

La réunion est close à 16 h 10.