Jeudi 16 février 2023

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 9 h 15.

Actualisation des données scientifiques sur l'impact de la chlordécone aux Antilles françaises

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Chers collègues, nous nous retrouvons ce matin pour l'examen du rapport de Catherine Procaccia sur l'évolution de la contamination des Antilles par la chlordécone. Je voudrais commencer par remercier notre collègue, et cela pour trois raisons. La première est son souci d'effectuer un suivi approfondi d'un travail qu'elle avait mené pour l'Office avec Jean-Yves Le Déaut, dès 2009, il y a donc bientôt 14 ans.

Le rapport de l'époque avait eu un très fort impact dans la communauté scientifique et aux Antilles, ainsi que dans les sphères gouvernementales. Malheureusement, il a mis beaucoup de temps à être suivi d'effets. Il était donc très important d'en faire le bilan aujourd'hui et surtout de voir où en sont la contamination, la prise en charge des populations et les recherches sur cette molécule bien particulière. Cette action de suivi doit être un modèle pour les rapports de l'Office.

La deuxième raison de vous remercier tient aux deux très intéressantes auditions publiques que vous avez organisées devant l'Office, en février et octobre dernier, avec des interlocuteurs de grande qualité, certains connectés depuis les Antilles, où ces auditions ont d'ailleurs été très remarquées.

Enfin, la troisième est votre participation au colloque scientifique, consacré à la chlordécone, qui s'est tenu, en Guadeloupe, au mois de décembre. Je sais que votre participation a été très appréciée, qu'elle a donné, à travers vous, une excellente image de l'Office. Je tiens donc à vous en remercier. Sans aller plus loin, je vous laisse la parole pour nous présenter votre rapport.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. C'est moi qui dois remercier l'Office de m'avoir permis de suivre ce dossier depuis autant d'années et d'avoir mis en place ce suivi.

La chlordécone est un pesticide, qui a été notamment utilisé en Guadeloupe et en Martinique, entre 1972 et 1993, pour lutter contre le charançon, un insecte qui détruisait les plantations de bananes. Trente après son interdiction, en raison de sa rémanence, cette molécule contamine toujours les deux départements. La découverte de son impact sur les sols, sur l'eau, sur la flore, sur la faune, sur l'Homme et sur ses activités ont fait de la lutte contre cette pollution un enjeu majeur, mais seulement depuis la fin des années 2000.

À l'époque, avec Jean-Yves Le Déaut, alors président de l'Office, nous avions établi un premier rapport. Nous qualifiions alors la chlordécone d'alien chimique. Nous évoquions un accident environnemental susceptible de s'étendre sur plusieurs siècles, mais nous précisions bien que ce n'était qu'en poursuivant des études scientifiques et médicales que nous pourrions mesurer l'impact sanitaire sur la population.

Treize ans après la publication de notre rapport, j'ai souhaité faire le point sur les études scientifiques et médicales qui ont été menées et évaluer les progrès des connaissances, particulièrement sur les possibilités de dépollution des sols, de sécurisation des ressources agricoles et sur les conséquences sanitaires et sociales.

J'ai organisé deux auditions publiques sous forme de tables rondes, avec des chercheurs, les services de l'État, des représentants politiques et des associations locales de citoyens. La première, le 17 février, a permis de faire le point sur les recherches en matière de dépollution et sur les conséquences environnementales et agricoles de cette contamination ; la seconde, en octobre, sur ses conséquences sanitaires et ses répercussions sociales.

Je me suis également rendue en Guadeloupe pour les rencontres Chlordécone 2022, qui ont rassemblé l'ensemble de la communauté des chercheurs engagés sur cette thématique, une communauté relativement réduite. Au cours de ces trois jours très denses, les chercheurs nous ont présenté leurs derniers résultats et les recherches qui restent à mener. J'ai complété ces travaux par cinq auditions rapporteur auxquelles j'avais convié mes collègues et certains ont pu y assister. Je précise que les procédures judiciaires en cours n'ont jamais interféré avec nos travaux.

Dans un premier temps, je vous présenterai l'état des connaissances sur la contamination aux Antilles, puis les solutions qui ont été développées et je terminerai par la mise en oeuvre des actions de l'État.

En 2009, lors de la publication de notre premier rapport, les études indiquaient une faible dégradation de la molécule en conditions naturelles et l'impossibilité technique de la détruire. L'élimination de la chlordécone ne reposait que sur sa diffusion dans l'environnement. Alors, les prédictions évaluaient une durée de contamination des sols antillais pouvant aller jusqu'à sept siècles, avec une rémanence dépendant fortement des types de sols, qui sont volcaniques aux Antilles. C'est donc avec autant d'étonnement que de satisfaction que j'ai appris que les perspectives avaient évolué.

Plusieurs travaux ont mis en évidence une dégradation naturelle de la chlordécone et ont montré que sa concentration dans les sols diminuait plus rapidement qu'escompté. Les sols antillais pourraient ainsi présenter, d'ici la fin du siècle, des taux inférieurs aux limites de détection actuelles. Pour autant, ces travaux doivent être appréciés avec prudence. Comme j'ai pu le mesurer lors du colloque scientifique, il n'existe pas vraiment un consensus clair, dans la communauté scientifique, sur ce sujet. Seules des études complémentaires pourront confirmer ces résultats et j'espère, ne pas les infirmer.

En 2009, nous avions insisté sur la cartographie des sols. Malheureusement, ce travail indispensable n'a pas été effectué en totalité. Celle qui a été réalisée à ce jour ne couvre qu'une faible partie des territoires antillais. Cela s'explique par le choix de faire reposer les cartographies sur les seules analyses gratuites de sols, proposées aux agriculteurs et non imposées, et aux propriétaires de jardins familiaux, dans le but qu'ils adaptent leurs pratiques agricoles à un éventuel taux de contamination des terres.

À l'époque, nous avions aussi un autre sujet de préoccupation. Nous avions découvert que la chlordécone utilisée aux Antilles ne représentait qu'une faible part de la production de cet insecticide. Interdit sur le sol américain, après un accident industriel, cet insecticide a cependant continué à être fabriqué et utilisé ailleurs dans le monde. Une proportion très importante avait été transformée et vendue dans différents pays du bloc communiste contre le doryphore de la pomme de terre.

Malgré nos recommandations et le souhait d'une coopération scientifique internationale, aucune enquête n'a été conduite à l'étranger et en Europe. Seulement très récemment, une étude, menée par l'Union européenne, a étudié 3 431 échantillons de sol et n'a pas trouvé de trace de chlordécone. En 2009, des traces avaient été trouvées dans l'eau en Allemagne.

J'en viens aux modalités de contamination des milieux par la chlordécone, d'abord à la contamination de l'eau.

Bien que la chlordécone présente une forte affinité pour la matière organique et soit peu soluble dans l'eau, elle peut être lessivée à petites doses par les flux pluviométriques. Elle est alors majoritairement transférée vers les aquifères, qui se retrouvent fortement contaminées. Ceux-ci contribuant au débit des rivières, ces dernières se trouvent également touchées, de même que les eaux de source.

De récents travaux ont montré que le temps de résidence des eaux au sein des aquifères, aux Antilles, pouvait être de plusieurs dizaines d'années. Aussi, même après la disparition de la chlordécone contenue dans les sols, la pollution des eaux se poursuivra pendant plusieurs dizaines d'années, le temps d'épuiser les stocks contenus dans les aquifères.

Naturellement, cette contamination se répercute dans les eaux marines. Elle diminue avec l'éloignement de la côte. Elle varie en fonction des saisons, les apports de chlordécone étant forcément plus importants en période pluvieuse. Les espèces marines sont alors impactées au travers de deux mécanismes. D'une part, le mécanisme de balnéation, qui représente la source majeure de contamination à proximité de la côte, dans la mangrove et les herbiers, et qui dépend de la concentration de chlordécone dans l'eau. D'autre part, par voie trophique, du fait de l'ingestion des proies contaminées, ce qui explique la contamination d'espèces dans des milieux éloignés, même si l'eau est faiblement polluée.

J'ai été particulièrement interpellée par la découverte de chlordécone dans plusieurs poissons, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis. Jamais cela n'avait été évoqué jusqu'à présent. Même si les concentrations sont faibles, cette contamination interroge, puisque la chlordécone n'a a priori jamais été utilisée dans ces territoires et qu'elle est interdite depuis plus de 30 ans.

Concernant la contamination des végétaux, la chlordécone, présente dans le sol, se transfère dans les racines et tubercules qui poussent dans le sol et, dans une moindre mesure, dans les légumes qui poussent en contact avec la terre, comme les cucurbitacées et les salades. La contamination varie selon le type de sol et la nature de la plante. En revanche, un fruit ou un légume, qui pousse en hauteur, même en terre contaminée, ne l'est pas. Je rappelle que les terres contaminées sont celles sur lesquelles poussaient les bananiers où la chlordécone était déposée à leurs pieds, mais la banane, puisqu'elle pousse en hauteur, n'a jamais été contaminée.

Après la contamination de l'eau et des végétaux, j'en viens à celle des animaux. Ils peuvent être naturellement contaminés par l'eau ou par l'ingestion d'aliments eux-mêmes contaminés, mais aussi et surtout par l'ingestion involontaire de terres polluées. Cette contamination varie en fonction des espèces. Le comportement exploratoire des poules et l'activité de fouissage des porcs entraînent une ingestion particulièrement élevée, mais cela concerne aussi les bovins, qui peuvent ingérer de la terre en broutant.

Il faut noter que les effets de la contamination sur la biodiversité n'ont été jusqu'à présent quasiment pas étudiés. Ce domaine me paraît devoir être investi à l'avenir, dans une approche One Health, la santé des humains, des animaux, des écosystèmes étant liée et interdépendante.

En mangeant des légumes racines, des viandes, des oeufs ou des poissons contaminés, ou en buvant des eaux polluées, les Hommes se trouvent eux-mêmes contaminés par la chlordécone, sans oublier les travailleurs des bananeraies, qui, jusqu'en 1993, manipulaient cette poudre sans protection.

Après vous avoir exposé les mécanismes de cette pollution, je vais vous présenter les pistes qui ont été développées pour y faire face. En 2009, un consensus existait sur la très grande difficulté de dégrader la chlordécone. Diverses équipes de recherche ont continué à travailler sur plusieurs méthodes pour la détruire.

Les nouvelles recherches qui nous ont été présentées ont montré que dans des conditions de laboratoire spécifiques, plusieurs souches de bactéries pouvaient dégrader la chlordécone. Les molécules formées au cours de ces dégradations en laboratoire sont également présentes dans des échantillons de sols et d'eaux aux Antilles, prouvant l'existence d'une certaine dégradation naturelle de la chlordécone. Des travaux complémentaires sont en cours et ils sont indispensables, afin de déterminer s'il est possible de stimuler cette dégradation dans les conditions réelles de terrain.

Une seconde méthode repose sur l'ajout de réducteurs chimiques dans les sols, en l'occurrence du fer zéro valent. Cela permet de réduire de manière relativement importante la concentration en chlordécone du sol et cette méthode a montré son efficacité en conditions réelles. C'est en quelque sorte une chimiothérapie du sol. Cependant, la dégradation n'a lieu que dans la couche superficielle du sol, dans les quarante premiers centimètres. Aussi, cette technique réduit le transfert de la chlordécone vers les cultures, ce qui est une bonne chose, mais elle est peu efficace pour les transferts vers l'hydrosphère. De plus, les résultats obtenus sur les sols de type andosols sont plus modestes, alors qu'ils représentent la moitié des sols contaminés. Enfin, le coût associé est important, 160 000 euros par hectare, soit 3,2 milliards d'euros, dans l'hypothèse de 20 000 hectares contaminés.

Les recherches sont donc encore nécessaires avant de disposer d'une réelle solution de dépollution. Lorsque des résultats de laboratoire sont prometteurs, il me paraît essentiel de faciliter et de financer la mise en place des études en conditions réelles de terrain. Il apparaît aussi indispensable que les produits de transformation issus de ces méthodes soient analysés. Naturelle ou artificielle, la dégradation de la chlordécone entraîne la formation de produits de transformation, dont certains présentent une structure relativement similaire à celle de la chlordécone. La toxicité de ces produits et leurs propriétés doivent être étudiées, afin d'évaluer leur rémanence et leur transfert vers l'eau et les plantes. À l'heure actuelle, les informations disponibles sur ces composés sont relativement succinctes.

Pour la pollution de l'eau, les filtres à charbon actif sont assez efficaces. Ils assurent une décontamination des eaux de consommation. Même si quelques non-conformités continuent d'être constatées, probablement en raison d'un retard dans le remplacement de ces filtres, cette technique est efficace. Les efforts doivent être faits par les autorités pour éviter des restrictions d'usage ou interdictions temporaires de l'usage de l'eau, qui ont des incidences, notamment sur les personnes les plus vulnérables qui ne peuvent pas aller acheter de l'eau en bouteille, et pour éviter que les Antillais utilisent les eaux de source qui, elles, sont polluées et ne sont pas systématiquement contrôlées.

Face à la difficulté de dégrader la chlordécone présente dans les sols, une alternative est de séquestrer la molécule dans les sols, afin de réduire son transfert vers les plantes. Les recherches ont montré que les amendements de compost permettent de réduire de plus de 50 % la contamination de légumes, comme les radis qui sont dans le sol ou les concombres qui affleurent le sol. L'inconvénient est que le compost doit être renouvelé régulièrement et que la chlordécone est seulement immobilisée et non détruite.

Une piste pleine d'espoir repose sur l'utilisation de charbons d'origine végétale, dénommés biochars, notamment issus des sargasses pyrolysées. Ce serait une merveilleuse solution pour résoudre deux problèmes antillais.

Il n'y a sans doute pas une solution unique pour réduire la contamination liée à la chlordécone, mais diverses méthodes de dépollution. En attendant, des conseils permettent de vivre en évitant aux populations d'ingérer de la chlordécone. Les consommateurs sont invités à laver minutieusement et à éplucher généreusement leurs légumes, afin de réduire leur exposition. Agriculteurs et jardiniers sont invités à adapter leurs cultures en fonction de la contamination de leurs parcelles, puisque les plantes ne sont pas toutes impactées par un sol contaminé.

Les bonnes pratiques sont diffusées depuis 2010, au travers d'un programme appelé Jafa, qui propose aux Antillais propriétaires de jardins familiaux de bénéficier de l'analyse gratuite de leurs sols et de conseils agricoles et nutritionnels pour limiter leur exposition.

En matière d'élevage, la décontamination de l'animal, avant son abattage et sa consommation, est possible en le déplaçant sur des sols non pollués ou dans des élevages hors-sol. La faisabilité pratique dépend de la durée d'élevage de l'animal et de la durée nécessaire pour la décontamination. Pour les bovins, un outil d'aide à la décision permettant d'estimer la durée de décontamination à partir d'une simple prise de sang a été mis au point. Cette technique doit être développée plus largement parmi les agriculteurs aux Antilles.

Pour les produits de la pêche, des zones de restriction et d'interdiction, tant en milieu marin qu'en eau douce, ont été élaborées. Un dispositif de macaron a été mis en place pour les pêcheurs professionnels engagés dans une démarche de traçabilité de leurs produits.

Des campagnes de contrôle et des études ont montré que les risques étaient relativement limités pour les produits alimentaires issus des circuits officiels. En revanche, les auto-consommateurs de poissons, de crustacés, de tubercules et d'oeufs, résidant en zone contaminée, sont beaucoup plus exposés. Il est à déplorer que le contrôle des produits issus des circuits informels soit quasi inexistant et que les études leur étant consacrées soient très limitées. J'ai d'ailleurs positivement noté que les recommandations alimentaires émises par l'AFSSA, dès 2007, sont efficaces pour réduire le niveau d'exposition.

J'en viens à l'exposition de la population et aux effets sanitaires. D'après les prélèvements réalisés dans le cadre de l'étude Kannari, en 2013-2014, la molécule était détectée dans le sang de plus de 90 % des Antillais. 14 % des adultes guadeloupéens et 25 % des adultes martiniquais dépassaient le seuil de 0,4 microgramme par litre, récemment établi par l'ANSES comme la valeur toxicologique de référence en-dessous de laquelle, sur une longue période, le risque d'apparition d'effets néfastes dans la population est jugé négligeable.

Il faut préciser qu'en l'état actuel des connaissances, une chlordéconémie élevée ne signifie pas nécessairement des impacts futurs sur la santé et que ce dosage ne peut être considéré comme un outil de médecine prédictive. C'est d'ailleurs grâce à un amendement sénatorial de notre collègue Victoire Jasmin que chaque habitant antillais a dorénavant la possibilité de se faire doser gratuitement la chlordécone dans le sang. Cela va permettre aux scientifiques de mieux suivre l'imprégnation de la population, avec des éléments récents, puisque les chiffres que j'ai cités tout à l'heure sont tirés d'études menées il y a dix ans. Nous pourrons sans doute engager des actions de prévention, en fournissant des conseils adaptés aux personnes dont l'imprégnation est élevée.

J'en viens aux effets sanitaires, qui sont le coeur du sujet de la pollution à la chlordécone. Des études menées depuis 2004 établissent une forte présomption entre l'exposition à la chlordécone et la survenue de cancers de la prostate, même si le taux d'incidence de ce cancer est plus élevé chez les populations d'origine subsaharienne et ce, quel que soit le pays dans lequel elles vivent. Le cancer de la prostate a donc été inscrit au tableau des maladies professionnelles pour les agriculteurs et salariés des bananeraies. Cependant, seules quarante demandes ont été déposées, à ce titre, depuis la fin de l'année 2021.

Il est à regretter que peu d'études sur d'autres formes de cancer aient été conduites jusqu'à présent, malgré le rôle de promoteur tumoral de la chlordécone. Des travaux sont en cours sur un éventuel lien avec la survenue de myélomes multiples ou de lymphomes non hodgkiniens et sur d'éventuels effets hépatiques.

Par contre, des études avaient été lancées très rapidement sur les effets de la chlordécone sur la grossesse et le développement de l'enfant. La cohorte mère-enfant, appelée Timoun, avait montré que l'exposition à la chlordécone était associée à un risque accru de prématurité, mais également que l'enfant, exposé dans le ventre de sa mère et post-natalement, pouvait connaître des impacts hormonaux, ainsi que sur son développement staturo-pondéral et sur son neuro-développement. Cette étude se poursuit maintenant sur la même cohorte à l'âge péri-pubertaire.

Concernant la fertilité, qui avait été montée en épingle, il y a une dizaine d'années, aucun impact chez l'homme n'a été mis en évidence. Des études sont enfin en cours chez la femme.

Comment l'État a-t-il géré la situation ? Il l'a gérée à travers des plans chlordécone, qui se succèdent depuis 2008. Dans les trois premiers plans, les aspects environnementaux et économiques ont été négligés. Les instances de gouvernance et les dispositifs de financement ont été trop complexes, trop administratifs et peu efficaces, la communication envers les populations particulièrement défaillante. Ne parlons pas du pilotage de la recherche, inefficace au regard de l'ampleur des enjeux.

Des recherches ont certes permis de réduire l'exposition des populations, grâce à l'appréhension de la contamination des écosystèmes et des conseils alimentaires, mais les effets sanitaires de cette exposition, comme je l'ai expliqué tout à l'heure, restent mal connus, après pourtant tant d'années de pollution. Ce n'est pas moi qui l'affirme seule, mais les évaluations administratives des plans I, II et III, qui ont estimé que les actions de l'État ont été tardives, inadaptées à l'ampleur de la pollution, et qu'elles auraient nécessité une stratégie à longue échéance.

S'agissant de la recherche, un véritable appel à projets a enfin été lancé l'année dernière. Ce n'est pas faute de l'avoir régulièrement demandé personnellement aux différents ministres, au titre de l'Office ou au titre du Sénat. Ces différentes défaillances confortent le sentiment de colère et de défiance de la population antillaise qui vit la situation comme un scandale. Cela se traduit par des difficultés d'adhésion aux dispositifs et aux recommandations émis par les services de l'État et par extension, par une défiance envers les institutions et le personnel politique de tous niveaux. Nous pouvons comparer les difficultés d'adhésion aux recommandations nutritionnelles permettant de réduire l'exposition à la chlordécone au refus de se faire vacciner aux Antilles.

Pour reconstruire cette confiance, les sciences humaines et sociales, qui ont été jusqu'à présent oubliées, doivent maintenant être mobilisées. Elles devraient nous permettre d'augmenter l'adhésion aux recommandations alimentaires qui, bien qu'efficaces et connues depuis plus d'une dizaine d'années, peinent à être pleinement adoptées par la population. Elles devraient indiquer une nouvelle manière de communiquer envers la population et faire accepter l'idée que l'on peut vivre sur des terres polluées à la chlordécone, tant que la science n'a pas trouvé une solution pour la dépollution.

Le plan chlordécone IV, lancé l'année dernière, semble tirer un certain nombre d'enseignements des plans précédents. Il a été, pour une fois, construit en associant les services de l'État, les collectivités locales, les représentants de la société civile, les organisations professionnelles et a permis aux citoyens de s'exprimer sur le projet de plan, à travers une consultation publique. Les instances de gouvernance intègrent, en plus du comité de pilotage stratégique national, des comités de pilotage locaux, présidés par les préfets et associant l'ensemble des parties prenantes : élus, professionnels agricoles, professionnels de santé, experts, associations environnementales et consommateurs. Un poste de directeur de projet chargé de la coordination interministérielle a été créé pour assister les directeurs généraux des outre-mer et de la santé.

Le budget annuel de ce plan 4 est supérieur de 20 % à celui du premier plan chlordécone. La recherche bénéficie aussi d'une nouvelle structuration et de près d'un tiers du budget prévisionnel du plan. Il a permis de lancer ce premier appel à projets, déjà évoqué, soutenu par l'ANR mais aussi par la collectivité territoriale de Martinique et la région Guadeloupe, que nous appelions, scientifiques et Office, de nos voeux, depuis de nombreuses années. Enfin, les sciences humaines et sociales y trouvent leur place.

Un bilan du plan, indiquant l'avancement des différentes mesures, leur exécution budgétaire et les résultats des analyses conduites, sera publié annuellement. Des ateliers et des activités pédagogiques, destinés à sensibiliser les populations aux problématiques liées à la chlordécone et aux méthodes pour se prémunir d'une contamination, commencent à être mis en place, ainsi que des actions de formation déployées auprès des professionnels de santé, des enseignants et des éco-délégués, qui pourront prendre le rôle de relais de confiance, qui n'existe pas pour l'instant auprès de la population.

J'en viens à mes conclusions et mes recommandations. Le rapport en comporte 24 ; je ne vais pas toutes les citer. Je les ai regroupées autour de quatre axes : la recherche, la communication, la chlordéconémie et le suivi.

Du point de vue de la recherche, je suis satisfaite de constater des progrès depuis 2009, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de la situation et des attentes de la population, sans compter que certaines études, en particulier sanitaires, s'appuient sur des résultats d'il y a dix ans. Il est primordial d'obtenir une vision plus complète des risques auxquels la population est exposée, y compris concernant les effets cocktails de la chlordécone avec d'autres pesticides, et de tenter, puis de développer, des solutions de remédiation et de réduction de l'exposition.

Des appels à projets entièrement consacrés à cette thématique doivent être lancés régulièrement. On ne peut pas se limiter à un seul appel à projets d'envergure, ce qui, en 13 ans, ne fait pas beaucoup. Sincèrement, je félicite les chercheurs, peu nombreux sur ce créneau qui, pendant toutes ces années, n'ont pas abandonné leurs travaux. Aujourd'hui, je crois essentiel que les résultats de laboratoire prometteurs soient appliqués aux conditions réelles de terrain, afin de valider les solutions de dépollution, puis leur utilisation comme outil, pour mieux protéger la population, qui verra ainsi que les choses évoluent enfin dans le bon sens.

En attendant, les connaissances actuelles fournissent d'ores et déjà de nombreux outils pour prévenir la contamination et minimiser les risques. Il est essentiel que les solutions existantes puissent être pleinement appliquées, car si elles ne le sont pas, c'est parce que la communication a été déficiente, tout comme la crédibilité de l'État. Toute la population doit être informée et s'approprier les solutions et les dispositifs existants. Pour cela, la communication doit être repensée. Elle doit être construite avec les acteurs locaux, qui sauront tenir compte des réalités socioculturelles des Antilles. Elle doit surtout sortir du cadre très limitatif qui était le sien et s'appuyer sur ceux qui pourront servir de médiateurs de confiance.

Les données obtenues via les analyses de chlordéconémie doivent pouvoir être utilisées par la recherche pour acquérir de nouvelles connaissances sur les liens entre exposition alimentaire et imprégnation et étudier les déterminants de cette imprégnation et de la variabilité interindividuelle qui existe. Il faut en faire un outil de dialogue avec la population, afin de mieux diffuser les recommandations alimentaires, tout en rassurant les Antillais. J'ai par exemple suggéré de suivre une cohorte d'étudiants qui viennent en métropole, afin de confirmer que la disparition de la chlordécone, en ne mangeant plus d'aliments contaminés, est effective.

Enfin, compte tenu de la durée du plan chlordécone IV, de sept ans, une évaluation externe à mi-parcours devra être conduite, pour effectuer les réorientations nécessaires à temps et non pas attendre la fin du plan, comme auparavant.

En conclusion, je dirais que ce qui est arrivé aux Antilles doit servir de modèle afin que l'État apprenne à gérer les pollutions que nous ne manquerons pas de découvrir en France, sur des territoires plus ou moins étendus. Jusqu'à présent, la liste des erreurs était plus longue que celle des actions efficaces. Une vision globale à long terme, associant tous les acteurs et la population, est nécessaire. La recherche, qui est la seule façon de trouver des solutions, doit être soutenue sans arrêt.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci, chère collègue, pour cette présentation très complète qui vient parachever un travail de longue haleine et qui permet véritablement de faire un point d'évaluation et un point de situation. Je suppose que cette présentation appelle un certain nombre d'interrogations et de questions.

M. Hendrik Davi, député. - Merci pour ce travail remarquable et très intéressant. Je voulais rebondir sur quelques aspects.

En premier lieu, ce cas d'étude mérite d'être analysé pour voir comment nous pourrions faire mieux dans le futur. Combien de temps s'est écoulé entre le lancement de l'alerte, le moment où nous avons su que ce produit était dangereux, et le moment où l'État a agi pour l'interdire ? Ensuite, est-ce qu'il existe encore des risques que ce produit soit utilisé sur le territoire français, bien qu'il soit interdit ? Le deuxième point, qui me semble important en termes de cas d'étude, concerne le pilotage de la recherche. Ce sujet est le deuxième sur lequel nous discutons et sur lequel ceux qui travaillent dans le domaine nous disent que le pilotage de la recherche, en France, ne fonctionne pas. Sur la rénovation thermique des bâtiments, on nous avait dit qu'à l'ANR, les chercheurs avaient quitté ce domaine parce qu'il n'était pas assez attractif. Vous savez que je défends la suppression de l'Agence nationale de la recherche, mais un débat est rouvert, avec la ministre, sur le rôle des instituts de recherche. Le Président avait parlé d'agences de moyens ou d'agences de pilotage. Je crois que ce débat est de nouveau sur la table. Pour ma part, je reste persuadé que le meilleur pilotage est au niveau des instituts de recherche finalisée, qui ont la capacité de savoir comment faire ces recherches. Il convient de renforcer, au fil des appels d'offres, les communautés scientifiques qui travaillent spécifiquement sur ces questions, par des embauches, etc. Au sein des instituts de recherche, nous pouvons avoir des champions. C'est assez facile sur ces questions environnementales, en matière de sols, pollutions, etc. parce qu'on a l'Inrae qui peut faire office de leader et peut organiser la recherche sur ces questions. Je pense qu'il faut leur redonner le rôle de pilotage et la confiance pour piloter ces sujets.

Ce peut être par ailleurs un problème plus global de recherche sur la santé environnementale. Nous n'avons jamais été très bons, sur ces sujets, en France. Il faut peut-être réfléchir entre l'Inserm, les CHU. Sur de nombreuses questions liées à la cancérologie, nous manquons de données.

Je finirai juste par une question plus scientifique sur la bioaccumulation qui est l'un des problèmes essentiels et l'un des principes forts, en éco-toxicologie. Parfois, un polluant qui n'est pas présent en très grande quantité va se bio-accumuler dans certains tissus et s'y retrouver très concentré. Je n'ai pas entendu parler de bioaccumulation dans le cadre de la chlordécone. Je voulais savoir si des recherches avaient été faites en la matière.

Merci pour ce travail, qui sera utile à tous les acteurs.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - La chlordécone a été interdite en 1990 sur le sol français, sauf aux Antilles, qui a pu l'utiliser trois ans de plus, parce qu'à l'époque, il n'existait aucune méthode pour lutter contre le charançon qui détruisait les bananeraies. Or à l'époque - et encore maintenant -, les bananes étaient l'essentiel de la production et de la richesse. Détruire les bananeraies signifiait détruire des emplois. Différents ministres ont ainsi accordé des dérogations. Ces trois ans avant l'interdiction sont critiqués. Compte tenu de tout ce que j'ai appris depuis dix ans, trois ans de plus ou trois ans de moins n'auraient rien changé à la pollution des sols, puisque les sols étaient pollués depuis le début de l'utilisation de la chlordécone et que, 40 ans plus tard, elle est encore dans le sol. Par contre, les premières inquiétudes ne se sont manifestées qu'à la fin des années 1990 et les premières études ont été lancées au début des années 2000. Le délai a été tout de même très long.

Il faut aussi tenir compte de l'état des connaissances. À la fin du XXsiècle, nous n'avions pas les connaissances que nous avons maintenant. Vous avez parlé tout à l'heure, par exemple, d'écotoxicité. Dans les années 2000, très peu de spécialistes, de chercheurs, s'intéressaient à cette notion. Concernant la bioaccumulation, elle est particulièrement visible chez les animaux marins. Les connaissances ont beaucoup évolué. Pendant les auditions, l'année dernière, j'ai entendu parler pour la première fois des oeufs, alors que jusqu'à présent, aucun conseil alimentaire ne recommandait de ne surtout pas en manger. Aux Antilles, l'alimentation est pour beaucoup une auto-alimentation, avec des poules qui se promènent partout. Toutes les terres ne sont pas polluées, mais dans les régions où les terres sont polluées, cela est une difficulté.

Comme je le disais, il est problématique de ne pas avoir fait la cartographie de l'ensemble de la pollution des sols. Si elle avait été faite, nous saurions qu'à tel endroit, il est possible de manger des oeufs et d'autres aliments. Cette cartographie est uniquement basée sur le volontariat, sans compter qu'une parcelle peut contenir de la chlordécone à un endroit et pas à un autre, parce qu'un bananier était planté à tel endroit. C'est une vraie préoccupation. Nous avons la carte des bananeraies de l'époque ; beaucoup d'entre elles ont disparu et ont été remplacées par des immeubles, avec au pied, des jardins familiaux. Les mesures sont assez difficiles à réaliser.

Concernant l'ANR, je ne vais pas prendre position, mais j'ai toujours considéré qu'au sujet de la chlordécone, il y avait une dichotomie complète entre les appels d'offres de l'ANR et les préoccupations de l'État, qui lançait des plans chlordécone, mais qui ne donnait pas les moyens. L'ANR répond qu'ont toujours été financés des petits bouts de programme sur la chlordécone. Nous ne savons pas pourquoi tel programme était choisi. Quelques années plus tard, des chercheurs me contactaient en me disant qu'il leur manquait 20 000 euros pour avoir tel instrument pour approfondir une piste de dépollution et qu'ils n'arrivaient pas à les obtenir. J'avais beau écrire, nous n'avons jamais pu les obtenir.

Le taux de succès à l'ANR a légèrement augmenté, même s'il reste bien moindre que dans d'autres États. Depuis 10 ou 15 ans, l'État a toujours déclaré que la chlordécone, aux Antilles, était une priorité. Désormais, il existe un véritable appel à projets sur la chlordécone, mais j'estime qu'il y a un réel écart entre les grandes options de l'État et les choix qui ont été faits.

L'ANR était présente en Guadeloupe et nous avons pu échanger lors du colloque de décembre. J'ai l'impression que sur la chlordécone, ils souhaitent envisager les choses différemment. Certains projets ont été retenus, d'autres retoqués. Naturellement, les chercheurs retoqués ne comprennent pas toujours pourquoi, mais l'ANR va réétudier les dossiers et peut-être leur redonner une chance, parce que la recherche doit partir tous azimuts. Cette pollution concerne tout le monde, tous les secteurs. Il faut donc que les recherches puissent continuer et non pas, ce que je crains, après le grand appel à projets de l'année dernière, retourner vers des petits bouts de programme. Il y a vraiment un suivi à faire. J'ai eu le sentiment d'une prise de conscience un peu plus importante. Les chercheurs avec lesquels je me suis entretenue étaient plutôt contents, certains même surpris de l'ampleur du financement de leur projet. Pourvu que cela dure ! Nous avons déjà eu, par le passé, à l'Office, un débat sur le fonctionnement de l'ANR et les appels à projets.

S'agissant de la santé environnementale, l'approche plus globale commence tout juste d'être évoquée. Au début, la chlordécone était uniquement dans la terre, pour se rendre compte, quelques années plus tard, qu'elle était dans l'eau, quelques années plus tard, qu'elle allait jusque dans les mers, quelques années plus tard, qu'elle touchait des poissons, y compris en pleine mer et non pas seulement au bord des embouchures.

Ces études ont permis de montrer que l'on peut vivre sur une terre avec de la chlordécone, avec un certain nombre de précautions et de conseils. Les précautions alimentaires pour les Hommes ont été édictées dès 2007. Il était notamment demandé de ne pas manger plus de deux à trois fois par semaine des légumes racines. Ceux qui ont suivi ces recommandations se retrouvent avec un taux de chlordécone bien moindre. Néanmoins, nous ne savons pas, en matière sanitaire, quels sont les réels impacts de la chlordécone. Aux Antilles, la population accepte difficilement que les impacts de la chlordécone puissent être inférieurs à ceux de n'importe quelle autre pollution. Or en prenant ces précautions alimentaires, la population pourrait avoir moins de soucis, mais toute la culture antillaise et les circuits d'autoconsommation et informels font qu'il reste encore beaucoup de chlordécone. Je trouve que les chercheurs ont fait des progrès en matière de remédiation des sols, mais il faut que ces progrès soient validés à l'épreuve de la réalité du terrain et sortent des laboratoires. Ces recherches donnent des espoirs, mais si ces espoirs ne se concrétisent pas, la situation sera encore pire pour la population.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Merci Catherine, de ton engagement, de ton travail et de l'indépendance d'esprit qui te caractérise et qui permet d'avoir un document qui, je crois, fera autorité et honorera le travail collectif de l'Office parlementaire. J'ai une question technique. Tu as évoqué, pour le traitement des sols pollués, l'utilisation du biochar. Comme ce sujet m'intéresse, je voulais savoir de quoi il s'agissait exactement en ce qui concerne la chlordécone et comment le lier à la pyrolyse ou à la torréfaction des sargasses.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - Les sargasses sont pyrolysées et sont déposées ensuite comme amendement. Le biochar absorbe la chlordécone. Des recherches et des expériences ont été faites sur le terrain. Maintenant, il faudrait que cela puisse être fait à grande échelle. Mais je ne sais pas si la pyrolyse des sargasses peut être faite localement à grande échelle et si ces îles disposent des équipements nécessaires.

M. Gérard Leseul, député, vice-président de l'Office. - Merci pour ce rapport très intéressant. Nous savons combien ce sujet est important pour nos amis ultramarins. Il existe aujourd'hui une défiance très importante de la population ultramarine vis-à-vis de la sincérité et de l'engagement de l'État. Nous l'avons constaté à travers le faible taux de personnes vaccinées et un refus massif, lié à cette défiance. Vous avez évoqué la faiblesse des financements, la lenteur des recherches, les tergiversations et l'insuffisance de la cartographie. Est-ce que le plan 4, qui est présenté, vous semble de nature à rassurer sur l'engagement de l'État et à permettre de retrouver une confiance républicaine de la part de la population ? Est-il de nature à calmer et à rassurer ? La question essentielle est de savoir comment éviter de nouvelles catastrophes et comment faire mieux dans le futur, mais avant de parler de futur et d'ailleurs, comment aujourd'hui, ici et maintenant, aux Antilles, ce plan chlordécone IV peut-il rassurer ?

Est-ce que vous pouvez nous éclairer, même si vous avez donné déjà des éléments importants d'appréciation, tout en sachant que j'ai été surpris par le très faible nombre de personnes ayant saisi les autorités médicales pour le cancer de la prostate, une quarantaine, alors que nous pouvions nous attendre, la porte étant ouverte, à un nombre beaucoup plus important de dossiers. Merci de ce retour de terrain.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - Le plan 4 me paraît, sur le papier et en présentation, enfin, un peu plus complet, un peu plus engageant de la part de l'État et avec surtout une meilleure coordination des services. La faillite des précédents plans, bien que faillite soit peut-être un mot excessif, s'explique par le fait que chacun des secteurs de l'État faisait ses recommandations et prenait ses décisions. Ce plan 4 permet une coordination. J'espère que celle-ci sera un peu plus efficace et que l'État travaillera enfin avec les acteurs locaux et avec les collectivités.

Je crois que l'efficacité viendra si les acteurs locaux sont des relais. Ces relais ne sont pas les politiques sur place, mais plutôt des associations. Je suis allée à des réunions d'agriculteurs et j'ai vu l'engagement des équipes agricoles locales. Je pense que c'est par l'engagement des acteurs locaux que nous réussirons à convaincre. Par exemple, sur la chlordéconémie, j'ai demandé à mes collègues d'outre-mer sénateurs, s'ils s'étaient fait tester et ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas eu le temps. Il faut qu'ils s'engagent. Ils pourraient montrer qu'ils se sont fait tester, qu'ils n'ont pas de chlordécone dans le sang ou, s'ils en ont un peu, refaire un test six ou huit mois plus tard, en disant qu'ils ont évité de manger trop d'igname, ou qu'ils n'ont acheté que du poisson dont ils connaissaient la provenance et qu'ils n'ont plus de chlordécone dans le sang. Il faut que l'engagement des acteurs locaux soit vraiment réel.

Concernant les cancers de la prostate, la chlordécone expliquerait entre 5 et 7 % de cancers supplémentaires de la prostate. Le cancer de la prostate ne survient pas à 30 ou 40 ans et l'indemnisation est limitée aux travailleurs des bananeraies. Si le travailleur avait 20 ans quand la chlordécone a cessé d'être utilisée, il a tout juste 50 ans aujourd'hui. Le cancer de la prostate va peut-être se développer plus tard, à l'âge où les hommes déclarent, en métropole ou ailleurs, des cancers de la prostate. Ce peut être une explication. Par ailleurs, la communication sur la possibilité de bénéficier d'une indemnisation et d'une prise en charge du cancer de la prostate n'a sans doute pas été très efficace.

Nous allons peut-être découvrir que l'alerte, qui avait été faite en 2009, sur le cancer de la prostate, n'est pas la conséquence la plus importante et que d'autres maladies et d'autres cancers peuvent être liés, non seulement à la chlordécone, mais à l'effet cocktail de plusieurs pesticides dont parlent de plus en plus les chercheurs et médecins. Lorsque la chlordécone a été interdite, d'autres pesticides, qui n'étaient pas très efficaces contre le charançon, ont été utilisés. Depuis maintenant une quinzaine d'années, sont utilisées des méthodes très naturelles, avec des phéromones, pour attirer le charançon. D'autres maladies vont peut-être découler de la chlordécone.

Il est effarant que l'on se soit préoccupé, en ciblant les travailleurs des bananeraies, d'abord du cancer de la prostate et de la fertilité des hommes, et que l'on ne commence que maintenant à s'occuper des problèmes des femmes. Dès 2004, on s'est tout de même préoccupé de la femme enceinte, puisque l'on trouvait de la chlordécone dans le cordon ombilical et dans le lait. Comme la chlordécone a une durée de vie de trois mois dans l'organisme humain, en faisant attention à l'alimentation, le taux de chlordécone diminue très vite. Si les conseils alimentaires et sanitaires avaient été appliqués et suivis par la population, la situation serait plus favorable.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Merci pour ce rapport très instructif et absolument nécessaire pour montrer que l'on se préoccupe de ce qui s'est passé en Guadeloupe et en Martinique. Je me sens particulièrement concernée puisque j'ai été nommée professeure en Guadeloupe, en septembre 1981, je n'y suis restée que six mois et j'étais enceinte. Ce sujet me préoccupe aussi parce que même si je suis partie très tôt de Guadeloupe, j'habitais très près des bananeraies. J'habitais à Capesterre-Belle-Eau, en plein coeur des bananeraies et je me suis promenée dans ces bananeraies. J'avais déploré à l'époque de trouver, dans les magasins, beaucoup de légumes qui venaient des États-Unis et que nous ne pouvions pas nous fournir suffisamment en légumes locaux.

Les recommandations sont vraiment exhaustives et très bien faites, avec notamment une approche exposome, que je trouve très intéressante, sur l'ensemble des produits phytosanitaires. Sur la confiance que nous pourrions rétablir avec ces départements, vous le mentionnez dans la recommandation n°20 par exemple : mettre en place des actions afin d'assurer l'utilisation et le renouvellement des filtres à charbons actifs. Je me demande si l'État ne devrait pas davantage se préoccuper d'être très présent, de fournir, surveiller, etc. pour renouer cette confiance perdue maintenant. Pour moi, c'est très important parce que la prise en compte trop lente et mal menée de ce sujet aura des conséquences à long terme sur les populations antillaises. Comme vous le mentionnez également, il est très important d'accroître la surveillance des circuits de consommation informels, parce que là-bas, les gens vivent avec leur jardin, leur poulailler, etc. Il faut absolument être très près d'eux, les accompagner. Je trouve que l'Office envoie un signal très fort vers ces populations, pour montrer que l'on se préoccupe du sujet et les recommandations sont vraiment très intéressantes.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - Je crois surtout que l'administration a fait au plus facile, dans les plans qui ont été faits. La cartographie concerne ceux qui veulent bien faire cartographier leurs sols et les analyses ne vont pas plus loin. Il n'y avait peut-être pas les financements nécessaires. On continue à nous dire que le contrôle des produits informels n'est pas possible et que la surveillance ne concerne que les produits officiels. Or les produits officiels sont tous surveillés, contrôlés et la conformité est quasiment totale. La population a encore de la chlordécone parce que beaucoup de produits ne sont pas conformes. C'est une vraie difficulté, tout comme le problème des eaux de source. On surveille bien l'eau de consommation, l'eau du robinet, et il n'y a quasiment aucun problème, mais culturellement, on va boire l'eau de source. En 2009, je me souviens que certaines sources de bord de route avaient été fermées, pour que les populations n'en consomment pas. On nous répond que les habitants n'accepteraient pas culturellement que nous fermions les sources. Si ces eaux de source sont les plus polluées, nous devons pouvoir les clôturer, mettre une chape en béton et détourner l'eau. Nous n'avons pas tout fait. Il existe maintenant une telle méfiance de la population vis-à-vis des décisions gouvernementales et des administrations que la population risque de le prendre très mal. Je conçois qu'elle puisse se dire que la chlordécone est interdite depuis 30 ans et qu'en 30 ans, peu de choses ont été faites. Nous avons fait un certain nombre de choses ces dix dernières années, mais nous aurions pu le faire auparavant et la population n'y croit pas.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Le tableau est donc gris, ce qui ne veut pas dire qu'il soit noir, mais il n'est pas blanc non plus. Un grand merci encore pour ce rapport excellent. Au vu de l'ensemble des interventions et des remarques, je pense que nous pouvons le valider tel qu'il nous a été présenté, avec encore une fois toutes nos félicitations pour ce travail acharné, qu'il faudra poursuivre, notamment si nous voulons tenter de continuer à donner de la confiance à nos concitoyens d'outre-mer, qui attendent que nous soyons à la hauteur de ces enjeux.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office, rapporteur. - Il est important que l'Office continue à suivre les plans et les budgets relatifs à la chlordécone.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous allons veiller à ce qu'il y ait un suivi continu.

L'Office adopte le rapport sur l'actualisation des données scientifiques sur l'impact de la chlordécone aux Antilles françaises.

La réunion est close à 10 h 25.

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Nouvelle organisation du contrôle et de la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Mesdames et messieurs, chers collègues, je suis très heureux de vous accueillir aujourd'hui à l'Assemblée nationale pour cette audition publique consacrée à la nouvelle organisation du contrôle et de la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection. Je tiens à remercier et à saluer tous les acteurs de la sûreté nucléaire qui ont répondu, comme ils l'ont toujours fait par le passé, à l'invitation de notre Office, malgré le délai très court imposé par l'agenda parlementaire.

Comme vous le savez, le 3 février dernier, le Conseil de politique nucléaire (CPN) a passé en revue les enjeux du nucléaire civil et militaire. Cinq jours plus tard, le ministère de la transition énergétique a annoncé une réforme très conséquente de l'organisation de la sûreté nucléaire. Ce sujet, qui nous réunit aujourd'hui, pourrait arriver très prochainement sur la table de travail de l'Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi sur l'accélération du nucléaire, qui débutera en commission le 1er mars 2023.

Depuis le début des années 1990, l'Office a toujours accordé une attention particulière aux conditions de contrôle de la sûreté nucléaire dans notre pays, question à laquelle il a consacré plus d'une vingtaine de rapports en trente ans. L'Office a ainsi contribué, directement ou indirectement, à la longue marche vers l'indépendance et la transparence du système de contrôle de la sûreté nucléaire et de radioprotection. Ceci constitue d'ailleurs le titre d'un rapport préfigurant l'organisation actuelle du contrôle, que l'un de mes illustres prédécesseurs à la tête de l'Office, le député Jean-Yves Le Déaut, a remis en 1998 au Premier ministre.

Je rappelle que cette audition publique est diffusée en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et que la vidéo sera ensuite disponible à la demande sur les portails de nos deux chambres. Le public et la presse peuvent poser des questions au travers de la plateforme accessible via le lien fourni sur les sites de l'Assemblée nationale et du Sénat, qui fonctionne très bien puisque nous avons déjà reçu plus d'une centaine de questions. Ceci témoigne de l'importance du sujet, ainsi que le prouve également la présence ce matin de nombreux collègues parlementaires.

Je cède la parole au premier vice-président de l'Office, Gérard Longuet, qui souhaite également introduire nos débats.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je voulais simplement saluer et témoigner mon estime à l'ensemble des interlocuteurs venus pour cette audition publique de l'Office parlementaire, sur un sujet qui est profondément le nôtre. Je prends à témoin mon éminent prédécesseur Claude Birraux pour rappeler que l'Office existe parce qu'en 1983 le Parlement a pris l'initiative de voter une loi qui a permis d'instaurer cet organisme, assez original puisqu'il est, avec la délégation parlementaire au renseignement, la seule instance permanente associant députés et sénateurs.

Il est évident que l'énergie atomique est un problème mondial, mais aussi national. L'autorité intellectuelle et l'indépendance des organismes de contrôle de la sûreté sont absolument indispensables. Ils sont l'une des conditions du succès du nucléaire, jusqu'à présent remplie de façon plutôt satisfaisante dans notre pays, et ce même si les exigences de l'opinion et du système médiatique sont de plus en plus fortes, ce dont je ne me plains pas, car je pense, ayant une confiance peut-être un peu naïve dans le monde scientifique, que ce dernier a tout à gagner à la transparence et à l'expression de ses contraintes et difficultés, dans un environnement où chacun peut s'informer.

Le Gouvernement propose au Parlement de réorganiser le contrôle et la recherche en sûreté nucléaire et radioprotection. Dans ce contexte, l'Office a pour mission d'éclairer à travers cette audition nos collègues députés et sénateurs sur ce que les experts les plus compétents et les plus engagés pensent de cette perspective. Nous sommes là pour vous écouter et formuler le plus fidèlement possible nos conclusions, nourries de vos interventions, à l'attention de nos collègues parlementaires, qui auront certainement l'occasion d'ouvrir assez rapidement le débat sur ce sujet, de prendre des positions selon les processus parlementaires habituels de confrontation des points de vue, d'explication, voire d'opposition le cas échéant, et de synthèse. Ce sujet est passionnant et la sûreté constitue un préalable absolu.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vais à présent passer la parole à Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), accompagné par Olivier Gupta, directeur général, afin d'ouvrir le débat.

M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). - Mon propos liminaire sera très bref et s'attachera essentiellement à resituer la période actuelle dans une vision historique des cinquante dernières années en matière de renforcement de l'infrastructure française d'expertise, de contrôle et de recherche liée au nucléaire.

Voici très exactement cinquante ans, a été décidée la création du premier service de l'État chargé d'exercer des missions de contrôle du nucléaire. Jusqu'en 1973, le contrôle était intégré au sein du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). La décision du Premier ministre de l'époque, Pierre Messmer, de lancer un programme électronucléaire basé sur la conception américaine de réacteurs à eau sous pression a conduit à la création d'un service de l'État de taille relativement modeste, s'appuyant sur une expertise interne au CEA, distincte de sa responsabilité d'exploitant. Cet acte fondateur de création d'une entité de contrôle, puis de son renforcement, a ainsi été, dans notre histoire, lié à des décisions importantes, fortes, en matière de programme électronucléaire.

Au fil du temps, du développement du programme électronucléaire et de la survenue d'événements, dont certains dramatiques comme les accidents de Tchernobyl, Fukushima ou encore les événements d'Épinal en matière de radioprotection, les équipes chargées du contrôle, de l'expertise et de la recherche dans le domaine de la sûreté nucléaire et de la radioprotection se sont renforcées et consolidées pour y faire face.

Un besoin de structuration de cet ensemble s'est progressivement affirmé, notamment au début des années 2000 où a été décidée la création de l'IRSN, par l'externalisation de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), jusqu'alors intégré au CEA, et sa fusion avec l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI).

Un deuxième temps fort, lié à une décision ambitieuse en matière de développement nucléaire, concerne l'annonce simultanée par le président Jacques Chirac à l'occasion de ses voeux de 2006, du lancement du programme EPR et de la création de l'ASN, en tant qu'autorité administrative indépendante. Ainsi, le renforcement du contrôle indépendant de la sûreté a été associé à une décision du Gouvernement et du Parlement de développement d'un programme électronucléaire.

La circonstance dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui est assez similaire, avec, d'une part, une impulsion nouvelle en cours de discussion, qui doit encore être votée par le Parlement à la suite des différents débats et consultations organisés à cette fin, d'autre part, le souhait du Gouvernement de franchir une nouvelle étape visant à consolider l'ensemble du dispositif d'expertise, de contrôle et de recherche, dans le cadre d'une ligne directrice définie par le CPN, dont il convient dorénavant de débattre, dès lors que le Parlement votera les amendements nécessaires pour le réaliser.

Ainsi, à chaque grande étape en matière de développement du programme électronucléaire, des décisions sont prises concomitamment en termes de renforcement du contrôle, de l'expertise, de la recherche et de l'indépendance du dispositif. Ceci a eu lieu en 2006 avec la création de l'ASN. Un autre modèle pourrait aujourd'hui se mettre en place, inédit pour nous, mais connu dans le monde du nucléaire, puisque ce qui est proposé existe déjà dans de nombreux autres pays.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci beaucoup. Je laisse la parole à François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives.

M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). - Je suis très honoré d'être parmi vous aujourd'hui et de prendre la parole en deuxième position dans cette audition, même si je pense ne pas être la personne ayant nécessairement les choses les plus importantes à dire.

Le CEA est concerné par ce sujet à double titre, d'une part parce qu'il conduit des recherches dans le domaine du nucléaire, d'autre part historiquement puisqu'il a autrefois, comme le soulignait précédemment le président de l'ASN, compté en son sein l'IPSN, extrait du Commissariat lors de la création de l'IRSN.

Je tiens à vous indiquer en préambule que je m'interdirai par principe d'exprimer des positions sur le sujet de la sûreté et de son organisation. Étant un assujetti au contrôle, je considère en effet que je n'ai pas à formuler d'observations sur la manière dont je suis contrôlé. Ceci me semble procéder d'une question assez évidente de conflit d'intérêts.

La seule chose que je puisse dire est que la sûreté ne vient pas de nulle part, mais découle de la connaissance acquise, des éléments de recherche permettant de fonder les évaluations et les interrogations. Dans ce contexte, le rôle du CEA est de mener ces recherches, avec tous les acteurs de la communauté scientifique, dans une dynamique européenne et internationale d'acquisition de connaissances libres, évaluées par les pairs, confrontées à la critique pour les rendre les plus solides possibles. Je crois pouvoir dire que le Commissariat a rempli cette mission et continue de le faire avec efficacité, ainsi qu'en atteste la reconnaissance internationale par les pairs du niveau et de la qualité de ses travaux.

Dans la logique d'évolution du contrôle de la sûreté souhaitée par le Gouvernement, une articulation doit nécessairement s'effectuer entre la sûreté et la manière dont la recherche peut y contribuer. Dans ce contexte, le CEA est prêt à jouer son rôle dans ce que l'ensemble des parties prenantes et des acteurs considéreront comme l'intérêt général. Nous sommes un établissement public et portons la dimension de recherche et d'acquisition des connaissances. Nous souhaitons par conséquent contribuer à ce que le système soit organisé de la meilleure manière possible.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - La parole est à présent à Jean-Christophe Niel, directeur général de l'IRSN. Il est accompagné de Karine Herviou, directrice générale adjointe chargée du pôle Sûreté nucléaire.

Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). - L'IRSN est l'expert public du risque radiologique et nucléaire. Les 1 700 salariés de l'Institut, que je salue, couvrent un large champ de compétences croisées, que l'IRSN mobilise pour assurer ses missions et activités de recherche, de surveillance et d'expertise, y compris en situation d'urgence.

L'IRSN traite de l'ensemble des usages des rayonnements ionisants, des procédés industriels à leurs applications médicales, jusqu'aux effets de la radioactivité naturelle dans l'environnement ou sur la santé.

Depuis vingt ans, il remplit ses missions avec rigueur, exhaustivité et intégrité. Son organisation actuelle permet de mobiliser ses compétences à tout moment, pour toutes ses missions. L'IRSN fait appel aux compétences de ses experts et de ses chercheurs en continu, car l'expertise et la recherche sont imbriquées et portées dans certains domaines par les mêmes personnes. Sa force réside dans la complémentarité de tous les champs couverts. La qualité de son travail est reconnue et je comprends que la décision prise aujourd'hui n'est en rien une critique du travail effectué.

L'appui technique à l'Autorité de sûreté nucléaire représente aujourd'hui 25 % de notre activité. L'IRSN met son expertise au service de nombreux opérateurs et autorités, dont la direction générale de la santé, la direction générale du travail, le ministère des affaires étrangères, notamment dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, le ministère de la transition énergétique et d'autres encore.

Aujourd'hui, le Gouvernement a décidé de faire évoluer le contrôle de la sûreté nucléaire. Mon intervention s'inscrit dans cette logique et s'articulera autour de trois points clés : la séparation entre l'expert et le décideur, l'indispensable combinaison entre expertise et recherche et les enjeux de maintien des compétences, pour répondre aux rendez-vous industriels à venir.

Je pense utile de rappeler les fondements de l'organisation actuelle de la sûreté nucléaire en France. L'accident de Tchernobyl en 1986 a conduit à des réflexions sur les facteurs organisationnels, les processus décisionnels et l'importance des arbitrages entre les préoccupations de sûreté et les autres préoccupations. Les réflexions issues des grandes crises sanitaires, politiques et médiatiques des années 1990 : sang contaminé, crise de la vache folle, etc., ont progressivement conduit à modifier le système français de sûreté nucléaire et de radioprotection. Ces évolutions ont abouti à la création de l'IRSN en 2002 et de l'ASN en 2006. Au fil des années, cette organisation a été très légitimement questionnée à plusieurs reprises. Son efficacité a alors été confirmée.

Le principe de séparation des fonctions d'évaluation et de gestion du risque est également au coeur du dispositif sanitaire. Ainsi, il me paraît incontournable, dans le système à venir, de maintenir une distinction très claire entre expertise et décision, y compris dans une même organisation, à l'instar de ce qui existe par exemple aux États-Unis, où la NRC (Nuclear Regulatory Commission) a des règles très strictes régissant les échanges entre les personnels chargés des expertises et les commissaires chargés de la prise de décision.

De même, le principe, inscrit aujourd'hui dans la loi, de publication des avis techniques, supports à la décision, devrait être maintenu, pour assurer la transparence du système, garantir une bonne information du public et in fine contribuer à la confiance dans le système de contrôle.

Le deuxième point de mon exposé concerne l'indispensable combinaison entre expertise et recherche. À la création de l'IRSN, le choix a été fait de rassembler expertise et recherche. Les compétences techniques de l'IRSN reposent sur d'importants programmes de recherche avec les industriels français, ainsi que des partenaires européens et internationaux. Les recherches expérimentales permettent de développer des méthodes de calcul indispensables à l'expertise, y compris en situation de crise. Dans son rapport provisoire d'évaluation de l'IRSN, que je viens de recevoir, le Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) qualifie le modèle expertise - recherche de l'Institut de « performant et structurant pour les grands programmes et réseaux européens ». Les avis de l'IRSN expriment un état des connaissances à l'état de l'art. L'engagement de nouveaux programmes de recherche anticipe des problématiques nouvelles. La séparation des activités d'expertise et de recherche sera complexe, car elles sont parfois exercées par les mêmes personnes. Dans un schéma où expertise et recherche ne seraient plus dans une même entité, il conviendra de permettre à la partie chargée de l'expertise de disposer du budget affecté à la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection ainsi que d'être ordonnateur des programmes de recherche.

Je terminerai en évoquant les enjeux de maintien des compétences. Il convient, sur ce sujet, d'être extrêmement vigilant. En réponse aux enjeux climatiques, énergétiques et de souveraineté, la relance du nucléaire a été engagée. De nombreux dossiers d'expertise sont en cours, parmi lesquels ceux relatifs à la prolongation des réacteurs du parc en exploitation au-delà de 40 ans, à l'examen de la demande d'autorisation de création du stockage souterrain Cigéo, à l'autorisation de création de l'EPR2, si le programme est effectivement engagé. Ceci entraîne une charge d'expertise très importante, à laquelle l'IRSN se prépare depuis plusieurs années. L'Institut a organisé son travail avec l'ASN, pour rendre des avis dans des délais compatibles avec les échéances de prises de décisions. L'IRSN a déjà montré sa capacité à anticiper et à être réactif. Ce fut le cas pour les évaluations de sûreté mises en oeuvre après l'accident de Fukushima, mais aussi pour la prolongation de l'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts au-delà de 40 ans, pour laquelle nous avons rendu un avis de synthèse en mars 2020, en plein confinement.

Au-delà de la sûreté nucléaire, l'évaluation des technologies utilisant des rayonnements ionisants dans le domaine de la santé, pour le diagnostic et la thérapeutique, nécessite une vigilance particulière pour évaluer la balance bénéfice - risque pour les patients et leur assurer des traitements sûrs. C'est aussi notre rôle.

Cette nouvelle période suscite de fortes inquiétudes chez les salariés de l'Institut. Dans un marché de l'emploi tendu, je vais être très vigilant afin de préserver l'attractivité de nos missions. Il s'agit d'éviter une perte de compétences en sûreté et en radioprotection à court et moyen termes.

Je souhaite rappeler, pour conclure, que la cadence et la charge d'expertise et de recherche pour les années à venir s'annoncent très importantes. Les équipes de l'IRSN, que je remercie pour leur engagement, se sont organisées pour répondre à ces enjeux et être à la hauteur de leurs missions de service public.

En qualité de dirigeant de ce bel établissement public qu'est l'IRSN, je travaille, conformément à la lettre de mission, à formuler des propositions de mise en oeuvre de cette décision. Ainsi, il est nécessaire, dans les schémas qui pourraient être mis en place dans le cadre de cette évolution, de préserver les compétences techniques et scientifiques, afin d'être en capacité de continuer à fournir une expertise au plus haut niveau, d'assurer la séparation entre experts et décideurs, y compris dans une structure unique, et de soutenir d'une manière ou d'une autre la pérennité de la combinaison entre expertise et recherche.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci à vous pour cette présentation et l'exposé des enjeux actuels et à venir dans le cadre de la réforme.

Nous allons à présent, pour mettre en perspective le projet de transformation du système de contrôle de la sûreté nucléaire, entendre Michaël Mangeon, historien du nucléaire, auteur d'une thèse de doctorat et de diverses publications sur ce sujet.

M. Michaël Mangeon, chercheur associé au laboratoire Environnement, ville et société (EVS), université de Lyon. - Je suis chercheur associé au laboratoire Environnement, ville et société de l'université de Lyon et consultant. Ma connaissance du fonctionnement et de l'histoire du système de contrôle et d'expertise en sûreté nucléaire vient d'un travail de thèse en sciences de gestion réalisé à Mines ParisTech et au laboratoire de sciences humaines et sociales de l'IRSN, institut avec lequel je travaille encore régulièrement.

Je tiens à préciser que je ne connais aucun détail de ce projet de réforme autre que la communication au grand public effectuée par le Gouvernement. Je vais me concentrer sur les aspects relatifs à la sûreté nucléaire et aux installations civiles.

Je considère cette nouvelle réforme du système de contrôle et d'expertise comme une rupture majeure, au regard des temporalités longues d'évolution de ce système. On peut, pour étayer ce constat, revenir brièvement sur les choix qui ont présidé à la création de l'IRSN et de l'ASN, qui peuvent éclairer les risques et opportunités d'une réforme de ce type.

C'est pendant les années 1970, au coeur du développement du programme nucléaire français de centrales EDF, qu'ont été créés, d'une part un petit service de quelques agents chargé de contrôler la sûreté nucléaire, au sein du ministère de l'industrie, d'autre part un institut du CEA chargé de l'expertise et de la recherche en sûreté et radioprotection, l'IPSN. Si les réacteurs français sont d'origine américaine, le modèle d'expertise et de contrôle des États-Unis, considéré comme trop dirigiste et réglementaire, n'est alors pas retenu. La France adopte une philosophie plus souple, basée avant tout sur le dialogue technique entre experts, autorités et exploitants. Ce petit monde de la sûreté nucléaire va expertiser et contrôler les centrales nucléaires EDF du plan Messmer et les suivantes à marche forcée, avec une réglementation modeste, dans des arènes discrètes et fermées au public, où la négociation et la recherche de consensus entre spécialistes sont alors la norme.

La rapidité de développement du programme nucléaire français, mais aussi l'accident de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis, vont avoir pour conséquence de consolider ce système français, alors que la commission américaine dite « Kemeny », chargée d'analyser cet accident, va pointer le focus trop réglementaire de l'autorité de sûreté américaine.

A contrario, l'accident de Tchernobyl en 1986, notamment l'affaire très médiatique du nuage radioactif, va fortement délégitimer le système français, qui va être associé au lobby nucléaire.

Dès 1987, l'OPECST propose la création d'une agence nationale de sécurité et d'information nucléaires indépendante des pouvoirs publics, pour surveiller et réglementer les installations et assurer la communication auprès du public. Cette idée ne sera pas directement reprise, mais le petit service de contrôle constitué au sein du ministère de l'industrie va grossir et évoluer dans les années 1990, tandis que l'IPSN va progressivement prendre son indépendance au sein du CEA.

La fin des années 1990 marque le point de départ de la réorganisation la plus importante du système, avec la recommandation par Jean-Yves Le Déaut, en 1998, de créer un expert public indépendant du CEA et une autorité de sûreté forte et indépendante du Gouvernement. Il était également précisé dans ce document que construire un lien organique trop fort entre l'autorité de sûreté et le pôle expertise reviendrait à limiter la capacité d'expression de ce dernier.

La séparation entre expertise scientifique et décision est alors un élément clé de la réforme. Elle est devenue aujourd'hui un standard de bonne gouvernance des risques.

La création de l'IRSN en 2002 et de l'ASN en 2006 apparaît donc comme l'achèvement d'un long processus pour restaurer la confiance et la réputation du contrôle et de l'expertise aux yeux du public.

Évidemment, ce nouveau système n'est pas exempt de critiques. À la fin des années 2000, on envisage un renouveau du nucléaire. Le chantier de l'EPR de Flamanville est alors mis en route et l'on envisage un second EPR à Penly. L'exportation de réacteurs à travers le monde est également en projet. Un rapport sur l'avenir de la filière nucléaire commandé par le président Nicolas Sarkozy à François Roussely, ancien dirigeant d'EDF, pointe alors les excès de zèle de l'ASN et préconise que l'IRSN assure la diffusion et la promotion des règles françaises à l'international, en support aux exploitants dans la vente de leurs réacteurs.

L'accident de Fukushima en 2011 va mettre provisoirement un terme à cette volonté de faire évoluer le système vers plus de souplesse et d'adéquation avec le développement industriel. Le système français est alors cité comme un modèle de sûreté, l'accident de Fukushima ayant notamment montré les risques d'une collusion entre contrôleurs et contrôlés.

Cette histoire nous apprend qu'il y a deux tournants majeurs pour réformer un système : en accompagnement du développement d'un programme nucléaire ou en réponse à un accident ou une crise, afin de regagner une légitimité et la confiance de la société.

Nous entrons aujourd'hui dans une ère nouvelle, au croisement entre développement d'un programme nucléaire, enjeux de sûreté, de légitimité et de confiance. Comment, dans ce contexte, l'interaction entre ces enjeux a-t-elle été pensée, imaginée ? Quels sont les impacts possibles de cette réforme sur l'efficacité industrielle d'une part et la sûreté d'autre part ? Je n'ai, à titre personnel, pas connaissance d'informations ou d'études sur ces sujets.

On a enfin souvent tendance à se focaliser sur les aspects techniques pour analyser les accidents nucléaires. Or, l'histoire nous montre que le système et son fonctionnement sont une cause profonde d'accident nucléaire. Les catastrophes de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont ainsi des liens forts avec le fonctionnement du système en place au moment de ces accidents dans les pays concernés. En ce sens, toute décision de réforme du système a un impact, direct ou indirect, sur la sûreté nucléaire et doit être analysée en profondeur.

À ce stade, j'éprouve par conséquent des difficultés à dire si la sûreté se trouverait renforcée ou non par ce projet de réforme, dont je connais peu les contours.

Je terminerai mon propos en énumérant certains risques, qui s'avèrent à ce stade être plutôt des questions.

Pour ce qui est des temporalités, il apparaît que démarrer un programme nucléaire sur un système en mutation, pas encore stabilisé, possiblement désorganisé, présente un risque en matière de sûreté, notamment du point de vue des facteurs humains et organisationnels.

Une partie des travaux de recherche de l'IRSN sont par ailleurs difficilement dissociables de l'expertise. Parfois, les experts sont eux-mêmes chercheurs. Le maintien d'un modèle dans lequel l'expertise se base sur une science indépendante est facteur de sûreté. Ce modèle sera-t-il préservé ?

Nous avons vu que la séparation entre expertise et décision était un standard de bonne pratique au niveau international, reconnu comme un gage de sûreté. Quelle sera la forme organisationnelle choisie ? Comment cette séparation va-t-elle s'opérer en pratique dans la nouvelle organisation ? Il a, par exemple, été question précédemment de la NRC : quels sont les atouts et faiblesses de ce modèle d'un point de vue de la séparation entre expertise et décision ?

Concernant le risque réputationnel, la longue route parcourue par le système depuis Tchernobyl a conféré à l'ASN et à l'IRSN un pouvoir et une légitimité forte auprès des citoyens, construits sur le très long terme. Si un accident nucléaire survient en France, le système sera de toute façon mis en cause. Il devra alors être très solide pour affronter cette épreuve et ne pas refléter l'image d'un système dont le but premier est de favoriser le développement d'un nouveau programme nucléaire.

Enfin, l'IRSN a tissé un lien fort avec la société et le tissu associatif en termes de dialogue, de médiation scientifique et de communication. Le maintien de ce lien me semble primordial. Il représente, avec l'implication de la société, une demande forte du panel de citoyens constitué dans le cadre du débat public sur les nouveaux réacteurs nucléaires de la Commission nationale du débat public.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci beaucoup, M. Mangeon, pour cette mise en perspective.

Je vais maintenant donner la parole à deux grands exploitants d'installations nucléaires industrielles que sont EDF et Orano, qui vont présenter leurs attentes vis-à-vis du système de contrôle de la sûreté, dont ils sont un maillon essentiel. Je rappelle en effet que l'un des principes fondateurs de la sûreté nucléaire est que sa responsabilité première incombe à l'exploitant.

Nous allons tout d'abord entendre Bernard Salha, directeur recherche et développement et directeur technique du groupe EDF.

M. Bernard Salha, directeur recherche et développement, directeur technique, groupe EDF. - La sûreté est la priorité numéro un d'EDF, exploitant nucléaire responsable. Nous avons pris bonne note des annonces gouvernementales concernant l'évolution de l'organisation du contrôle de sûreté, sur laquelle il ne nous appartient pas, en tant qu'EDF, de nous positionner.

Il existe à l'international, comme cela a été précédemment évoqué, des pratiques différentes dans ce domaine, qui ont fait la preuve de leur bon fonctionnement. Certaines sont très proches de l'organisation envisagée : on pense à la NRC, à l'Office for Nuclear Regulation (ONR) britannique, à la STUK finlandaise ou encore à l'autorité de sûreté japonaise rénovée après Fukushima. EDF est confiant dans le fait que la très haute qualité du contrôle de sûreté en France sera maintenue, voire accrue dans le cadre de la nouvelle organisation.

Je souhaiterais vous faire part de nos attentes, basées sur le retour d'expérience d'exploitation de nos réacteurs. Pour assurer son rôle d'exploitant nucléaire responsable, EDF est attaché à une organisation du contrôle de la sûreté compétente, expérimentée techniquement, impartiale et indépendante tant vis-à-vis de l'exploitant que de l'ensemble des parties prenantes, quelles qu'elles soient.

Cette organisation doit aussi être porteuse de règles et de pratiques techniques de contrôle évoluant dans un cadre fixé, stable, notamment décennal, hors faits nouveaux à caractère exceptionnel, de façon à donner aux exploitants le temps nécessaire pour une bonne appropriation industrielle et humaine.

Elle doit en outre être à l'écoute des dispositions prises à l'international par des organisations de contrôle similaires et réceptive à une homogénéisation internationale des meilleures pratiques.

EDF attend également de cette organisation qu'elle soit transparente et ouverte à des échanges techniques fluides dans la phase d'instruction, préalablement à l'élaboration et à la validation de ses avis, publiés par un porte-parole unique.

Elle devra être forte de ressources suffisantes, dont elle aura la maîtrise, lui permettant d'accéder à des moyens d'expertise internes ou externes avec lesquels elle contractualiserait, compte tenu des besoins importants à venir : exploitation à long terme des réacteurs, instruction des projets EPR, SMR, voire d'autres types de réacteurs. Je voudrais signaler, pour vous donner des ordres de grandeur de la charge de travail à mener, que le volume des travaux d'une quatrième visite décennale sur le palier 900 mégawatts représente cinq fois celui d'une troisième visite décennale. Les investissements réalisés sur notre parc nucléaire en exploitation ont été multipliés par deux en dix ans. L'instruction de sûreté des réacteurs EPR2 et NUWARD est également devant nous. Il faudra aussi prévoir des ressources pour les réacteurs innovants : à sels fondus, haute température, sodium, plomb ou autres, et veiller à ce que cette question des ressources ne constitue pas un goulet d'étranglement pour le développement de ces projets, du fait d'une insuffisance de moyens de l'autorité de contrôle.

EDF reconnaît l'apport du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité du nucléaire (HCTISN) pour garantir et promouvoir la transparence de l'information sur la sécurité du nucléaire.

EDF souhaite que les règles et procédés techniques de contrôle de sûreté restent à la pointe technologique des meilleures pratiques disponibles et continuent, pour ce faire, à évoluer en renforçant les exigences, grâce aux avancées techniques issues du retour d'expérience en France et à l'international, ainsi que par la R&D.

Pour autant, les résultats de recherche doivent acquérir la maturité industrielle nécessaire avant d'être intégrés dans les règles techniques du contrôle. Le temps de la R&D et celui du contrôle ne sont pas les mêmes. À ce titre, EDF souhaite que l'autorité de contrôle puisse commanditer les activités de recherche qu'elle juge pertinentes et décider du moment opportun de leur intégration dans les règles et pratiques de contrôle. EDF est favorable à la séparation entre la maîtrise d'ouvrage - au sens cahier des charges, budget dédié et calendrier - de la recherche et les activités de réalisation de celle-ci. Aussi, l'évolution de l'organisation conduisant à mobiliser préférentiellement les compétences du CEA pour la réalisation des activités de recherche nous paraît aller dans la bonne direction.

Il est important aussi que la nouvelle ASN puisse disposer des ressources techniques lui permettant de jouer son rôle de maîtrise d'ouvrage de la recherche et de choisir les acteurs avec lesquels contractualiser.

Le CEA devra également qualifier la séparation entre les activités de R&D effectuées pour le compte de l'exploitant et celles conduites pour le compte de l'ASN, afin d'éviter tout conflit d'intérêts.

En matière d'innovation, EDF constate l'émergence d'innovations et évolutions technologiques qui pourraient avoir des impacts directs ou indirects dans le nucléaire. Citons par exemple le numérique, l'intelligence artificielle, la fabrication additive, les nouveaux matériaux, les systèmes passifs ou les nouveaux petits réacteurs que j'évoquais précédemment. À ce titre, EDF souhaite que la nouvelle organisation du contrôle de sûreté permette d'intégrer ces innovations et est favorable à la mise en place de modalités progressives d'instructions de sûreté : prototypage, installations pilotes, installations de série, à l'instar de ce qui existe dans d'autres industries de pointe.

EDF considère par ailleurs avoir eu avec l'IRSN des collaborations techniques fructueuses sur la mise au point de codes de calcul français élaborés et utilisés pour le dimensionnement et la vérification des installations. Ce travail mené en commun optimise l'utilisation de ressources rares et permet une compréhension partagée des phénomènes physiques à étudier hors du cadre du contrôle de sûreté. Nous recommandons que ces coopérations sur les codes de calcul soient préservées dans la nouvelle organisation.

En conclusion, EDF constate que la nouvelle organisation envisagée pour le contrôle de sûreté se rapproche de schémas déjà pratiqués à l'international et ayant fait la preuve de leur succès. EDF considère que cette nouvelle organisation est une opportunité pour poursuivre et amplifier la démarche de progrès lancée voici plusieurs années avec la création de l'Autorité de sûreté nucléaire indépendante, tout en lui donnant pleinement en complément la maîtrise et le pilotage des ressources consacrées au contrôle. À ce titre, la prise en compte des recommandations que je viens d'énoncer nous semble constituer une voie d'amélioration pour exploiter en toute sûreté, dans la durée, avec les meilleures technologies disponibles, notre parc de réacteurs existants et futurs.

En tant qu'exploitant nucléaire responsable, EDF se tient à la disposition, le moment venu, des trois acteurs désignés par la ministre : ASN, IRSN et CEA, pour la déclinaison de la nouvelle organisation.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour ces explications. Je laisse maintenant la parole à Laurence Gazagnes, directrice sûreté, santé, sécurité et environnement d'Orano.

Mme Laurence Gazagnes, directrice sûreté, santé, sécurité et environnement, Orano. - À l'heure où la filière nucléaire se projette dans des chantiers de construction de futurs EPR et engage des réflexions sur l'avenir des installations de l'aval du cycle, la question de la mise en oeuvre de la sûreté nucléaire en France se pose avec une acuité nouvelle. Le contexte impose à la fois l'anticipation des décisions pour préparer l'avenir et le besoin de priorisation, tout en maintenant un haut niveau de contrôle de la sûreté de nos installations. Ceci implique de conserver une filière nucléaire bien gréée et une autorité de sûreté nucléaire organisée et efficace. Il va de soi qu'il ne nous revient pas de commenter l'organisation de l'autorité de contrôle. Quel que soit le schéma d'organisation retenu, l'exploitant, conscient de sa responsabilité, se mettra en ordre de marche pour s'assurer que la sûreté et la radioprotection soient appliquées le plus efficacement possible sur ses installations.

Il va sans dire que pour Orano, la sûreté nucléaire est une priorité absolue, assurée par l'ensemble des dispositions prises en vue de prévenir les accidents et d'en limiter les effets tant dans les domaines techniques, qu'organisationnels et humains, et relatives à la conception, la construction et l'exploitation, jusqu'à la mise à l'arrêt définitif et au démantèlement des installations nucléaires de base, en passant par le transport des substances radioactives qu'il ne faut pas oublier.

Environ 1 500 personnes sur les 16 000 collaborateurs que compte le groupe sont dédiées à ces activités de sûreté et de radioprotection. Nous disposons également de notre propre corps d'inspection.

Nous cultivons la transparence, avec une communication régulière, tant interne qu'externe, avec nos parties prenantes.

Au regard des grands défis de la filière nucléaire d'aujourd'hui et de demain, tels que le changement climatique, les crises sanitaires et géopolitiques ou la relance du nucléaire, Orano s'attache tout particulièrement à garantir la sûreté de ses installations. Veiller à ce que cet objectif fondamental de sûreté soit atteint dans tous les modes de fonctionnement de l'installation relève de la responsabilité première des exploitants nucléaires. Il s'agit de protéger les personnes et l'environnement contre les effets dommageables du rayonnement ionisant et d'autres sources de danger.

Cet objectif repose sur trois grands principes. Le premier vise à décliner une approche proportionnée aux enjeux. Il s'agit pour l'exploitant, dès la conception des installations et pendant les réexamens périodiques, de concentrer les ressources sur les sujets à enjeu et de maîtriser les risques majeurs au niveau de sûreté adapté. Ceci implique un dialogue de sûreté entretenu et approfondi avec l'autorité, afin de hiérarchiser les sujets.

Le deuxième principe consiste à appliquer les exigences de sûreté avec rigueur, au plus près du terrain, c'est-à-dire à traduire les rapports de sûreté en gestes opérationnels maîtrisés. Notre organisation repose sur des personnels formés, disposant d'une solide culture de sûreté et travaillant pour améliorer au quotidien la sûreté et la radioprotection, mais aussi sur des contrôles dits « de premier niveau » et un corps d'inspecteurs interne à Orano.

Le troisième enjeu est d'anticiper les conditions de la poursuite du fonctionnement du cycle du combustible en toute sûreté.

Pour permettre l'atteinte de ces objectifs, l'exploitant a besoin d'une stabilisation des référentiels et d'une simplification des procédures, facteurs clés de succès.

Quels sont les défis spécifiques à Orano dans ce contexte ? Vous les connaissez : il s'agit, tout en assurant la gestion des passifs et du démantèlement de ses installations, de l'extension de l'usine d'enrichissement, pour laquelle la concertation a démarré sur le Tricastin, et de la pérennisation du traitement-recyclage des combustibles usés assuré par les usines de La Hague et de Melox.

Pour préparer le futur, sur la base du retour d'expérience des années de fonctionnement des installations, la filière aura à développer des outils exploitables, maintenables, délivrant en temps et en heure, ainsi qu'en sûreté. Ceci suppose également des études techniques et des dossiers nombreux à élaborer par l'exploitant et à instruire par l'autorité.

Tout ceci implique le développement d'approches innovantes, par exemple en termes de technique de construction et de méthodes telles que les codes de calcul évoqués précédemment, le renforcement d'une approche opérationnelle, une vision partagée et hiérarchisée des objectifs de sûreté et de radioprotection, le maintien et le développement des compétences chez l'exploitant mais aussi au sein de l'autorité de sûreté, ainsi que la capacité collective à instruire rapidement et efficacement les dossiers.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour cette contribution. J'ai maintenant le plaisir de donner la parole à l'un de mes illustres prédécesseurs, Claude Birraux, qui revient dans ces murs pour porter la voix d'une instance de concertation et de dialogue centrale dans le système de contrôle de la sûreté nucléaire, à savoir le Haut comité pour la transparence et l'information de la sécurité nucléaire.

M. Claude Birraux, ancien président de l'OPECST, membre du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). - Je tiens tout d'abord à souligner que je n'exprimerai pas la vision globale du Haut comité, qui n'a pas eu à statuer sur la question qui nous réunit aujourd'hui. J'ai pu cependant échanger avec la présidente.

Je dois vous indiquer en préambule que j'ai une relation assez particulière avec l'ASN et l'IRSN. J'ai en effet fait partie, au tout début, lorsque l'IRSN était encore l'IPSN, d'un comité de préfiguration de ce qu'aurait été un conseil d'administration d'un IPSN indépendant. D'autre part, en 2002, lorsque la loi a créé l'IRSN, le gouvernement de l'époque avait prévu de séparer les activités civiles et militaires. J'avais évidemment défendu le point de vue inverse, avec beaucoup de conviction et de véhémence. Mme Tubiana, conseillère environnement du Premier ministre, m'avait alors contacté, ainsi que Robert Galley, à la demande du Premier ministre, pour savoir comment envisager la structure définitive de l'IRSN. Robert Galley et moi partagions la même position : il fallait que les activités militaires restent à l'IRSN, avec un directeur adjoint chargé spécifiquement de cet aspect.

Ceci nous ramène à la proposition actuelle. Je suis quelque peu surpris, dans la mesure où la loi qui a créé l'ASN prévoit que ses membres ne reçoivent ni ne sollicitent d'instructions d'aucune autorité. Or, la demande qui leur est faite pour fin février me semble précisément constituer une instruction.

L'Office parlementaire a toujours entretenu avec l'ASN des liens de confiance, des relations de proximité. Je trouve cela très positif.

L'organisation prévue me paraît traduire une méconnaissance grave de l'organisation de la sûreté nucléaire. En effet, la sûreté nucléaire n'est pas un nirvana que l'on atteint un jour, mais un combat quotidien. Lorsque je rencontrais les représentants des organisations syndicales, ils se présentaient comme les « travailleurs du nucléaire ». Peut-être auriez-vous d'ailleurs pu, M. le président, les inviter à s'exprimer lors de cette audition. Les travailleurs du nucléaire ne sont pas des travailleurs comme les autres.

La sûreté nucléaire se nourrit de la confrontation entre l'expertise, la recherche et l'autorité de sûreté nucléaire. C'est de cette confrontation que naît, tous les jours, la sûreté nucléaire. Cette dernière n'est jamais atteinte une fois pour toute. Elle se fonde sur la recherche et s'en nourrit. Si la recherche devait partir au CEA, ceci me paraîtrait extrêmement grave. On se trouverait alors dans une sorte de confusion des genres. L'autorité de sûreté a en effet aussi autorité sur les installations du CEA. Or, comment cette autorité pourra-t-elle juger de la sûreté d'une nouvelle installation si la recherche sur laquelle s'appuiera son expertise est effectuée au sein du CEA ? Cette situation me semblerait fortement préjudiciable à l'organisation même de la sûreté.

Le nucléaire rencontre aujourd'hui un certain regain d'intérêt, compte tenu de la crise énergétique. On observe une confiance du public, qui s'est avérée difficile à obtenir. Il y a quarante ans en effet, nos concitoyens considéraient que le gouvernement, le ministère de l'industrie, l'IPSN, le CEA, EDF étaient les mêmes et qu'il n'était pas possible d'avoir confiance. Le travail mené durant toutes ces années, sous l'impulsion de l'Office parlementaire et d'autres, a consisté à séparer les fonctions d'expertise, de recherche et de régulation administrative. Imaginez aujourd'hui une installation de recherche du CEA sur laquelle l'ASN devrait se prononcer : cette dernière ferait appel à ses experts. Où trouverait-elle le service de recherche susceptible de la conseiller ? Au CEA ? Elle serait alors juge et partie. Ceci représenterait un recul de quarante ans. Je crois qu'il ne faut pas rompre brutalement la confiance qui, au fil du temps, s'est nouée sur l'organisation actuelle.

L'IRSN a aussi un rôle important vis-à-vis de la société civile, avec le conseil d'orientation de la recherche, l'interface société - scientifiques pour co-construire un certain nombre de choses. Si tout cela disparaît, la confiance va s'effacer et la suspicion s'installer, venant nourrir le doute chez nos concitoyens. Il ne faudrait pas qu'en voulant aller vite, on se heurte ensuite à une opposition de plus en plus véhémente : ce serait contreproductif.

J'ai bien connu la NRC. Il s'agissait d'une entité aux procédures extrêmement lourdes. On ne pouvait pas rencontrer les commissaires ensemble, ni deux par deux, mais seulement individuellement. La seule fois où j'ai pu en rencontrer quatre sur cinq, c'est lors d'un déjeuner auquel le président Richard Meserve m'avait invité.

Nous sommes dans un système administratif qui fonctionne bien, avec fluidité. Peut-être n'est-il pas nécessaire de tout casser.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci, cher collègue, pour cette expression qui a le mérite d'être claire.

Les commissions locales d'information sont une autre composante importante dans notre système de contrôle de la sûreté. Dans cette perspective, je laisse la parole à Jean-Claude Delalonde, président de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI).

M. Jean-Claude Delalonde, président de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI). - Je vous remercie, M. le président, de nous avoir conviés à cette audition publique en tant que fédération nationale des 35 commissions locales d'informations (CLI). Ces instances oeuvrent depuis 42 ans et ont été confortées dans leurs missions et dans leur rôle par la loi de 2006 sur la transparence, puis celle de 2015 sur la transition énergétique.

Pour la bonne information de tous et notamment du public qui nous suit, je souhaiterais, compte tenu du temps qui nous est alloué, que vous acceptiez, M. le président, que l'ANCCLI verse à cette réunion trois documents explicitant nos interrogations à l'encontre du projet qui nous réunit aujourd'hui.

Le premier, daté du 15 avril 2014, est un rapport co-signé par l'ASN et l'IRSN, qui précise que « le dispositif de contrôle des activités nucléaires civiles repose sur un dispositif dual ASN - IRSN, dont l'efficacité en matière de gouvernance des risques est démontrée ». Il mentionne également que « la principale force du dispositif dual réside dans le fait que le poids de la décision ne pèse pas sur l'institut qui est en charge de l'expertise et de la recherche associée » et souligne « l'importance fondamentale de la recherche comme un déterminant majeur de la qualité de l'expertise de l'IRSN ».

Le deuxième document, du 2 juin 2016, également co-signé par l'ASN et l'IRSN, plébiscite de nouveau le système dual, en insistant sur les conséquences négatives d'une possible mise en concurrence de la fonction d'évaluation technique des risques nucléaires et radiologiques en cas de fusion de l'IRSN avec l'ASN.

Le troisième document, du 11 mai 2015, faisait suite aux entretiens que l'ANCCLI avait menés sur le financement et le renforcement de la sûreté nucléaire, dans le cadre d'une mission décidée par le ministre des finances et la ministre de l'environnement de l'époque. L'ANCCLI y rappelait notamment son attachement à l'accès du public à l'expertise institutionnelle et à son indépendance, en précisant que le manque d'indépendance dans l'expertise serait perçu par le public comme une raison suffisante de défiance, comme l'a indiqué Claude Birraux. Elle alertait enfin et déjà sur l'inefficience des procédures précipitées, vision que nous partageons toujours.

Je souhaite souligner trois points essentiels. Quelle urgence y a-t-il aujourd'hui à devoir remettre sous quinze jours au Gouvernement les premières mesures législatives visant à mettre en oeuvre ces évolutions organisationnelles ? Le système dual, plébiscité unanimement depuis 2014 et 2016, a-t-il été remis en cause par quiconque ? A-t-il montré des faiblesses jusqu'alors imperceptibles ? A-t-il failli à son objectif d'un système d'expertise et de contrôle indépendant, complémentaire et ultra-robuste ? À ma connaissance, non. En 2014, la Cour des comptes avait considéré que « la fusion était inappropriée et inefficace » et qu'il fallait « suivre les propositions conjointes de l'ASN et de l'IRSN de consolidation du dispositif dual, qui lui-même était le résultat des préconisations de l'OPECST ». Je rappelle que le rapport remis au gouvernement en 2015, qui proposait la fusion des deux institutions, avait été définitivement écarté par le Parlement et l'Exécutif.

Existe-t-il aujourd'hui une étude d'impact qui conforterait la décision du Conseil de politique nucléaire et qui aurait examiné les conséquences positives et négatives du changement de l'organisation actuelle de la sûreté ou qui irait à l'encontre des décisions de 2014 et 2016 citées précédemment ? À ma connaissance, non.

Transférer la recherche au CEA, quelle que soit sa compétence, ne conduit-il pas à un risque de fermeture de l'accès aux informations pour la société civile, que nous connaissons par ailleurs avec le CEA ?

Enfin, les CLI et l'ANCCLI ne seraient pas ce qu'elles sont aujourd'hui sans les efforts et les initiatives, différentes et complémentaires, développés à la fois par l'ASN et l'IRSN pour accroître la compétence de nos membres sur les questions du nucléaire. L'expertise citoyenne est devenue une réalité reconnue par les acteurs du nucléaire. Elle challenge en quelque sorte la sûreté, mais aussi la recherche. À une époque où les organismes institutionnels sont en pleine crise de confiance avec leurs administrés, l'ouverture de l'IRSN à la société civile est un axe majeur pour renforcer la cohésion des acteurs et co-construire les décisions dans le domaine sensible et tabou que nous connaissons dans la filière nucléaire. Ceci ne risque-t-il pas de disparaître dans la nouvelle organisation, donc de ne plus permettre aux CLI et à l'ANCCLI de répondre aux missions que la loi leur a données et d'être en capacité de donner leur avis dans les processus de consultation ? L'ANCCLI craint la fragilisation du socle d'une sûreté nucléaire de qualité, indépendante et robuste, qui est notre bien commun.

J'en terminerai là, en invitant à ne pas brûler sur le bûcher une organisation exemplaire. Si une évolution doit se faire, ce doit être dans la sérénité, en posant les arguments positifs et négatifs et en examinant toutes les conséquences d'un changement, sous le contrôle du Parlement, dont la responsabilité est très importante à mes yeux. En ce sens, je me permets de vous suggérer que soit lancée, pourquoi pas sous l'égide de l'OPECST, une forme d'états généraux de la sûreté. Il s'agirait d'examiner l'organisation actuelle de la sûreté, de sa recherche, de son expertise, de son contrôle, mais aussi d'observer les synergies entre les acteurs et enfin de rechercher éventuellement les vecteurs les plus appropriés pour fluidifier si nécessaire ou réorganiser le système.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous remercie pour votre intervention. Je tiens à préciser que l'OPECST est et restera l'acteur principal du Parlement sur les enjeux de sûreté nucléaire. Il s'agit probablement de la thématique la plus abordée au sein de l'Office depuis sa création. C'est pourquoi nous nous devions de vous auditionner toutes et tous aujourd'hui dans le cadre de cette réforme annoncée par le ministère de la Transition énergétique.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous allons à présent ouvrir le débat. Je suis sûr que nombre de collègues parlementaires ont des questions à poser.

M. Gérard Leseul, député, vice-président de l'Office. - Merci madame et messieurs pour vos propos. Je me permets d'ouvrir le débat en vous soumettant trois questions que je peux résumer ainsi : pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Je m'adresse tout d'abord au président de l'Autorité de sûreté nucléaire. L'ASN fête cette année les 50 ans du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Son statut est fixé par la loi de 2006, dite « loi transparence », votée après des débats fructueux au Parlement, avec une approbation quasi unanime des parlementaires. Depuis cette date, l'ASN et l'IRSN ont fait preuve de leur compétence et de leur transparence. Que ce soit dans les circonstances dramatiques liées à l'accident de Fukushima, dans le contrôle au quotidien du nucléaire en France, au sujet de l'EPR de Flamanville ou des corrosions sous contrainte, le système français de contrôle du nucléaire a prouvé sa compétence, son indépendance et sa transparence. Pourquoi remettre en cause soudainement le fonctionnement d'une équipe qui a globalement gagné la confiance des Français, comme ceci a été précédemment rappelé ? Les fusions d'organisations, même réussies, sont énergivores et créent des angoisses légitimes, des dysfonctionnements. Pourquoi, dans ce cas, modifier brutalement le système actuel ? Les réponses données récemment par la ministre à la commission du développement durable n'ont pas fourni les explications que le Parlement est en droit d'attendre. Merci pour vos précisions sur ce point.

Ma deuxième salve de questions s'adresse également à M. Doroszczuk. Le système dual évoqué à de nombreuses reprises lors des différentes interventions est basé sur deux organismes indépendants, l'ASN et l'IRSN, que le projet gouvernemental envisage de fusionner. Vous avez dit dans la presse récemment qu'un autre système dual allait être mis en place au sein de l'ASN, en différenciant l'instruction, qui serait le fait de vos services, de la décision, qui incomberait au collège. Quelles garanties pouvez-vous donner en termes d'indépendance des deux processus pour que le système puisse continuer à être qualifié de dual ?

La loi de 2006 a consacré le développement de la transparence et de la participation des citoyens et des parties prenantes à la décision. L'ASN et surtout l'IRSN se sont largement impliqués dans ce processus légitime, inscrit dans la loi. Comment comptez-vous le maintenir et le faire progresser, dans un contexte où une contrainte forte semble être posée par l'accélération des procédures, peut-être d'ailleurs au détriment de la concertation et de la transparence ? Je suis, à titre personnel, très dubitatif quant au gain de temps réel et à la qualité de la décision lorsque l'on simplifie par trop les procédures.

Ma dernière question enfin s'adresse à M. Salha. EDF a évoqué récemment le passage jusqu'à 80 ans de la durée de vie des réacteurs, ce qui peut apparaître surprenant, voire inadapté vis-à-vis de la réglementation, laquelle prévoit des réexamens de sûreté tous les dix ans. J'aimerais beaucoup qu'EDF, exploitant responsable et prévoyant, puisse indiquer à la représentation nationale l'espérance de vie, réacteur par réacteur, de son parc. J'ai bien compris que la cuve était, par définition, dimensionnante pour la vie du réacteur. Quelle est votre visibilité sur ce point crucial pour la desserte énergétique de notre pays ?

M. Hendrik Davi, député. - . Merci à toutes et tous pour ces éclaircissements sur les enjeux liés à la sécurité nucléaire.

Je regrette que les représentants des travailleurs du nucléaire n'aient pas été invités. Peut-être serait-il opportun de les convier à une prochaine audition.

Vous connaissez la position du groupe LFI-NUPES, favorable à une sortie de l'énergie nucléaire et à l'idée de faire porter plutôt les efforts sur la sobriété énergétique. Néanmoins, il apparaît que quels que soient nos choix stratégiques concernant l'énergie, nous aurons besoin pendant encore longtemps de recherche et de métiers dans le secteur du nucléaire pour organiser la transition et surtout d'une organisation de contrôle de la sûreté nucléaire. Quel est le problème structurel du nucléaire ? En cas d'accident, les conséquences peuvent être gravissimes, à la différence des énergies renouvelables. Le président de l'ASN déclarait en 2022 qu'un accident nucléaire était toujours possible et que ceux qui prétendraient le contraire prendraient une grande responsabilité. Il y a donc toujours eu une suspicion dans notre pays sur la transparence relative aux risques associés au nucléaire. Chambouler notre système dual de contrôle de sûreté nucléaire et supprimer l'IRSN alors que le Gouvernement veut relancer la filière est très surprenant en termes de temporalité. Il faudrait d'abord, nous semble-t-il, conduire une étude d'impact : où sont les rapports mettant en lumière d'éventuels dysfonctionnements dans l'organisation duale actuelle ? Cette restructuration ne va-t-elle pas changer notre doctrine vis-à-vis de la sûreté, passant d'une doctrine déterministe à une doctrine plus probabiliste, pour lever les obstacles au développement du nucléaire au détriment de notre sûreté collective ? Enfin, que deviendraient les 1 700 salariés de l'IRSN si cette réorganisation avait lieu ?

Nous devons nous assurer de l'indépendance de ceux qui contrôlent la sûreté vis-à-vis du décideur, ainsi que l'a rappelé Jean-Christophe Niel. Or, ceci me semble contradictoire avec la fusion annoncée.

Michaël Mangeon a en outre souligné que cette séparation entre expertise et décision était gage de bonne gouvernance du système de sûreté et que les accidents passés étaient toujours liés à des défaillances du système. Les Français ne risquent-ils pas d'interpréter cette réorganisation comme la volonté de casser le thermomètre qui nous informe régulièrement des dysfonctionnements à l'oeuvre dans le secteur du nucléaire ?

Je partage largement, vous l'aurez compris, le point de vue de Claude Birraux et ne peux, à l'issue des auditions, que recommander un moratoire sur cette réorganisation et le lancement d'un grand débat sur la question de la sûreté nucléaire.

M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Vous me permettrez tout d'abord de dire quelques mots sur la méthode utilisée par le Gouvernement. Je fais partie de ceux, nombreux, qui ont été très surpris par les annonces gouvernementales, faites en catimini. Le sujet mérite bien mieux selon moi qu'une interpellation au détour d'un couloir. Cette méthode fait déjà peser une forme de suspicion sur le procédé.

Ceci étant dit, il appartient bien évidemment au Gouvernement de définir les politiques publiques dont il a la charge. S'agissant de la sûreté nucléaire, la ministre Pannier-Runacher a évidemment la responsabilité de réinterroger éventuellement le modèle du contrôle de notre sûreté nucléaire.

L'organisation actuelle est, comme l'ont rappelé plusieurs intervenants, le fruit d'une évolution d'une cinquantaine d'années. Les dernières décisions sont toutefois assez récentes, puisqu'elles datent de 2002 et 2006. Ceci est finalement relativement court à l'échelle d'une industrie. Si le Gouvernement a la main pour définir éventuellement une nouvelle organisation, nous avons toute légitimité, en tant que parlementaires, pour nous interroger sur le modèle actuel.

Je rappelle au passage que bien peu de parlementaires s'émeuvent du piétinement de la loi de 2006, qui prévoit par exemple la fermeture du cycle ; or l'arrêt du programme ASTRID sur les réacteurs de nouvelle génération met à mal cet objectif.

Je suis d'accord avec ceux qui considèrent nécessaire de maintenir un niveau de sûreté optimal, qui fait la force de notre industrie nucléaire, si souvent et lourdement mise à mal par d'autres décisions politiques.

Concernant les missions confiées à l'ASN, à l'IRSN et au CEA, je souhaiterais savoir si ces trois entités ont déjà envisagé des évolutions, identifié éventuellement des doublons, des optimisations possibles, des changements favorables qui contribueraient à maintenir le niveau de sûreté auquel nous sommes évidemment tous très attachés.

En matière de diffusion des expertises, quels engagements peut prendre aujourd'hui l'ASN en termes de transparence, notion elle aussi inscrite dans la loi de 2006 ? Comment l'Autorité de sûreté nucléaire envisage-t-elle cette évolution ?

En conclusion, je trouve regrettable qu'alors même qu'un projet de loi d'accélération de la construction de nouveaux réacteurs a été soumis au Sénat et le sera prochainement à l'Assemblée nationale, l'on n'ait pas profité de cette occasion pour évaluer une éventuelle fusion dans le cadre de l'étude d'impact de ce projet.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je propose aux intervenants de répondre à cette première série de questions.

M. Bernard Doroszczuk. - J'insisterai essentiellement, en réponse à ces questions dont je vous remercie, sur trois points évoqués à plusieurs reprises dans les interventions.

Le premier, qui est au coeur de la discussion, concerne la question du système dit « dual ». Je pense que la réalité est plus nuancée qu'on ne l'imagine. Comment se passe la prise de décision de l'autorité de sûreté et quel est le processus qui, face à un sujet donné, nous conduit à demander une expertise, parfois des avis extérieurs, et à en débattre au sein d'un collège non impliqué dans les étapes précédentes, auquel il incombe de prendre une décision ? Ce processus d'expertise en amont est déjà, en soi, pluriel : l'IRSN ne produit pas son expertise indépendamment de l'ASN et des exploitants. Nous travaillons tous ensemble. Certes la commande est adressée à l'IRSN, qui signera le rapport d'expertise ; mais avant d'émettre un avis, il importe d'aller au fond du sujet et d'instaurer pour ce faire un dialogue technique avec les exploitants et les équipes de l'ASN, qui ont aussi une expertise. Le processus n'est donc pas aussi cloisonné qu'on pourrait le penser. Il y a déjà des échanges dans l'étape d'expertise réalisée par l'IRSN.

Pour autant, affirmer qu'il s'agit du modèle français unique est inexact. Certaines agences, comme l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), ont structurellement inscrites dans leurs missions à la fois la charge de réaliser des expertises et celle de prendre des décisions. Un tel modèle ne serait donc pas inédit en France.

Il existe également un service d'expertise interne à l'ASN, pour des sujets importants et très ciblés, parmi lesquels les équipements sous pression de la chaudière nucléaire. La direction des équipements sous pression de l'ASN mène l'expertise dans ce domaine, en étroite collaboration avec l'IRSN.

Le panorama est donc plus nuancé qu'on ne l'imagine. Il faut, à mon avis, être vigilant face à des affirmations qui peuvent laisser penser le contraire.

À l'étranger, plusieurs pays ont opté pour des modèles dans lesquels les compétences d'expertise et de décision sont réunies et ont défini des processus en ce sens.

Quel pourrait être le schéma ? Aujourd'hui, une séparation existe déjà entre la phase amont de dialogue technique, d'expertise, de relation avec l'exploitant, l'IRSN, et la phase aval de décision. La loi prévoit que les décisions de l'Autorité de sûreté nucléaire sont du ressort exclusif de son collège, qui les élabore sur la base d'un rapport qui lui est présenté, de propositions qui lui sont faites et ont été formulées lors du processus d'expertise en amont. Il n'y a pas de relation entre les membres du collège et les services jusqu'à la présentation du sujet au collège.

Ce modèle correspond peu ou prou à ce qui existe dans les autorités indépendantes à l'étranger. Dans l'hypothèse où la réforme présentée irait à son terme, ce modèle serait à définir, à préciser, à consolider, mais il existerait toujours une séparation entre l'amont et l'aval de la prise de décision. Ceci est important en termes de responsabilité.

Je souhaiterais intervenir à présent sur le sujet de la transparence et de la relation avec le public. Comme ceci a été très bien dit par le président de l'ANCCLI, l'ASN et l'IRSN travaillent déjà ensemble dans toutes les relations avec le réseau des CLI, avec l'ANCCLI, avec le Haut comité et les diverses parties prenantes. Je reçois moi-même régulièrement les organisations non-gouvernementales (ONG). Il n'y a pas d'un côté une entité ouverte vers la société, en relation avec les parties prenantes, et de l'autre une structure qui le serait moins. Les choses ne fonctionnent pas ainsi dans la réalité. Diverses innovations ont été réalisées ces dernières années en termes de participation et d'association du public au processus d'instruction et de décision. Je pense notamment aux quatrièmes visites décennales, auxquelles il n'est réglementairement pas nécessaire d'associer le public : avec le Haut comité, nous les avons néanmoins ouvertes au public, en lien avec les CLI. Nous proposons des webinaires. De nombreuses initiatives sont ainsi mises en oeuvre. Dans la nouvelle structure, tout ceci serait maintenu, voire consolidé. Il n'y a aucune raison que la relation avec la société civile et le travail de dialogue technique disparaissent.

Permettez-moi de revenir sur le processus pour indiquer que d'autres experts, que nous n'avons pas cités, sont aujourd'hui consultés avant la prise de décision : il s'agit des groupes permanents d'experts, qui réunissent des experts extérieurs, des représentants scientifiques du monde de la recherche, d'anciens exploitants, etc. Sur les sujets les plus sensibles, un groupe permanent d'experts est sollicité à l'issue de l'instruction pour donner un avis, rendu public avant même que la décision soit prise. Ainsi, lorsque l'ASN a pris la décision, lourde de conséquences, de demander à EDF de réparer les soudures de traversée d'enceinte de l'EPR, un travail d'expertise avait été conduit en amont, dans lequel la direction des équipements sous pression de l'ASN avait joué un rôle majeur, en étroite relation avec l'IRSN. Une présentation avait été faite au groupe permanent d'experts extérieur, dont l'avis, rendu public, indiquait en résumé que la situation était telle que la clause d'exclusion de rupture, élément fondamental permettant de justifier que l'on accepte la conception faite par EDF, ne pouvait être maintenue, compte tenu des défaillances découvertes. La sollicitation d'un avis extérieur rendu public - ceci est important en termes de transparence - perdurera.

Je pense qu'il faut veiller à ne pas être trop schématique, à ne pas considérer que l'instruction et la décision sont totalement étanches l'une de l'autre, que les instances ne communiquent pas, ne sont pas en contact avec les exploitants, ne sollicitent pas d'avis extérieur. Ce n'est pas le cas.

En termes de transparence, je rappelle que nous publions toutes les lettres de suites d'inspection. Nous effectuons déjà de nombreux actes de transparence, qui seront maintenus. Ceci pourrait d'ailleurs figurer dans la loi, sachant que ces pratiques ne résultent aujourd'hui d'aucune décision réglementaire ou législative.

Je pense que si le processus se poursuit - ce que je crois important -, il y aura des choses à inventer, mais que les meilleures pratiques seront conservées.

Je termine en évoquant les avantages qu'il y aurait, de mon point de vue, à la mise en place d'une telle organisation. J'attache tout d'abord énormément d'importance à la capacité globale à appuyer le Gouvernement en situation d'urgence. Le système actuel est fractionné. L'expertise de l'IRSN en matière de gestion des situations de crise et d'outils de prévision est mondialement reconnue. L'ASN dispose également, bien évidemment, d'un centre de crise. En situation de crise aujourd'hui, le système prévoit que l'IRSN établisse, au vu des informations dont il dispose et du dialogue avec l'exploitant, un diagnostic de la situation et se projette sur les événements qui pourraient survenir par la suite. Le résultat de cette expertise est transmis à l'ASN, qui est en contact avec le Gouvernement pour proposer des recommandations en matière de gestion de crise. Or, ce système n'est pas réaliste : en cas de crise, il faut aller plus vite, que les équipes soient totalement intégrées. Le fait d'avoir un système nouveau permettrait d'adopter une approche mieux intégrée de la gestion de telles situations.

Jean-Christophe Niel. - Je rappelle que la mission, pour ne pas dire l'obsession des personnels de l'IRSN, est la sûreté nucléaire et la radioprotection. La lettre de mission prévoit que, dans le processus futur, leurs conditions de travail et de rémunération soient maintenues. En tant que dirigeant de l'établissement, ce sera évidemment l'une de mes préoccupations majeures. Ceci est essentiel pour les personnes, qui n'ont pas à être maltraitées, mais plus fondamentalement encore pour le maintien des compétences, qui suppose de rester attractif pour fidéliser les personnels.

M. Bernard Salha. - Je souhaite répondre à la question de M. le député Leseul sur la durée de vie du parc nucléaire en indiquant que le processus d'évaluation de la durée de vie des réacteurs reste inchangé, avec des réévaluations et des décisions tous les dix ans.

Serait-il possible d'amener des réacteurs jusqu'à 80 ans ? Cette question s'est posée sur la base de retours d'expérience à l'international. Comme vous le savez sans doute, nos collègues américains ont un parc nucléaire plus âgé que le nôtre d'une dizaine d'années environ. Or, plusieurs réacteurs y ont d'ores et déjà obtenu une licence d'exploitation allant jusqu'à 80 ans. Nous nous demandons si cette procédure serait applicable chez nous. Ceci nécessite une instruction technique détaillée, sophistiquée, longue, de façon à examiner d'un point de vue technique et scientifique chacun des composants sensibles de ces réacteurs, à effectuer un diagnostic technique et à permettre à l'Autorité de sûreté de prendre une décision finale sur la possibilité de prolonger la durée de vie des réacteurs jusqu'à 80 ans. Il nous faut anticiper ce processus d'analyse. C'est la raison pour laquelle nous étudions dès à présent cette démarche de très près.

Mme Delphine Batho, députée. - Merci, M. le président et M. le premier vice-président, de m'accueillir dans cette réunion de l'OPECST.

Je crois qu'il n'y a pas de hasard à ce que plusieurs ministres, le Parlement, la Cour des comptes, le Haut comité à la transparence et l'ANCCLI aient refusé à plusieurs reprises de s'engager sur la voie de cette réforme. S'y ajoute le fait que l'on ne réforme pas à la hussarde la sûreté nucléaire par un cavalier législatif. Ceci est totalement contraire à l'intérêt national et à l'intérêt de la sûreté.

Je cherche à comprendre précisément le schéma de cette réforme. Or, en vous écoutant les uns et les autres, j'ai le sentiment qu'il existe un concept, une idée, mais que rien n'est établi quant à la manière dont le dispositif fonctionnerait.

Que vous inspire par ailleurs, en particulier du point de vue de l'Autorité de sûreté nucléaire, le fait que les opérateurs contrôlés mettent en avant le fait que cette réforme pourrait contribuer à une « simplification des procédures », pour reprendre des propos tenus voici quelques instants ?

N'y a-t-il pas un risque, pour la sûreté elle-même et pour la confiance portée en elle, à briser le consensus politique qui s'est produit chaque fois qu'il a été question pour l'Assemblée nationale et le Sénat d'adopter des lois relatives à la sûreté nucléaire ? Autrement dit, le fait de glisser cette réforme par amendement dans une loi dont le titre est Accélération de la relance du nucléaire n'est-il pas le pire cadeau empoisonné pour la confiance placée dans la sûreté nucléaire en France ?

M. Philippe Bolo, député. - Je vous remercie toutes et tous pour votre présence et vos propos qui nous éclairent sur un sujet qui va nous occuper durant les semaines à venir.

Les objectifs et les missions de l'IRSN et de l'ASN sont parfaitement précisés dans la loi de 2006 relative à la transparence et à la sûreté nucléaire pour l'ASN et dans le décret du 10 mars 2016 pour l'IRSN. En résumé, l'IRSN est chargé d'une mission d'expertise et de recherche, tandis que l'ASN est consultée sur les projets de décisions administratives de nature réglementaire. Ce schéma permet de porter un certain nombre de valeurs, que vous avez citées et qu'il me semble particulièrement important de rappeler : indépendance et neutralité de l'expertise et de la recherche vis-à-vis de la décision, confiance dans la technologie nucléaire, garantie en termes d'excellence de la sûreté nucléaire française. Ce modèle est interrogé avec la réorganisation qui se profile, notamment du point de vue des compétences transversales construites sur le long terme et touchant, au-delà du nucléaire, aux domaines de l'environnement, de la santé, de la médecine, etc. Cette transversalité est extrêmement importante pour une approche globale des sujets liés au nucléaire et aux rayonnements ionisants, le risque étant de se trouver confronté à une perte de compétences potentiellement dramatique dans le secteur du nucléaire - comme nous avons pu le voir avec l'EPR et les soudures liées à la corrosion sous contrainte - et à un délitement des activités internationales de l'IRSN. Tout ceci va à l'inverse des valeurs créées et conduit à une perte de confiance.

Au regard de ces éléments, je m'interroge sur les raisons qui motivent cette réorganisation. Un premier signal faible était apparu lors de précédents projets de loi de finances (PLF), au motif d'économies. Or vous serez, je pense, d'accord avec moi pour considérer que réaliser des économies sur les sujets de la sûreté nucléaire et de la radioprotection n'est pas très pertinent. On nous avance également aujourd'hui une autre motivation, qui serait celle de la fluidité et de l'accélération des procédures. S'il s'agit vraiment de gagner en fluidité et d'accélérer les procédures, quelles seraient selon vous les verrous à lever pour y parvenir ?

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je constate que les questions posées par les parlementaires font écho à celles soulevées par les internautes, qui s'interrogent sur les mêmes éléments.

Mme Christine Arrighi, députée. - . Merci à toutes et tous. Vous comprendrez que j'aurais préféré, en tant qu'écologiste, ne pas participer à cette réunion, puisque nous ne sommes favorables ni au nucléaire civil, ni au nucléaire militaire, en raison à la fois des risques encourus et des déchets, dont on parle si peu.

Je suis venue avec les mêmes interrogations que Gérard Leseul et pensais trouver des réponses dans cette noble assemblée. En réalité, je n'en ai trouvé aucune et ne connais toujours pas les raisons de cette réforme. J'ai entendu au fil des exposés des intervenants indiquer qu'il ne leur appartenait pas d'émettre un avis sur la nouvelle organisation envisagée et qu'ils se mettraient en ordre de marche pour l'appliquer si elle était adoptée. D'autres ont souligné que le nouveau dispositif pouvait soulever des interrogations, sans toutefois préciser lesquelles. D'autres enfin ont expliqué qu'il n'existait pas sur cette question de littérature exprimant vis-à-vis du modèle actuel des critiques élaborées et officialisées, susceptibles de permettre la construction d'un nouveau modèle, d'une alternative fondée sur la critique du système précédent et sur un benchmark des organisations en vigueur à l'étranger. Je suis frappée de l'absence de réponses et de la précipitation avec laquelle les parlementaires seraient conduits, dans le cadre du projet de loi qui a été mentionné, à se positionner sur un nouveau modèle.

Je suis également surprise de la plaidoirie pro domo de l'ASN, parlant comme si la décision était déjà quasiment prise. Ceci est assez dérangeant pour la représentation nationale, dans la mesure où ceci crée le sentiment que tout est presque déjà fait, sans qu'aucune réponse n'ait été apportée aux questions soulevées.

Le seul argument avancé consiste à considérer que l'organisation actuelle ne serait ni pertinente, ni efficace en cas de situation de crise. Ceci signifie, par conséquent, que le modèle ne pourrait convenir qu'en dehors de toute situation de crise et ne fait que confirmer ce que nous pensons, à savoir que le nucléaire est une énergie devant être gérée avec l'idée d'une crise. Quelle crise envisagez-vous, qui nécessiterait une réforme rapprochant vos deux structures ? Nous avons plusieurs idées en la matière, parmi lesquelles le déficit d'eau, les difficultés rencontrées dans la construction d'un EPR ou encore, ultérieurement, le démantèlement d'une centrale nucléaire, dans la mesure où nous ne savons que faire des déchets.

Nous aimerions, sur tous ces points, être mieux éclairés que nous ne le sommes aujourd'hui.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Merci à tous les intervenants de nous consacrer du temps pour nous permettre d'être mieux éclairés sur ce sujet sensible.

Je tiens à préciser que le Sénat a examiné le projet de loi sur l'accélération de la relance du nucléaire sans l'amendement relatif à l'éventuelle fusion entre l'ASN et l'IRSN. Je trouve cette attitude très cavalière à l'égard du Sénat.

Je souhaite moi aussi mettre l'accent sur l'historique de la confiance construite vis-à-vis du nucléaire, qui percute aujourd'hui très concrètement le développement prévu de plusieurs réacteurs nucléaires. Je rappelle que le nucléaire est un sujet très particulier, comparable à aucun autre. Nous avons, me semble-t-il, en France un système de sûreté nucléaire à nul autre pareil et nous pouvons nous réjouir de ne pas avoir connu d'accident nucléaire majeur, alors même que nous sommes le pays le plus nucléarisé au monde. J'ai eu à plusieurs reprises, lors d'interventions au Sénat, l'occasion de remercier EDF et notre système de sûreté nucléaire de nous avoir évité de connaître ce à quoi d'autres pays ont été confrontés.

Pour moi, le système de sûreté nucléaire français a prouvé son efficacité. Nous bénéficions en outre d'une forme de transparence, avec notamment le lien essentiel établi par l'IRSN avec les citoyens. Je me demande, comme d'autres parlementaires, ce qui a failli au point que l'on décide de remettre en cause ce système de sûreté nucléaire. Est-il trop coûteux ? L'actualité du prolongement de la durée de vie des centrales conduit-elle à souhaiter aller plus vite et à être moins regardants ?

M. Doroszczuk, vous avez évoqué une approche mieux intégrée. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Maud Bregeon, députée. - Merci à toutes et tous de prendre le temps ce matin de venir répondre aux questions de l'OPECST. Je parlerai ici en tant que membre de cet Office, mais aussi en ma qualité de rapporteure du projet de loi pour l'accélération de la relance du nucléaire, qui va être examiné à l'Assemblée nationale dans les semaines à venir.

Je suis extrêmement attachée à cette industrie et fais, contrairement à ma collègue, plutôt partie des pronucléaires. Je suis en outre, comme tous les parlementaires ici présents, très sensible à la question de la sûreté nucléaire, avec laquelle je considère qu'il ne faut pas badiner. Aucun compromis n'est acceptable dans ce domaine.

En écoutant les interventions et en lisant la presse, on peut avoir le sentiment que les choses sont actées ; mais le Parlement est souverain et c'est aux députés et aux sénateurs et à eux seuls qu'il reviendra de valider ou pas l'inscription d'une telle modification dans le projet de loi. Ce projet vise à simplifier et accélérer les procédures. En tant que rapporteure, ma question est simple : en quoi le changement d'organisation pourrait-il, d'une manière ou d'une autre, dans les années à venir, permettre de rationaliser, d'accélérer et de simplifier les procédures, en lien avec la construction d'un éventuel futur programme EPR2 ?

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je remercie les uns et les autres, extérieurs au Parlement, du temps qu'ils nous consacrent aujourd'hui. Le nucléaire est leur métier, leur passion, et fait partie de leur histoire. Nous avons affaire à des gens sérieux. Je constate par ailleurs avec plaisir que les parlementaires le sont tout autant et je retrouve, au-delà des prises de position et des différentes convictions exprimées, le Parlement tel que je l'aime et le fréquente depuis quelque 45 ans.

Nous partageons tous la nécessité absolue de sûreté et je souscris totalement aux propos de mon excellente collègue Maud Bregeon sur le respect du Parlement et des procédures. Les ministres veulent toujours aller vite, mais il ne me semble jamais inutile, sur des sujets aussi importants, de prendre du temps pour échanger.

En avril 1975, alors que je n'étais pas encore député, mais déjà commissaire du gouvernement, j'ai assisté à un débat intéressant lors duquel le ministre de l'industrie, chargé de la mise en oeuvre du programme Messmer, répondait au Parlement en indiquant que la loi correspondait à la grande stratégie sur l'indépendance énergétique de la France, dont le nucléaire était un atout essentiel, et que la mise en oeuvre en revenait au gouvernement. Le Parlement a imposé - ce qui constitue une excellente mesure pour l'acceptation, par l'opinion française, du programme électronucléaire - le fait que les questions de sûreté sortent de la confidentialité, de l'entre soi et deviennent, via les lois de 2006 en particulier, des enjeux nationaux.

Ce qui me gêne avec l'objectif dual est qu'en réalité les parties prenantes sont beaucoup plus que deux et qu'il faut en assurer la coordination. L'idée d'un collège d'une part, mêlant compétence et sagesse, et d'une expertise d'autre part est formidable, à ceci près que les choses ne fonctionnent pas ainsi en pratique. Je souhaiterais, dans ce contexte, rendre hommage à EDF, qui exploite depuis un demi-siècle 58, puis 56 réacteurs, représentant des millions d'heures de fonctionnement : on ne peut imaginer que cette compétence soit extérieure au débat et que cet acteur de terrain, qui gère en permanence le fonctionnement des réacteurs, soit obligé de se taire pour laisser place à des sages ou à des experts dès lors qu'une difficulté survient ou qu'une autorisation doit être donnée. Aujourd'hui, il n'existe qu'un seul opérateur de ce type, mais il y en aura plusieurs à l'avenir. En effet, l'ouverture scientifique nous conduit à penser qu'émergeront d'autres acteurs nationaux, européens ou internationaux, ayant de l'expérience dans le domaine. On n'imagine pas que le collège des sages ne bénéficie pas de cette compétence acquise par l'expérience continue ou par des innovations et recherches extérieures. Pourquoi la France se priverait-elle de recherches menées à l'étranger, dans des pays aussi différents que la Russie ou les États-Unis ? Ce besoin d'information internationale interdit l'idée d'un système replié sur lui-même. Il convient de faire converger des informations qui doivent être opérationnelles et commander la décision, afin que la France ne soit pas isolée.

Je partage en outre totalement le point de vue de M. Delalonde, selon lequel l'opinion publique, les citoyens attentifs, sont, pour nombre d'entre eux, devenus compétents. J'observe, dans le cadre du débat relatif à Cigéo, que je suis depuis une trentaine d'années, que certaines questions ont été mises à l'ordre du jour uniquement parce que des citoyens passionnés et compétents ont interrogé des experts sur des éléments que ces derniers n'avaient pas vraiment envisagés. Le système, complètement ouvert, implique l'existence d'un lieu de fédération de toutes les informations. Aujourd'hui, en dehors des deux instances définies par la loi, les exploitants demandent qu'il soit également tenu compte de leur expertise, fruit de milliers d'heures de travail sur différents réacteurs et du retour d'expérience qui en résulte. Ceci signifie que l'Autorité de sûreté nucléaire doit être fédératrice de l'ensemble des informations utiles à la sécurité nucléaire.

Dans cette optique, il ne me semble pas complètement inopportun de réfléchir à ce qui va se passer dans un monde où le nucléaire sera plus dispersé et réparti qu'il ne l'est aujourd'hui, où il existera des interactions entre les uns et les autres. Si nous ne disposons pas d'un système fédérateur, alors il se trouvera toujours un expert pour dire que le collège doit, avant de se prononcer, attendre son expertise, elle-même tributaire d'une autre. Tout cela sera conflictuel, avec de surcroît l'arbitrage des réseaux sociaux. Comme je ne souhaite pas vivre cette situation, il ne m'apparaît pas complètement absurde de se poser la question de la fédération des informations et de la décision, non pour sanctionner ou glorifier les uns ou les autres, mais parce qu'il existe un monde d'informations complètement différent. Comme nous avons la volonté de décarboner et que le nucléaire reste selon moi le meilleur moyen d'y parvenir, il faut que nous disposions d'un outil ouvert sur ce monde. Le monde, tout comme le danger climatique, est unique et la décarbonation repose sur l'électricité non carbonée, dont les énergies renouvelables et le nucléaire sont pourvoyeurs.

M. Claude Birraux. - Je souhaiterais préciser mon propos. J'ai indiqué que la sûreté nucléaire se nourrissait de la confrontation des idées entre l'autorité de sûreté, l'appui technique qu'apporte l'IRSN et les exploitants. L'élément le plus dangereux réside selon moi dans la séparation de la recherche et de l'expertise. En effet, sans recherche, il n'est pas possible que la sûreté nucléaire puisse progresser. Je me souviens d'une conversation avec André-Claude Lacoste, qui me disait précisément ceci et indiquait que l'autorité de sûreté de l'époque, qui ne s'appelait pas encore l'ASN mais la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), avait pris dix ans auparavant des décisions qu'elle n'accepterait plus au regard des apports de la recherche. Couper la recherche de l'expertise me semble source de danger.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - De très nombreuses questions ont été posées sur notre plateforme dédiée, dont beaucoup reprises par les collègues parlementaires.

Parmi les aspects non évoqués, l'un concerne les exploitants et la notion de fluidité : il est demandé si les échanges permettraient, après réforme, d'être plus libres, notamment dans l'expertise intégrée au sein de l'autorité.

M. Bernard Doroszczuk. - Je tiens tout d'abord à lever une ambiguïté : je ne pense pas m'être placé délibérément dans la situation où la réforme proposée serait nécessairement adoptée. Il est tout à fait clair que le Parlement est souverain et devra décider à la fois du type de réforme à conduire et du calendrier. Je n'ai pas d'avis personnel sur le sujet et j'ai simplement essayé, en me projetant dans le schéma proposé, de répondre aux questions qui m'étaient posées sur les raisons d'être du projet de réforme et les évolutions qu'il induirait. Je voudrais m'excuser si mes propos ont été mal interprétés et réaffirmer évidemment la souveraineté totale du Parlement.

Où en est-on dans l'élaboration de premières idées de schéma ? Il a été question d'une lettre de mission, d'un calendrier serré. Je pense qu'il faut avoir en tête que l'idée de la ministre est, si j'ai bien compris, qu'un premier travail d'analyse soit conduit entre l'IRSN, le CEA et l'ASN afin d'identifier, si l'orientation envisagée était confirmée, les premières étapes à franchir et les propositions que ces instances pourraient formuler à cette fin. Il ne nous a pas été demandé de formuler de propositions relativement à l'achèvement du processus de réflexion, de dialogue, de concertation qui doit s'instaurer si cette orientation était confirmée. Nous avons seulement été sollicités pour suggérer une méthode de travail visant à parvenir à des propositions. Cette méthode est fondée sur une écoute et une prise en compte des avis exprimés dans différentes enceintes, par les parlementaires, les administrateurs de l'IRSN, etc. Tous ces éléments doivent être pris en compte pour élaborer une méthode de travail permettant de déboucher, le moment venu, sur des propositions concrètes. Il n'existe pas de schéma préétabli. Les contours ne sont pas figés. J'entends par exemple souvent évoquer la question de la recherche, imbriquée avec l'expertise et nécessaire pour que l'autorité de sûreté puisse exercer sa mission. Ce sujet est ouvert. Aucune décision n'a été prise dans ce domaine et il nous est demandé d'expertiser cette question, en regardant les synergies susceptibles d'exister entre les différents acteurs.

En résumé, la lettre de mission concerne les premières propositions, notamment législatives, si le Gouvernement décidait d'aller dans ce sens, et une méthode de travail permettant de prendre connaissance de l'ensemble des avis et problématiques et d'avancer sur un projet d'organisation qui viendrait dans un deuxième temps, si le Parlement votait la loi. L'acte fondateur de toute évolution éventuelle est la loi.

Je souhaiterais revenir par ailleurs sur la question de l'accélération et de la simplification des procédures, mentionnée à plusieurs reprises, pour signaler que nous menons ce travail en permanence. Nous n'avons pas attendu la survenue d'une éventuelle réforme pour nous interroger sur la question de la réduction de la complexité des procédures. Il s'agit d'une préoccupation que l'ASN partage avec l'IRSN et les exploitants. Des décisions prises par le passé - je pense notamment aux obligations faites dans le cadre des réexamens de sûreté - ont à l'évidence amélioré la sûreté, avec la mise en place de dispositifs supplémentaires, mais peut-être également complexifié la conduite opérationnelle des installations. Nous nous posons dès aujourd'hui la question et sommes tous en phase sur ce point : il faut veiller, dans les étapes futures de réexamen, à regarder de façon plus approfondie les facteurs organisationnels et humains qui peuvent être des sources de risque lorsque, au motif réel d'améliorer la sûreté, on complexifie peut-être la conduite. Il s'agit d'un vrai sujet, sur lequel nous travaillons en permanence, car nous considérons qu'un système trop complexe présente des risques. Ce questionnement n'est pas lié à l'évolution de l'organisation qui pourrait être décidée.

En outre, le but n'est pas d'accélérer les procédures, mais de faire en sorte, si la décision était prise dans le cadre d'un rapprochement entre expertise et instruction, que le système soit plus efficient. Il est important de se poser la question face aux multiples projets et prises de position auxquels nous serons confrontés dans les années à venir, compte tenu des décisions qui seront prises ou produiront alors des effets.

J'en viens à la remarque de Gérard Longuet, dont je partage tout à fait les propos. Il s'agit de disposer d'un lieu fédérateur, permettant d'optimiser ce que nous faisons en relation avec les autres parties prenantes. Je suis assez sensible à l'idée selon laquelle il ne faut pas de système étanche ou fermé, mais un dialogue permanent entre les parties prenantes. Il ne faut pas penser que l'expertise ou l'instruction sont des étapes conduites en vase clos. Nous travaillons toujours en étroite relation avec l'ensemble de l'écosystème. Vous avez insisté sur la nécessaire confrontation des idées : ceci correspond très exactement à la manière dont nous fonctionnons. Lorsque nous prenons une décision, nous le faisons en collège et je puis vous dire que ceci n'aboutit pas toujours à la première tentative. Les membres du collège ne sont pas toujours d'accord les uns avec les autres et posent souvent, dans la mesure où ils n'ont pas été impliqués dans l'instruction, de nombreuses questions qui n'ont parfois pas été envisagées par les services, à charge pour ces derniers d'approfondir les aspects concernés, en lien éventuellement avec l'IRSN et les exploitants. Nous procédons de façon itérative, pour parvenir finalement à un consensus. La confrontation des idées est la règle. Je me souviens parfaitement de situations dans lesquelles nous avons demandé que les exploitants soient auditionnés dans le cadre du processus d'instruction. Ceci a concerné par exemple la poursuite d'exploitation des réacteurs au-delà de 50, voire 60 ans. Nous menons sur ce sujet un travail régulier. De la même manière, nous travaillons avec les exploitants nucléaires sur tous les sujets qui nous préoccupent aujourd'hui en matière de cycle du combustible, de risques de saturation, etc.

Être ouvert aux autres, faire se confronter les idées est une démarche qui existe et fonctionne.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - La France investit dans un SMR (Small modular reactor). NUWARD est un projet intéressant, qui n'aura toutefois aucun avenir commercial s'il n'est pas sécurisé au plan national et international. Nous avons besoin de disposer d'une autorité de sûreté capable d'aider nos industriels, qu'ils soient ensembliers ou équipementiers, à passer l'étape internationale. Dans le cas contraire, ceci reviendrait à se priver de possibilités intéressantes.

Mme Delphine Batho, députée. - J'aimerais comprendre le rapport. À ma connaissance, les coopérations internationales de l'ASN sont extrêmement nombreuses et sa crédibilité à l'échelle internationale est forte. Sauf erreur de ma part, il n'y a pas de problématique de crédibilité internationale de l'ASN ou de l'IRSN, ni d'incapacité, dans le modèle actuel, à certifier des réacteurs ou à apporter de l'expertise dans le cadre d'une revue par les pairs. Pouvez-vous revenir sur la question de la gestion de crise, afin que nous comprenions ce qui rendrait nécessaire une évolution du schéma actuel ?

M. Bernard Doroszczuk. - La gestion de crise n'est qu'un exemple parmi d'autres d'élément à améliorer. Le système actuel est séquencé, avec une analyse de la situation par l'IRSN en liaison avec l'exploitant et l'élaboration de prévisions envisageant différents scénarios et conséquences. Il est prévu ensuite que le résultat de ces études soit fourni à l'Autorité de sûreté nucléaire, qui a la responsabilité, de par la loi, de conseiller le Gouvernement sur les mesures à prendre. Les équipes concernées ont l'habitude de fonctionner ainsi et participent à des exercices de crise simulant de telles situations. On s'aperçoit toutefois que cette démarche introduit des interfaces qui ne seraient pas optimales dans le cadre d'une situation réelle. Une organisation avec une seule cellule de crise, une même entité responsable de la totalité de la mission, permettrait d'être plus efficace dans la mission d'appui au Gouvernement.

Permettez-moi de revenir sur la dimension internationale. Vous avez raison : l'ASN, tout comme l'IRSN, jouit d'une reconnaissance internationale extrêmement forte. Ceci résulte de l'action de nos prédécesseurs, depuis de nombreuses années. Chacun est reconnu dans son cercle de compétences et entretient des relations avec des autorités et experts étrangers. Nous sommes une équipe globale, qui présente l'avantage de bénéficier d'une expérience hors norme dans le monde nucléaire, liée au fait que le parc nucléaire français est standardisé, et a un grand nombre d'années d'expérience. Nous maîtrisons par ailleurs en France la totalité de la chaîne du combustible, à la fois amont et aval, et disposons d'une politique exemplaire en matière de planification sur la problématique des déchets. Il existe bien évidemment des questions, voire des controverses ; mais nous sommes en avance par rapport aux pays étrangers. Ceci a d'ailleurs été souligné lors de la convention commune à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), où nous avons présenté la politique française en matière de gestion des déchets et les bonnes pratiques de nos pairs liées à l'existence d'un système participatif. Bien souvent, il n'existe dans les autres pays aucune association de la société au débat. Nous n'avons absolument pas à rougir de ce que nous faisons. Nos pratiques sont largement reconnues à l'international.

Le réchauffement climatique et la réorientation mondiale des sources de production électrique d'origine fossile vers d'autres types de production vont vraisemblablement conduire une quarantaine de pays, qui ne sont pas nucléarisés, à s'ouvrir au nucléaire. Je pense que l'un des moyens de faire en sorte que le niveau de sûreté de ce futur nucléaire soit satisfaisant, dans des pays qui n'ont pas d'expérience en la matière et ne disposent généralement pas d'infrastructure de contrôle, est que nous puissions leur fournir une assistance, via des contrats de coopération. On peut tout à fait imaginer des mesures d'accompagnement, dans le cadre de la responsabilité qui est la nôtre. Il ne s'agit pas de faire la promotion à l'export du modèle français, mais d'aider des pays et des autorités qui, découvrant pour la première fois les installations nucléaires, pourraient bénéficier de notre expérience. Si la réforme était décidée, je pense que ceci constituerait un point positif.

M. Bernard Salha. - Je souhaite répondre aux questions relatives à la fluidité et à la notion d'instruction technique. Il faut que vous réalisiez le volume d'activité que les équipes d'EDF consacrent à l'exploitation des réacteurs et en particulier aux analyses de sûreté. Plusieurs milliers d'ingénieurs travaillent aujourd'hui sur ces dossiers. L'instruction menée, en lien avec l'autorité de sûreté, s'effectue dans le cadre d'un dialogue technique constant. Ce dialogue s'effectue en direct avec l'ASN dans le cadre des appareils sous pression : l'expertise technique est alors complètement embarquée dans les structures de l'autorité de sûreté dans sa forme actuelle, avec des échanges extrêmement pointus et une expertise de très haut niveau, des deux côtés. Les experts de l'ASN en matière de matériaux n'ont en effet rien à envier aux experts d'EDF et de l'industrie métallurgique française, voire internationale. Nous avons aussi avec les collègues de l'IRSN des échanges extrêmement spécialisés sur d'autres sujets de l'instruction de sûreté. Ainsi, la discussion implique trois acteurs, ce qui induit une forme de complexité.

Un point de rapprochement se fait jour, sur lequel j'aimerais insister, autour du groupe permanent d'experts, instance qui réunit des représentants de l'ASN, de l'IRSN, de la société civile et des anciens de l'industrie, y compris d'anciens exploitants. Cette entité permet d'avoir de réels débats et de mettre sur la table au niveau des experts, si sophistiquées que soient les questions soulevées, un vrai dialogue technique.

Nous sommes vraiment très attachés à ce que, quelle que soit l'organisation à venir, ce dialogue se poursuive et soit même mieux ordonnancé en termes de nomination des experts qui y participent, sous la direction et le pilotage de l'autorité de sûreté, et au niveau des dossiers susceptibles d'y être présentés.

Qu'entend-on par fluidité ? S'agit-il d'une simplification ? La fluidité consiste à faciliter ce dialogue, mais aussi à être en capacité d'utiliser les meilleures techniques disponibles exploitables. Nous avons fait progresser la sûreté de nos réacteurs au fil du temps. La démarche conduite aujourd'hui avec les quatrièmes visites décennales de nos réacteurs de 900 mégawatts consiste finalement à les amener quasiment au même niveau de sûreté que les réacteurs EPR. Il s'agit d'un vrai défi, qui nous a conduits, en tant qu'exploitant, à prendre en compte des innovations technologiques que nous avons intégrées directement dans les réacteurs. Ceci mérite selon moi d'être souligné.

Le temps de la recherche et celui de l'exploitation ne sont pas les mêmes. La recherche évolue sans cesse et ne doit pas être bridée. Lorsque nous effectuons une modification sur l'un de nos réacteurs, il faut plus de dix ans avant qu'elle touche l'entièreté d'un palier. Vous imaginez bien qu'il n'est pas possible à la recherche de s'adapter à cette vitesse de déploiement. Il faut par conséquent que l'ASN, quelle que soit l'organisation retenue, ait la maîtrise d'ouvrage de cette recherche, c'est-à-dire qu'elle en assure le pilotage, puisse définir les enjeux, décider des moyens et des acteurs qu'elle sollicite, qu'ils soient internes ou externes. N'ayons pas la prétention de penser que d'autres acteurs internationaux seraient moins compétents que nous en termes de recherche et qu'il ne serait pas intéressant de faire appel à eux. De nombreuses autorités de sûreté étrangères font appel à d'autres acteurs, y compris en dehors de leur territoire national. Je pense très important que ce processus puisse être mis en oeuvre, pour une meilleure sûreté de nos réacteurs.

Jean-Christophe Niel. - Je souhaite tout d'abord rappeler que le système dual fonctionne aujourd'hui. Bernard Doroszszuk pourra, je pense, le confirmer.

Je souhaite m'arrêter quelques instants sur le concept de « technical safety organisations » (TSO), c'est-à-dire les IRSN. Les conventions internationales indiquent qu'il doit exister une autorité de sûreté dans chaque pays disposant d'installations nucléaires et elles insistent par ailleurs sur le besoin d'expertise technique. On observe une grande variété de modèles quant à la manière dont cette expertise technique apporte son appui à l'autorité de sûreté. Un document de l'AIEA répertorie cela, ainsi que les obligations des TSO dans leur organisation. Il existe ainsi, à côté du système français avec l'ASN et l'IRSN, le modèle de type NRC, que l'on présente comme intégré, mais dont 15 % de l'appui technique qui lui est apporté, notamment sur des sujets très pointus, est effectué dans les laboratoires nationaux. Il importe d'aller au-delà du rattachement organisationnel et de s'interroger sur l'ensemble du système. Ainsi, dans les systèmes japonais ou américain, les réunions du collège sont publiques. La controverse s'effectue publiquement. Il faut donc prendre l'ensemble du dispositif en considération.

Nous voyons, en outre, combien ces sujets sont complexes et résistent mal à la simplification. Je rappelle que l'IRSN est évidemment tout à fait disponible pour dialoguer avec la représentation nationale et approfondir les sujets qui le mériteraient, comme la gestion des situations de crise ou la fabrique de la décision, qui suppose de nombreuses interactions avec les opérateurs, mais aussi avec d'autres acteurs, dont la société civile ou la représentation nationale.

M. François Jacq. - Je me permets, de par ma profession, de réagir sur les commentaires relatifs à la recherche et de préciser quelques éléments à ce propos.

Une remarque a été faite sur la question des conflits d'intérêts. Je pense qu'il faut que nous ayons pleinement conscience de la situation actuelle. Aujourd'hui, faire de la recherche suppose d'acquérir des données, de faire des manipulations, des expériences, d'avoir des outils expérimentaux. L'IRSN procède à ce genre de choses, grâce à des instruments comme le réacteur Cabri, implanté au centre CEA de Cadarache et qui, dans la mesure où l'on refuse qu'une entité impliquée dans la sûreté puisse s'auto-évaluer, n'est pas opéré par l'IRSN, mais par le CEA. Autrement dit, le CEA opère aujourd'hui une installation expérimentale qui rend des services à l'IRSN. Concrètement, cette installation a connu des problèmes techniques et l'expertise des réparations a été conduite par un expert étranger, belge en l'occurrence. J'avoue avoir été choqué d'entendre dire que sous prétexte qu'une installation relevait du CEA, alors il se passait potentiellement n'importe quoi.

Je dois vous dire, par ailleurs, que je ne suis pas sûr de savoir ce qu'est la recherche en sûreté. Je connais la recherche, la science, la physique, la chimie, etc. Je sais que lorsqu'il s'agit de voir si la cuve d'un réacteur va résister, alors il faut étudier le comportement de l'acier. Je pense que l'acquisition du savoir fondamental, qui se fait dans les règles de la science, dans l'ouverture complète, est de la recherche : elle s'effectue dans les universités, au CEA, au CNRS. Nous travaillons ensemble pour la produire. Il ne faudrait pas penser qu'une recherche effectuée dans l'isolement permettrait la progression, tandis qu'une autre ne servirait à rien. Les recherches conduites par les collègues ici présents n'existeraient pas sans les universités, le CEA et le CNRS. Nous avons évoqué précédemment les codes de calcul : or, la compétence principale qui les a développés se trouve au CEA. De même, les compétences relatives aux phénomènes physico-chimiques se situent dans les universités, au CNRS, etc. Je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur la question de la recherche. Il existe une recherche active, vigoureuse et internationale. Les progrès accomplis ne l'ont pas été parce que l'on a effectué de la recherche en sûreté, mais parce que l'on a fait de la science. Mon intervention est en fait un plaidoyer pour la science.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Vos propos, M. Jacq, nous permettent de replacer l'enjeu de la science au sein des questions de sûreté nucléaire et nous invitent à considérer qu'elles ne sont pas un champ en elles-mêmes, mais que l'ensemble des champs disciplinaires contribuent à un niveau de qualité de sûreté nucléaire le plus fort possible.

Je remercie l'ensemble des intervenants et des parlementaires qui se sont mobilisés ce matin pour participer à ces débats, dans un calendrier qui, avec les discussions actuelles sur la réforme des retraites, est loin d'être simple à gérer.

Je vous informe que nous rendrons nos conclusions sur ce travail d'ici une dizaine de jours, afin de pouvoir éclairer le Parlement dans son ensemble sur ces enjeux, qui vont très rapidement nous occuper au sein des commissions et dans l'hémicycle, où nous aurons la possibilité de poursuivre nos échanges.

Merci à tous. Je lève la séance.

La réunion est close à 13 h 00.