Mercredi 15 mars 2023

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Scolarisation des élèves allophones - Audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes de MM. Nacer Meddah, président de la 3ème chambre de la Cour des comptes, Daniel Auverlot, recteur de l'académie de Créteil, et Mme Rachel-Marie Pradeilles-Duval, cheffe du service de l'instruction publique et de l'action pédagogique à la direction générale de l'enseignement scolaire

M. Claude Raynal, président. - Nous procédons à une audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes réalisée à la demande de notre commission, en application de l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), sur la scolarisation des élèves allophones.

La scolarisation rapide et massive de jeunes Ukrainiens au printemps 2022 a été considérée comme un succès. Mais elle a aussi souligné certaines fragilités du dispositif d'accueil des élèves allophones, c'est-à-dire dont la langue maternelle n'est pas le français. Or la plus complète analyse sur ce sujet remontait à près de 15 ans, dans un contexte de croissance continue du nombre d'élèves allophones scolarisés en France. Il manquait donc une étude consolidée. C'est la raison pour laquelle la commission des finances a commandé à la Cour des comptes une enquête sur le sujet.

Nous recevons M. Nacer Meddah, président de la troisième chambre de la Cour des comptes, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête. Pour nous éclairer sur le sujet et répondre aux observations de la Cour, sont également présents Mme Rachel-Marie Pradeilles-Duval, cheffe du service de l'instruction publique et de l'action pédagogique à la direction générale de l'enseignement scolaire et M. Daniel Auverlot, recteur de Créteil.

M. Nacer Meddah, président de la troisième chambre de la Cour des comptes. - J'ai le plaisir de venir présenter devant vous le rapport de la Cour sur la scolarisation des élèves allophones. Ce document vous a été transmis dans le cadre de la demande d'enquête de la part du président de la commission des finances du Sénat, en application de l'article 58-2° de la loi organique du 1er août 2001. Les contours de cette enquête ont été précisés dans la lettre de cadrage que le Premier Président vous a adressée le 20 avril 2022.

L'enjeu d'intégration de ces jeunes est en effet majeur, pour éviter qu'ils ne soient pénalisés par rapport aux enfants de même génération. Ce sujet bénéficie aujourd'hui d'une actualité particulière compte tenu de la présence sur le territoire de nombreux jeunes réfugiés ukrainiens. L'enquête n'a pas eu pour objet de traiter de l'ensemble des élèves ne parlant pas ou mal français à l'entrée en maternelle ou au cours de la scolarité, mais bien de se concentrer, conformément à la définition reconnue sur le plan international et par le ministère de l'Éducation nationale, sur les « élèves allophones nouvellement arrivés sur le territoire - EANA » c'est-à-dire nouvellement arrivés en France et dont la langue maternelle n'est pas le français. Un jeune est considéré comme EANA quand, arrivant sur le territoire, il a des besoins éducatifs particuliers dans l'apprentissage du français, mis en évidence par un test de positionnement.

Au cours de l'année scolaire 2020-2021 (dernier chiffre connu), 64 564 EANA ont été scolarisés en école élémentaire, en collège ou en lycée. Leur nombre a très probablement diminué jusqu'en mars 2022 du fait de la crise sanitaire, puis a augmenté depuis cette date compte tenu des enfants réfugiés ukrainiens scolarisés. 23 % des EANA n'ont pas été scolarisés antérieurement, ou très peu, dans leur pays d'origine.

L'obligation d'instruction s'applique désormais dans notre pays pour les jeunes de 3 à 16 ans, et une obligation de formation existe de 16 à 18 ans, pouvant passer par un emploi, un stage ou un apprentissage. Elle est applicable pour tous ceux qui, quel que soit leur statut ou leur nationalité, sont présents en France. Elle s'applique donc aux EANA arrivant sur le territoire et dont la langue maternelle n'est pas le français. Cette question est particulièrement sensible outre-mer en Guyane et à Mayotte, compte tenu de la démographie et des flux migratoires dans ces régions, dans un contexte d'existence de plusieurs langues maternelles autres que le français.

Pour donner à ces élèves les mêmes chances de réussite que les autres, il est nécessaire de prévoir un soutien linguistique, en tout cas dans une phase initiale. L'objectif est, dans la logique de l'école inclusive, qu'ils s'insèrent progressivement et le plus rapidement possible dans un cursus ordinaire.

Les EANA, tout en étant inscrits dans une classe ordinaire, effectuent ainsi leur début de scolarité dans une unité spécifique, les unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés (UPE2A), pour un maximum d'un an ou de deux ans s'ils sont non scolarisés antérieurement. Ils en sortent de manière progressive au fur et à mesure notamment de leurs progrès en langue française. Le coût de ce dispositif spécifique est d'environ 180 millions d'euros, en supplément de celui d'un élève en classe ordinaire.

L'enquête de la Cour, qui a comporté de nombreuses visites de terrain dans les rectorats et un parangonnage international en Allemagne et en Italie, a montré que le système en place avait des mérites, mais qu'il souffrait de plusieurs difficultés.

En 2020-2021, 91 % des EANA ont bénéficié d'un accompagnement linguistique, dont 62 % en UPE2A ordinaire, 8 % en UPE2A pour les non scolarisés antérieurement, 19 % inclus en cursus ordinaire avec un soutien linguistique et 2 % soutenus par un autre dispositif. La baisse du nombre d'EANA pendant la crise sanitaire n'a pas entraîné de diminution du nombre d'UPE2A dans cette même période, ce qui a contribué à une insertion rapide des réfugiés ukrainiens dans le dispositif.

Le système parvient souvent à une bonne personnalisation des parcours lors de la première année, ce qui est indispensable compte tenu de profils très hétérogènes. Comme le montre la situation des élèves réfugiés ukrainiens, la problématique est par exemple très différente pour des EANA normalement scolarisés avant leur arrivée en France et pour ceux qui n'ont pas été scolarisés antérieurement. Il est de ce point de vue regrettable que les données statistiques sur leur nombre et les délais d'affectation soient produites de manière imparfaite et irrégulière.

Une première difficulté réside dans l'adaptation de l'offre aux besoins. Jusqu'en 2020, les délais d'affectation dans une classe se sont allongés notamment dans les zones les plus concernées par les flux migratoires. Le plus préoccupant est le nombre non marginal d'élèves non scolarisés dans le secondaire au bout d'un long délai : au bout de six mois, 3,7 % des EANA de collège et 6,8 % des élèves de lycée ne sont pas scolarisés. Il est difficile de mettre en place des dispositifs UPE2A en primaire dans les territoires ruraux à habitat dispersé. Après l'UPE2A, le soutien linguistique n'est plus effectué dans le primaire, si ce n'est dans le cadre du fonctionnement de la classe ordinaire. Ceci contraste avec ce qui existe dans plusieurs autres pays, où un soutien linguistique spécifique s'étend sur plusieurs années.

Deuxième difficulté, la formation très insuffisante des enseignants. Une étude récente de l'OCDE donne des résultats très préoccupants. 8 % des enseignants de notre pays se sentent « bien préparés » ou « très bien préparés » pour enseigner en milieu multiculturel ou plurilingue, contre 26 % en moyenne dans l'ensemble de l'OCDE. Le nombre de jours de formation continue consacré à ce sujet est en 2020-2021 de 0,26 % du total des formations dans le primaire et de 2,2 % dans le secondaire, soit un chiffre nettement inférieur à la proportion du nombre d'élèves allophones. Même si aucune donnée nationale n'existe en ce domaine, de nombreux enseignants en UPE2A ne disposent pas d'une certification « français langue seconde » (FLS).

Plusieurs actions ont été entreprises pour l'accompagnement des enseignants. Les centres académiques pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (Casnav) animent ces initiatives. Leur mise en réseau est cependant perfectible.

Troisième difficulté, les carences de l'évaluation. Le diplôme d'étude en langue française (DELF) valide des compétences en langue de communication orale et écrite. Les EANA peuvent passer cet examen gratuitement les deux premières années de leur arrivée en France. Mais son passage est facultatif et ne constitue donc pas un indicateur systématique de l'avancée dans l'apprentissage de la langue. Ceci permettrait pourtant une objectivation de l'apport du dispositif, débouchant ensuite sur un soutien pédagogique plus précis. Il inciterait à construire des compétences de français dans différentes disciplines scolaires, et donc à une prise en compte du FLS par d'autres enseignants que ceux de français.

Comme dans les pays européens visités, les données d'évaluation sont très parcellaires et parfois anciennes. C'est d'autant plus dommageable que les difficultés initiales de ces jeunes peuvent expliquer en partie le nombre d'élèves se retrouvant au bout du compte en situation d'échec scolaire. Il n'existe pas en particulier d'étude de suivi de cohorte des EANA à partir de la date de leur premier test de positionnement.

La question des élèves allophones de plus de 16 ans et de moins de 6 ans mérite enfin d'être posée. S'agissant des EANA de plus de 16 ans, l'écart important entre leur nombre et celui des mineurs non accompagnés pris en charge par les conseils départementaux laisse penser qu'une bonne partie de ces derniers ne bénéficie d'aucune formation. De nombreux facteurs extérieurs à l'éducation nationale expliquent cette situation, mais le dispositif du ministère peut y contribuer. Il souffre en effet d'un manque d'orientation nationale, la circulaire de 2012 étant très floue sur le sujet. Aucun texte n'a depuis précisé la politique à mener en la matière. Les rectorats sont amenés de ce fait à prendre des initiatives pour tenter de répondre aux besoins, mais sans vision systématique et cohérente. Les dispositifs sont récents, insuffisants, et souvent peu inclusifs. Il n'y a aucun plafond du nombre maximal d'élèves dans les UPE2A dans les lycées. Ces structures sont le plus souvent insérées dans les lycées professionnels, ce qui pose le problème de l'inclusion. Certaines sont de fait en réalité « fermées », c'est-à-dire sans inclusion en cours d'année ni cours commun avec des classes ordinaires à l'exception de l'éducation physique et sportive (EPS).

Pour les EANA de moins de 6 ans, le ministère n'envisage pas pour le moment de dispositif spécifique pour cette catégorie. Il considère que l'entrée dans la langue de l'école est une problématique commune à tous les élèves de maternelle. Pourtant, la question mérite d'être posée compte tenu de ce qui peut se pratiquer dans d'autres pays.

Le rapport aborde enfin la mobilisation du ministère pour l'accueil des jeunes réfugiés ukrainiens. 17 677 jeunes élèves ukrainiens ont été accueillis au 24 mai 2022 dans les écoles, collèges, lycées français. Ces chiffres sont inférieurs à ceux de l'Allemagne (100 000 enfants) et l'Italie (27 000). 57 % des élèves ukrainiens sont scolarisés à l'école primaire, 33 % au collège et 10 % au lycée. Il a été établi dans certains rectorats une « fast track » pour l'inscription : le jeune peut s'inscrire dans un établissement scolaire le plus proche de son hébergement sans passer par les préfectures et avant même tout test linguistique. Le délai entre la première prise de contact et l'inscription en établissement scolaire a pu ainsi s'établir à deux ou trois semaines.

Le soutien linguistique est principalement passé par des enseignants itinérants rémunérés en heures supplémentaires. Il a été accepté que les élèves suivent des cours sur la plate-forme du ministère ukrainien de l'éducation, mais au sein de l'établissement scolaire et dans la mesure du possible en dehors des cours. Cela a pu nécessiter des adaptations ponctuelles d'emploi du temps. Au 12 mai 2022, 97 enseignants réfugiés ukrainiens étaient recrutés ou en cours de recrutement. Ils sont majoritairement francophones et enseignants en Ukraine dans diverses disciplines.

Les recommandations que nous faisons et que vous retrouverez au début du rapport répondent à ce diagnostic, notamment la fixation d'un objectif de délai maximal pour l'accès à l'éducation d'un EANA et l'entrée dans le dispositif ; la mise en oeuvre dans le primaire d'un soutien spécifique pour les EANA au-delà de la première ou des deux premières années de présence sur le territoire ; la généralisation de la certification FLS pour les enseignants en UPE2A ou l'évaluation systématique du niveau en français des EANA à la sortie des UPE2A.

M. Gérard Longuet, rapporteur spécial. - Je voudrais remercier nos invités pour leur travail très approfondi sur le sujet difficile de l'évolution assez spectaculaire et différenciée de l'accueil des élèves allophones nouvellement arrivés.

Ce rapport va sans doute susciter des réactions de la part du ministère de l'Éducation nationale ainsi que des retours du terrain de la part du recteur de l'académie de Créteil, qui viendront éclairer les travaux de notre commission.

Le nombre d'élèves allophones est conséquent et en évolution rapide. On dénombre aujourd'hui 85 000 EANA, dont environ 20 000 Ukrainiens. Il s'agit donc d'un véritable défi quantitatif.

La répartition de ces élèves entre les rectorats est toutefois très contrastée. En effet, les situations de Mayotte et de la Guyane diffèrent largement de celles des rectorats métropolitains, avec un taux de 2 % de nouveaux arrivants, pour une moyenne métropolitaine de l'ordre d'à peine 0,5 %.

Par ailleurs, les différences par rectorat en France métropolitaine sont aussi significatives. Elles sont inversement proportionnelles au dynamisme démographique des régions. Les régions les plus dynamiques, comme celles de l'Ouest français, sont également celles qui sont les moins concernées par l'accueil d'EANA.

À ce titre, l'idée de cohorte permet en effet de mieux comprendre pourquoi une région en particulier est bénéficiaire de nouveaux arrivants de façon significativement supérieure, proportionnellement à une autre région. La première explication est liée à un phénomène de capillarité, dès lors que l'on va là où on a des parents, ce qui crée des effets cumulatifs. Si l'on part du principe que les besoins seront d'autant plus forts qu'il y a déjà une présence d'EANA, cela pourrait permettre de simplifier les prévisions d'accueil.

Il ressort du rapport de la Cour des comptes que la circulaire de 2012 qui constitue le cadre juridique actuel aurait besoin d'être actualisée, sur des questions liées d'abord et avant tout à la connaissance statistique et au suivi des élèves. Il est nécessaire d'être informé de la répartition des élèves allophones, de leur évolution démographique, mais aussi de leur niveau scolaire. Les Casnav ont des moyens différenciés, du fait de la pression démographique contrastée entre les rectorats. Dans les rectorats où la pression est forte, il y a toutefois un vrai besoin de suivi sur les arrivées et les performances des différents établissements.

En ce qui concerne plus précisément les moins de six ans et l'obligation de scolarisation dès trois ans, leur apprentissage est plus aisé car les jeunes enfants ont des facilités à acquérir un langage qui n'est pas le leur. En revanche, pour les plus de 16 ans, l'apprentissage est plus compliqué car il peut se mêler à un sentiment de déclassement. En effet, il est difficile d'exprimer toutes les nuances de sa pensée dans une langue qui n'est pas la sienne.

Concernant les mineurs non accompagnés, vous avez en face de vous de nombreux élus avec des responsabilités départementales, pour lesquels le statut de mineur non accompagné n'est qu'un statut administratif d'attente et ne correspond souvent pas à une réalité. Lorsque nous avons des mineurs qui peuvent accéder à des formations professionnelles par l'apprentissage, il semble que cela se passe très bien. Cela permet une perspective d'insertion plus rapide et bien identifiée. Pour les nouveaux arrivants qui ne sont pas mineurs non accompagnés, il n'y a pas nécessairement de réseau. Ils sont pris en charge par des familles qui jouent le jeu ou non. Dans la mesure où cette prise en charge repose sur le volontariat, l'amélioration du suivi statistique est très délicate.

S'agissant de la grande différence d'encadrement par rectorat, est-ce une différence issue de l'expression des besoins, ce qui est légitime ? ou bien est-ce une différence fortuite, liée à un plus grand nombre d'enseignants volontaires ?

Sur la formation professionnelle, notre commission souligne régulièrement la faiblesse de la formation continue, toutes catégories confondues. Gérer des jeunes qui n'ont pas eu de formation scolaire, ou dans une culture très différente, n'est pas une tâche aisée. Il est donc souhaitable qu'il y ait dans ce domaine plus de volontariat, mais aussi plus de certifications liées à de vraies formations.

Mme Rachel-Marie Pradeilles-Duval, cheffe du service de l'instruction publique et de l'action pédagogique. - L'accompagnement et le suivi des élèves allophones nouvellement arrivés est un sujet qui tient à coeur à la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO).Nous partageons les constats qui ont été portés par la Cour, avec laquelle nous avons longuement échangé, même si nous ne souscrivons pas entièrement à ses conclusions.

Je voudrais revenir sur certains points. Il y a une accentuation du regard porté sur les élèves allophones depuis quelques années. Cela est dû d'une part à l'arrivée des élèves d'origine ukrainienne l'année dernière et, d'autre part, aux vagues successives d'arrivées d'élèves allophones dont les parcours sont très hétérogènes.

Accompagner les élèves allophones est une mission institutionnelle qui demande un accompagnement quasi-individuel, compte tenu de la grande diversité des besoins.

Je voudrais aussi redire que le contexte a très largement évolué. La loi sur l'école de la confiance de 2019 prévoit une obligation d'instruction à 3 ans qui rend la circulaire de 2012 sur l'organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés presque archaïque. Cette loi prévoit également la mise en place d'une obligation de formation pour les 16-18 ans, qui est différente de ce qui existe dans le cadre de l'instruction, et qui permet une meilleure insertion professionnelle et sociale des jeunes les plus âgés dans notre pays.

L'ensemble de ces éléments amène à ce que l'on se réinterroge aujourd'hui sur ce qui peut être proposé. En particulier, le pilotage national du réseau des Casnav est un élément qui a été particulièrement sensible au printemps 2022.

L'arrivée des jeunes Ukrainiens nous a amené à renforcer le pilotage national du réseau des Casnav, désormais beaucoup plus sollicité par la DGESCO, car nous avons dû définir dans des temps très courts des modalités d'accueil et d'organisation, malgré une répartition territoriale très différente de ce à quoi nous étions habitués. L'académie de Nice a été particulièrement sollicitée, ce qui n'est pas le cas dans le cadre habituel de la scolarisation des élèves allophones.

Historiquement, l'accompagnement des élèves allophones était traité localement avec des indicateurs spécifiques qui n'étaient pas nécessairement consolidés en même temps et avec les mêmes critères. Le pilotage national est une façon de sensibiliser l'ensemble des académies sur la nécessité d'avoir un suivi et des indicateurs partagés, notamment d'un point de vue statistique, comme le souligne la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'Éducation nationale.

Le pilotage de l'accompagnement au niveau national nous permet d'identifier les évolutions nécessaires à l'accompagnement des élèves allophones dans le cadre historique classique des 6-16 ans, mais également de s'interroger sur les modalités de l'accompagnement des moins de 6 ans, dans le cadre de l'obligation d'instruction, et des plus de 16 ans, a minima dans le cadre de l'obligation de formation.

L'obligation d'instruction des enfants de moins de 6 ans et l'obligation de formation des jeunes de plus de 16 ans nous amènent à réinterroger la circulaire de 2012.

Plus largement, ce nouveau contexte nous oblige à nous réinterroger sur les modalités d'accueil des élèves ayant des besoins particuliers, dans une logique d'école inclusive.

En l'occurrence, les besoins liés au français en langue scolaire et en langue seconde, avec des nuances entre les deux, et la façon dont cet accompagnement se déploie sont cruciaux. Cet accompagnement initial renforcé a pour but de donner à ces jeunes une autonomie dans la suite de leurs parcours. Cet objectif est d'autant plus crucial pour les élèves allophones de 3 à 6 ans, dès lors que l'école maternelle est aussi l'école du langage.

Il est donc nécessaire de faire des efforts sur la formation continue des professeurs qui interviennent en maternelle, notamment sur l'apprentissage de la langue. Premièrement, les constellations du « plan Français » prévoient une obligation, pour les professeurs, d'avoir 30 heures minimum de formation continue sur l'apprentissage du français une fois tous les 6 ans.

Deuxièmement, pour tenir compte de l'expérience de l'arrivée des élèves ukrainiens en mars 2022, nous fluidifions certains dispositifs. Vous parliez des dispositifs fermés ou des dispositifs ouverts. Je rappelle que les UPE2A sont des unités dans lesquelles un élève n'est inscrit que pour certains cours, le reste de sa scolarité se déroulant en classe ordinaire.

Il s'agit d'un sas d'aller-retour entre une classe ordinaire - lycée ou collège - correspondant à son niveau scolaire et un refuge pour avoir un apprentissage particulier de la langue française. Avoir des unités sans mur et en réseau qui permettent, dans des territoires peu denses, d'offrir malgré tout un accompagnement adapté, fait partie des expériences qui ont été menées pour permettre l'accueil des Ukrainiens. Ce dispositif doit sans doute être renforcé, à la fois en s'appuyant sur des personnels qui ont été formés à l'apprentissage du français en langue seconde, mais également en allant au-delà de dispositifs qui peuvent être réducteurs en termes de capacités d'accompagnement.

Je vais conclure mon propos introductif avec la formation des professeurs. Nous travaillons sur le repérage des professeurs qui ont une formation, sans forcément disposer d'une certification en FLS, afin de valoriser ces compétences dans le cadre de la validation des acquis de l'expérience (VAE) et leur permettre d'acquérir une certification qui leur permettra d'être identifiables par les services des rectorats. Ces certifications sont valorisées au sein des Casnav quand les besoins se font sentir.

M. Daniel Auverlot, recteur de Créteil. - J'ai bien sûr été très intéressé par le rapport de la Cour des comptes et nous avons eu des échanges très riches. Je suis accompagné de monsieur Daniel Guillaume, responsable du Casnav qui oriente et scolarise dans notre académie de nombreux élèves.

M. Daniel Guillaume, responsable du Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (Casnav) de l'académie de Créteil. - Il compte entre 6 000 et 6 500 élèves pour l'académie de Créteil.

M. Daniel Auverlot. - Je souhaiterais rebondir sur huit points en parfaite complémentarité avec ce que vient d'exposer Mme Rachel-Marie Pradeilles-Duval et en vous livrant quelques observations de terrain.

Mon premier point est que l'apprentissage du français est d'autant plus facile qu'on a commencé jeune. Ainsi, en-dessous de six ans, je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'avoir des structures dédiées. Ce que j'observe dans les écoles maternelles de l'académie de Créteil, c'est que le bas-langage, le travail du professeur sur le vocabulaire et la compréhension ou encore la lecture répétée des contes font que les enfants progressent très vite. De plus, le jeu avec les autres enfants est un moment d'échange favorisant l'acquisition du langage.

La deuxième observation est celle de la question de la sortie de l'UPE2A. Les élèves sont dans de bonnes conditions au sein de cette structure, ils disposent d'un étayage en français et sont inclus de manière variable à l'intérieur des classes ordinaires. Mais la question se complique quand ils sortent de l'UPE2A et arrivent au collège puisqu'après y être restés deux ans, ils sont basculés en classe de 4e ou 3e alors qu'ils n'ont pas nécessairement le niveau en langue écrite de leurs camarades. La question est alors celle de la prise en compte par les professeurs de cette différence. On peut, en effet, avoir des élèves de très bonne volonté, mais qui étant évalués uniquement sur de l'écrit, et sans regard particulier, se retrouvent avec des notes très faibles, ce qui a des conséquences en termes de motivation et de perception d'eux même. Et comme l'affectation en lycée, en particulier professionnel est contingentée et repose sur les notes, ils peuvent subir une double peine. Des élèves qui n'ont pas tout à fait le niveau des autres, mais qui pour autant s'ils étaient dans leur langue d'origine pourraient très bien réussir en lycée professionnel, vont se retrouver dans une autre filière que celle demandée.

Le troisième point concerne la situation particulière des 16-18 ans, puisqu'il s'agit de jeunes qui ont besoin de s'insérer rapidement dans la vie active et de disposer d'un métier. Leur situation est plus compliquée car il est nécessaire de leur apprendre à la fois le français courant et un français de spécialité professionnelle, comme dans le bâtiment ou la restauration. Pour ces jeunes, l'apprentissage est notamment un vrai sujet sur lequel travailler.

Le quatrième point est que l'académie de Créteil n'est pas uniforme. Elle comprend deux départements très urbains avec un établissement scolaire tous les 400 mètres, et un département, la Seine-et-Marne, qui représente à lui seul la moitié de l'Île-de-France. Par conséquent, le traitement des élèves allophones n'est pas le même. Il y a dans le département de la Seine-et-Marne des élèves allophones isolés pour lesquels l'accompagnement, à moins de prendre de longs transports, ne peut pas se faire dans les UPE2A. Dans ce cas, nous passons par un accompagnement à partir d'heures supplémentaires effectuées par les enseignants. C'est peut-être une mission à étudier dans le cadre du « pacte » sur la revalorisation des rémunérations des enseignants.

Le cinquième point est celui de l'adéquation des besoins aux dispositifs existants, en particulier en collège. Si dans le premier degré, en cas d'afflux soudain d'élèves allophones, il est possible de mobiliser un titulaire sur zone de remplacement pour l'affecter sur une UPE2A nouvellement créée à cet effet, en collège, c'est en revanche plus compliqué. En effet, les structures sont fixées pour la rentrée au 1er septembre et il est donc impossible de savoir ce qui va se passer d'une année sur l'autre et en particulier s'il y aura une adéquation géographique entre l'arrivée d'allophones et l'emplacement de nos UPE2A

Le sixième point que je souhaite souligner est la spécificité du dossier ukrainien, avec, en particulier, des inscriptions qui ont été extrêmement rapides et des élèves qui maîtrisaient parfaitement les codes de l'école. Les autorités ukrainiennes avaient en parallèle exprimé, au-delà de l'apprentissage du français, le besoin de continuité pédagogique avec leurs programmes scolaires.

Le septième point est celui de la formation des enseignants, qui comprend deux types d'approche. Tous nos enseignants ont besoin d'être sensibilisés aux élèves à besoin éducatif particulier, sur ce point des formations existent dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) dans le cadre d'un module d'environ 25 heures. En parallèle, la maîtrise de l'enseignement en français langue seconde est particulièrement difficile. De plus, dans l'académie de Créteil, une part importante des enseignants souhaite chaque année partir et retourner dans l'académie dont ils sont originaires. Se pose alors la question de leur investissement puisque nombreux sont ceux qui hésitent à suivre une formation en FLS alors qu'ils envisagent de quitter l'académie dans les trois ans et ne sont pas certains de retrouver ensuite une classe équivalente.

Enfin, le dernier point que je souhaite souligner concerne le délai contractuel qui serait souhaitable entre le moment où un parent manifeste son intention que son enfant aille à l'école de la République, et le moment de son affectation. Sur le terrain, tous les points que j'ai développés précédemment font qu'il est extrêmement difficile d'avoir un véritable délai contractuel qui nous imposerait de scolariser à telle ou telle échéance. À moins de scolariser sans dispositif d'accompagnement, ce qui risquerait d'être contreproductif.

M. Daniel Guillaume. - J'ai en effet trois points à développer : le moment de la scolarisation, le suivi de cette scolarisation et enfin un focus sur les plus de 16 ans.

Sur la difficulté à scolariser, on doit distinguer le premier et le second degré. Dans le premier degré, la famille se rend en mairie puis l'enfant est scolarisé dans l'école de proximité, l'évaluation n'intervenant qu'ensuite. Il n'y a donc pas de délai. Dans le second degré, on commence par une évaluation qui précède parfois largement le moment de la scolarisation. Quelles évolutions sont possibles à ce sujet ? Cela dépend en général de la situation antérieure. On l'a vu avec les élèves ukrainiens qui étaient scolarisés antérieurement dans de bonnes conditions, mais qui ont une langue assez éloignée de la nôtre, ce qui est source de difficultés.

Je souligne au passage un aspect qui n'apparait dans le rapport de la Cour des comptes, qui concerne à la fois le premier et le second degré. Il s'agit du cas des enfants qui vivent dans des bidonvilles. Beaucoup d'entre eux sont allophones. Les repérer et les raccrocher au wagon de l'enseignement est un enjeu considérable. On évalue qu'il y en a environ 2 000 dans l'académie de Créteil dont très peu sont scolarisés. Ce chantier ne doit pas être négligé.

Concernant ensuite le suivi de ces élèves, en dépit de la circulaire de 2012 qui prône leur inclusion, le système est concentré sur la première et deuxième année, avec des difficultés d'inclusion sur lesquelles je reviendrai. Or existe un consensus scientifique pour dire que la langue de communication peut s'acquérir en six mois, tandis que la langue de scolarisation, plus difficile d'accès, y compris pour des élèves francophones, peut nécessiter jusqu'à six ou sept ans d'apprentissage. C'est pourquoi la concentration sur une ou deux années de la quasi-totalité des moyens est une démarche qui pose question. Nous avons collectivement à réfléchir pédagogiquement à un suivi plus longitudinal dans les UPE2A mais aussi dans les classes ordinaires, en tenant compte de ce que cela requiert en matière de formation. À ce sujet, l'arrivée d'enfants ukrainiens en nombre a constitué un temps intéressant, puisque certains enseignants ont découvert que des enfants allophones disposaient de vraies aptitudes scolaires, ce qu'ils ne réalisent pas toujours en raison de l'obstacle linguistique.

Enfin, sur la question des plus de 16 ans, il me semble avoir lu dans le rapport que la majorité des EANA de plus de 16 ans seraient des mineurs non accompagnés. Je ne crois pas que ce soit exact à la lumière de ce que nous constatons. Il y a beaucoup de profils d'élèves parfaitement scolaires qui intègrent un lycée et qui réussissent d'excellentes études. On est en train de le constater avec les élèves ukrainiens, dont le défi a toutefois consisté pour certains d'entre eux à passer des examens comme le baccalauréat, et notamment l'épreuve anticipée de Français en classe de première qui les met forcément en difficulté après des délais de scolarisation en France assez brefs. C'est pourquoi nous réfléchissons à des modalités d'accès à l'enseignement supérieur qui n'impliquent pas nécessairement pour eux l'obtention du baccalauréat.

Concernant les autres élèves de plus de 16 ans, soit les mineurs accompagnés, soit les élèves qui n'ont pas un profil scolaire - ou qui ont suivi une scolarisation en pointillés - je rejoins M. le recteur pour dire que nous devons explorer certaines voies comme l'apprentissage. C'est une démarche que nous sommes en train de construire avec l'appui de moyens européens. Je souligne au passage que le recours extrêmement complexe, pour ne pas dire sophistiqué, que nous avons dû mettre en oeuvre pour avoir accès aux moyens européens était lié aux moyens limités dont nous disposons par ailleurs pour les accompagner dans l'enseignement secondaire, notamment en filière professionnelle.

La scolarisation de ces élèves s'accompagne en parallèle d'autres difficultés : l'évaluation de leur âge réel d'une part mais aussi les conditions de régularisation de séjour pour une partie d'entre eux d'autre part. Ces questions se prolongent très vite par toutes les problématiques autour de l'accompagnement des jeunes majeurs.

M. Claude Raynal, président. - Dès que l'on aborde les enjeux liés à l'Éducation nationale, la complexité est de mise, à tout le moins pour ceux d'entre nous qui ne maitrisent pas forcément tous les tenants et les aboutissants. Je me réjouis que nous ayons réuni des intervenants nous donnant une vision complémentaire, à la fois une vision administrative d'ensemble mais aussi le point de vue du terrain.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je m'interroge en premier lieu sur cette double difficulté qui touche les moins de 6 ans et les plus de 16 ans. Je considère que jusqu'à l'école maternelle, l'essentiel de la démarche vient des familles, même si les pouvoirs publics ont un rôle central à jouer. Vous avez mentionné les obstacles à la scolarité des enfants vivant dans des bidonvilles et je signale, à partir de mon expérience de terrain, la très grande complexité pour les élus à accompagner la scolarisation de certains enfants chez les gens du voyage. Les pouvoirs publics n'ont pas nécessairement les moyens de contraindre à la scolarisation qui constitue pourtant le premier vecteur d'intégration, à la fois pour les enfants mais aussi pour les familles.

Sur les plus de 16 ans, je considère qu'il n'est pas normal que l'on soit autant dans le flou sur la responsabilité de l'État, qui doit pouvoir aussi intervenir avec les collectivités territoriales.

Je retiens également de vos interventions les insuffisances en matière de formation des enseignants, même s'il faut relativiser ce chiffre puisqu'il reflète des disparités régionales importantes.

Enfin, je m'interroge sur l'impact de la densité de l'habitat : le fait d'être en zone rurale est-il facilitateur pour opérer un suivi plus individualisé des élèves ? Ce paramètre doit être pris en compte car l'intégration par l'école est essentielle. Je me souviens de l'exemple, il y a quelques années, d'un enfant syrien scolarisé dans l'école élémentaire de mes enfants, qui ne parlait pas un mot de français au début de l'année scolaire et a fini premier de sa classe.

M. Jérôme Bascher. - Ma première question est la suivante : existe-t-il une différence de traitement pour les élèves allophones entre l'enseignement public et l'enseignement privé ? J'ai pu le constater dans le cas ukrainien, dans lequel les capacités d'accueil ont pu être très variables. Par ailleurs, la catégorie « allophone » ne recouvre-t-elle pas des catégories trop différentes, entre une immigration aisée et une immigration plus difficile ? Sur ce point, la problématique de l'intégration se pose, y compris en dehors de l'école. Je constate, dans une UPE2A que je connais, les difficultés de certains élèves dont la résidence n'est pas stable et dont le parcours d'asile est parfois humainement très difficile : placés dans un Casnav, ils peuvent être déplacés dans un autre Casnav quelques mois plus tard. Prenez-vous assez en compte le fait que l'année scolaire n'est pas forcément le rythme adapté au suivi des élèves allophones ?

M. Thierry Cozic. - Je voudrais apporter un témoignage. J'ai eu connaissance, dans le département de la Sarthe, d'une situation particulière : l'arrivée sur un territoire de nombreuses familles afghanes avec une trentaine d'enfants accueillis dans l'établissement scolaire d'une petite commune. Il me semble que les moyens alloués à l'Éducation nationale ne sont pas suffisants pour accueillir ces élèves : dans cette petite école qui comptait auparavant une centaine d'élèves et une petite équipe de six enseignants soudés, cinq des six enseignants ont demandé leur mutation un an après l'arrivée des trente élèves allophones, du fait du manque de moyens. Aujourd'hui, l'Éducation nationale est-elle en capacité de répondre aux demandes spécifiques de ces enfants par un accompagnement dédié ?

M. Daniel Breuiller. - Je souhaitais également partir d'un témoignage personnel pour évoquer un doute quant au recensement des élèves allophones. J'ai été maire d'Arcueil à l'époque où une classe d'UPE2A avait été créée dans la commune voisine de Gentilly. Huit enfants d'Arcueil avaient été installés dans cette classe. Lorsqu'une nouvelle classe UPE2A a été ouverte à Arcueil, vingt-cinq enfants y ont immédiatement été scolarisés, il y avait donc des besoins non-pourvus. Pour cette raison je pense que le nombre d'enfants allophones scolarisés en UP2A est très inférieur au nombre d'enfants qui auraient besoin de cette structure. En ce qui concerne la scolarisation en maternelle, j'ai constaté que le vocabulaire dont disposent les enfants est très dépendant du milieu familial. Si dans le milieu familial on ne parle pas français, les inégalités dans la capacité de réussite scolaire se creusent. Jérôme Bascher a évoqué le sujet du lieu de résidence : de nombreux enfants scolarisés à Arcueil vivaient dans des squats, or l'évacuation d'un bidonville se traduit par une déscolarisation des enfants, alors que la durée et la stabilité de la scolarisation sont très importantes pour l'insertion. Une dernière question : je ne comprends pas que les progrès réalisés n'aient pas été évalués pour déterminer si les dispositifs de renforcement des apprentissages en français doivent être poursuivis plus longuement.

M. Christian Bilhac. - D'abord, je remarque que la scolarisation des élèves allophones n'est pas nouvelle. Il y a cent ans dans le massif central, 50 % des enfants qui arrivaient à l'école ne parlaient pas le français, c'était une réalité du quotidien. Et puis avec les flux migratoires, nombre de réfugiés espagnols sont arrivés, qui ne parlaient pas non plus français. Or malgré quelques difficultés, leur scolarisation s'est bien passée. Car l'école ne fait pas tout, et l'intégration des enfants passe aussi par l'intégration, par exemple, dans l'équipe de football locale. Dès lors, existe-t-il des passerelles, au niveau de l'Éducation nationale, avec des associations qui promeuvent le vivre ensemble, qui pourraient favoriser l'apprentissage de la langue en dehors de l'école ?

M. Jean-Marie Mizzon. -Je pense également que les associations, qui sont un fabuleux vecteur de cohésion, peuvent apporter beaucoup. Monsieur le Recteur, vous avez dit que tout se passait bien jusqu'à l'UP2A, mais qu'une rupture se produisait à ce niveau. Le manque de maîtrise du français, notamment de l'écrit, en est-il la cause ?

M. Daniel Auverlot. - Tout d'abord, concernant le privé, c'est le recteur qui distribue les moyens du privé. Nous intégrons cet aspect dans nos échanges avec les établissements privés, singulièrement maintenant que les indices de position sociale (IPS) sont devenus du domaine public et montrent qu'il existe des différences importantes entre le public et le privé.

Le deuxième sujet, c'est que, vous avez raison, il n'y a pas une catégorie homogène d'allophones. J'ai le souvenir d'avoir rencontré des élèves de 7 ou 8 ans qui étaient d'anciens enfants soldats et dont la scolarisation n'était bien évidemment pas facile.

Troisième sujet, lorsque 30 enfants allophones arrivent dans une école de 100 élèves, la question n'est pas uniquement celle des moyens, mais aussi celle de l'accompagnement des équipes. Le quatrième sujet est celui du vocabulaire. Je rejoins ce qu'a dit Daniel Guillaume : il y a le vocabulaire courant d'une part et le vocabulaire scolaire et culturel d'autre part. J'ai souvenir d'un élève français qui, lors d'un cours d'histoire auquel j'assistais, lisait sur le fronton d'un temple grec « Athéna Nike », comme la marque bien connue, et non « Athéna Nikè ». La question de l'acquisition du vocabulaire culturel et de référence n'est pas quelque chose qui concerne uniquement les allophones, mais tous les élèves et qui est par ailleurs singulièrement liée à l'origine sociale et culturelle. Cinquième point, je rejoins totalement ce qui a été dit sur les associations qui peuvent faire le trait d'union entre les familles et l'école. Concernant plus particulièrement le sport, je rappelle que depuis deux ans, l'Éducation nationale a dans son giron les sujets jeunesse et sport. La continuité scolaire, périscolaire et extra-scolaire en lien avec les élus locaux, est donc un sujet tout à fait intéressant. On se rappelle que dans les années 1950, l'intégration dans les mines de la population polonaise s'est fait par les clubs sportifs et singulièrement par le football.

Dernier point, un sujet essentiel est celui de l'accompagnement des élèves à la sortie de l'UPE2A lorsqu'ils ont encore besoin d'un accompagnement particulier par l'ensemble des professeurs qui, parfois, ne sont pas conscients de la situation.

M. Daniel Guillaume. - Je voudrais revenir sur un point qui prolonge cette considération et qui répondrait en même temps à une question sur la formation. C'est précisément pour cet après-UPE2A que les enseignants ont besoin de formation, avec une prise de conscience du fait que cet aspect fait partie de leur mission au sein de l'éducation nationale. J'insiste par ailleurs sur le fait que la différence entre francophones et allophones n'est pas non plus étanche au sein de notre personnel lui-même. J'ai pu constater à divers égards que beaucoup d'enseignants sont tout à fait sensibilisés à cette question qui renvoie à des dimensions personnelles pour eux.

Mme Rachel-Marie Pradeilles-Duval. - Je voudrais revenir sur l'intégration hors de l'école. Intégrer les élèves allophones, c'est aussi travailler avec leur famille et je rappelle qu'il existe le dispositif « Ouvrir l'école aux parents pour la réussite des enfants » (OEPRE) qui nous permet d'accompagner les parents d'élèves. C'est aussi une façon de favoriser pour les familles l'intégration et la compréhension culturelle et linguistique de notre pays et donc favoriser la réussite des élèves. Cela s'articule bien sûr avec les associations partenaires de l'école.

Je rappelle aussi que le dispositif « vacances apprenantes » a permis d'accueillir des élèves ukrainiens pendant les vacances de printemps l'année dernière, dans un cadre culturel, sportif associatif très différent et complémentaire de celui de l'école.

Je voudrais revenir sur une question liée à l'évaluation en sortie de dispositif. Plutôt que le diplôme d'études en langue française (DELF) qui a été proposé par la Cour des comptes, nous souhaitons favoriser la présentation du diplôme de compétence en langues qui permet d'évaluer le niveau en français langue étrangère et en français langue scolaire et langue seconde avec les nuances qui ont été évoquées tout à l'heure. Le référentiel de compétences européen sur les langues va d'un niveau où on est capable de se présenter avec des nuances très faibles jusqu'au niveau complètement fluide de locuteurs natifs. Ce diplôme permet de se positionner sans échec et de construire la suite pour donner un accompagnement adapté à l'élève compte tenu son niveau en français.

M. Nacer Meddah. - J'ai entendu beaucoup de témoignages qui me parlent beaucoup. Il ne faut pas croire que, à la Cour des comptes nous soyons insuffisamment conscients de ce qu'est la réalité du terrain. On voit qu'au travers de cette problématique particulière nous sommes conduits à aborder la question plus large de l'apprentissage du français.

Je souhaiterais insister sur trois points. Toute la difficulté de l'exercice qui nous a été demandé est d'abord un problème d'identification. Sans données fiables, solides et complètes, il est difficile de se prononcer, en particulier dans l'optique d'une approche finement territorialisée comme le souhaitait le rapporteur spécial. Il est évident que les problématiques ne sont pas les mêmes dans une zone frontalière, une zone rurale ou une zone urbaine. Il faut absolument mettre en place des dispositifs pour avoir des données sur lesquelles on puisse bâtir un vrai suivi de cohorte. Il est élémentaire de se poser la question de qui sont ces élèves afin de déterminer dans un second temps ce qu'ils sont devenus.

Par ailleurs, il existe à l'étranger des dispositifs progressifs qui s'inscrivent dans la durée quand nous avons des dispositifs très ponctuels d'un an ou deux. Certains élèves vont maîtriser le français au bout de deux ans, d'autres vont rencontrer des difficultés. Si on veut véritablement les aider à maîtriser la langue et ensuite à trouver toute leur place dans notre pays, il n'y a bien entendu pas que l'école, mais cela suppose qu'on leur offre des dispositifs dans la durée.

Autre point sur lequel je souhaite insister, on ne fera rien sans les enseignants. Quand on voit que 8 % des enseignants indiquent qu'ils ne sont pas préparés à s'occuper d'élèves allophones, cela ne peut qu'interroger. Cela suppose peut-être qu'on les motive davantage, par la rémunération ou par des formations adaptées, même s'il existe le problème de la mobilité des enseignants évoqué par M. le recteur.

Enfin, il nous faut des indicateurs. Je veux bien qu'on discute longtemps sur le DELF ou le diplôme de compétence en langue, mais ce qui est important, c'est de savoir s'ils constituent des indicateurs fiables et robustes sur lesquels on va pouvoir véritablement construire une évaluation.

M. Gérard Longuet, rapporteur spécial. - Nous n'avons pas assez traité les problèmes géographiques spécifiques. Je pense à Mayotte et à la Guyane, qui sont quand même des sujets majeurs qui méritent d'être évalués.

On retrouve à l'occasion du traitement et de l'accompagnement des élèves allophones deux données fortes et permanentes de l'enseignement. La première est le temps long de l'enseignement : le langage de la scolarisation n'est pas le langage de la socialisation. Je crois qu'il faut être lucide, c'est vrai pour tous les élèves. C'est pour cela que ma conviction personnelle est que l'apprentissage du français, de la langue française, de la lecture française, de l'écriture française est un devoir absolu parce que c'est la meilleure façon d'approfondir ses propres connaissances. Deuxième élément fort, je crois simplement que la famille est indispensable au succès scolaire des enfants. C'est la raison pour laquelle je défends la politique familiale, mais je n'ouvrirai pas ce débat à cet instant.

M. Claude Raynal, président. - Merci à tous.

La commission autorise la publication de l'enquête de la Cour des comptes et du compte rendu de l'audition en annexe à un rapport d'information de M. Gérard Longuet.

La réunion est close à 11 h 03.

- Présidence conjointe de M. Claude Raynal, président de la commission des finances et de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -

La réunion est ouverte à 11 h 05.

Audition de MM. David Valence, président, Bruno Cavagné, vice-président, et Pierre-Alain Roche, rapporteur général du Conseil d'orientation des infrastructures (COI)

M. Jean-François Longeot, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir, dans le cadre d'une audition conjointe entre la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et la commission des finances, MM. David Valence, Bruno Cavagné et Pierre-Alain Roche, respectivement président, vice-président et rapporteur général du Conseil d'orientation des infrastructures (COI).

Le COI a été institué de manière pérenne par l'article 3 de la loi du 24 décembre 2019 d'orientation pour les mobilités (LOM), avec pour mission de conseiller le Gouvernement sur la programmation des investissements en matière de mobilité. Il a succédé à la commission « Mobilité 21 », instituée dès 2013, et fait suite au COI de « première génération » de 2018, dont le rapport avait inspiré les travaux sur la LOM. Depuis 2019, le COI a remis trois rapports : le premier, en 2021, sur la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire ; un « bilan et perspectives des investissements pour les transports et les mobilités » en mars 2022, qui dresse le bilan du premier quinquennat d'Emmanuel Macron en matière de politique de transports ; enfin, le rapport qui nous réunit aujourd'hui qui s'intitule « Investir plus et mieux dans les mobilités pour réussir leur transition ».

Ce rapport examine trois stratégies d'investissement possibles à horizon 2042 en matière de transports et ce, dans une optique de transition écologique du secteur.

Avant toute chose, pourriez-vous nous présenter les grandes lignes de votre rapport et de votre méthodologie ?

Vous avez élaboré trois scénarios de programmation différents, du moins ambitieux au plus ambitieux. Un premier scénario dit de « cadrage budgétaire », se place dans la continuité de la trajectoire financière de la LOM ; vous indiquez d'emblée qu'il ne répond pas aux objectifs affichés par le Gouvernement ; nous en sommes d'accord. Dès lors, vous avez construit deux autres scénarios plus ambitieux que la LOM : un scénario de « planification écologique » et un scénario de « priorité aux infrastructures », donnant des marges de manoeuvre supplémentaires pour de nouveaux projets.

Nous souhaiterions particulièrement vous entendre sur ces deux derniers scénarios, afin d'en saisir les tenants et aboutissants.

À la lumière de vos conclusions, le Gouvernement devra bientôt rendre ses arbitrages et les traduire au niveau législatif. Avez-vous eu des informations concernant le véhicule législatif qui sera privilégié et son calendrier ? Le Gouvernement hésiterait entre une nouvelle loi d'orientation des mobilités et le simple ajout d'un volet « transports » dans la future loi de programmation sur l'énergie et le climat... La première option nous semblerait la plus efficace pour porter une politique de transports claire et ambitieuse.

Permettez-moi également de vous interroger sur les annonces faites par la Première ministre, en marge de la remise de ce rapport, s'agissant du plan d'investissement dans les infrastructures ferroviaires qui devrait être doté de 100 milliards d'euros d'ici 2040. Le Gouvernement a laissé planer un certain flou sur les modalités de financement, en se contentant d'indiquer que la route et le secteur aérien seraient mis à contribution. Avez-vous des précisions ? Quels leviers de financements vous semblent les plus pertinents ?

Enfin, je souhaite évoquer le chantier de la liaison ferroviaire Lyon-Turin, un méga-projet d'infrastructures qui s'inscrit dans le cadre du réseau transeuropéen de transport (RTE-T) et que notre commission suit avec attention. Alors que le calendrier actuel prévoit un achèvement des travaux d'ici 2030, en vue d'une mise en service pour 2032, le Gouvernement n'a toujours pas rendu sa décision sur les voies d'accès du tunnel. Votre rapport peut surprendre : votre scénario de « planification écologique » prévoit que « les études des nouvelles lignes et tunnels d'accès seraient reportés au quinquennat 2028-2032, pour un engagement des travaux nécessaires pour la période 2038-2042 » ; il préconise aussi d'accélérer la modernisation de la ligne ferroviaire existante reliant Dijon à Modane. Est-ce à comprendre que vous préconisez, d'ici à 2045, d'utiliser cette ligne comme seule voie d'accès au tunnel ? Ce serait une « douche froide » pour les nombreux acteurs qui plaident en faveur d'un scénario à « grand gabarit », plus favorable au fret et plus cohérent avec les choix déjà actés par nos voisins italiens. De plus, un tel scénario conduirait à dépasser largement l'échéance de 2028 marquant l'expiration de la déclaration d'utilité publique (DUP) de la partie française... Qu'en pensez-vous ? Ce glissement de calendrier ne risque-t-il pas de mettre à mal ce projet déjà bien engagé ?

M. Claude Raynal, président. - Je me réjouis de cette audition commune, sur ce rapport tant attendu, car maintes fois annoncé, qui a été rendu le 24 février, et assorti de commentaires par la Première ministre. Les enjeux, notamment financiers, et la sensibilité considérable de ce rapport, plus particulièrement dans le contexte actuel de transition écologique des transports, ne sont sans doute pas pour rien dans ce délai qui n'a fait qu'accroître notre impatience.

En tant que président de la commission des finances, je note qu'un des faits marquants de votre rapport est que vous vous êtes affranchis du cadrage budgétaire qui avait été défini à l'origine par le Gouvernement. Dans votre scénario central, vous le dépassez quand même de plus de moitié, ce n'est pas rien. Votre rapport décrit très bien le calibrage manifestement insuffisant de cette enveloppe initiale et son incohérence avec les objectifs qui vous étaient fixés par le Gouvernement dans sa lettre de mission. Ce travail d'expertise et de transparence budgétaire pour mettre en cohérence des objectifs ambitieux et les moyens qu'ils supposent, me semble particulièrement précieux. Cependant, quelle a été la réaction du ministre des finances lorsque vous lui avez annoncé votre intention ?

Votre scénario central dit de « planification écologique » prévoit des investissements, tous financeurs confondus, de plus de 84 milliards d'euros entre 2023 et 2027 puis de plus de 90 milliards d'euros entre 2028 et 2032. Toujours selon ce scénario, l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf), et à travers elle l'État, devrait y contribuer à hauteur d'un tiers. La question des modalités de financement de ces investissements et de la répartition de la charge entre les différents financeurs est devant nous et elle s'annonce complexe.

Quel est votre sentiment sur les annonces de la Première Ministre suite à la remise de votre rapport ? Si de nombreux paramètres restent à éclaircir, elle a déclaré vouloir prendre comme base de travail votre scénario central.

M. David Valence, président du conseil d'orientation des infrastructures. -Merci de votre invitation, je suis très heureux d'être devant de nombreux spécialistes des transports, je le dis sincèrement, vous êtres nombreux à avoir travaillé sur les transports et leurs usages- et je sais que la Haute Assemblée porte à ce sujet une attention signalée.

Le COI succède à des structures d'abord temporaires, comme la commission Mobilité 21 qui avait élaboré le schéma national d'infrastructures de transport et qui avait été dissoute ensuite, puis le COI « première version », créé en 2018 et présidé par Philippe Duron, spécialiste reconnu des transports et dont le rapport a nourri la LOM. Le législateur a choisi de pérenniser le COI et les parlementaires qui s'y sont investis - vos collègues Christine Herzog, Philippe Tabarot et Michel Dagbert m'en seront témoins - savent que c'était là une volonté de l'actuelle Première ministre alors ministre des transports. Car si le COI est un outil qu'il ne faut pas surestimer, en particulier s'agissant de son pouvoir de décision, il aide à objectiver les décisions - et la pérennisation du COI n'est pas étrangère au sentiment qu'il fallait redonner de la crédibilité aux engagements publics en matière d'infrastructures de transport, après des années où les décisions avaient été empilées sans cohérence. Le COI est placé auprès du ministre des transports et ne peut s'autosaisir, c'est une limite, nous voudrions notamment travailler sur la question du financement des infrastructures de transports, ou encore sur la transition écologique et la route. Le COI est composé d'élus pour une large part, avec des représentants de l'association des départements de France (ADF), l'association des régions de France (ARF), de France Urbaine, et des spécialistes des transports dans leur diversité, ainsi que deux députées européennes qui sont invitées permanentes.

La valeur des analyses du COI est à la mesure de sa capacité à dégager du consensus. Entre les trois scénarii de notre rapport, aucun d'entre nous n'a opté pour le premier et c'est le scénario dit « central » qui a recueilli le plus large assentiment, même si plusieurs d'entre nous auraient voulu aller plus loin ou plus vite.

Nous avons commencé nos travaux le 7 octobre dernier, nous avons eu des journées entières d'audition et de débats, parfois vifs, et nous avons élaboré ce rapport ; il était prêt en fin d'année dernière et a ensuite fait l'objet d'échanges réguliers avant sa remise.

Ce n'est pas le premier mais le troisième rapport du COI, dans cette composition, et on y observe une grande filiation avec le rapport précédent, dans lequel nous faisions le bilan des remontées des attentes des territoires en matière d'infrastructures de transports. Nous avions à cette occasion observé une grande diversité des attentes en la matière, certaines régions et métropoles ayant fait l'effort de prioriser leurs projets, quand d'autres arrivaient avec une liste d'attentes assez fournie sans volonté de les hiérarchiser.

En élaborant notre rapport, nous nous sommes rapidement affranchis du scénario de référence, qui correspondait à la trajectoire de la LOM - et qui représentait déjà un effort supérieur à ce qui avait été fait antérieurement - avec 17,5 milliards d'euros sur le quinquennat mais aussi sur sa durée : nous avons choisi de travailler sur quatre quinquennats, au lieu de deux comme le prévoyait initialement la lettre de mission, car les infrastructures de transports se construisent sur le temps long. Nous voyons aujourd'hui surgir de terre des équipements du Grand Paris qui ont été décidés sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, cette temporalité impose de voir loin quand on réalise des projets d'infrastructures.

Le scénario de planification écologique, qui a donc notre faveur, a d'abord pour caractéristique - et c'est un message fort - de donner la priorité à l'utilisation et à la modernisation des infrastructures de transports existantes, quelles qu'elles soient. Cela vaut bien sûr pour le ferroviaire, c'est là que l'effort de rattrapage à faire est le plus visible, mais cela vaut également pour la route, le COI l'a déjà dit dans son rapport de 2018 : nous avons devant nous la transition du premier réseau routier européen, ce patrimoine que nous ont légué des siècles d'aménagement routier et que nous devons adapter au monde qui vient, avec des bornes de recharge électrique, un meilleur partage entre les usages ; les sujets ne manquent pas. La priorité à l'existant, à sa régénération, à sa modernisation et à son développement, est l'une des clés de ce scénario. Ne nous disons pas que cet effort ne se verra pas, même si, comme élus, nous savons qu'annoncer une nouvelle infrastructure de transport est plus motivant et que cela donne l'image de plus de volontarisme, que d'entretenir l'existant.

Pour autant, ce scénario n'exclut pas la création d'infrastructures nouvelles, pas plus qu'il ne repousse aux calendes grecques, par exemple, le grand projet Sud-Ouest à grande vitesse, notamment la section Bordeaux-Toulouse dont le potentiel de report modal de l'aérien vers le ferroviaire est avéré.

Le message est donc la priorité à l'utilisation des infrastructures, avec, singulièrement, une poursuite de l'effort et une montée en puissance des investissements sur le fluvial, qui a déjà vu ses investissements doubler dans le quinquennat précédent, période où Voies navigables de France (VNF) a démontré sa capacité à utiliser les crédits qu'on lui accordait. Sur le ferroviaire, cette priorité passe par un effort que nous souhaitons d'au moins 1 milliard d'euros pour la régénération dès la fin de ce quinquennat, et 500 millions d'euros pour la modernisation, ceci de manière récurrente. Car en matière d'infrastructures de transports, le « comment » compte au moins autant que le « combien ». Consacrer, comme cela a été proposé à l'Assemblée nationale, 3 milliards d'euros sur une seule année à l'investissement sur notre réseau ferroviaire, du jour au lendemain, cela n'a pas de sens du point de vue de la capacité à faire de la SNCF. Mieux vaut, et de loin, un effort constant, récurrent et prévisible, que des à-coups, y compris pour les sous-traitants de la SNCF. Ce secteur économique représente des dizaines de milliers d'emplois, il faut également le rappeler dans nos discussions avec Bercy.

Ce scénario central représente, par rapport à ce qui était prévu, un besoin d'investissement de 25 milliards d'euros, contre une commande à environ 17 milliards d'euros, avec une montée en puissance dans le quinquennat suivant, au cours duquel l'on dépassera les 29,4 milliards d'euros souhaités par le scénario. Nous proposons donc un effort continu et prévisible, qui privilégie les projets qui ont un potentiel de décarbonation avéré, qu'il s'agisse de transport de marchandises ou de voyageurs.

Parmi les points de vigilance, je veux souligner l'attention qu'il faut porter à la capacité à faire, aux métiers, à la maitrise d'ouvrage et à la maitrise d'oeuvre. Lors de la remise de notre rapport, la Première ministre a évoqué la Société du Grand Paris (SGP) comme l'outil qui pourrait réaliser les réseaux express métropolitains, et SNCF Réseau, de son côté, va avoir un plan d'investissement très important, une montée en charge forte et continue, avec probablement des difficultés à travailler en plateaux-projets sur des créations d'infrastructures nouvelles ou complexes. À cet égard, il faut un changement de culture à SNCF Réseau, dans la capacité à expliquer ce qu'elle fait aux financeurs et à respecter les délais, ainsi qu'à évaluer son patrimoine au préalable autrement qu'à dire d'experts - vous le savez en tant qu'élus, les demandes d'investissements sans vue globale de ce que pourra être l'évolution de l'état de l'infrastructure dans le temps n'ont guère de sens.

Autre point de vigilance, qui est un angle mort, la capacité à évaluer, au sens large, le potentiel de décarbonation réel des infrastructures. Nous avons été surpris de voir que pour beaucoup de projets, y compris ferroviaires - mais à l'exception des projets sur la voie d'eau -, cette évaluation était parfois oubliée ou peu rigoureuse, c'est particulièrement étonnant quand on sait que ce criblage est au moins aussi important que le criblage financier, puisqu'il permet lui aussi de prendre des décisions de priorisation.. La capacité à évaluer doit progresser aussi en matière de résilience des infrastructures, nous n'avons abordé ce sujet qu'à la marge, on est encore loin de ce qu'on peut souhaiter en la matière.

Les commentaires sur notre rapport se sont focalisés sur le transport de voyageurs, alors que nous y parlons aussi beaucoup du transport de marchandises, - dont la reprise est fragile, sa part modale étant passée de 9 à 10,6 % -, en particulier par la voie fluviale, et nous formulons des recommandations fortes sur la tenue des délais des engagements pris sur Seine-Escaut, où l'enjeu de décarbonation est massif.

Enfin, parmi les messages du rapport et au-delà des réponses de la Première ministre sur les montants significatifs à investir pour le ferroviaire - et même si la part des uns et des autres reste à préciser - nous savons tous que la part de chacun des financeurs devra être augmentée. La part de l'État, qui pourrait être d'un tiers, cela représente déjà beaucoup plus que ce qui est fait en effort annuel, et encore plus que ce qui a été fait jusqu'ici, il faut le souligner. La nécessité d'un effort pérenne nous fait souhaiter qu'une loi de programmation décline ces objectifs. Sur ce point, je crois que les hésitations actuelles tiennent surtout à l'équilibre des forces d'aujourd'hui à l'Assemblée nationale, et, parfois, sur les sujets d'infrastructures, à ce qui s'apparente à un jeu de dupes où l'on aura beau jeu de pointer qu'une partie de l'effort sera réalisée par d'autres acteurs que l'État, alors qu'il faut regarder l'augmentation de la part de l'État dans les financements des infrastructures, par rapport à ce qui était fait antérieurement, et tout le monde sait qu'elle sera plus importante - s'il n'y avait que de la bonne foi, il n'y aurait pas d'hésitation...

M. Bruno Cavagné, vice-président du conseil d'orientation des infrastructures. -J'insisterai sur la philosophie de notre rapport : nous avons regardé ce qui nous rapprochait plutôt que ce qui nous éloignait, et nous sommes parvenus à nous mettre quasiment tous d'accord, dans le sens de l'intérêt général. Notre rapport n'est certainement pas parfait et comporte des choses à améliorer, je prônais d'aller plus loin - mais les propositions financières que nous faisons sont importantes, il y a beaucoup d'argent sur la table, il faut le souligner.

Le financement et la capacité de faire sont la clé de voûte de la réussite : nous avons besoin de visibilité financière et technique à dix ou vingt ans, et sortir d'un système dont nous sommes parvenus au bout. Les sociétés de projet ont réussi à Paris, je crois qu'on leur doit l'obtention des jeux Olympiques parce que je vois mal comment on aurait fait s'il avait fallu passer par des votes de crédits annuels des collectivités et de l'État, mais on voit bien que les sociétés de projet ne prennent pas partout. Sur le versement mobilité également, nous ne pourrions guère aller plus loin sans que le monde économique proteste - je le dis alors que, à titre personnel, je défends le versement mobilité. Nous nous interrogeons aussi sur l'abondement de l'Afitf, notamment dans le contexte de l'attrition de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). On parle encore de la fin des sociétés d'autoroute, certains y voient une manne, nous sommes plus réservés. En réalité, c'est tout le financement des infrastructures de transports qui doit être revu, nous appelons pour notre part à l'élaboration d'une loi de programmation pluriannuelle.

Est-on certain d'avoir l'argent dont nous parlons ? Un signe qui ne trompe pas : nous avons présenté à l'administration une première version de notre rapport en décembre, et deux mois plus tard, Bercy n'avait toujours par réagi - c'est dire une forme d'embarras devant nos propositions, et cela montre aussi que notre rapport n'est pas celui du Gouvernement, mais bien celui du COI. Quand on élargit la focale, une fois qu'on a parlé de 100 milliards d'euros pour les transports, quand on y ajoute les besoins pour l'énergie, pour l'eau, on voit bien que la transition écologique exige qu'on se mette tous autour de la table, État et collectivités territoriales- il faut une réflexion collective sur le financement de nos infrastructures de transport.

M. David Valence. - En matière d'infrastructures de transports, les à-coups sont autant à craindre que le sous-financement.

Sur le Lyon-Turin, l'avis du COI est très proche de celui qu'il a émis en 2018. Le potentiel de décarbonation de cette infrastructure est important, et repose sur une évaluation avancée de report modal et de la croissance du trafic. C'est un projet transnational avancé, dont le sujet désormais principal est de faire accéder les trains dans un tunnel en cours de construction, et suffisamment de trains par rapport à la capacité du tunnel. Le COI a considéré que sa responsabilité était de rappeler, en termes temporels, quelle était la priorisation pour faire circuler des trains dans ce tunnel - le contournement nord de Lyon, la mise à quatre voies de la section Saint-Fons-Grenay - pour dire que ce n'est qu'ensuite qu'il faudra trancher la question de créer une voie nouvelle d'accès au tunnel ou de moderniser la section Dijon-Modane. Or, sur les deux premiers dossiers, les choses n'ont pas bougé, ce qui est à tout le moins préoccupant. Cependant, lorsque le débat se focalise sur une étape qui n'est pas déterminante, et qu'il n'avance pas sur les sujets nécessaires, il y a de quoi s'interroger. Nous constatons que la circulation sur la voie historique, la section Dijon-Modane, capterait plus de 60 % du trafic espéré, c'est loin d'être ridicule - ce n'est en tout cas pas ce qu'on en dit, puisque cela dépasserait les flux actuels. Nos recommandations ont donc pour but d'alerter sur le calendrier de ce projet et sur le réalisme sur la capacité à faire sur le plan financier, administratif et technique pour permettre aux trains de fret de circuler dans ce tunnel dans le calendrier qui est aujourd'hui envisagé.

M. Philippe Tabarot. - Je me réjouis de cette réunion et, comme membre du COI, je témoigne des liens de confiance qui se sont établis en son sein, nous avons beaucoup travaillé et je salue l'esprit d'indépendance de ce rapport par rapport à la commande politique et au cadrage budgétaire initial ainsi que l'esprit de liberté que son président a su y faire vivre : nous nous sommes exprimés comme nous le voulions et avons pu y faire un travail de grande qualité. Je remercie également M. Valence d'avoir intégré la contribution que nous avons faite avec Louis Nègre et Christine Herzog - entre Noël et Nouvel An - pour améliorer les transports ferroviaires du quotidien sans stigmatiser les lignes à grande vitesse (LGV) qui peuvent désenclaver ou développer certains territoires.

Les LGV ont été la fierté de la France et elles doivent le rester, il faut tenir les engagements pris par l'État. Je ne me résous pas, non plus, à abandonner des projets routiers qui peuvent, par leur pertinence, contribuer à décongestionner des territoires : ne donnons pas l'impression de dresser les modes de transport les uns contre les autres.

Enfin, nous avons exprimé nos inquiétudes sur la livraison du Lyon-Turin et sur le respect des engagements internationaux de la France. Nous appelons donc, en quelque sorte, à un scénario « 2+ », qui va un peu plus loin que le scénario central du COI.

Mes questions concernent les suites de ce rapport. Comment peut-on garantir que l'État tienne un engagement de 100 milliards d'euros d'ici 2040 ? Quel véhicule législatif, pour que cet engagement soit durable et irréversible ? La part de l'État n'est-elle pas insuffisante, puisque les trois-quarts des 100 milliards d'euros devront venir d'ailleurs, en particulier des collectivités territoriales ? Que pensez-vous de la « mise sous tutelle » de SNCF Réseau par la SGP, notamment pour la mise en place des réseaux express métropolitains ? Enfin, n'est-il pas urgent de revoir le contrat de performance de la SNCF, qui devient de fait obsolète si la Première ministre daigne respecter sa parole ?

M. Hervé Maurey. - Avec Stéphane Sautarel, nous saluons la qualité de ce travail et nous nous réjouissons des conclusions du COI, elles rejoignent celles que nous avons exprimées à plusieurs reprises, notamment dans notre rapport de l'an passé sur le ferroviaire. Nous avons du reste réagi aux propos que la Première ministre a tenus lors de la remise de ce rapport, pour nous féliciter d'une prise de conscience, mais aussi nous inquiéter du fait que les financements n'y étaient pas, puisque l'État ne s'engage qu'au tiers, et aussi du flou sur le calendrier - il semble, depuis, qu'on ait présenté le scénario 2 comme un point de départ, et non comme un dogme.

La LOM dispose que la trajectoire financière devra être révisée avant le 30 juin prochain : comment va-t-on procéder ? Vous paraissez excuser par avance, Monsieur Valence, qu'il n'y aura pas de texte de loi pour réviser cette trajectoire, ce serait pourtant regrettable. Vous dites aussi que l'État met plus d'argent qu'avant dans les transports : c'est heureux, parce qu'il y a mis très peu entre 2012 et 2017, alors qu'il savait bien que moins on en met aujourd'hui, plus il faudra en mettre demain - et le Sénat, dès 2017 lors d'une table ronde sur la dégradation des infrastructures de transport, avait tiré le signal d'alarme.

Sur le ferroviaire, la Première ministre annonce 500 millions d'euros par an pour la modernisation du réseau ferroviaire. Je rappelle que le contrat que je qualifie de « contre-performance » de SNCF Réseau ne prévoit aucun financement pour cette modernisation. Cependant, sachant qu'il y faudrait 35 milliards d'euros, le calendrier de déploiement va-t-il s'étendre sur 70 ans ?

On a appelé à une refonte totale du financement des infrastructures, vous-mêmes avez émis des réserves sur la tarification de l'infrastructure ferroviaire. Les péages augmentent de 8 % cette année, alors qu'ils pèsent 40 % dans le prix des billets, l'effort va donc porter une fois encore sur les usagers. Avez-vous poussé un peu plus loin l'analyse, et quelles sont vos propositions ?

Vous dites, enfin, qu'il faut prioriser la régénération, pour le ferroviaire comme pour la route, le précédent rapport du COI le soulignait aussi, ce qui n'a nullement empêché l'annonce de lignes nouvelles : où est la cohérence, si l'on change de priorité en cours de route ?

M. Hervé Gillé. - Ce document démontre la nécessité, s'il en était encore besoin, de définir une vision de long terme en matière d'infrastructures de transport. Il s'agit assurément d'une politique de temps long, qui nécessite de définir des priorités claires et des objectifs partagés entre les acteurs concernés avant d'engager des investissements souvent colossaux.

Votre travail est de grande qualité, mais j'apporterai un bémol, du point de vue de ce que l'on perçoit de votre méthode, de l'extérieur. En effet, vous avez rendu votre copie fin décembre, puis il y a eu des rumeurs sur des ajustements avant sa publication, ce qui laisse planer un doute sur le fait qu'il pourrait y avoir eu des pressions politiques. Je ne doute pas de votre intégrité ni de celle des autres membres du COI, mais on ne peut balayer ces doutes d'un revers de la main, je me devais de les signaler.

Il est impératif de rechercher la plus grande cohérence entre les priorités définies au niveau local - entre les différents niveaux de collectivités - mais aussi entre le niveau local et le niveau national. Le rapport du COI souligne les difficultés liées, ici et là, à la juxtaposition de contrats, de schémas, de protocoles et de conventions qui ne sont pas toujours cohérents entre eux. Cette situation pose souvent problème. Dans le cadre de mon avis budgétaire sur les transports routiers, j'ai par exemple constaté les difficultés liées au manque de coordination entre agglomérations, ou entre une métropole et les communes périphériques, qui vont parfois jusqu'à entraver notre capacité collective à répondre aux besoins de mobilité de nos concitoyens.

Estimez-vous nécessaire de revoir non pas la gouvernance elle-même, mais la déclinaison concrète de la compétence mobilité dans les différents schémas de planification ? Nous manquons d'organisation territoriale et je suis, personnellement, favorable à plus d'intégration, avec des schémas de cohérence territoriale qui seraient plus intégrateurs et qui forgeraient une vision commune de l'aménagement et, par exemple, de l'intermodalité. Je crois aussi que l'on ne tient pas suffisamment compte des coûts annexes, c'est un sujet important.

Derrière la question des compétences se pose celle du financement. La dernière partie de votre rapport traite de la sécurisation du modèle économique des transports en commun et recommande d'identifier de nouvelles sources de financement, à la fois pour l'entretien et le développement d'infrastructures, mais aussi pour leur exploitation. L'exemple du réseau du Grand Paris Express, dont le montage financier n'est toujours pas finalisé, est assez inquiétant, il faut anticiper en particulier l'endettement. Êtes-vous favorable à l'évolution de l'offre de service de la SGP pour la mise en place des RER métropolitains ?

Que pensez-vous, ensuite, de l'idée de faire évoluer, notamment au bénéfice des zones peu denses, la perception des recettes du versement mobilité ? Ce débat nous avait beaucoup mobilisés, et même divisés, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2023 et cette question n'est toujours pas réglée...

En tant que Girondin, je ne peux passer sous silence la situation du grand projet ferroviaire du sud-ouest (GPSO), où, manifestement, on abandonne l'idée d'accélérer la section Bordeaux-Toulouse, ce qui fait tout de même deux ans de décalage du calendrier, et où l'on reporte la section Bordeaux-Dax à après le quinquennat, ce qui remettrait en cause le financement européen : pouvez-vous m'éclairer sur ces points ?

Enfin, j'ai des questions sur les infrastructures routières, qui ont moins de place dans votre rapport, ce que Clément Beaune a noté en considérant que le scénario de la planification réduit trop les investissements routiers, qui en deviennent une variable d'ajustement budgétaire. L'augmentation des prix de l'énergie et des matériaux, conjuguée aux futurs transferts de certaines routes nationales aux collectivités volontaires, laisse à craindre un désengagement de l'État sur le réseau routier, dont l'état laisse déjà à désirer. Partagez-vous ces inquiétudes ? Avez-vous pris en compte ces éléments de contexte dans la définition de vos scénarios ? Quelle place avez-vous faite dans vos scénarios aux concessions autoroutières - et quelle est votre position sur le sujet, aussi bien que sur la proposition, par la Première ministre, de faire participer davantage la route au financement des infrastructures de transports ?

La question de l'acceptabilité des projets est également importante. Voyez le projet de mettre à trois voies l'A63 pour sa connexion à la rocade bordelaise, en passant par une concession autoroutière : sachant ce que l'opinion pense des concessions autoroutières, n'y a-t-il pas un risque qu'elle ne rejette ce projet dans son ensemble ?

M. Stéphane Sautarel. - Je veux revenir sur la lisibilité et la pérennité du financement des infrastructures de transport. Les pistes proposées renvoient au cofinancement par les collectivités territoriales et par l'Union européenne. Où en est-on avec les financements européens ? Ils doivent abonder la modernisation de notre réseau, considéré comme l'un des points noirs du continent s'agissant de la commande centralisée et du programme ERTMS (Système européen de gestion du trafic ferroviaire), alors que nous avons une obligation en la matière. De même sur les péages ferroviaires, la situation française est différente de celle de ses voisins, qui ont su investir dans la durée. En tout cas, je me réjouis que vous ayez enfin rendu votre rapport, car lorsque nous proposions quelque chose pour les infrastructures de transport, le Gouvernement nous répondait invariablement être « dans l'attente » du rapport du COI : le Gouvernement ne pourra plus le dire...

Une alerte, ensuite, sur la contribution des collectivités territoriales. Alors que nous lançons au sein de la commission des finances une mission d'information sur le financement des autorités organisatrices de la mobilité (AOM), on sait que les besoins en matériel roulant sont importants et onéreux ; si les collectivités territoriales doivent les financer, comment pourront-elles en même temps contribuer aux infrastructures ? Est-ce vraiment soutenable - et n'est-ce pas plutôt le signe qu'un nouveau système reste à réinventer ? Que pensez-vous du modèle de la SGP, dans une relation renouvelée avec SNCF Réseau, qui subit le mode de financement de la holding SNCF ?

M. Stéphane Demilly. - Les enjeux du fret de marchandises n'ont pas été assez pris en compte dans ce rapport, alors que leur place dans la décarbonation des transports est cruciale. Les acteurs du secteur ont pris des engagements à long terme pour une transition écologique du fret par voie fluviale, maritime et ferroviaire. Le transport fluvial a besoin de plateformes multimodales qui captent les flux de marchandises, nous en avons parlé dans notre mission d'information avec Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau. Le développement de ces plateformes accuse un retard très important en France, ce qui nuit à la compétitivité de nos entreprises et de nos grands ports maritimes; ces projets d'infrastructures ont besoin du soutien de l'État, notamment au travers des demandes de financement auprès de l'Union européenne. Qu'est-il prévu pour soutenir la transition écologique du transport de marchandises en France et selon quel calendrier ? Quels sont les moyens budgétaires associés ?

Autre sujet d'importance, l'aérien n'est évoqué qu'à la marge par ce rapport, mais la Première ministre en a fait un contributeur potentiel au financement du rattrapage ferroviaire. Or, le transport aérien a sa propre transition écologique à financer et la fiscalité environnementale pèse déjà sur le secteur aérien plus lourd en France qu'ailleurs, entrainant des distorsions de concurrence. Quelles sont donc vos attentes en matière de contribution du secteur aérien ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances. - Les infrastructures de transports mériteraient probablement un plan décennal de remise à niveau et d'adaptation. Beaucoup a été dit sur le ferroviaire, moins sur le fluvial, et j'insiste sur la dégradation inquiétante du réseau routier en général, national en particulier - je ne compte plus les panneaux avertissant de trous sur la route. C'est aussi une alerte sur le réseau communal, car comment ne pas se sentir déclassé quand le réseau routier qu'on utilise tous les jours, est en mauvais état ?

Pour les nouvelles LGV, le modèle de financement repose ainsi sur 20 % de subventions européennes qui restent à ce jour bien hypothétiques. Dans quelle mesure ces incertitudes font-elles peser un risque sur les trajectoires de financement de nos infrastructures de transports ?

Les surcoûts liés à la prolongation de la ligne E du RER, ensuite, le fameux projet Eole, pourraient devoir être assumés par l'État à hauteur de 500 millions d'euros, et être pris en charge par la SGP selon votre rapport : si c'était le cas, quelle serait sa nouvelle source de financement ?

Mme Nicole Bonnefoy. - Votre rapport ne parle pas de la ligne Angoulême-Limoges, fermée depuis cinq ans, c'est un oubli criant et j'ai été frappée de ce manque de considération pour cette ligne essentielle à nos connexions interdépartementales. Ce n'est pas faute d'engagements répétés de la part de la Première ministre plaidant pour la préservation des petites lignes du quotidien, et du précédent ministre des transports, qui a signé avec la région Nouvelle-Aquitaine le protocole pour les « petites lignes de demain » qui mentionnait très clairement cette ligne dans le cadre des contrats de plan État-région.

Que devons-nous conclure du silence assourdissant du rapport du COI sur ce sujet ? Comment justifiez-vous le désengagement de l'État sur cette ligne qui a pourtant fait l'objet d'une attention constante et de promesses réitérées ? Cette évolution est inacceptable alors que, le 3 mars dernier, le ministre Clément Beaune a redit une nouvelle fois son souhait de rouvrir cette ligne. Alors que la végétation pousse sur la voie ferrée, SNCF Réseau indique avoir engagé des études préliminaires pour définir dès cette année les travaux à réaliser, pour une réouverture à terme. Pourquoi, dans ces conditions, ne parlez-vous pas de cette ligne ?

Ensuite, je suis honorée de figurer dans votre rapport en tant que contributrice sur la question de la plateforme de transport combiné de Cognac. Cette plateforme neuve est cependant à l'arrêt, puisque l'industrie du cognac préfère utiliser la route plutôt que le rail... Encore un sujet mentionné sans plus de précision, alors que vous préconisez un report modal vers le ferroviaire pour le trafic des marchandises.

Enfin, le rapport évoque certains problèmes de report de trafic des poids lourds sur les axes dépourvus de péage en indiquant que ces reports « sont souvent infeìrieurs aux preìvisions pour les sections dont le peìage est (trop) eìleveì ». Je suis en total désaccord avec cette assertion et je vous invite à considérer le report de trafic des poids lourds de l'A10 vers la N10 entre Poitiers et Bordeaux, qui engendre des nuisances exponentielles. D'ailleurs, le rapport précise bien que le trafic des poids lourds progresse encore.

Si je salue la volonté du COI de développer le fret ferroviaire, il faut aujourd'hui donner aux élus la possibilité de restreindre de manière temporaire le trafic poids lourds. J'ai déposé une proposition de loi en ce sens pour lutter contre le phénomène de report de trafic qui a rendu notre N10 extrêmement accidentogène et impraticable pour les véhicules légers.

Les autoroutes aujourd'hui concédées peuvent réguler ce trafic grâce à une politique de péage dynamique pour diminuer les congestions à l'oeuvre dans nos métropoles. J'aurais aimé voir une recommandation du COI portant sur ce point noir qui concerne non seulement la Charente mais bien d'autres territoires, laissant les élus captifs de leurs infrastructures.

M. Michel Canévet. - Dans quelle mesure vos propositions sont-elles compatibles avec l'objectif de sobriété foncière, dont nous parlons dans le « zéro artificialisation nette » ?

M. Étienne Blanc. - La DUP qui va faciliter les voies d'accès au tunnel pour le Lyon-Turin arrive à échéance en 2028 : le COI peut-il imaginer la laisser tomber, avec toutes les implications que cela comporte ? Vous ne citez pas l'Italie, comme si votre rapport devait se cantonner à nos frontières, alors que l'Italie a sur-financé de 10 % le tunnel de base parce qu'elle avait moins de voies d'accès que nous. Nos voisins respecteraient leurs engagements, et, faute de voies d'accès en nombre suffisant, nous manquerions à la parole française ? Le COI mesure-t-il les conséquences de ses propositions pour nos relations avec l'Italie ?

L'Union européenne, ensuite, a clairement dit que le Lyon-Turin ne devait pas devenir un Dijon-Turin, car ce n'est pas ce qu'elle attend pour son grand projet de connexion des réseaux européens : quelles ont été vos relations avec la Commission européenne sur ce dossier ?

Alors que, pendant des années, on a dit que les investissements sur la ligne Dijon-Modane n'empêcheraient nullement la réalisation d'une voie nouvelle d'accès entre Lyon et Modane, on nous dit aujourd'hui l'inverse, à savoir que ces investissements permettent le report de la réalisation de cette voie à l'après 2045 : le COI a-t-il mesuré l'impact d'un tel report sur le bassin de Chambéry, qui va subir une véritable thrombose et être gêné dans le développement de ses projets ?

M. Didier Rambaud. - Alors qu'un tunnel est en cours de construction pour le Lyon-Turin, fruit d'un accord international, on piétine côté français sur les voies d'accès, ce qui fait s'impatienter l'Union européenne, pour qui le Lyon-Turin est une section importante d'un réseau plus large. En réaffirmant que le Modane-Dijon est une possibilité, le COI crée la panique chez les acteurs économiques et politiques en Rhône-Alpes. Mais peut-être l'avons-nous un peu cherché, faute de nous être suffisamment engagés à temps... D'où cette question : le choix des accès français au tunnel sera-t-il lié à un positionnement clair des collectivités locales ?

Mme Évelyne Perrot. - Il est important de soutenir le développement des ports intérieurs multimodaux, nous en avons besoin - et parmi eux le projet d'agrandissement de la zone portuaire de Nogent-sur-Seine, pour utiliser pleinement le passage à grand gabarit fluvial de la section Bray-Nogent. Ce projet a été déclaré d'utilité publique le 22 juillet dernier, la fin du chantier est prévue pour 2028 : confirmez-vous ce calendrier ?

Quoique le COI, ensuite, n'ait pas été mandaté sur le transport aérien, des questions se posent après que le Gouvernement a indiqué le mois dernier que le secteur serait mis à contribution pour financer les 100 milliards d'euros à mobiliser pour les infrastructures ferroviaires d'ici 2040. Les compagnies aériennes s'inquiètent, sortant tout juste d'une période de forte incertitude marquée par un effondrement des recettes lié à la crise sanitaire. Malgré ce contexte difficile, le secteur a déjà remis sa feuille de route comportant les actions pour atteindre la neutralité carbone à horizon 2050, comme le prévoyait la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Cette ambition de décarbonation du transport aérien reposera essentiellement sur le développement des carburants durables. Or, l'offre de tels carburants demeure très limitée, faute de filières industrielles suffisamment développées. Et ces carburants, lorsqu'ils seront disponibles, feront l'objet de conflits d'usage importants entre les différents secteurs.

Si notre commission partage l'objectif d'investir massivement dans la régénération des infrastructures ferroviaires, il faudra être vigilant, en mettant à contribution le secteur aérien, à ne pas trop affaiblir ses capacités d'investissement dans la décarbonation, d'autant que ce secteur fait face à une concurrence internationale très forte. Qu'en pensez-vous, et savez-vous comment le secteur aérien serait mis à contribution ?

Enfin, si le volet aéronautique France 2030 consacre plus d'un milliard d'euros à la recherche et à l'innovation aéronautique, le développement des carburants durables semble faire l'objet de moins de volontarisme dans notre pays. Identifiez-vous des pistes financières pour soutenir plus amplement la consolidation de cette filière industrielle ?

M. Philippe Dominati. - Vous dites avec raison qu'en matière d'infrastructures de transport, il faut travailler sur le temps long, mais regardez combien les deux derniers présidents de la République ont eu de ministres des transports et de la transition écologique : leur durée moyenne au Gouvernement est d'un an seulement à la transition écologique, de deux ans aux transports - ce défilé montre combien il est difficile d'avoir un interlocuteur fiable et une parole publique respectée, du côté de l'État.

Je dois vous faire part, ensuite, de mes inquiétudes - ou de mon expérience, c'est ici tout comme - envers les sociétés d'État, véritables poupées russes qui lancent des projets, obtiennent la signature de l'État, puis, celle-ci en poche, empruntent pour construire. La SGP devait avoir 4 milliards d'euros de capital, ils ne sont jamais venus. Ensuite, les travaux ne sont jamais réalisés dans le budget prévu, leur coût double souvent, ce qui compromet l'ensemble. Il y a toujours un problème de financement, car l'État ne joue pas son rôle comme dans les autres pays - et nous nous trouvons dans des situations de blocage.

J'attendrais donc, de la part du COI, plus de sévérité envers les surcoûts, les calendriers pas tenus, les programmations reportées. Voyez le Charles-de-Gaulle Express, ce projet de liaison directe entre l'aéroport de Roissy et la gare du Nord : la SGP l'avait demandé, on la lui a refusée, puis on a renversé la vapeur, avec une loi d'exception, quand les JO se sont présentés, pour finalement renoncer ! Voilà comment les transports publics sont gérés en Île-de-France - ce serait un très bon sujet d'étude pour votre prochain rapport...

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Le projet du Lyon-Turin, c'est le barreau bas manquant pour assurer la liaison ferroviaire entre Lisbonne et Kiev : faire passer une telle ligne par Dijon, est-ce vraiment soutenir le fret ferroviaire ? Ensuite, demander à l'aérien de contribuer, est-ce l'encourager à avancer sur sa propre décarbonation ? Enfin, comment les ports intérieurs multimodaux sont-ils pris en compte dans votre trajectoire à dix ans ?

M. Jacques Fernique. - Dans ce rapport dense et qui sait rester limpide, le mot « écologique » n'est pas là pour le décorum, mais bien pour répondre à la volonté de tenir nos objectifs de décarbonation, de biodiversité, de freinage de l'artificialisation, de protection de la ressource en eau : le COI cherche à modifier nos réponses à nos besoins de transports en tenant compte de ces impératifs, c'est une bonne chose.

La régénération et la modernisation du rail sont essentielles, le COI souligne avec raison notre retard sur nos voisins européens. Vous le dites : si l'on décuple notre effort pour se conformer au système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS), nous atteindrons en 2040 seulement l'objectif que l'Union européenne fixe pour 2030 - et sur les commandes centralisées, il faudrait attendre 2060 pour parvenir à ce que nos voisins belges, allemands et suisses ont déjà fait... Sur l'accélération des réseaux express métropolitains, il faut effectivement travailler sur les savoir-faire et sur l'organisation. Nous sommes bien placés à Strasbourg pour savoir combien c'est important. Sur l'adaptation et la transition des routes, également, il ne s'agit plus de rechercher la fluidité d'un trafic routier toujours plus important.

Comment tenir ces orientations claires, sachant qu'on ne pourrait se contenter d'une « étagère à projets », où l'on piocherait selon les moyens disponibles ? Je cite votre rapport : « Quelles que soient les sensibilités, le Conseil s'accorde sur l'impérieuse nécessité de ne plus sacrifier les programmes aux projets, la modernisation de l'existant à l'engagement d'infrastructures nouvelles. » Comment faire, sachant qu'ici et là, on l'entend ici même aujourd'hui, des demandes affluent de toutes parts, pour exiger la réalisation de tel ou tel projet qu'on pensait engagé ? Comment tenir la ligne, quand l'évaluation de la décarbonation montre qu'on n'atteint pas ce qui était annoncé, comme on le voit avec le grand contournement autoroutier de Strasbourg ?

Ensuite, qui va payer - et où trouver l'argent ? Sur le ferroviaire, le contrat de performance cible les péages, qui devraient augmenter de 28 % en dix ans alors qu'ils sont déjà parmi les plus élevés d'Europe. Les régions, pour les TER, devraient ainsi payer de plus en plus cher un réseau qui n'est pas dans le meilleur état du monde... Mettre à contribution les concessions autoroutières ? Ne faut-il pas réfléchir à faire payer le fret routier ? L'Alsace est précurseur sur le sujet. Enfin, comment mettre en musique une grande loi de programmation sur les transports, qu'on sait nécessaire, et les contrats de plan ?

Mme Angèle Préville. - Vous parlez du retard ferroviaire, mais je veux évoquer l'équité territoriale : une partie du département du Lot est abandonné, c'est un territoire oublié du ferroviaire. On attend la modernisation de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (POLT), mais la section est déclassée depuis Brive, les temps de transport sont plus longs qu'à l'époque du Capitole... Le projet d'une LGV, c'est bien, mais cela ne va évidemment pas servir à tout le monde, en tout cas pas chez moi, je suis à 1 h 30 de Cahors... De quelle façon tenez-vous compte des possibilités de l'offre ferroviaire ?

Vous dites privilégier les mobilités actives, le vélo et le partage de véhicules. Mais comment réaliser les équipements de sécurité pour les vélos sur les routes ? Le défaut de ces équipements freine clairement l'usage des vélos. Avez-vous une idée de ce que coûterait le développement de voies réservées aux vélos, pour qu'on sache mieux les besoins d'investissements ?

M. Jean-Claude Anglars. - L'Aveyron est également un territoire oublié et la RN 88 entre Rodez et Séverac-le-Château est un chaînon manquant, ces 60 kilomètres sont essentiels pour le désenclavement du sud-Massif central par l'A75. L'État et les collectivités se sont entendus pour réaliser ce projet, mais que reste-t-il de cet engagement dans votre rapport qui recommande surtout, à ce que j'en ai compris, de prendre le bus ou de faire de l'autopartage ?

M. David Valence. -Sur la méthode, d'abord, l'une des craintes que l'on pouvait avoir, c'était de n'écrire qu'un rapport confortable pour l'exécutif. Or, le président du COI que je suis, également député de la majorité, atteste qu'en réalité, ce rapport n'est pas si confortable pour l'exécutif, et qu'il prend même une certaine liberté avec le cadre de sa mission. Il est normal que l'on échange avec l'exécutif sur nos résultats, mais je tiens à dire qu'aucun membre du COI n'a eu le sentiment qu'on orienterait les choses, chacun a pu travailler et s'exprimer en toute liberté, j'y ai veillé. En réalité, la version du 15 décembre dernier, qui a « fuité », était une synthèse et ne comportait pas d'annexes - et les sujets qu'on évoque aujourd'hui comme ayant pu varier ou faire défaut, relèvent précisément de ces annexes.

Sur le montant des investissements que nous recommandons, je précise que nos chiffres sont présentés comme estimés « au minimum » - ce qui n'est pas facile à endosser pour l'exécutif, mais nous avons maintenu nos recommandations. En fait, il faut au Gouvernement rattraper des décennies de sous-investissement, et dans le débat, il faut reconnaitre que l'effort entrepris depuis cinq ans a été significativement plus important que ce qui était fait précédemment. Il est vrai que des personnalités diverses ont exercé la fonction de ministre des transports, mais vous reconnaîtrez avec moi que ce n'est pas fréquent que l'une d'eux, devienne Première ministre, c'est un signe de la place des transports dans la vie publique et c'est important de le signaler.

La crédibilité des engagements est déterminante, et nous devons nous le dire clairement : aucun acteur, seul, ne peut relever le défi ; oui, les collectivités territoriales seront sollicitées, l'État aussi mettra plus de moyens sur la table - et il faudra encore d'autres ressources, fiscales ou autres. Il n'y a pas de secret, les infrastructures sont financées par le contribuable ou par l'usager, ainsi que par les fonds européens. Ce que l'on constate, aussi, c'est que notre dépense publique va moins que chez nos voisins au transport décarboné ; dans le ferroviaire, nous sous-finançons les investissements, mais nous sur-finançons le fonctionnement, c'est l'inverse en Allemagne.

Les rapports entre État et les collectivités territoriales, qui demandent de la sincérité, s'incarnent dans la façon dont les CPER vont être renégociés. Dans le travail que nous avons conduit pour notre deuxième rapport, sur les attentes des territoires en matière d'infrastructures de transport, nous avons été étonnés de voir la diversité des projections : nous avons vu parfois une sélection de projets très rigoureux, réalistes et articulés - et inversement, parfois une liste de demandes disparates allant d'un rond-point jusqu'à une infrastructure structurante, ce n'est pas sérieux. On demande au Gouvernement de cesser les effets d'annonce, mais cela vaut en fait pour tout le monde, y compris les acteurs publics locaux- pour avoir été vice-président de région, maire et président d'agglomération, je sais qu'il est tentant d'annoncer l'amélioration d'infrastructures de transport, mais ce n'est pas toujours très sérieux quant au désenclavement lui-même.

Pourquoi notre rapport signale-t-il tel projet plutôt que tel autre ? Nous avons signalé les projets à partir d'un certain niveau d'engagement de l'État, et pour les projets qui se situent en deçà, ne pas être signalés dans notre rapport ne veut pas dire qu'ils sont abandonnés. La ligne Angoulême-Limoges, par exemple, relève de ces projets de petites lignes qui ont fait l'objet d'un accord avec la région, chacun s'est engagé publiquement, c'est dans le contrat de plan État-région et ce n'est certainement pas à l'État de la vouloir seul. L'État consacre plus de moyens qu'avant aux petites lignes - on fait un peu, mais ce n'est pas rien, et c'est mieux qu'avant, où l'on disait tout faire, alors qu'on ne faisait rien. À maints égards, l'avis négatif sur le projet d'autoroute A 147 entre Poitiers et Limoges est lié à une volonté de ne pas sur-financer les projets routiers au détriment des lignes ferroviaires.

Le COI n'a pas été mandaté sur l'aérien, pas plus qu'en 2018, et nous en avons parlé seulement pour Mayotte - puisque pour la première fois nous avons abordé les outre-mer, pour constater qu'une partie du raisonnement sur la priorisation que nous proposons, ne peut s'appliquer outre-mer, eu égard aux spécificités territoriales. Je n'ai pas d'avis à émettre sur les carburants aéronautiques alternatifs ; des projets sont en cours, dans les Bouches-du-Rhône et en Seine-et-Marne, mais il y a en effet un enjeu de production de ces carburants en France.

Sur l'Europe, nous avons auditionné le directeur général de la mobilité et des transports (DG Move) de la Commission européenne, lors de notre premier rapport, pour parler franchement de la capacité contributive européenne. Ce que l'on constate, c'est qu'il y a un loup. La somme des financements européens attendus à l'échelle nationale sur les infrastructures de transport, représente la moitié des financements disponibles pour toute l'UE ; la France est certes un lieu de passage important, mais pas au point de capter la moitié des financements européens. En réalité, il y a un effet de surestimation : lorsqu'on fait un tour de table pour lancer tel projet d'infrastructure, on s'arrange, pour peu que ce soit possible, pour le caler sur le réseau transeuropéen de transport (RTE-T) et l'on inscrit à ce titre une participation européenne dans le plan de financement, en se disant qu'on verra bien ce que cela donnera. Nous avons constaté cette façon de faire y compris dans des projets importants dont on parle ici même, et nous avons écrit dans notre rapport que les financements européens ne seraient peut-être pas toujours au rendez-vous de ce qu'on a projeté.

Sur les réseaux express métropolitains et la SGP, je ne pense pas qu'on puisse parler de mise sous tutelle de SNCF Réseau. Je crois qu'il ne faut pas être obsédé par la question des recettes, ce qui compte ici surtout, c'est la capacité à faire. La SGP a développé une méthode de travail en plateau-projet et une bonne capacité de rendre compte aux financeurs - ces éléments font encore défaut à SNCF Réseau, c'est cela plus que le financement qui est intéressant, je le dis à titre personnel.

M. Pierre-Alain Roche. - Le calendrier et le coût du Lyon-Turin n'ont pas été ajustés depuis plusieurs années, ce n'est pas acceptable, car c'est typiquement une opération où nous devrions procéder à une réévaluation tous les six mois. Pour ce rapport, nous avons fait des hypothèses sur la poursuite d'imputation sur les crédits d'État, j'espère que des données plus précises seront disponibles dans les mois à venir, pour mieux établir les choses. L'objectif de base pour le tunnel est de pouvoir faire circuler 15 millions de tonnes de marchandises, alors qu'on est passé de 10 millions de tonnes dans la situation antérieure, à 3 millions de tonnes du fait de l'ouverture d'autres tunnels alternatifs et du redéploiement des grands flux européens.

Ce que nous appelons la première phase des accès au tunnel, c'est la combinaison entre le contournement ferroviaire de l'agglomération lyonnaise par le nord (CFAL-nord), qui est en déclaration d'utilité publique (DUP) depuis 2012 mais sans protocole de financement alors que c'est un projet crucial, et la mise à 4 voies de la section Saint-Fons-Grenay, elle aussi cruciale pour l'axe qu'on dit aller de Kiev à Lisbonne. Ces voies sont indispensables pour capter une partie des flux entre le nord et le sud de l'Europe. Suite au dialogue que nous avons eu avec les territoires, nous avons proposé d'y adjoindre un nouveau franchissement du Rhône, contre la congestion. Or, il n'y a toujours pas de consensus sur l'emplacement de la voie, nous avons reçu de nombreuses demandes différentes, pour la faire passer le long de la LGV ou plus au nord, il faudra se mettre d'accord pour parvenir à capter les 15 millions de tonnes de marchandises - et les travaux sont estimés à 5 milliards d'euros, ce n'est pas une mince affaire.

Nous n'avons pas intégré les sections nouvelles dans un calendrier précoce de la planification écologique, mais je veux signaler aussi qu'il y a eu quelques erreurs dans les premières versions du tableau de synthèse, qui ont été corrigées depuis - nous avons travaillé en urgence absolue pour rendre les annexes début janvier, il y a eu des décalages entre le texte et les tableaux, ils sont désormais corrigés et leur version en ligne est stabilisée.

S'agissant des services express régionaux métropolitains, chaque terme compte, l'enjeu est aussi la capacité d'organiser l'urbanisation sur des grands axes, il y a un sujet de service et des travaux neufs considérables à réaliser ; Marseille, Bordeaux, Strasbourg se sont déjà bien engagés, ailleurs c'est moins le cas. La SGP est compétente pour porter ce type de projet, et il y a aussi des adaptations des réseaux actuels, où SNCF Réseau a des atouts. Cependant attention, il faut continuer à faire circuler des trains, on ne peut pas être en travaux partout à la fois et n'importe comment, c'est pourquoi nous proposons une montée en puissance pour développer les capacités d'intervention. L'Italie aura équipé son réseau ERTMS dès 2030, mais comme nous sommes en retard, nous manquerons l'interopérabilité et les économies d'exploitation liées à la suppression de la signalisation latérale ; c'est pourquoi nous proposons un effort de 500 millions d'euros puis de 1 milliard d'euros, pour qu'en 2040-2042 on ait équipé le réseau central - c'est stratégique pour le réseau européen, et c'est plus important que le reste. La performance opérationnelle est liée à la régénération, et l'opérateur a besoin d'une commande centralisée pour assurer le fonctionnement, or notre système d'aiguillage est devenu obsolète. À terme, cela dégage des capacités de productivité qui permettent d'optimiser les choses.

Enfin, s'agissant des plateformes logistiques, une quinzaine de projets sont en cours, portés dans le cadre du conseil national de l'industrie avec des opérateurs céréaliers, l'idée est d'apporter 150 millions d'euros à ces opérations pour accélérer les études de ces opérations sur le quinquennat en cours. Nous n'avons pas présenté chacun des projets dans notre rapport, pour la simple et bonne raison que nous ne sommes pas allés à ce niveau de détail.

Quant à la RN 88 dans l'Aveyron, le débat va continuer à prospérer, notre point de vue c'est que, de façon générale, les dépenses publiques doivent aller davantage à des équipements comme des bornes de recharge électrique, qu'à la mise à deux fois deux voies quand le trafic ne le justifie pas complètement.

M. Bruno Cavagné. - Sans le COI, nous n'aurions même pas le scénario et nous n'aurions que la juxtaposition d'annonces financières. J'ai dit à la Première ministre le besoin d'une vue d'ensemble, elle m'a répondu que nous l'aurions en juin, c'est précieux.

Le « zéro artificialisation nette » va évidemment poser des problèmes et le travail que vous menez pour donner se doter d'outils me semble indispensable.

Ensuite, des surcoûts tiennent aussi à ce que des projets sont parfois anciens, qu'ils n'ont pas été réévalués, et l'inflation compte également. En réalité, je crois que si l'on ne sort pas du pacte de stabilité les investissements visant la décarbonation, nous n'y arriverons pas, les coûts sont trop importants - nous avons donc besoin d'une réflexion plus globale.

M. David Valence. - Certains de nos voisins font des lois de programmation qui engagent une décennie, mais qui sont reprises tous les cinq ans, c'est intéressant pour les infrastructures de transport. Nous venons d'actualiser le rapport Duron, qui date de 2018 ; reste à définir une stratégie dans la loi. Nous ne sommes pas seuls à avoir de telles difficultés avec nos infrastructures de transports, mais nous avons ce problème propre à notre culture politique : nous avons du mal à construire du consensus, à faire confiance aux autres et à assumer des choix qui ne sont pas toujours simples. Le COI apporte un début de réponse en proposant de se mettre d'accord, comme il l'a fait en son sein, sur une priorisation des projets ; j'espère que le Sénat relaiera ce « parler vrai », plutôt que le « toujours plus ».

M. Jean-François Longeot, président. - Merci à chacun d'entre vous, on voit bien l'ampleur du travail qu'il reste à faire : il sera important de ne pas se disperser.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 10.