Jeudi 1 décembre 2022

- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Audition sur la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales du Conseil d'État

Mme Françoise Gatel, présidente de la délégation. - Avec mon collègue Rémy Pointereau, premier vice-président chargé de la mission de simplification, je souhaite dire tout le plaisir que nous avons de vous rencontrer car la simplification, ou la « chasse aux normes » comme dirait Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes, fait partie de la mission de notre délégation.

Le président du Sénat a lancé récemment un nouveau groupe de travail oecuménique qui réunit tous les groupes politiques dans la prolongation des travaux menés en 2020, lesquels travaux avaient abouti aux 50 propositions en faveur des libertés locales. Ces propositions visaient à progresser en termes d'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre grâce aux outils que sont la décentralisation, la déconcentration et la simplification.

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État, Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, M. Patrick Gérard, président adjoint à la section de l'administration, M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général, et M. Jean-Baptiste Desprez, chargé de mission auprès du vice-président. L'importance de votre délégation nous honore.

Nous avons eu le plaisir de recevoir votre prédécesseur en audition plénière, en mars 2021, M. Bruno Lasserre. Je rappelle également que nous avions entendu, en mai 2021, M. Patrick Gérard, en sa qualité de directeur de l'École nationale d'administration (ENA). Nous avions alors échangé sur la question fondamentale de la formation des hauts fonctionnaires aux enjeux de simplification. Je me permettrais de dire, avec beaucoup d'humilité, qu'il y a le même enjeu à former les parlementaires, car nous péchons parfois par excès ou manque de confiance. Nous avions également à vos côtés M. Franck Périnet, directeur de l'Institut national des études territoriales (INET). Nous avons souhaité apporter notre contribution à ce dialogue puisque nous accueillons, cette année, des stagiaires de l'INET qui travaillent pour notre délégation de manière remarquable. Ce dialogue est très intéressant pour que nos cultures réciproques soient plus poreuses et se fertilisent davantage.

Nous avons également reçu, il y a deux semaines, M. Charles Touboul, rapporteur des études du Conseil d'État de 2016 et 2018 sur la simplification des normes.

Monsieur le président Tabuteau, nous savons bien que le Conseil d'État partage notre passion pour ce qui devrait être une obligation : l'efficacité de l'action publique. Le colloque organisé, le 14 octobre dernier, par le Conseil d'État avec le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) et le président Lambert l'illustrait pleinement.

La difficulté à laquelle nous nous trouvons confrontés est que chaque acteur ou contributeur de l'action publique est conscient de l'enjeu et de la nécessité d'avancer sur le sujet mais, dans le même temps, nous ne cessons, année après année, de nous désoler de ce que l'efficacité de l'action publique ne progresse pas réellement.

C'est la raison pour laquelle le président Larcher a confié à notre délégation le soin de réfléchir à des propositions sur la fabrique de la loi et la fabrique de la norme. La chaîne de production doit être mieux maîtrisée pour éviter la prolifération de normes qui ont ceci d'obsédant que la norme, qui doit sécuriser et protéger, devient finalement une norme contre-productive, car l'on veut trop sécuriser et trop protéger et qu'elle finit par annuler toute capacité d'action. Parfois, elle va même jusqu'à contrarier le législateur. Par exemple, dans la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), nous avons voté une disposition à partir d'un amendement que j'avais porté donnant la possibilité à des élus locaux, dans un cadre précis, de pouvoir réguler les ouvertures de surfaces alimentaires le dimanche et les jours fériés. Dans la première version du décret d'application, toutefois, nous ne pouvions justement pas mettre en oeuvre la volonté du législateur. Je m'en suis étonnée auprès du cabinet, réaction à laquelle on m'a répondu que le Conseil d'État exigerait des normes mais aussi des seuils.

Concernant les études d'impact, nous restons également sur notre faim alors qu'elles ont été conçues pour effectuer une évaluation a priori et permettre une mesure de l'efficacité et de la pertinence des propositions législatives. Le Conseil constitutionnel a en effet pratiquement neutralisé ces études : certes, il s'assure que tous les paramètres sont bien présents dans l'étude d'impact, mais peut-être devrait-il porter plus d'attention au fond.

Nous nous interrogeons donc aujourd'hui sur une proposition qui figurait parmi les recommandations du Conseil d'État en 2016 consistant à mettre en place une certification indépendante des études d'impact afin d'apprécier leur complétude et leur sincérité. Par ailleurs, pensez-vous que ce rêve que partage mon éminent collègue Rémy Pointereau et qui consiste à supprimer deux normes lorsque nous en créons une (dite règle du « deux pour un ») soit réaliste ? Pensez-vous que nous devrions l'étendre ?

Je vous ai livré avec beaucoup de sincérité et simplicité nos préoccupations et je vous redis le plaisir réel qui est le nôtre de pouvoir avoir ce dialogue pour que nous ayons la capacité collective de faire bouger les lignes pour plus d'efficacité et de simplicité. Au-delà de poser une loi efficace et simple, je pense que l'état de la société et de notre pays ne nous permet guère le luxe de l'inefficacité.

M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État. - Merci madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, nous sommes très honorés de venir contribuer à vos réflexions et à vos travaux sur un sujet auquel le Conseil d'État est tout particulièrement sensible. Même si nous contribuons à beaucoup de normes, la qualité du droit est évidemment la préoccupation première du Conseil d'État dans plusieurs de ses fonctions.

Je souhaite vous dire au préalable que nous sommes très heureux d'être devant vous aujourd'hui au titre des relations que nous entretenons entre nos deux institutions. Ces relations sont essentielles pour nous. Nous nous réjouissons de pouvoir contribuer à vos travaux sur des propositions de loi lorsqu'elles nous sont soumises et les échanges entre les deux institutions sont des éléments clés. Nous rencontrons aussi les commissions : elles sont venues au Conseil d'État pour que nous puissions mieux nous connaître et nous comprendre afin de travailler dans l'objectif que vous avez rappelé. Ce dialogue sera bien sûr poursuivi.

Je suis accompagné de plusieurs membres du Conseil puisque notre réflexion est collective sur ces questions. Il était par conséquent important que des représentants de différentes fonctions du Conseil soient présents, notamment Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, et Patrick Gérard, président adjoint de la section de l'administration qui a été le rapporteur général d'études importantes, notamment en 2016 sur la simplification et la qualité du droit. C'est un sujet qui reste malheureusement d'actualité et sur lequel nous continuons à réfléchir.

À titre liminaire, je souhaiterais vous livrer quelques éléments sur les études et les principales conclusions du Conseil d'État, avant de terminer en évoquant le projet d'étude annuelle qui n'est pas sans lien avec les travaux que vous conduisez dans votre assemblée.

La simplification est évidemment au coeur des travaux du Conseil d'État lorsque nous sommes confrontés à des projets de loi, à des projets d'ordonnances ou à des projets de décret. Cette question revient systématiquement : l'abondance des textes impose de se la poser. Notre mission constitutionnelle fait que nous sommes attachés à la sécurité juridique et à l'intelligibilité de la norme qui n'est pas systématiquement synonyme de son raccourcissement. C'est d'ailleurs une question sur laquelle je m'interroge beaucoup. Je pense qu'il vaut mieux que la loi soit limpide et claire que nécessairement très ramassée. Notre mission est également de nous préoccuper de la bonne administration des services publics.

Nous nous attachons depuis longtemps à la simplification du droit avec des résultats qui ne sont pas toujours à la hauteur de nos attentes ou de nos ambitions. C'est en raison de ces intérêts partagés que le Conseil national d'évaluation des normes et le Conseil d'État ont organisé le colloque auquel vous avez fait référence dans votre introduction.

L'intérêt du Conseil d'État pour la simplification est bien antérieur à ces travaux puisque nous avions abordé ces questions dès l'étude de 1991, consacrée à la sécurité juridique. En 2006, nous avions également produit des travaux sur le lien entre sécurité juridique et complexité du droit et qui avaient recommandé de mener des études d'impact, études qui ont été consacrées deux ans plus tard avec la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique de 2009.

L'étude de 2016 porte sur la simplification et la qualité du droit et rappelle que, sous l'effet de plusieurs facteurs, le droit s'est densifié, rendant l'action publique plus complexe. Cette étude envisageait un certain nombre de remèdes. D'abord, elle rappelait que cette complexité est en partie due à des facteurs sur lesquels il est difficile d'agir : la technicité de certaines matières, qui rend parfois la loi un peu ésotérique au moins pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de la matière, l'insertion de l'économie dans la globalisation, la constitutionnalisation, l'européanisation, l'internationalisation des sources du droit qui sont évidemment des éléments qui contraignent un certain nombre de dispositions dans la fabrique du droit.

En outre, la production de normes s'autoalimente avec les décrets d'application pour les rendre effectives. Les producteurs de normes sont par ailleurs de plus en plus nombreux et dispersés, tout comme leurs vecteurs. Nous sommes frappés par la place que prend le droit souple dans ce paysage avec des constructions qui sont peut-être de nature plus complexe que le droit positif classique. Dans certains secteurs professionnels, ce droit souple a pris une importance très grande.

L'étude de 2016 dessinait des pistes d'amélioration.

Le premier axe visait à renforcer l'impératif de simplification et à soutenir les initiatives confortant les capacités d'évaluation du Parlement. Se pose ici la question lancinante des études d'impact auxquels nous attachons beaucoup d'importance. Dans les avis que nous rendons sur les projets de loi, c'est une question systématiquement étudiée. Certains avis ont beaucoup insisté sur la place de l'étude d'impact, et parfois son insuffisance, pour inviter le gouvernement, avant le dépôt au Parlement, à compléter une étude d'impact pour qu'elle soit conforme, à nos yeux, aux dispositions de la loi organique.

Le deuxième axe de réflexion visait à maîtriser l'emballement de la production de textes. Elle invite aussi à maîtriser la programmation de cette production, objectif difficile à atteindre à certains moments de l'année. Le recours aux ordonnances de simplification et à la codification se pose puisque ce sont des éléments importants de simplification du droit.

Le Conseil d'État recommande aussi le renforcement de l'évaluation ex ante en procédant à une étude d'option avant d'engager un projet de réforme et en élargissant le champ de celle-ci, éventuellement aux amendements et propositions de loi pour que l'on puisse disposer de l'ensemble des informations qui sont nécessaires aux choix qui doivent être faits avant d'expertiser l'option retenue.

Il recommande également un recours plus fréquent à l'expérimentation et à l'évaluation ex post, non seulement pour en tirer des conséquences sur la disposition mais peut-être aussi pour en tirer des conséquences sur d'autres dispositions qui pourraient relever de la même logique en prévoyant des clauses de réexamen des lois et ordonnances.

Je précise toutefois que l'étude de 2016 ne préconisait pas d'instituer, à titre de sanction pour défaut ou retard d'évaluation ex post, une clause « guillotine » entraînant la caducité du texte non évalué mais reconduit dans la mesure où nous avions estimé, à l'époque, que ces clauses engendraient une grande insécurité juridique et contribuaient à aggraver l'instabilité de la norme voire à supprimer toute norme applicable à un secteur, ce qui pourrait entrer en contradiction avec les obligations européennes.

Le troisième axe visait à faciliter l'application de la norme grâce à la codification. Un très gros effort a été fourni puisque nous observons une extension des codes mais elle peut encore être poursuivie. Cet axe portait aussi sur la clarification des normes applicables outre-mer ou encore le développement des guichets uniques ou du dispositif « Dites-le-nous une fois » (DLNUF) qui impose à l'administration de dupliquer l'information pour les usagers concernés par plusieurs démarches.

Le Conseil d'État attache aussi une importance aux conditions d'entrée en vigueur des textes qui sont parfois délicates à apprécier. Dans notre fonction consultative, nous consacrons beaucoup de temps à ces conditions ainsi qu'au rôle du juge dans son office simplificateur, qui doit garder cette préoccupation à l'esprit lorsqu'il interprète les textes.

Cette étude a connu des suites et des prolongements. Les propositions qu'elle formulait ont été en partie poursuivies par des travaux récents. Le premier porte sur les expérimentations qui peuvent permettre, lorsqu'elles sont couplées à des évaluations, d'identifier des gisements de simplification. C'est ce qui a été démontré dans l'étude de 2019 faite à la demande du premier ministre et c'est pourquoi l'étude proposait notamment d'étendre et de rationaliser les dispositifs juridiques permanents d'expérimentations ouvertes, c'est-à-dire celles qui ouvrent une potentialité d'expérimentation au bénéfice d'adaptations de normes qui ne sont pas définies à l'avance. Je citerai à titre d'exemple l'article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour des expérimentations en matière d'assurance-maladie, qui ont donné lieu à un certain nombre de dispositifs qui ont permis d'apprécier ces éléments. Les principaux champs concernés par ces dispositions sont la santé, l'éducation nationale et la réglementation s'appliquant aux entreprises.

Le Conseil d'État proposait aussi de transposer des dispositifs aux projets des collectivités territoriales en offrant notamment la possibilité de susciter elles-mêmes des expérimentions, en créant par exemple un guichet permanent qui leur permettrait de soumettre au Parlement ou au gouvernement des projets de modification des normes régissant leurs compétences.

La loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution a permis d'avancer dans ces expérimentations locales avec la volonté, entre autres, de créer des guichets locaux en préfecture pour apporter aux collectivités un appui dans leurs expérimentations et la fin du régime d'autorisations préalables pour entrer dans les expérimentations.

Enfin, la loi 3DS de 2022 est une nouvelle étape dans la trajectoire de simplification des expérimentations.

L'évaluation ex post des normes, au coeur des études de 2016 et 2020, peut aussi permettre de simplifier, ou plutôt de ne pas adopter des textes qui complexifieraient le droit. Je crois que cet effort est aussi important que l'effort de simplification puisque le flux normatif se poursuit. Sans pouvoir présenter ici cette étude, je voudrais souligner que la qualité du droit a beaucoup à gagner de l'évaluation. C'est ce que nous soulignions en 2016 et c'est ce que vous rappelez régulièrement dans vos travaux. Les évaluations ex ante devraient, par exemple, systématiquement déboucher sur une étude d'options comparant les mérites du recours à un texte avec les autres solutions possibles. L'action publique ne se résume pas à de la production de normes mais peut passer par d'autres voies. L'absence de création de normes doit être envisagée dans un grand nombre de cas.

La simplification procédera alors d'une réelle évaluation qui mène au choix de légiférer ou non alors qu'il peut être tentant de procéder à une évaluation d'habillage ou trop rapide, une fois que le choix du législateur a déjà été arrêté. C'est probablement sur ce point fondamental que butent les obligations de renforcement du spectre de l'évaluation, car il est toujours possible pour l'administration de remplir formellement ses obligations.

Je souhaite ainsi souligner que le Conseil d'État est attaché à examiner de plus en plus fréquemment les différentes options au regard des objectifs des textes, d'où cette préoccupation sur l'étude d'options.

Les évaluations ex post posent une autre question. Elles devraient, quant à elles, conduire à abandonner des normes ou des volets de politiques publiques inefficaces, trop complexes, pour les remplacer par des dispositifs plus simples. Il conviendrait de tirer des enseignements de ces évaluations pour qu'elles ne soient pas de simples bilans. C'est ce que j'évoquais avec, toutefois, la réserve sur les clauses guillotines. En guise d'exemple, on peut évidemment citer les clauses de réexamen des lois de bioéthique : la dernière loi de 2021 devra faire l'objet d'un nouvel examen par le Parlement dans un délai de sept ans.

Dans la suite de notre étude de 2016, le Conseil d'État a accru son contrôle des projets de textes et nous essayons de mieux mesurer l'inflation normative. S'agissant de nos méthodes de travail, outre les recommandations que j'ai évoquées, le Conseil d'État, dans son étude annuelle de 2016, a pris six engagements avec le même souci d'ancrer un changement de culture normative. Nous avons progressivement relevé notre niveau d'exigence sur la qualité des études d'impact et nous signalons régulièrement leur insuffisance éventuelle. Depuis juin 2019, nous vérifions l'insertion d'indicateurs dans les études d'impact des projets de loi délibérés en conseil des ministres. L'avis consultatif récent sur le projet de loi relatif à l'accélération des énergies renouvelables adopté par l'Assemblée nationale en septembre dernier constitue un bon exemple du contrôle renforcé de la qualité du droit, car il pointe avec exigence les insuffisances de l'étude d'impact du projet de loi et se montre soucieux d'un certain nombre de questions de lisibilité du droit et du niveau adéquat, législatif et réglementaire, des dispositions soumises. Il formule des propositions de codification de certaines dispositions, plus ou moins pérennes, dans les codes correspondants, mais aussi salue les dispositions tendant à la réduction du nombre de procédures requises. C'est donc un exemple topique de ce travail.

Je tiens toutefois à souligner une limite importante à ce rôle du Conseil d'État. Ces dernières années, un bilan montre que 50 % seulement des dispositions législatives votées par le Parlement ont été préalablement examinées par le Conseil d'État. C'est évidemment plus délicat pour notre office d'appréciation de la cohérence et de la simplification des textes. Les ordonnances présentent, à l'opposé, l'avantage de ne pas comporter de dispositions qui n'ont pas fait l'objet d'une analyse juridique et d'une évaluation de leur impact par le Conseil d'État.

S'agissant enfin de la mesure de l'inflation normative, pour la mise en oeuvre des propositions de 2016, le vice-président Jean-Marc Sauvé avait initié une étude réalisée en 2018 en lien avec le secrétariat général du gouvernement et intitulée « Mesurer l'inflation normative » ayant vocation à créer un référentiel objectif de celle-ci. Cette étude a abouti à la publication sur le site Légifrance, dans la rubrique « Qualité et simplification du droit », d'une synthèse inédite des statistiques de la norme qui sont une sorte de tableau de bord de l'inflation normative. Ce tableau de bord permet de suivre le nombre de textes promulgués par catégorie depuis 2002, l'allongement des textes en cours de débat parlementaire, le volume absolu des textes, etc. Ces indicateurs couvrent également le taux d'application des lois, le nombre des articles, le nombre de mots dans les textes et leur stabilité dans le temps.

Ces indicateurs pourraient, à l'avenir, inclure la production des ministères non publiée au Journal officiel. Le droit mou (« soft law »), c'est-à-dire recommandations, bonnes pratiques, référentiels, envahit progressivement un certain nombre de secteurs, pour de bonnes raisons, mais qui constituent pour les acteurs de ces secteurs des instruments de l'inflation normative, même si ce droit mou n'est pas une norme au sens classique du terme mais plutôt de la quasi-norme. Le droit souple des autorités indépendantes ou d'un certain nombre d'établissements est très important. Prendre en compte l'origine de la norme pour apprécier les éventuelles surtranspositions de directives ou le coût réel d'une loi au regard de ses textes d'application nous paraît une priorité, au moins un élément important de l'action publique. À cet effet, l'ensemble de ces indicateurs pourrait offrir des perspectives intéressantes d'amélioration de cette inflation.

Je souhaite terminer en indiquant que le Conseil d'État, à l'occasion de sa rentrée devant les représentants des pouvoirs publics, a annoncé que l'étude annuelle du Conseil d'État serait consacrée cette année au « dernier kilomètre ». Cette étude retiendra un certain nombre d'exemples d'actions publiques et mènera une analyse avec l'ensemble des membres de la juridiction administrative pour remonter les éléments qui apparaissent à travers les problématiques contentieuses, notamment. Cette étude très large nous conduit à rencontrer de nombreuses personnalités, d'institutions, d'associations pour essayer de comprendre et d'analyser ce qui fait que l'application concrète de la volonté du législateur ou de la politique publique a échoué ou a, au contraire, parfaitement réussi. Cette étude nous positionne sur le dernier segment de l'application de la norme alors que nous sommes plus habitués à être sur l'amont de la production de la norme pour un certain nombre de nos travaux. J'espère que nous aurons l'honneur de vous rencontrer pour échanger au cours de ces travaux et que les conclusions que nous pourrons en tirer (et que nous présenterons en septembre prochain) pourront également être utiles et constituer une contribution complémentaire aux travaux que vous menez.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci monsieur le président, je propose de laisser maintenant la parole à notre expert.

M. Rémy Pointereau, premier vice-président. - Merci madame la présidente, monsieur le président, monsieur le secrétaire général, madame la présidente. Avec Mme Françoise Gatel, nous allons faire des propositions sur le sujet de la simplification en insistant sur la fabrique de la norme. Nous pensons en effet qu'il faut mettre en oeuvre une approche préventive et ambitieuse pour agir efficacement sur le poids des normes, car nous devons agir à la fois sur le stock de normes, mais aussi sur le flux, d'autant que la France vote environ trois fois plus de lois que nos voisins européens. Le risque est donc de compter toujours trois fois plus de normes.

Au-delà des questions posées par la présidente dans son introduction, mes questions seront donc les suivantes :

- pensez-vous que le principe de précaution inscrit dans la Constitution est un facteur ayant participé à augmenter le poids de la norme ?

- Ne sommes-nous pas trop précis dans les textes que nous votons au Sénat et à l'Assemblée nationale ?

Les amendements sont fort nombreux et nous conduisent à ajouter de nombreuses précisions qui jouent, là encore, sur l'inflation normative.

J'avais fait une proposition de loi constitutionnelle avec l'ancien président Jean-Marie Bockel, proposition qui avait été votée à la quasi-unanimité au Sénat, qui posait trois principes : une norme ajoutée doit conduire à supprimer une norme (« une pour une »), le décideur de la norme doit payer et il est interdit de surtransposer les textes européens. Sur la base de cet exemple, faut-il aller vers une proposition de loi constitutionnelle pour diminuer le nombre de normes ? Est-ce une possibilité ?

Quel est le regard du Conseil d'État sur les études d'impact ? Avez-vous déjà rendu des avis négatifs sur des projets de loi au motif qu'ils présentaient un caractère manifestement lacunaire ou indigent ?

Je souhaiterais aussi vous interroger sur le CNEN. J'ai déposé en juin dernier une résolution pour renforcer son rôle et en faire un organe charnière inspiré du Nationaler Normenkontrollrat (NKR) allemand. Je propose en particulier de rapprocher le CNEN de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sur le modèle allemand. Si le CNEN se voit reconnaître un rôle de certification des études d'impact, il faudrait a minima lui permettre de recourir à des organes dotés de compétences en économie ou en statistique. Je voudrais rappeler à cet égard que le CNEN dispose de peu de moyens, à peine six équivalents temps plein et exclusivement des profils juridiques. Je propose en outre que le CNEN soit rattaché au service du premier ministre, ce qui marquerait à la fois son importance et la transversalité de son action par nature interministérielle. Enfin, comme tous les organes consultatifs, le CNEN est une instance indépendante qui ne reçoit d'instructions d'aucune autorité. Toutefois, ne serait-il pas opportun, ne serait-ce que symboliquement, de consacrer cette indépendance dans la loi sans pour autant transformer le conseil en autorité administrative indépendante (AAI), étant rappelé que notre assemblée souhaite canaliser la prolifération des AAI. Par ailleurs, quelles sont vos relations avec le CNEN ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Lors de l'examen de chaque texte, nous faisons effectivement face à un dilemme : le texte est-il très précis pour tout prévoir ? S'il était moins précis, la part d'appréciation de l'administration ou du service en charge de le mettre en oeuvre serait-elle plus grande ? Au niveau législatif comme réglementaire, la question de l'équilibre à privilégier se pose de la même manière. Nous avons également pu contribuer au caractère très précis de la norme en soulignant qu'un cas de figure n'était pas prévu alors qu'il était important. Cette préoccupation peut conduire à produire des textes plus précis, et donc apparemment plus simples, car plus clairs, mais aussi plus longs. Cependant, ils peuvent en cela aussi être des facteurs de complexité. En effet, si quelques cas sont cités dans le texte, le service public peut néanmoins répondre aux situations non citées mais se situant aux interstices. En revanche, si le texte cite un grand nombre de situations, nous pouvons en déduire que la situation non citée explicitement sera exclue. Pour le « dernier kilomètre », évoqué plus tôt, ces situations peuvent aboutir à des cas de non-accès au droit. L'équilibre entre la précision du texte et la possibilité laissée au service public territorial ou d'État d'avoir une marge d'appréciation est un sujet de réflexion. La réponse, sans qu'elle ne soit définitive, est évidemment de proportionner cette précision à l'importance des matières traitées et aux enjeux considérés.

Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État. - Il existe aussi une attente de nos concitoyens, des collectivités territoriales et des acteurs de la vie publique qui sont les destinataires de la norme, lesquels se poseront des questions si elle n'est pas suffisamment précise. Je crois que cela rend encore plus aigu le dilemme évoqué par le vice-président.

M. Didier-Roland Tabuteau. - Sur la question qui ouvrait votre propos, qui est une question évidemment fondamentale, je ne sais pas si c'est le principe de précaution en tant que tel ou si c'est simplement la crainte et la révérence par rapport à la norme qui aurait pu être renforcée au cours des dernières décennies. Je crois qu'il y a une attention à la norme qui s'est renforcée et cette norme très précise, très méticuleuse incite à ce que l'application de la norme soit redoutée par les décideurs, par un certain nombre d'administrations et même d'administrés.

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d'État. - Beaucoup d'acteurs sociaux sont dans une logique de précaution qui les conduit à être demandeurs de normes. Tous ceux d'entre nous qui ont été chargés de politiques de simplification se sont heurtés à un milieu demandeur de conserver des normes, notamment pour prévenir le risque juridique, et en particulier le risque pénal. Nous l'avons vu à travers la gestion de la crise sanitaire où beaucoup des acteurs étaient en attente de normes pour préciser quelles étaient les obligations des uns et des autres.

M. Didier-Roland Tabuteau. - Je souhaite revenir sur le troisième point que vous avez évoqué et qui concerne les organismes consultatifs. Pour le Conseil d'État, disposer des avis des organismes consultatifs, au-delà des avis du CNEN qui sont évidemment majeurs, est absolument fondamental. Dans l'analyse d'impact du choix des options, les acteurs concernés par les consultations obligatoires sont des acteurs directement concernés par le projet et, de fait, leur analyse, leur ressenti et leur interprétation de la norme qui leur est soumise sont fondamentaux pour nos travaux. Nous avons souvent regretté - et cela s'est traduit dans certains cas par des avis - de ne disposer que de quelques heures pour examiner des avis extrêmement importants. Je ne peux pas ne pas citer le fait que les derniers textes du projet de loi de financement de la Sécurité sociale ne nous sont pas soumis parce qu'ils sont adressés directement au Parlement. Nous ne pouvons donc pas en tirer la quintessence alors qu'ils sont très importants. Les avis obligatoires des organes consultatifs, voire non obligatoires que le gouvernement a spontanément recueillis, sont des éléments fondamentaux de notre propre analyse d'impact. Évidemment ceux du CNEN sont particulièrement précieux.

Mme Martine de Boisdeffre. - Il faut insister sur l'importance que nous accordons aux avis du CNEN. Nous nous efforçons toujours de l'avoir avant d'examiner le texte, avec les difficultés que le vice-président vient de signaler.

Monsieur le président, je rejoins l'analyse que vous faisiez, mais il est compliqué pour nous de dire qu'il faut augmenter les moyens financiers de cet organe. Nous constatons toutefois que les avis du CNEN, parce qu'ils sont précieux, ne sont pas toujours aussi longuement motivés que le CNEN le souhaiterait alors que cela nous serait utile. Le CNEN est doté de compétences très larges, car tous les textes législatifs comme réglementaires ayant un impact financier sur les collectivités territoriales ou les établissements publics doivent lui être soumis. Il faut donc retenir que nous sommes tout à fait attachés à l'importance du travail du CNEN et que nous y accordons beaucoup d'intérêt. J'esquisse également la piste prudente, que nous avons évoquée dans la proposition n° 10 de notre étude de 2020 sur l'évaluation, que nous pourrions approfondir, peut-être de façon sélective, les études d'impact en fonction des enjeux des textes. Ce serait alors une piste complémentaire à celle évoquée. Je crois que le CNEN le fait déjà en mobilisant l'effort sur un projet de texte prioritaire et en allant plus rapidement sur un autre projet.

Au-delà de l'intérêt que nous portons aux travaux du CNEN dans le cadre de notre fonction consultative, nous avons organisé avec lui un colloque le 14 octobre dernier auquel participait également le président Gérard, car nous pensons qu'il est très important de se poser la question de la simplification du point de vue des collectivités territoriales. Ce colloque était une première dont il y aura peut-être des suites. C'est en outre tout à fait en cohérence avec ce que nous avons dit dans notre étude sur l'évaluation des politiques publiques, en insistant sur la nécessaire coopération entre l'État et les collectivités territoriales pour l'évaluation des politiques territoriales partagées. Nous avons même évoqué à ce sujet la possibilité d'ouvrir l'accès à des données pertinentes et importantes aux collectivités territoriales et d'augmenter les compétences d'appui à l'observatoire des finances et de la gestion publique. Nous avons là un autre élément qui pourrait nous permettre d'améliorer cette évaluation en prenant en compte le point de vue des collectivités territoriales, chose qu'exprime le CNEN et qui nous paraît tout à fait essentiel.

M. Patrick Gérard, président adjoint à la section de l'administration du Conseil d'État. - Lorsqu'est inscrit à l'ordre du jour d'une section administrative l'examen d'un projet de décret et que nous n'avons pas l'avis du CNEN, très souvent nous reportons l'examen, c'est-à-dire que nous refusons d'examiner le texte. Lorsque nous avons communication de l'avis du CNEN, nous posons souvent des questions au représentant du gouvernement sur la façon dont il en a été tenu compte. Il nous arrive de reprendre à notre compte des observations du CNEN dans les projets de décrets que nous transmettons ensuite au gouvernement.

M. Didier-Roland Tabuteau. - Sur l'office qui est le nôtre, notre responsabilité est de mettre l'auteur du texte - en général le gouvernement - en l'état d'apprécier ses conséquences telles que nous pouvons les analyser avec l'expertise des membres du Conseil et dans le cadre des échanges avec les commissaires du gouvernement. Comme l'a dit le président Gérard, nous rendons notre avis avec la même indépendance que lorsque nous sommes au contentieux. Dans nos fonctions consultatives, nous tendons également à apporter au gouvernement ce qui lui est le plus précieux, c'est-à-dire un avis totalement indépendant qu'il peut suivre ou ne pas suivre. Dans ce cadre, les études d'impact sont un outil essentiel et un outil d'avenir si notre vision, notre conception et peut-être notre approche continuent à évoluer. Ces études sont l'occasion d'avoir toutes les options possibles, qui restent des choix politiques, et de les comparer pour identifier les plus efficaces. Pour les projets de loi, nous avons donc cet instrument très précieux. Je ne sais pas s'il faut systématiser l'approche mais, pour les projets de décret, qui sont porteurs d'une politique publique et qui sont la première mise en oeuvre d'une disposition législative, nous pourrions ainsi obtenir des éléments d'impact allant au-delà de ceux que nous pouvons obtenir par les échanges avec les commissaires du gouvernement. Je suis pour ma part convaincu que nous pourrions ainsi améliorer le travail conduit sur la préparation des textes. Dans certains cas, nous avons beaucoup d'indications grâce à nos échanges avec les commissaires du gouvernement pour enrichir la réflexion et même émettre des propositions de texte, à la sortie de la section, profondément modifiés par rapport au texte initial. Ils sont aussi le plus souvent modifiés avec l'accord des commissaires du gouvernement avec lesquels nous pouvons mener un travail de co-construction. Les éléments d'appréciation des différentes options pourraient toutefois être renforcés.

M. Rémy Pointereau. - Vous est-il déjà arrivé de rendre un avis négatif après une étude d'impact sur des projets de loi ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Sans écarter le projet, nos avis ont pu poser des conditions très strictes de complément de l'étude d'impact allant jusqu'à préciser les éléments très concrets devant être ajoutés à l'étude avant le dépôt au Parlement. C'est notre façon d'inviter le gouvernement à respecter l'obligation organique.

Mme Martine de Boisdeffre. - Au cours des cinq dernières années, nous avons considérablement renforcé notre niveau d'exigence sur les études d'impact, car nous considérons que l'étude d'impact est là pour nous éclairer, mais surtout pour éclairer le législateur. Il faudrait que nous n'ayons aucune matière pour rejeter un texte pour défaut d'étude d'impact. Ce cas de figure a pu arriver sur une disposition précise mais, comme je ne siège pas en section administrative, je ne peux pas le dire.

De plus, nous sommes très précis dans la manière dont il faut compléter l'étude pour vous éclairer. Les exemples de la sorte abondent. L'étude doit permettre de sonder si nous aurions pu traiter le sujet sans texte. Cette question fondamentale est une question de culture. Il faut que la culture de la simplification, de la sobriété normative ou de la lutte contre l'inflation normative irrigue tous les auteurs, y compris au niveau européen, car beaucoup de notre droit vient de l'Europe. Pour ce qui concerne les transpositions de directive que vous avez évoquées dans votre propos, tout un travail a été mené sur les surtranspositions, et qui me semble tout à fait efficace. Dans le même temps, nous avons le sentiment que, dans un certain nombre de domaines, le droit procède plus par règlement que par directive. Je pense notamment au domaine des réseaux sociaux avec les règlements Digital markets act (DMA) en matière de concurrence et Digital services act (DSA) sur le contenu, qui s'imposeront. C'est aussi le fruit du travail mené en vue d'aller vers une better regulation ou meilleure législation au niveau européen. C'est une culture qui doit se développer au niveau de tous les producteurs de normes dans leur diversité.

M. Didier-Roland Tabuteau. - Dans les éléments de simplification, le respect de l'article 34 et de l'article 37 et le fait que des dispositions réglementaires ne soient pas intégrées dans la norme législative permettent de les modifier plus facilement en cas de difficultés et donc d'adapter la législation.

Enfin, dans la réflexion sur la simplification - et je parle plutôt ici avec mon ancienne casquette de président de la section sociale qui a été confrontée à des nombreux textes pendant la crise sanitaire - la simplification n'est pas uniquement la simplification de la norme, car une norme correctement écrite et compréhensible peut venir se superposer à d'autres champs législatifs et réglementaires, rendant ainsi l'application extrêmement difficile pour l'usager ou pour l'administration qui l'applique. Cet élément de complexité doit également être pris en compte, car il produit des effets parfois surprenants. Je ne prendrai pas l'exemple de l'urbanisme et de l'environnement, mais il existe parfois dans le champ social des normes qui se télescopent et qui produisent de la complexité alors que chacune, prise isolément, peut être bien rédigée.

Mme Martine de Boisdeffre. - Cette remarque rejoint celle de la culture, car la culture de la production de normes est très en silo. Nous avons rarement une vision globale. On ne s'intéresse pas toujours à ce qu'il se passe ailleurs, d'où les effets de bord qui peuvent en résulter, ainsi que vient de l'analyser monsieur le vice-président.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Dans un pays aussi cartésien que le nôtre, on s'étonne de ce changement profond avec de plus en plus de lois qui naissent de l'émotion ou d'une situation particulière, comme s'il fallait produire un texte pour rassurer ou anesthésier l'opinion publique. Nos concitoyens peuvent penser que la loi est « miraculeuse » mais ce n'est pas le cas. La question est donc de savoir si nous pouvons ramener de la raison et de la rigueur grâce à l'étude d'options, c'est-à-dire en vérifiant si nous avons d'autres options que celle qui consiste à créer une nouvelle réglementation. La tentation qui consiste à produire une norme pour rassurer l'opinion publique est de fait une vraie dérive. Vous avez aussi évoqué l'approche systémique dont nous discutons également beaucoup. Par exemple, en matière d'urbanisme, un maire peut être confronté à deux normes : l'une en matière de sécurité-incendie et l'une en matière d'accessibilité, qui se télescopent, rendant l'action impossible. Des administrations peuvent objecter que la question du handicap ne relève pas de leur compétence et ne pas entendre les arguments avancés.

Je souhaite également évoquer la chaîne de la production en prenant l'exemple de la loi Climat et résilience qui introduit la notion de Zéro artificialisation nette (ZAN), qui serait un remède miraculeux permettant de guérir notre pays de tous ses maux. C'est un exemple emblématique d'absence d'approche systémique car, en même temps, notre pays doit se réindustrialiser. En outre, 5,7 millions de passoires thermiques seront demain interdites de location. Dans cet exemple, aucune évaluation n'a été menée et nous sommes en train de retravailler pour corriger la loi. Le décret d'application qui est sorti est en contradiction avec l'esprit du législateur et a été attaqué par l'Association des maires de France, dont nous recevrons le président tout à l'heure. Le Conseil national d'évaluation des normes a également émis un avis défavorable sur ce décret d'application, ce qui constitue un signe. Le décret d'application a toutefois poursuivi sa route ainsi que la machine administrative. Depuis le mois d'août, le CNEN a donc eu à examiner une disposition qui prenait en compte le décret d'application du ZAN sur lequel nous avions émis un avis négatif et qui faisait l'objet d'un recours puisque nous avions interrogé le ministre, M. Christophe Béchu, et que nous avions convenu que nous allions procéder à des corrections. Cet exemple montre que, même quand une alerte est en cours, la machine continue à avancer jusqu'à polluer d'autres textes, puisque les administrations ont des obligations de produire des décrets d'application. Nous sommes donc totalement encombrés, parfois de manière insidieuse, par des textes pour lesquels nous avons prévu des modifications. Face à ces situations, quelles pratiques vous semblent raisonnables ?

La pratique récente introduite par le gouvernement d'une association des parlementaires à l'écriture des décrets d'application est-elle une bonne chose selon vous ? Comment peut-on améliorer la situation ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Je ne me prononcerai pas sur le cas que vous avez cité, car le Conseil d'État est saisi au contentieux.

Je précise toutefois que nous avons organisé cette semaine les journées du contentieux consacrées au droit de l'urbanisme. Au cours de ces journées, l'ancien président de la section du contentieux, Daniel Labetoulle, grand spécialiste de ces matières, est intervenu. Les questions que vous avez soulevées sur les télescopages ou contradictions entre des dispositions ont été analysées et discutées pendant toute cette journée de travail. C'est donc un point qui nous préoccupe.

Pour réagir à votre question relative à la possible association des parlementaires à la mise en oeuvre de la loi, je répondrai que la question posée est pleinement politique. Je ne peux donc pas émettre un avis. C'est la façon dont la collectivité veut s'organiser au plus haut niveau entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Je peux souhaiter que les textes soient le mieux construits possible, mais je n'ai évidemment pas d'opinion à exprimer sur ce point.

Concernant la comparaison des différentes politiques et législations, j'ai un exemple en tête qui renvoie à un travail mené par le Conseil d'État, à la demande du gouvernement, et qui me semble une voie intéressante. Nous avons été saisis par le gouvernement de la question de la prise en compte des ressources pour l'attribution des différentes prestations sociales, qui est un maquis pour ceux qui ont eu l'occasion de le connaître ou d'accompagner un demandeur de RSA ou d'une aide au logement. Dans ces occasions, nous voyons comment cette complexité s'exprime, mais nous ne sommes pas ici dans le dernier kilomètre mais dans le « dernier centimètre » de l'action publique !

Un groupe de travail placé sous l'autorité du président Josse a produit une étude proposant deux systèmes de prise en compte : le système fiscal et une base unique pour les prestations sociales, qui est un chantier considérable, car ce système entraînera des perdants et des gagnants. Pour la mise en oeuvre, il s'appliquerait au flux et non au stock des prestations. Cette approche transversale des différentes législations de protection sociale a pu être emmenée en six mois et permet d'éviter le télescopage des législations. Dans beaucoup de domaines, ce type d'approches transversales, qui peut relever du Parlement, mais qui peut être aussi dans notre office si nous sommes saisis de cette question, peut éviter les effets de bord extrêmement préjudiciables sur les législations complexes.

Mme Martine de Boisdeffre. - Madame la présidente a évoqué le nombre conséquent de décrets d'application mais, en même temps, si une loi est votée et que son application dépend de l'entrée en vigueur de décrets, il serait quand même ennuyeux que ces décrets n'interviennent pas. Si personne ne s'en préoccupe, c'est peut-être que cette loi n'était pas utile. Il y a ensuite le souci que le décret d'application - et nous y veillons - fasse appliquer la loi sans ajouter des conditions supplémentaires ou déformer la volonté du législateur.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Je souhaite à nouveau vous remercier et vous dire que nous souhaitons poursuivre le dialogue que nous avons avec vous. Le thème de l'étude que vous avez retenu pour cette année retiendra toute notre attention, car, comme le souhaite aussi le président Larcher, la simplification de la norme, au sens de son efficience, renvoie à l'efficacité de l'action publique. Cette question sera donc au coeur de nos préoccupations, d'autant plus que la norme a un coût. Alors que le budget que nous sommes en train de discuter prévoit une diminution des dépenses et qu'il est difficile d'aller au-delà de certaines restrictions -sauf à perdre le sens de l'action publique-, je pense que des optimisations seront à faire. Or, alléger un peu la norme en gardant son sens peut permettre d'être plus efficace. Dans le projet de loi de finances (PLF), jamais on ne parle de diminution des normes mais nous n'adoptons que des approches extrêmement comptables résumées par des additions et soustractions pour parvenir à un équilibre.

Nous allons poursuivre notre conversation sur ce sujet avec le président de l'Association des maires de France qui a lui aussi décidé de partir en campagne contre la norme.

Audition de M. David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF)

Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité. Cher président, cher David, merci beaucoup de ce travail très nourri que nous avons avec vous et avec tous les membres de votre conseil d'administration et les collaborateurs de l'AMF, que je souhaite aussi chaleureusement remercier. Je souhaite également saluer la qualité du Congrès des maires qui s'est tenu la semaine dernière et a recueilli une assistance nombreuse. Comme d'habitude, les travaux ont été de grande qualité. Je souhaite redire l'attention que le Sénat porte aux collectivités, principalement à la commune qui est, pour nous, le coeur du réacteur parce qu'elle permet de répondre à cette exigence de proximité. Si nous ne le comprenions pas, nos concitoyens l'exprimeraient de manière violente, comme nous l'avons vu récemment avec les crises sociales.

Au-delà de notre attachement à la commune, nous sommes également fortement attachés à la norme et à son efficience, raison pour laquelle nous avons accueilli avant vous une éminente délégation du Conseil d'État. Notre obsession est aussi celle de l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre. La thématique retenue par le Conseil d'État pour son étude est d'ailleurs celle du dernier kilomètre.

La question est de savoir comment brider l'inflation normative et comment la contrôler. Le président Larcher a lancé, lors du congrès des associations membres de Territoires Unis, un groupe oecuménique chargé de formuler des propositions autour de l'efficacité de l'action publique. Au-delà de la décentralisation et de la déconcentration, nous souhaitons que ce groupe se penche également sur la simplification, sans pour autant être trop simpliste sur le sujet. Au-delà de normes qui viennent contrarier l'efficacité de l'action publique et de normes qui se télescopent, il y a une autre préoccupation dans l'air du temps : celle du coût. Lors du colloque organisé le 14 octobre par le Conseil d'État, il a été annoncé que le coût des normes produites entre 2017 et 2021 s'élevait à deux milliards d'euros selon les estimations de la Direction générale des collectivités territoriales (DGCL). Pour être plus efficaces, mais aussi moins coûteux, nous pourrions parfois être plus opérants et moins dispendieux en réajustant le niveau de normes. Dans ce domaine, il doit exister des pépites de prospection que je regrette de ne pas voir explorées, notamment dans le projet de loi de finances qui se cantonne trop souvent à viser une diminution des dépenses et des ressources, au sens comptable du terme, sans s'attarder sur le sens de ces décisions.

Alors, que faire ?

M. David Lisnard, président de l'AMF. - Je souhaite commencer par dire que je suis très heureux de la relation organique évidente qui existe entre le Sénat et l'AMF, relation qui est encore plus organique entre votre délégation aux collectivités territoriales et l'Association des maires de France. Bien plus encore, les relations personnelles que nous avons avec vous et un certain nombre de sénateurs nous permettent d'avancer concrètement au gré de l'agenda législatif imposé en grande partie par l'exécutif, comme le veulent les règles de la Vème République.

Dans votre propos liminaire, vous placez la barre là où il le faut, c'est-à-dire qu'il est temps de faire des renversements complets d'approche. Vous me demandez : « Alors que faire ? ». La réponse qui a toujours été apportée à cette question depuis 30 ans est de faire des normes pour supprimer des normes ! Je vais donc vous dire comment et pourquoi, à mon sens, nous pourrions procéder autrement avec une liberté de ton qui - je l'espère - n'ira pas à l'encontre de ma responsabilité de président de tous les maires.

Je vous remercie également de votre participation à notre congrès. C'est le plus grand rassemblement d'élus, peut-être au monde, car notre structure communale est particulière. Cet événement est très bien organisé par une petite structure. L'AMF est un commando de personnes très motivées. La fréquentation au salon et au congrès de 2022 a été très importante avec 400 événements organisés, dont une quarantaine sur le congrès lui-même. Ces manifestations de haut niveau nous ont permis d'informer, de dénoncer et de proposer en bonne interaction avec l'exécutif. Plusieurs ministres se sont déplacés et la première ministre y a veillé.

Vous qui êtes à la chambre haute, à la « grande Chambre des communes », comme le disait Gambetta, je vous invite à lire le texte de la résolution votée à l'unanimité des membres de l'AMF, y compris par les non-encartés qui sont dominants parmi les maires. Ce texte n'est pas un petit dénominateur commun mais un haut multiplicateur commun, un peu différent des résolutions des années précédentes, y compris sur le ton. Cette résolution fait valoir des principes forts pour les communes et les intercommunalités.

Je suis disposé à répondre à toutes vos questions sur l'actualité budgétaire et financière, mais aussi sur le ZAN, qui est un sujet qui nous préoccupe et que nous voyons comme une bombe à retardement (et même comme une bombe à fragmentation territoriale, politique, civique et économique). L'enfer étant pavé de bonnes intentions, cette approche qui veut lutter contre l'artificialisation se traduit, une fois de plus, dans une approche centralisatrice. Si nous avons le temps d'en parler, je vous dirais que l'AMF changera de ton sur les formes de centralisation, quelles qu'elles soient. Ce culte des grands ensembles n'est plus possible, notamment sur la thématique de la simplification.

Les réponses apportées jusqu'à maintenant aux besoins de simplification sont des complications, et cela pour plusieurs raisons, d'abord parce que la France a pour pratique d'ajouter. Nous en sommes tous responsables depuis des décennies. Les maires, les sénateurs, les députés, les ministres, les présidents ont souvent l'impression d'apporter quelque chose en ajoutant une disposition. Cela peut être le cas, mais cette solution peut aussi nous éloigner de la performance et être source de complications. C'est aussi ensuite parce qu'il existe un conformisme dans la pensée lorsque l'on arrive au prisme de l'exécution des décisions politiques. Je vais essayer d'être plus précis en vous donnant un exemple. Avant cela, je souhaite préciser que je distingue complication et complexification. La complexité est souvent un progrès mais la complication est quasiment toujours une régression. La complexité renvoie à une subtilité humaine pour répondre à des situations, par exemple complexifier les normes de construction des bâtiments pour qu'ils résistent mieux à des tremblements de terre, aux incendies ou soient accessibles aux personnes en situation de handicap est pertinent. En revanche, la complication, c'est lorsque nous sommes incapables d'aller jusqu'au bout du geste et que nous ajoutons des dispositions de précaution qui alourdissent le quotidien. C'est une nuance sémantique très importante à mes yeux. Les entreprises sont également confrontées aux mêmes problèmes d'excès de normes et d'excès de complications, car la problématique n'est pas liée au statut mais à la taille. Nous voyons bien que les grandes entreprises luttent contre les complications de process. Je vous renvoie ici à la lecture d'un petit livre de la philosophe Juliette de Funès sur la dictature des process. La complication, c'est quand la modalité devient finalité et que nous en oublions même la finalité.

À titre d'exemple, François Hollande avait confié une mission de simplification à Thierry Mandon, secrétaire d'État qui venait du secteur privé. Cette personne remarquable et très concrète avait formulé des propositions extrêmement pertinentes, malheureusement la « machine à broyer », dont nous sommes parfois nous-mêmes des acteurs, est intervenue ensuite. L'une des propositions de Thierry Mandon était de poser le principe que l'absence de réponse vaudrait acceptation. Cependant, alors que la disposition se voulait simple, les travaux qui ont suivi ont conduit à déterminer 3 000 dérogations à la règle. Dans une mairie, au lieu de rédiger des courriers inutiles, cette disposition revenait de manière absurde à recruter une ressource dont la fonction aurait été d'analyser si la demande exigeait une réponse ou non. Au final, il a donc été pris la décision de répondre à tous les courriers.

Dans le privé, plusieurs chercheurs, notamment américains, ont démontré que lorsque l'on multipliait par deux la complexification, on multipliait par dix la complication. Les directions de la qualité créées par beaucoup d'entreprises au début des années 2000 ont-elles-mêmes été consommatrices de moyens et productrices de soft norm non réglementaire. Je souhaitais vous donner cet exemple, car cette question restera un serpent de mer si nous ne renversons pas complètement la problématique en partant du principe que le risque paie plus que la couverture absolue. L'ordre spontané, pour citer Raymond Boudon, fonctionne très bien. La puissance publique doit donc intervenir a posteriori et pas a priori. Cela paraît évident mais, dans la réalité, on passe notre temps à recréer des contraintes a priori. Je crois que la simplification, c'est celle qui permettra de revenir à l'essence même de l'État, c'est-à-dire des dispositions d'ordre public, contrôlées a posteriori et sanctionnées rapidement et fortement lorsqu'elles ne sont pas respectées.

J'observe que nous sommes passés d'un régime de liberté à un régime d'autorisation. Or, ce régime conduit à perdre du temps, mais aussi de l'efficacité et de l'argent, comme le rappelait la présidente, mais également nos nerfs. Nous perdons aussi du civisme, car nous alimentons ainsi l'impuissance publique. La crise civique majeure que nous vivons aujourd'hui se traduit par le taux d'abstention, par l'extrémisme des positions proportionnel à la vacuité de la pensée, par le dénigrement, par la dictature de l'instantané, par la violence, y compris à l'encontre des élus. Or, une des causes majeures de la crise civique, même s'il faut invoquer aussi des causes structurelles (doute occidental, post-modernité, absurdité de la guerre de 14-18, Shoah, etc.), est l'impuissance publique. Un exemple peut être donné lorsque l'on condamne avec la plus grande fermeté une agression qui ne sera plus jamais tolérée, mais que, le lendemain, l'agresseur est libéré. Tout cela crée l'énervement des âmes et des coeurs comme le disait Tocqueville. La complication normative crée de l'impuissance publique et c'est une spirale de la défiance. La puissance publique dit que les individus doivent être contrôlés a priori : normes, excès de réglementation, encadrement, schéma directeur, et tous les « machins » que l'on ne cesse de créer pour de bonnes raisons.

Je me suis rendu dernièrement dans l'Allier et la présidente des maires de l'Allier, qui est une femme très dynamique qui a su réunir au-delà des clivages partisans pourtant très marqués, m'a montré que le nombre de démissions d'élus municipaux (maires, adjoints, conseillers) avait doublé sur la période 2020-2022 par rapport aux six années précédentes. Une des causes majeures est la difficulté à exécuter des décisions. Cependant tous les projets de mandat ne sont pas fantaisistes. Dans leur immense majorité, les maires sont très concrets et pragmatiques. Les projets de mandats sur lesquels ils sont élus tiennent compte des contraintes de la commande publique et de la difficulté décisionnelle. Cependant, même en mettant en place des filets de sécurité financière, juridique et temporelle, nous avons de plus en plus de mal à exécuter nos projets de mandat. Cela alimente la spirale infernale de la défiance. Vous avez donc raison de mettre cette question au coeur de vos travaux, car elle est fondamentale.

L'AMF a créé le comité législatif et réglementaire aussi dans cette optique. Nous participons aux travaux du CNEN qui est présidé en la personne formidable d'Alain Lambert qui a une vision didactique des choses. L'année dernière, nous avons eu à nous prononcer sur plus de 300 décrets pour les deux tiers en urgence. Ces décrets sont aussi de plus en plus longs. Sur le ZAN et la loi Climat et résilience, nous avons vu non seulement le caractère abscons des décrets - par exemple concernant la nomenclature du ZAN - mais aussi leur caractère contraire à la loi, par exemple pour les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET).

Je proposerai donc à l'AMF de changer de ton. Nous avons voulu dialoguer, bien faire, ne pas bloquer, mais la gangrène bureaucratique continue de prospérer, y compris pour les textes que nous sommes en train d'examiner (énergies renouvelables, ZAN, loi Climat et résilience). J'ose dire ici que la loi Climat et résilience est une mauvaise loi et sera encore pire à appliquer localement que d'autres grandes lois que nous ne cessons de détricoter pour les rendre applicables, comme la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). La seule issue est donc de sortir du cadre pour redire que la subsidiarité doit s'appliquer.

Je crois que la responsabilité est la seule matrice de l'efficacité. Or, pour qu'il y ait responsabilité, il faut deux choses : la liberté et le contrôle assorti de sanctions. Je plaide en effet pour davantage de liberté et pour que les personnes qui « sortent des clous » soient sanctionnées, y compris au plan pénal. Sur le ZAN, nous sommes en train de nous demander comment ajouter un filet de sécurité ruralité, sauf que les communes moyennes seront les plus impactées, c'est-à-dire qu'il faudra trouver aussi un instrument pour que les communes moyennes puissent se développer. Mais, les grands projets nationaux sont souvent dans les métropoles. Or comment territorialiser le foncier de ces grands projets nationaux ? Ceci montre bien que nous allons créer des usines à gaz.

La simplification renvoie simplement à notre propre capacité à accepter le risque. Je pense qu'il vaut mieux, de temps en temps, un non-respect des dispositions assorti de sanctions que tout prévoir. La norme est à mon sens, une fausse croyance de la planification qui revient à penser que tous les cas de figure de la vie humaine peuvent être anticipés. Cela renvoie à des modes de pensée. Nous avons tous été formés pour planifier, pour créer de la règle et mon propos paraît peut-être très naïf mais ce sont les propos naïfs qui font avancer les choses.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette profession de foi. Le sujet évoqué est majeur et part du postulat que l'efficacité passe par la simplification. Dans le travail que le Sénat va faire, je me réjouis que l'on hisse cette question au juste niveau. Avant de passer la parole à notre expert, celui qui va nous guérir de tous les maux, je souhaite vous poser une question à la suite de la publication d'un rapport d'Agnès Canayer et Éric Kerrouche sur les services déconcentrés de l'État. Je pense effectivement que nous devons laisser de l'initiative aux collectivités, car l'initiative marche avec la responsabilité. Hier, l'Assemblée nationale a voté une disposition disant que les projets de dotations d'équipements des territoires ruraux (DETR) devaient être d'abord fléchés sur des projets écologiques. Le Sénat a été interpellé par cette proposition mais le gouvernement nous a répondu qu'il voulait introduire cette disposition dans la loi pour afficher qu'il défend la transition écologique.

Nous pensons, pour notre part, que les élus sont capables de bien faire. De plus, le juge de paix est l'électeur. Cependant, nous voyons bien que les collectivités n'ont pas toutes la capacité à user de leur liberté pour sécuriser leurs décisions. Certaines, de petite taille, qui n'ont pas d'ingénierie de service juridique, se sentent sécurisées lorsqu'un cadre définit la norme. De plus, ayant été maire moi-même, je m'autorise à dire que les maires ont aussi leur lot de complexités et peuvent être satisfaits d'avancer que tel projet ne pourra pas être mis en oeuvre, car l'architecte des bâtiments de France (ABF) ne le permettra pas, par exemple. Pour autant, il est un fait que nous devons promouvoir la liberté, la responsabilité et l'initiative.

M. Rémy Pointereau, 1er vice-président. - La simplification est l'un des sujets majeurs des élus locaux. La délégation avait d'ailleurs lancé un sondage avec l'institut CSA dont les résultats montraient que cette simplification apparaissait en tête des préoccupations des élus. La complexité normative entraîne des contraintes et est aussi responsable de beaucoup de démissions d'élus. Nos concitoyens en ont également assez, ce qui explique partiellement la crise des gilets jaunes. La complexité normative génère au final beaucoup de maux dans notre société. Cependant, il reste difficile de résoudre le problème, car le stock est alimenté par un flux qui ne s'arrête pas. Nous sommes évidemment tous responsables de cette situation. Nous avons voulu introduire le principe de précaution dans la Constitution et cette décision a été le début de tous nos maux. La France vote par ailleurs trois fois plus de textes que les autres pays européens avec près de 50 textes par an contre 10-12 pour nos voisins. Nous sommes évidemment responsables de cette inflation par tous les amendements que nous déposons. S'attaquer à ce sujet est donc un travail considérable. La délégation s'y évertue depuis un peu plus de dix ans. Lors de la veille que nous avons effectuée sur la loi sur l'urbanisme, nous avons vu à quel point l'urbanisme était un sujet à normes. Nous avons fait une proposition de loi constitutionnelle visant à supprimer deux normes pour l'ajout d'une nouvelle, demandant à ceux qui décident la norme de la financer et demandant à arrêter la surtransposition européenne, suggestion qui n'a pas été plus loin que le Sénat.

Au niveau de l'Association des maires de France, effectuez-vous une veille sur l'évolution de la norme ? Suivez-vous un tableau de bord ? Un groupe d'élus suit-il plus particulièrement le sujet ?

Le conseil d'évaluation du CNEN qui travaille sous l'impulsion d'Alain Lambert travaille de façon magistrale, mais n'est pas doté de moyens. Seules six personnes composent cette équipe qui ne reçoit les études d'impact que trois ou quatre jours avant de voter le texte.

M. David Lisnard. - Quand il y a des études d'impact, car c'est quand même très rare !

M. Rémy Pointereau. - Alain Lambert nous a dit qu'il était fréquent qu'on leur communique les textes le vendredi pour rendre une réponse le lundi sans possibilité de travailler dans de bonnes conditions.

M. François Bonhomme. - Sur la question de la simplification, nous sommes pris au coeur de nos propres contradictions puisque nous demandons à la fois de la protection et de l'allègement. À titre d'exemple, pris isolément, on peut penser que les éléments demandés pour le dépôt d'un permis de construire sont fondés mais, pris dans leur ensemble, ces demandes génèrent une perte de temps, du délai et un surcoût. Cette question interpelle sur notre rapport à la liberté, au risque et à la responsabilité. Dans une société judiciarisée, je ne vois pas par quel bout nous pouvons prendre ce terrible continent de la norme, qui est un continent flottant au même titre que le continent de plastique des océans. Cette norme ne cesse finalement de grossir et d'alimenter ses propres effets, mais aussi à trouver sa propre autonomie négative. Les révolutionnaires préconisent de tout mettre par-dessus bord, ce qui poserait d'autres problèmes. Des secrétaires d'État à la simplification administrative ont été nommés avant que ce portefeuille ne disparaisse.

M. David Lisnard. - Il est intéressant que, pour supprimer un effet administratif, l'on crée une administration. C'est très révélateur de nos maux, il me semble.

M. François Bonhomme. - Je crois que ce sujet invite à une prise de conscience de tous les décideurs et individus pour que chacun prenne sa part, mais je ne suis pas certain que nous parviendrons à impulser un changement profond.

M. David Lisnard. - Je crois que nous ne devons pas désespérer. Ce n'est pas de notre fait qu'il ne se passe rien, mais c'est à cause de tous les autres qui reviennent en arrière. Il faut absolument proposer ce renversement étourdissant, car la liberté est étourdissante. Effectivement, la route de la servitude est pavée de bonnes intentions, mais aussi de facilités, car elle permet de pointer la responsabilité de l'État. Cependant, la liberté est la seule façon de progresser. La liberté n'est pas abstraite mais la seule façon d'être responsable, de prendre des décisions, de rendre des comptes. Malheureusement, notre système a dilué la prise de décision, la prise de responsabilité, et est donc en train de diluer la démocratie et le civisme.

Mme Françoise Gatel, présidente. - C'est aussi le fait de la pression médiatique.

M. David Lisnard. - La pression médiatique est aussi celle que l'on veut bien se donner. Par ailleurs, il ne faut pas désespérer, car d'autres parviennent à cette simplification. De grandes entreprises ont réussi à lutter contre leurs effets de bureaucratie, même si le mouvement est permanent comme dans le mythe de Sisyphe. De la même manière, ce qui est en train d'être fait en Allemagne est très intéressant : au moins un tiers des normes y a été supprimé depuis une dizaine d'années, dans un agenda maîtrisé. Les États-Unis ont engagé également des démarches très intéressantes en la matière, mais aussi la Suisse. Ces démarches se retrouvent aussi dans les États centraux comme la Suède. Le Canada est également entré dans cette démarche. La France doit donc avoir l'humilité et l'ambition de regarder ce qu'il se fait ailleurs, ce que nous ne faisons pas assez. Je suis convaincu que ce n'est qu'une question de courage politique. Les effets de surbureaucratie sont vécus par tous : entreprises, salariés, particuliers, retraités, étudiants, etc. Nous sommes en train de devenir autobureaucrates par les applications numériques. Nous faisons par nous-mêmes nos opérations bancaires. Ces opérations sont compliquées et dysfonctionnent. C'est Gramsci, c'est un combat culturel que nous devons mener.

Pour revenir à des choses plus concrètes, la norme excessive est souvent prise à un échelon éloigné de la délibération perceptible. Il y a donc la nécessité d'une nouvelle décentralisation et d'une nouvelle déconcentration, les deux allant de pair. Par exemple, je propose qu'il n'y ait plus de services régionaux de l'État, n'en voyant pas l'utilité. Qu'il y ait des coordinations à l'échelle régionale, pourquoi pas, mais nous ne sommes ni sur une entité proche ni sur une entité éloignée et, avec les nouvelles régions, il n'y a pas de sentiment d'appartenance le plus souvent. Sans prendre une posture morale, et sans remettre en cause les équipes, même s'il y existe quelques idéologues, les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) détiennent un pouvoir exorbitant et ne rendent de comptes à personne. Elles peuvent cependant démentir des positions des directions départementales des territoires (DDT), des directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) et des préfets qui sont déjà difficiles à obtenir pour des maires. L'architecte des monuments historiques peut contredire ce que dit l'ABF. J'ai rencontré ce cas en Haute-Vienne, où un maire d'une petite commune avait engagé quasiment tout son budget d'investissement pour refaire l'église avant que son projet ne soit rejeté pour une histoire de forme de la grille d'évacuation d'eau sur le parvis, compte tenu du caractère patrimonial du bâtiment, mais aussi parce que l'architecte des monuments historiques voulait exister face à l'ABF.

Nous devons donc partir de principes généraux avec la déconcentration des services de l'État. Il faut qu'il y ait un responsable des services de l'État localement, éventuellement le préfet et le sous-préfet. Les fonctionnaires de la DREAL doivent être réaffectés localement. Je vais même plus loin - et ce n'est pas une position de l'AMF - en disant que les services de la DREAL devraient être des services départementaux et non plus d'État. Une telle position peut heurter - craignant que cette organisation mette en péril la neutralité. On pense encore à tort que plus la structure est grande et plus elle est neutre, alors que la neutralité, l'impartialité, l'efficacité ne sont pas proportionnelles à la taille de la structure. Je suis donc pour la subsidiarité. Je suis pour un vrai transfert de pouvoir réglementaire. C'est ce que l'AMF dit aux collectivités territoriales.

La concentration est aujourd'hui une source de complexification au quotidien très lourde. Il faut obtenir les avis conformes des uns et des autres et on finit par en oublier la finalité des projets.

Il apparaît également nécessaire d'accentuer la décentralisation et qu'un vrai pouvoir réglementaire soit transféré aux collectivités territoriales. La subsidiarité doit être une réalité concrète. Je suis très attaché aux intercommunalités, mais je ne suis pas attaché aux supra-communalités. Comment se fait-il que l'on accepte que, sur des dispositifs d'aide aux communes, nous soyons dans l'obligation de passer par les intercommunalités ? C'est le cas pour les CRTE. Tout cela crée de la complication et de l'injustice.

Ce combat doit être porté en mettant en avant des principes forts et ce combat n'est pas perdu d'avance, car la population attend ces changements.

La loi Climat et résilience part d'une bonne intention : celle de lutter contre l'artificialisation des sols. Le Sénat est intervenu récemment sur la revitalisation des centres-bourgs et centres-villes. Nous sommes le pays qui a le plus de dispositifs de protection du petit commerce, mais nous sommes aussi le pays qui ferme le plus ces petits commerces. Or, les petits commerçants ne veulent pas être protégés mais veulent pouvoir travailler. Cependant, qui connaît le petit commerce dans la haute administration ? Personne. Le petit commerce peut même y être méprisé. Qui comprend que les commerçants ne veulent pas des dispositifs de soutien, mais ne plus être pénalisés par des distorsions fiscales ? Un petit commerce physique doit endosser entre 80 et 90 taxes et impôts, contre une quinzaine pour un commerce numérique. De même, le foncier est beaucoup plus accessible pour les centres commerciaux et bien moins cher que l'accès à un bail commercial dans une ville. Tous les seuils que nous pouvons créer n'y changeront rien.

Nous devons aujourd'hui être capables de faire des propositions simples sur la décentralisation sans prévoir tous les cas de figure. Il y a vingt ans, lorsque l'on montait un projet, on analysait ce qui était interdit, maintenant on recherche ce qui est autorisé. Voilà le renversement. À mon sens, la question ne porte pas sur le dernier kilomètre, mais sur le premier kilomètre de l'action. Toutes ces formulations sont très significatives. C'est donc un combat culturel qu'il faut mener avant tout et que nous traduirons ensuite sur le plan législatif. Nous pourrons ensuite le défendre médiatiquement. Quand il se produit un fait divers, on sait dire que la charge émotionnelle est très forte et qu'il ne faut pas se jeter sur une législation supplémentaire. Il faut là aussi remettre la raison au coeur du débat politique. Vous disiez tout à l'heure que le gouvernement demandait l'inscription d'une proposition insensée dans la loi, mais combattons-le. L'efficacité de l'action ne passe pas forcément par une disposition législative.

Pour Climat et résilience, l'impératif est de décarboner très vite l'activité humaine. C'est un objectif majeur d'ordre public. La solution est de donner une valeur aux externalités négatives du carbone : nous tournons autour de cette notion avec la taxe carbone. Ensuite, il faut poser une loi d'objectifs, et non une loi de modalités, et donner de l'autorité à l'État pour sanctionner la non-atteinte des objectifs. Je connais une entreprise de distribution alimentaire à laquelle on ne dit pas qu'elle devra atteindre tel objectif à 2025, puis 2030 et 2040 mais qu'elle devra végétaliser le toit de son entrepôt. Quand la puissance publique se substitue aux individus pour l'allocation des ressources, nous sommes dans un système de collectivisation qui ne fonctionne pas.

Je préconise ainsi de poser un diagnostic, de revoir les textes et de refuser la théâtralisation de la vie politique par des effets d'affichage qui seront d'autant moins puissants qu'ils seront emphatiques et grandiloquents.

Pour ce qui concerne la liberté, il faut oser dire que nombreux sont ceux qui ont le syndrome de la servilité volontaire. Il est en effet facile d'accepter son infantilisation et de rejeter la faute sur l'autre. Pour exercer cette liberté, il faut mobiliser deux moyens : l'ingénierie et la finance. Tant que nous continuerons de mettre sous tutelle les collectivités territoriales et que l'autorité de tutelle sera une autorité surendettée et mal gérée qui s'appelle l'Etat, qui emprunte pour son fonctionnement, ce qui est interdit aux collectivités territoriales, il y aura forcément la tentation régulière de piocher dans les ressources de cette tutelle, c'est-à-dire les dotations. Nous y sommes avec la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) après avoir supprimé la taxe d'habitation et la taxe professionnelle. On répond aux collectivités que cette décision sera rendue à l'euro près, sans apporter des précisions et dire si le raisonnement se tient à l'euro constant ou courant. De plus, cette assertion est fausse : sur la taxe d'habitation, le comité des finances sera bientôt en mesure de dire qu'il nous manque au moins un milliard d'euros de compensation. Pourtant, pour exercer cette liberté, il nous faut une responsabilité financière. La réforme des finances des collectivités territoriales est donc incontournable pour simplifier. Ce sera aussi un moyen de responsabiliser plutôt que d'obliger les collectivités à quémander de l'argent de l'État qui est censé nous appartenir. Me concernant, je veux rendre des comptes sur ma politique fiscale. Cependant, qu'est-ce qui compose ma politique fiscale aujourd'hui hormis le foncier bâti ?

Comme nous avons perdu des moyens financiers, beaucoup de mairies n'ont plus d'ingénierie juridique et administrative. Nous compliquons aussi l'accès aux politiques publiques par la culture des appels à projets et appels à manifestations d'intérêt. Ce faisant, nous alourdissons les procédures et nous enrichissons les cabinets de conseil qui interviennent en tant qu'assistance à maîtrise d'ouvrage. Dans le même temps, on empêche nombre de communes rurales et de communautés de communes à avoir accès à ces politiques publiques, amplifiant ainsi la fracture territoriale. Le Cerema est une réponse et nous poussons beaucoup pour que le Cerema soit reconnu, mais je pense que nous pouvons aussi avoir des guichets d'ingénierie avec les départements pour permettre à la subsidiarité d'être une réalité.

Pour répondre à l'une de vos questions, l'AMF ne tient pas de tableau de bord sur les normes. Notre démarche est à la fois déductive et inductive : déductive, car nous regardons le nombre de mots au Dalloz et sur Légifrance et inductive en voulant faire de la lutte contre la bureaucratie un des piliers de notre action. Nous voulons dénoncer afin de faire passer des messages politiques et d'accrocher l'opinion, mais nous voulons aussi proposer. Nous-mêmes, nous faisons de la bureaucratie dans nos collectivités. Nous allons lancer une approche inductive pour faire remonter les situations abracadabrantesques pour créer un « livre noir » numérique, car nous pensons qu'il faut démontrer par l'exemple l'absurdité de la règle et l'injonction contradictoire. Les injonctions contradictoires sur l'urbanisme créent d'ailleurs de l'insécurité juridique. Dans cette situation, soit il faut accepter l'inertie, soit accepter de prendre un risque mais faire face à des ennuis judiciaires, voire pénaux, pour avoir voulu agir. Il faut absolument proposer cette évolution copernicienne et, pour nous aider, nous montons un observatoire. Si nous pouvons le monter ensemble, j'en serais heureux.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Vous avez participé au colloque organisé par le Conseil d'État le 14 octobre.

M. David Lisnard. - J'ai trouvé ce colloque très réjouissant et trouvé la position du Conseil d'État très intéressante, très encourageante et très positive. C'est pour cela que tout n'est pas perdu.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Notre délégation souhaite mener un travail que je qualifierais de « contamination des esprits » pour réussir la révolution copernicienne dont nous parlons.

M. David Lisnard. - Je suis évidemment partant.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Monsieur le Président, vous n'avez pas évoqué la question du droit à l'expérimentation et à la différenciation. Ce sont pourtant des moyens permettant de simplifier. Je sais que la différenciation peut heurter, y compris les élus, car la loi est un cadre général qui s'applique à tous. Quelle est votre approche de ces sujets ?

Le droit de l'urbanisme est par ailleurs devenu extrêmement complexe et instable avec des enjeux environnementaux qui prennent le pas. Je ne dis pas en cela qu'ils ne doivent pas être pris en compte, mais des objectifs du code de l'urbanisme sont supplantés par l'objectif environnemental. Ceci fait aussi que le droit de l'urbanisme est de plus en plus instable puisque nous le remettons sans arrêt sur le métier.

M. David Lisnard. - Pour ce qui concerne l'urbanisme, je serais provocateur en disant que la solution est libérale. Dans ce domaine, il faut valoriser les objectifs à atteindre et mettre en place des bonus/malus très encourageants et dissuasifs. Le droit de l'urbanisme est l'expression même de l'injonction contradictoire : on doit mieux protéger les sols mais on doit fournir des logements, on doit créer des écoles mais on ne doit pas artificialiser, etc. La notion de coefficient d'occupation des sols (COS) a été supprimée, mais était pertinente et très innovante pour évoquer un rapport entre le bâti et l'emprise foncière. Il est aussi inacceptable qu'il y ait une tutelle d'une autre collectivité sur le pouvoir des maires. Qu'il y ait des objectifs territorialisés à l'échelle des régions, pourquoi pas, si c'est la bonne échelle - même si je pense que la bonne échelle est celle des bassins de vie avec les schémas de cohérence territoriale (SCoT) - mais pas au travers d'une collectivité mais par l'intermédiaire du conseil des maires de la région. C'est une question fondamentale.

La présidente de Régions de France est d'accord avec cette proposition et ne demande pas à s'occuper de l'urbanisme des communes. En matière d'urbanisme, entre les lois SRU, Évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN), pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) et consort, nous avons des textes d'affichage qui sont incompréhensibles. Quels sont les objectifs de l'urbanisme ? C'est de répondre à des fonctionnalités de base que sont le logement, les services publics, l'économie, notamment la réindustrialisation. C'est aussi de le faire de manière décarbonée et en préservant la biodiversité et les paysages.

C'est à partir de ces objectifs qu'il faut revoir la fiscalité. Depuis trente ans, nous entendons parler de la ville sur la ville, mais si le maire ne touche pas d'impôts résidentiels et qu'il ne peut signer des permis que pour des logements HLM et résidences secondaires, il n'aura aucune motivation à emprunter cette voie. Il faut donc une fiscalité économique compétitive. Que l'État commence par supprimer la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) qui est vrai impôt de production. Si nous n'avons plus un intérêt direct et une liberté à fixer des taux, et donc une émulation et une compétition, on ne sera pas dans la performance et nous ne pourrons pas réindustrialiser. Tout cet ensemble doit aussi inciter à s'engager dans la vie municipale. On devait avoir une valorisation financière quand on fait une belle verticalité. Ce serait beaucoup plus efficace que toutes ces dispositions qui veulent interdire l'artificialisation assortie d'une pénalisation lorsque l'on artificialise de manière désordonnée. Ce serait une avancée libérale et intellectuelle au sens noble du terme que d'arriver à traduire cette vision en grands objectifs de politique publique.

Sur l'expérimentation et la différenciation, certains élus estiment que la différenciation va à l'encontre d'une vision égalitaire, mais j'ai une réticence d'une autre nature. Je trouve surréaliste que l'on soit obligé d'imaginer qu'il faille inscrire dans la loi, voire dans la Constitution, un principe qui est la base de la vie, c'est-à-dire que tout n'est pas pareil. Je sais que cette proposition part d'une bonne intention, mais demander un droit à la différenciation et à l'expérimentation veut dire que nous n'avons plus le pouvoir de la décision. L'égalitarisme détruit la justice. Cela renvoie à d'autres débats, notamment sur l'éducation et la carte scolaire. Il n'y a rien de plus injuste que le centralisme démocratique. Par définition, la loi est la même pour tous mais s'applique à des cas de figure tous différents. Être dans l'obligation de faire valoir un principe de différenciation veut dire que notre niveau de centralisme et de bureaucratie est colossal. C'est le noeud gordien qui fait que nous payons plus de taxes et de charges qu'ailleurs, que nous avons de moins en moins de services publics sur le terrain, que nos fonctionnaires sont moins bien payés qu'ailleurs.

C'est tout le sens de mon propos et de mon engagement. Je suis donc réticent à ces principes, à titre individuel, non pas parce que je crains que cette orientation aille à l'encontre d'une des trois valeurs de la devise républicaine qu'est l'égalité, mais parce que cela traduit l'impasse dans laquelle nous sommes. En effet, l'impôt est le même, mais toutes les communes n'ont pas les mêmes taux de foncier bâti en France. Je suis donc très sceptique sur ces concepts et je pense même que c'est une façon d'ajouter de la complication supplémentaire. L'expérimentation semble une mesure de bon sens mais signifie que les communes ne peuvent pas décider. De plus, pour obtenir le droit à expérimenter, il faut suivre une procédure additionnelle pour obtenir une dérogation. Cela nécessite donc des process qui, eux-mêmes, nécessitent de l'ingénierie, et on retourne dans la spirale de la complication. Je crains donc que ces concepts ne se traduisent que par des couches supplémentaires de bureaucratie et d'administration.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup de votre détermination et de votre travail. Nous avons eu au Sénat hier un gouvernement d'union nationale en faveur des communes nouvelles et nous vous invitons à porter ce mouvement pour que nous puissions remporter la victoire. L'administration nous dit que c'est impossible mais les services de la première ministre ont indiqué vouloir lever le manque d'imagination des fonctionnaires.

M. David Lisnard. - Sans imagination, la politique n'a aucune chance.

La séance est close à 11 h 50.