Mercredi 12 avril 2023

- Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Projet de loi visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces - Demande de saisine et désignation d'un rapporteur pour avis

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Je tiens tout d'abord à excuser l'absence de notre président, François-Noël Buffet, qui conduit une délégation du Sénat aux Antilles.

Le conseil des ministres doit adopter demain matin un projet de loi visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces. Celui-ci vise essentiellement à remettre en ordre les dispositions relatives au droit de visite, qui a fait l'objet d'une annulation par le Conseil constitutionnel à la suite d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Ce texte a néanmoins un objectif plus large - la modernisation de l'action douanière - et sera pour cette raison renvoyé à la commission des finances. Toutefois, compte tenu de la proximité des dispositifs avec la procédure pénale et la sécurité, le président Buffet propose que notre commission se saisisse pour avis des articles relatifs au droit de visite ainsi qu'à certains actes d'enquête douanière. Sur une partie de ces dispositions, la commission des finances devrait accepter une délégation au fond en notre faveur.

Le président Buffet propose la désignation de M. Alain Richard comme rapporteur.

La commission demande à être saisie pour avis sur le projet de loi visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, sous réserve de son dépôt, et désigne M. Alain Richard rapporteur.

Audition de M. Éric Sander, secrétaire général de l'Institut du droit local alsacien-mosellan

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Nous accueillons ce matin Éric Sander, secrétaire général de l'Institut du droit local alsacien-mosellan pour faire un point de situation sur l'application de ce droit. Notre collègue André Reichardt, qui est un ardent promoteur du droit local, ne peut malheureusement pas être parmi nous ce matin.

Les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle sont soumis à un droit local qui subsiste dans les marges que lui laisse la loi française. Les trois départements sont placés sous un régime spécifique en matière de cultes, notamment, et comportent aussi des particularités quant au droit commercial et à la propriété immobilière, entre autres.

Le droit local est un droit vivant, qui reste mal connu. Ainsi, notre commission organise régulièrement l'audition des représentants de l'Institut, pour faire un état de la situation, et connaître d'éventuels problèmes posés par la coexistence de ces dispositions spécifiques.

Lors de l'examen de la loi confortant le respect des principes de la République, en 2021, nous avions dû traiter de problématiques particulières. Nous aurons l'occasion d'y revenir, car notre commission a décidé de créer une mission de suivi de l'application de cette loi.

M. Éric Sander, secrétaire général de l'Institut du droit local alsacien-mosellan. - Le droit local alsacien-mosellan, mal connu, est un produit de l'Histoire, lorsque, de 1870 à 1945, les trois départements étaient rattachés à l'Allemagne. Aujourd'hui, il constitue une application territoriale du droit français, à l'instar des règles spécifiques en vigueur outre-mer ou du statut propre à Paris, à Lyon et à Marseille.

Très souvent, on pense que le droit local est sclérosé : soit il faudrait l'appliquer à tout le territoire, soit il faudrait l'abroger. Or les singularités de certains territoires justifient l'application de règles particulières. Le Conseil constitutionnel a toujours déclaré conformes à la Constitution les dispositions des lois relatives à la montagne et au littoral, car la géographie les justifie. Les trois départements sont un modèle unique de différenciation territoriale du droit, en matière de cultes ou de justice commerciale, par exemple. Il existe donc une coexistence pacifique entre le droit local et les règles nationales.

Le droit local est un produit de l'Histoire. En 1870, l'Allemagne conserve dans un premier temps le droit français, qui devient un droit local au sein de l'Empire, puisqu'il ne s'applique que dans les trois départements - le Concordat de 1801 en est le signe le plus emblématique. Progressivement, l'Allemagne introduira les grandes lois d'Empire. En 1883, les grandes lois de sécurité sociale de Bismarck, qui créent une assurance sociale obligatoire, s'appliquent en Alsace et en Moselle. Il faut attendre 1945 pour que la France généralise un tel système.

En outre, il existait aussi les lois locales : en 1874, l'Allemagne a la finesse politique de créer une délégation d'Alsace-Lorraine rassemblant des élus. C'était un embryon du pouvoir législatif : celle-ci a voté des lois importantes, telles que la loi sur la chasse de 1881, qui est d'ailleurs toujours appliquée.

Puis, peu à peu, le souvenir de la France s'efface dans les générations nouvelles et des revendications politiques éclatent en vue d'obtenir un véritable parlement. La loi du 31 mai 1911 crée une constitution pour l'Alsace et la Moselle, avec l'instauration d'un parlement bicaméral, qui vote le budget et les lois locales.

En 1918, la France s'interroge : que faire de ce droit local ? Il était acquis de ne pas maintenir la constitution de 1911. En guise de compensation, les trois départements conservent le régime spécifique des cultes. En outre, le droit allemand comportait des avancées sociales importantes, d'où la création de commissions rassemblant les meilleurs juristes français en vue d'unifier, à terme, la législation. Ces travaux débouchent sur les deux grandes lois du 1er juin 1924, qui sont encore aujourd'hui la clé de voûte du droit local. Robert Schuman, alors député, a joué un rôle très important lors de l'examen de ces textes.

Le droit local est très vivant jusque dans les années 1950, avant de devenir un droit confidentiel et peu accessible. En outre, les administrations centrales ne voulaient pas entendre parler de sa modernisation. Il faut attendre 1981 et les premières lois de décentralisation pour que l'État s'intéresse de nouveau à cette question. Jean-Marie Bockel, alors député, était chargé de ces questions ; c'est sur le fondement de son rapport que l'Institut du droit local alsacien-mosellan est créé en 1985. Nous sommes consultés tant par les citoyens que par les ministères.

Le droit local connaît alors une nouvelle jeunesse : on prend conscience que les cultes, la liberté d'association et le commerce et l'industrie peuvent être organisés différemment, tout en respectant la Constitution de 1958. C'est un droit vivant, qui s'est modernisé et qui est au service des citoyens et des professionnels. Il se heurte toutefois après la révision constitutionnelle de 2008, aux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). La décision Somodia du 5 août 2011 du Conseil constitutionnel traite d'un problème de conformité du droit local du travail avec le principe constitutionnel de l'égalité devant la loi. À cette occasion, le Conseil constitutionnel estime que le droit spécifique des trois départements est un principe fondamental reconnu par les lois de la République : l'argument d'une rupture d'égalité causée par le droit local devient inopérant. Voilà une protection constitutionnelle que nous n'attendions plus !

Cette décision revêt toutefois un aspect plus problématique : aux termes de l'article 34 de la Constitution relatif à la compétence du Parlement, le droit local peut être abrogé, harmonisé ou modernisé. Toutefois, il résulte de cette décision qu'il est impossible d'accroître les différences de traitement juridique en cas de modification législative votée par le Parlement. Ainsi, la création de règles nouvelles n'est plus permise : nous avons rencontré ce problème concret avec des contrats de complémentaire santé d'entreprise, par exemple. Il en va de même en matière d'environnement ou d'enseignement bilingue. Les ministères arguent de la décision Somodia pour nous empêcher d'avancer, alors que la différenciation territoriale du droit est constamment promue.

Une autre QPC, datant du 15 octobre 2021, porte sur le statut des avocats, encore régi en Alsace et en Moselle par une loi de 1922, défendue à l'époque par Robert Schuman.

La loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, plus communément appelée loi Macron, a modifié le droit général en ce qui concerne la profession d'avocat. À l'époque, pour les avocats des trois départements concordataires, le droit local n'a pas changé, mais le droit général a évolué, ce qui a provoqué un accroissement des différences entre la « vieille » France et les départements concernés.

En définitive, le Conseil constitutionnel a jugé que l'absence d'évolution du droit local ne posait aucune difficulté sur le plan de la conformité à la Constitution, dans la mesure où il a estimé que toute différence de traitement résultant d'une modification du droit général n'était pas contraire au principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

Au travers de cette décision, le Conseil constitutionnel n'a raisonné que sur le fondement du principe d'égalité, alors même qu'il avait rendu depuis 1974 un certain nombre de décisions reposant sur l'idée que certaines situations différentes par la géographie, l'économie, voire l'histoire, pouvaient justifier des traitements différents.

Permettez-moi maintenant de citer quelques exemples illustrant la modernité du droit local.

Le régime local d'assurance maladie est extrêmement vivant : il s'applique aux salariés et aux retraités affiliés à la fois au régime général et au régime local, et leur permet de bénéficier de remboursements complémentaires. Ce régime local est obligatoire, réglementé par la sécurité sociale, et est financé par le versement de cotisations.

Dans les trois départements d'Alsace-Moselle, les populations sont très attachées à ce régime de protection sociale complémentaire. De ce fait, nous avons considéré que la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi, en créant des complémentaires santé obligatoires pour les salariés des entreprises, assurances permettant la prise en charge d'un panier de soins minimum, posait problème.

Consultés sur le projet de décret, nous nous sommes en effet aperçus que le régime local couvrait déjà environ 70 % dudit panier de soins, avec une prise en charge financée par les cotisations des seuls salariés et retraités. Les complémentaires assurantielles ne contribuaient donc à couvrir que les 30 % de soins restants, sur la base d'un financement assuré a minima à 50 % par l'employeur, le reste l'étant par les salariés.

Pour résoudre cette problématique, l'instance de gestion du régime local d'assurance maladie a proposé que le régime couvre 100 % du panier de soins. Je ne reviendrai pas sur les protestations du secteur des assurances ; l'essentiel est que le ministère de la santé nous a répondu, en invoquant la décision Somodia, que notre solution ne serait pas mise en oeuvre, car, en élargissant les prestations servies par le régime local, elle accentuait les différences de traitement.

Voilà un exemple du poids qu'exerce cette décision Somodia sur le droit local : elle empêche toute éventuelle extension et nous bloque systématiquement.

Autre exemple de modernisation réussie, il existe en droit local le livre foncier, un système de publicité foncière spécifique qui permet d'accéder, entre autres, aux ventes immobilières et aux hypothèques. Ce système est totalement informatisé depuis 2008 : les notaires peuvent accéder en quelques clics à toutes les données concernant la situation juridique des immeubles, la répartition des propriétaires, les charges grevant la propriété.

Il reste à informatiser les registres des associations. Je rappelle que la loi de 1901 ne s'applique pas dans les départements concordataires, qui sont soumis à un code civil local. Cette informatisation permettrait à tout un chacun d'adhérer facilement à une association en collectant, depuis internet, un maximum d'informations, et d'encourager la création d'associations en portant à la connaissance de tous les diverses formalités à remplir.

Par ailleurs, en Alsace-Moselle, il n'existe pas de tribunaux de commerce, mais des chambres commerciales des tribunaux judiciaires, qui présentent l'intérêt d'être toujours présidées par un magistrat judiciaire, accompagné de deux juges consulaires, qui sont des commerçants élus par leurs pairs. Il s'agit d'un système dit d'« échevinage », dans lequel le magistrat connaît le droit, quand les deux juges professionnels, issus du tissu économique, apportent leur connaissance de la pratique des affaires. Cette configuration stratégique contribue à rendre des décisions de grande qualité, ce qui est primordial quand il est question de juger des faillites, des liquidations ou des plans de cession d'activité d'entreprises.

Certaines professions ont un statut particulier en Alsace-Moselle. Je citerai les notaires : en la matière, le droit local est régi, depuis 1872, par le principe de non-patrimonialité du droit de présentation. Autrement dit, les notaires des trois départements concordataires ne peuvent pas acheter leur étude : ils doivent passer un concours professionnel de droit local pour pouvoir postuler aux offices vacants.

Le système du concours participe de la méritocratie républicaine, ce qui est d'autant plus remarquable que l'on sait maintenant, avec le recul, que la liberté d'installation mise en oeuvre en 2015 a abouti à des résultats mitigés. Rendez-vous compte que l'attribution des études nouvellement créées s'est faite par tirage au sort, procédure qui avait été validée par le Conseil d'État, et sur laquelle j'émets pour ma part quelques réserves.

Il est à noter que le principe du concours vaut également pour les commissions de justice dans ces trois départements.

J'ajoute qu'il existe en droit local des jours fériés spécifiques, en l'occurrence le Vendredi saint et la Saint-Étienne, jours chômés et rémunérés par l'employeur. Cette mesure suscite quelques difficultés, notamment au sein de la fonction publique territoriale, dans laquelle le temps de travail des agents est annualisé sans tenir compte de ces deux jours fériés particuliers. Aucune véritable réponse n'a été apportée jusqu'à présent à cette question.

Je tiens aussi à aborder la question des cultes : on entend souvent dire que le régime cultuel en Alsace-Moselle résulte du droit allemand, mais ce n'est pas vrai. Il s'agit en réalité du droit napoléonien, que l'Allemagne n'a pas remis en cause après 1870 et que la France n'a pas non plus remis en cause après 1918.

Pour les seuls cultes statutaires, autrement dit les cultes catholique, protestant et israélite, il existe un système de nomination et de rémunération de ministres des cultes. Tous les autres cultes, non reconnus - je pense en particulier aux bouddhistes, aux protestants évangélistes, aux musulmans -, s'organisent sous la forme d'associations de droit local, inscrites sur un registre.

Comme la loi de 1905 ne s'applique pas en Alsace-Moselle, l'interdiction du financement public des cultes ne s'y applique pas. Il est important de rappeler que, si l'État, la région, le département, la commune estime qu'il existe un intérêt, pour lui ou elle, à financer telle ou telle association, c'est tout à fait possible. En revanche, il ne s'agit en aucune manière d'une obligation. Pour cette raison, la différence entre les cultes « historiques », d'une part, et les « nouveaux » cultes apparus après les années 1960, de l'autre, est moins marquée dans les trois départements concordataires. Je rappelle à cet égard que le Conseil constitutionnel a jugé, en février 2013, que ce système des cultes n'était pas contraire au principe constitutionnel de laïcité.

Le droit local représente, en volume, environ 5 % de la réglementation applicable dans les trois départements sur des sujets aussi importants que les cultes, la sécurité sociale, les jours fériés, la sécurité des transactions immobilières ou l'accès aux informations cadastrales.

Le Conseil représentatif pour le droit local, qui regroupe tous les parlementaires des trois départements, s'est demandé s'il était envisageable, si tant est que le Président de la République décide de déposer un projet de loi constitutionnelle, d'inscrire ce droit dans la Constitution, de sorte à neutraliser la jurisprudence Somodia de 2011 et à favoriser son développement, même dans des domaines où il ne s'applique pas aujourd'hui. Pour ce faire, il faudra bien entendu tenir compte de l'intérêt des populations et des territoires concernés.

À l'époque de l'examen du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, en 2018, je rappelle que le Gouvernement avait quasiment donné son feu vert à l'inscription du droit local dans la Constitution, avant de l'abandonner. Quoi qu'il en soit, je note une sensibilisation des pouvoirs publics sur le sujet.

On le voit bien, au travers de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), certains territoires - je fais abstraction des départements et collectivités d'outre-mer -, ont besoin d'un droit spécifique. À cet égard, l'Alsace-Moselle est un exemple unique de différenciation territoriale dans le domaine du droit. Pour que le droit local reste un instrument utile aux élus, aux collectivités, au service des populations des trois départements, il convient, je le répète, d'approfondir la réflexion sur la « neutralisation » de la décision Somodia.

Mme Nadine Bellurot. - Je vous remercie pour votre présentation qui a permis de mettre en perspective le droit local.

L'article 74 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a prévu d'étendre aux associations cultuelles d'Alsace-Moselle un certain nombre de dispositions, notamment en matière de financement et d'organisation des associations. Êtes-vous d'ores et déjà en mesure de dresser un bilan de cette mesure ?

M. Éric Sander. - À l'origine, ce texte envisageait d'étendre l'application de plusieurs articles de la loi de 1905 dans les trois départements. Ce projet a suscité de nombreuses réactions, notamment face au risque de suppression du régime concordataire.

En définitive, a été créé un dispositif tout à fait nouveau en droit local, celui des associations « à objet cultuel ». Le problème que rencontrent les associations actuellement réside dans la multitude des contraintes administratives auxquelles elles font face, la complexité de la certification des comptes et la nécessité de tracer les financements étrangers auxquelles elles sont confrontées. Sans compter que les associations à objet cultuel ont pour mission exclusive l'exercice du culte, alors que beaucoup d'associations sont en réalité « mixtes » - en plus du culte, elles ont une activité d'enseignement religieux, organisent des voyages, ou que sais-je encore. Or, pour toutes ces activités, les mêmes contraintes s'appliquent...

Aujourd'hui, nous n'avons pas réellement de bilan chiffré de la mesure que vous avez évoquée. L'entrée en vigueur de la loi est récente et nombre d'associations découvrent encore cette nouvelle réglementation. Peut-être le Gouvernement a-t-il un peu trop élargi le champ d'application de la mesure. Beaucoup d'associations religieuses n'ont pas fait preuve d'un enthousiasme débordant à l'égard de cette nouvelle variété d'associations et l'ont parfois considérée comme une atteinte aux libertés locales.

De mon point de vue, et même si je sais que cela serait compliqué à mettre en place, il faudrait que les associations mixtes se scindent en deux entités distinctes : une association à objet cultuel stricto sensu et une association gérant toutes les autres activités.

Une autre difficulté se pose pour certaines petites associations qui bénéficient d'un certain montant de financement public : elles doivent faire certifier leurs comptes par un commissaire aux comptes, ce qui peut être relativement onéreux. Pour contourner le seuil légal de financement public enclenchant l'obligation de certification, certains évoquent la possibilité de créer plusieurs structures.

M. Alain Richard. - Je vous remercie pour la clarté de votre présentation. J'aimerais revenir sur deux éléments historiques importants.

Tout d'abord, l'intégration des trois départements d'Alsace-Moselle dans l'empire allemand s'est déroulée dans un État neuf. L'édification institutionnelle allemande se concrétise en effet au moment de la proclamation de l'empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles, en février 1871. Beaucoup de lois sont en quelque sorte des lois « inaugurales » d'unification. En même temps, il s'agit d'un État fédéral, constitué de principautés, voire de royaumes autonomes, qui ont finalement été intégrés à l'empire allemand. Ces deux éléments sont des marqueurs importants de l'héritage de ce droit local.

J'ajoute, troisième circonstance tout à fait politique, que la chambre des députés qui s'est prononcée, après de multiples réflexions, sur l'inclusion du droit local dans notre droit, était la plus conservatrice de toute la IIIRépublique : la Chambre « bleu horizon », comme on l'a nommée, menait alors une politique « revanchiste ». Je pense que cette chambre des députés n'aurait très probablement pas voté la loi de 1905. Le motif pour lequel elle a accepté de maintenir un régime de laïcité très substantiellement différent est empreint d'histoire politique.

Est-ce que les autres principes posés par la loi de 1905, notamment la compatibilité du culte avec l'ordre public, s'appliquent dans le régime concordataire ? Est-ce que les moyens humains et administratifs sont aujourd'hui suffisants pour assurer la bonne maintenance, si je puis dire, du droit local ?

Jeune auditeur au Conseil d'État, j'ai été rapporteur dans un contentieux relatif à la pension d'un pasteur alsacien. Or le règlement des pensions en vigueur était en allemand et il a fallu le faire traduire ! Plus récemment, la transformation des chambres de métiers en chambres de l'artisanat a posé des problèmes d'application du droit de l'artisanat en Alsace-Moselle. J'ai cru comprendre que la traduction du règlement local relatif à l'artisanat était défectueuse. Aussi, le contenu de ce droit ne serait pas très bien connu. Or le secrétariat général du Gouvernement, dont l'une des missions est de veiller à la qualité du droit, semble ne plus se consacrer à la maintenance du droit local. Cela pose donc des problèmes de conformité de ce droit hérité de l'histoire.

M. Éric Sander. - Vos questions soulèvent des problèmes constitutionnels. Selon le principe de laïcité, l'État ne doit pas s'immiscer pas dans l'organisation du fonctionnement des cultes. À l'inverse, les cultes n'ont pas à s'immiscer dans l'organisation du fonctionnement de l'État. Cela n'exclut pas une collaboration constructive.

En droit local, la difficulté est non pas que l'État nomme les curés, les pasteurs ou les rabbins, mais qu'il doive faire preuve de neutralité. Cela revient à poser la question du financement, qui est, selon une décision du Conseil constitutionnel rendue le 21 février 2013, parfaitement légitime. D'ailleurs, des financements publics sont prévus par la loi de 1905, notamment pour les aumôneries des lycées publics ou pour l'entretien du patrimoine religieux par les communes. Or les finances des communes ne sont pas indéfiniment extensives !

Ainsi, les principes constitutionnels d'ordre public s'appliquent dans les trois départements. Si un lieu de culte est déviant, l'État peut ordonner sa fermeture.

J'en viens aux textes pris durant la période allemande, c'est-à-dire avant 1918. Dans sa décision du 30 novembre 2012, le Conseil constitutionnel a indiqué, apdans le cadre d'une QPC, que la règle de droit doit être accessible, c'est-à-dire qu'elle doit être rédigée en langue française. Aussi, nous avons fait traduire, en lien avec le secrétariat général du Gouvernement, ces textes, dont la liste a été publiée par décret au Journal officiel et dont le contenu a été publié dans le recueil des actes administratifs des trois départements. Cette traduction n'est que documentaire, car, selon la loi de 1924, lorsqu'il y a une difficulté sur l'application d'un texte rédigé en langue allemande, c'est cette dernière qui fait foi.

Une récente ordonnance, prise en application de l'article 38 de la Constitution, vise à établir un nouveau code de l'artisanat. Pour autant, rien n'a été codifié pour la partie Alsace-Moselle, alors même que M. Reichardt était intervenu pour établir des groupes de travail.

M. Alain Richard. - Je peux en témoigner, en tant que membre de la commission de codification. L'idée était de moderniser le code en intégrant les différents textes. Le droit local était prévu dans le plan délibéré par la commission.

M. Éric Sander. - À l'institut, nous avons déjà préparé un texte de codification ! Pour autant, nous n'avons jamais été intégrés dans les groupes de réflexion du Gouvernement, ni même reçu d'accusé de réception au courrier adressé par M. Reichardt à Mme la ministre. Les mots « harmoniser » ou « adapter », appliqués au droit local, sont dangereux ! Que veut dire « adapter » ? Que veut dire « harmoniser » ?

Mme Agnès Canayer. - Est-ce que le registre numérique des associations coopératives de droit local est accessible dans les formes prévues par la loi entrée en vigueur au 1er janvier 2023 ? Y a-t-il eu du retard ?

M. Éric Sander. - Oui, il y a du retard. C'est l'établissement public d'exploitation du livre foncier informatisé (Epelfi) qui développe ce projet d'informatisation. Aujourd'hui, une page d'accueil offre la possibilité de présenter une requête pour inscrire son association. Pour autant, il n'est pas possible de consulter la liste dans son intégralité. Le retard n'est pas dû à des raisons de financement. Peut-être est-ce dû au retard de la préparation des textes réglementaires par l'administration. En somme, pour l'instant, il est possible de créer une association, mais il n'est pas possible de consulter la liste des associations ni de procéder au changement de statut. L'application information est en cours de fabrication, alors que nous avions alerté l'administration sur la date d'entrée en vigueur votée par le Parlement.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Pourquoi la Saint-Étienne est-elle un jour férié ?

M. Éric Sander. - C'est en raison d'un texte de 1894, dans lequel il est écrit que le jour suivant Noël devait être férié et chômé dans les trois départements. La population connaît bien les jours fériés. C'est un sujet extrêmement sensible !

De même, il existe une procédure de faillite civile, qui permet de traiter le surendettement des particuliers, à côté des commissions de surendettement. Il y a une recrudescence du nombre de demandes de traitement de surendettement tant par les commissions que par le régime de la faillite civile, en raison des difficultés liées au pouvoir d'achat et à l'inflation.

Mme Catherine Di Folco, présidente. - La chambre commerciale de la Cour de cassation prévoit, dans un arrêt rendu le 18 mai 2022, que la représentation par un avocat est obligatoire, dans le cadre d'une procédure contentieuse ou d'une procédure collective. Cela vous semble-t-il opportun ? Cela peut entraîner des retards et cela induit des coûts particuliers.

M. Éric Sander. - La loi de 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures et la réforme de la procédure civile de 2019 ont eu pour objet d'étendre les domaines où la représentation par un avocat est obligatoire pour représenter une partie. Les procédures sont en effet devenues extrêmement complexes, notamment en matière de faillite ou de propriété intellectuelle.

Depuis le code de procédure civile de 1975, il y a un balancier : on dit d'abord qu'il faut moins d'avocats, ensuite qu'il en faut plus... À cela, il faut ajouter les réformes de la procédure ! On ne s'y retrouve plus ; je parle en tant que praticien. Il faut laisser à la réforme le temps d'être mise en place. L'accumulation de réformes de la procédure civile désarçonne les praticiens et les magistrats, qui doivent appliquer des dispositions transitoires en l'absence de textes réglementaires. C'est un véritable maquis !

Mme Catherine Di Folco, présidente. - Nous vous remercions de votre participation. Nous avons appris beaucoup de choses au cours de cette passionnante audition.

La réunion est close à 11 h 00.