Mardi 20 juin 2023

- Présidence de M. Stéphane Artano, président -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

Foncier agricole dans les outre-mer - Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire

M. Stéphane Artano, président. - Nous achevons nos travaux préparatoires au rapport sur le foncier agricole dans les outre-mer en recevant M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Merci monsieur le Ministre d'avoir répondu à notre invitation et de venir nous apporter des éclairages sur la situation et les perspectives pour les outre-mer. À l'issue des auditions, nos deux rapporteurs Vivette Lopez en présentiel, et Thani Mohamed Soilihi en visioconférence, ferons des propositions que nous examinerons en réunion plénière le mercredi 28 juin à 13 heures 30. Notre réunion sera suivie d'une conférence de presse le même jour à 16 h 30.

Notre délégation s'est depuis longtemps saisie de la problématique foncière qui est cruciale outre-mer et y a consacré trois rapports. Ils ont été coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, dont nous saluons l'engagement et la détermination à traiter de ces sujets.

Les conflits d'usage sont particulièrement menaçants pour le foncier agricole. Le grignotage des surfaces agricoles utiles (SAU) est un phénomène qui nous inquiète. La Guyane où la forêt équatoriale représente 90 % du territoire fait figure d'exception mais sa SAU ne constitue que 0,4 % de la surface totale.

Nous nous interrogeons sur les instruments de protection et de reconquête des terres agricoles à mobiliser, notamment pour tendre vers la souveraineté alimentaire, objectif que nous partageons.

Nous sommes à quelques jours du Comité interministériel pour les outre-mer (CIOM). Nous comptons sur des mesures fortes afin de protéger ce patrimoine agricole qui est la base même de notre autonomie dans ce domaine à l'horizon 2030.

Nous savons également qu'une grande loi d'orientation et d'avenir agricoles est en préparation et que des consultations sont en cours dans les outre-mer pour faire remonter les difficultés et les suggestions. Nous souhaitons apporter notre contribution à ce texte qui sera sans doute soumis au Parlement à l'automne. Nous espérons, Monsieur le ministre, que vous pourrez nous en dire davantage...

Des arbitrages interviendront prochainement aussi pour la prochaine loi de finances et nous vous donnons rendez-vous lors de la prochaine discussion budgétaire pour concrétiser les annonces en faveur du monde agricole.

Avec nos rapporteurs, nous nous félicitons donc tout particulièrement de l'échange d'aujourd'hui. Nous souhaitons vous entendre dans votre propos liminaire, sur vos actions en faveur de la préservation et du développement du foncier agricole ultramarin, sur la base de la trame qui a été transmise à vos services.

M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. - Merci pour votre invitation, dont je me réjouis. Je sais que la question du foncier dans les outre-mer vous préoccupe de longue date et je vous rejoins pour dire combien cet enjeu est important pour la souveraineté alimentaire dans ces territoires. La question du foncier et de sa disponibilité est bien le préalable à toute question agricole, qu'il s'agisse du renouvellement des générations, des choix culturaux ou encore d'adaptation et de lutte contre le changement climatique. Les territoires d'outre-mer y sont particulièrement sensibles, avec un foncier limité pour les territoires insulaires, une géographie et une météorologie qui contraignent les mises en culture. Plusieurs leviers s'articulent, donc, pour le foncier agricole dans les territoires ultramarins, surtout lorsqu'ils sont insulaires : limiter l'artificialisation, contenir l'enfrichement et mobiliser tout le foncier agricole disponible pour bâtir une souveraineté alimentaire durable et la sécurité alimentaire.

En octobre 2019, le président de la République a initié une démarche de transformation agricole des outre-mer incluant l'objectif de tendre vers la souveraineté alimentaire en 2030. Un délégué interministériel a été nommé pour coordonner la démarche. Plusieurs comités de transformation agricole se sont tenus dans chacun des territoires en 2020 et 2021 et j'ai moi-même écrit en janvier 2023, avec mes collègues du Gouvernement chargés des outre-mer, de la santé et de la mer, aux préfets pour leur demander de produire une feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire. Ces feuilles de route ont désormais toutes été établies en concertation avec l'ensemble des acteurs locaux, des indicateurs ont été produits et des cibles ont été définies.

Il nous faut maintenant construire les nouveaux équilibres pour permettre de renforcer l'autonomie et la souveraineté alimentaires de ces territoires. Les taux de couverture sont accessibles en ligne sur le site de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (Odeadom) et les cibles seront publiées sur l'outil « Pilote » de la délégation interministérielle de la transformation publique qui coordonne les politiques prioritaires du Gouvernement.

Concernant l'évolution de la surface agricole utile (SAU), accessible grâce aux résultats des recensements généraux agricoles, on observe, dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) comme dans l'Hexagone, un recul continu depuis 1988. La Guyane fait exception puisque c'est le seul territoire où la SAU progresse depuis 1988.

Des actions de protection de foncier agricole sont engagées dans chacun de ces territoires : en Guadeloupe, Martinique et à La Réunion, une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) dispose d'un droit de préemption pour maîtriser le marché foncier agricole, et assurer sa destination agricole vers l'installation d'agriculteurs, le maintien ou la consolidation des exploitations ; à Mayotte, le droit de préemption agricole est exercé par l'établissement public foncier ; en Guyane, une Safer est en cours de constitution et des travaux doivent conduire à la mise en oeuvre des transferts de foncier au bénéfice des collectivités, des communautés d'habitants et de la Safer, tels que prévus par les accords de Guyane de 2017. Ces travaux portent notamment sur l'identification des zones susceptibles d'être transférées. Dans tous ces territoires, la commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) doit émettre un avis conforme, pour tenir compte de l'importante pression foncière qui s'y exerce.

Dans l'Hexagone, les Safer trouvent leur équilibre financier en raison de l'importance du marché des transactions foncières agricoles sur lequel elles se rémunèrent. La situation est différente outre-mer où le marché est moindre. Le Gouvernement accompagne donc les Safer ultramarines, ainsi que celle de Corse. En Guyane, une aide a été attribuée au groupement d'intérêt public Safer lors de sa constitution et il est prévu une aide supplémentaire à la Safer, qui vient d'élire sa présidente, pour l'accompagner dans son installation. La production de son programme pluriannuel d'activité sera un acte important de la Safer.

Je rappelle que les Safer, à la différence des établissements publics fonciers, sont des sociétés anonymes relevant du droit privé : si cela leur donne une gouvernance plus proche des acteurs économiques locaux, cela a également pour conséquence une justification bien plus ardue de l'octroi de subvention publique, encadrée par le droit européen, ou d'affectation d'une taxe à leur profit. Je rappelle aussi que le code rural et de la pêche maritime prévoit un fonds de péréquation entre l'ensemble des Safer, qui peut permettre d'aider les structures ultramarines. Il revient aux Safer et à leur fédération nationale de se saisir également de cet outil. Il revient aux Safer d'identifier localement leurs axes de travail dans les programmes pluriannuels d'actions stratégiques. Le développement des prestations de service d'aménagement et de réalisation d'études sont des pistes de développement permettant d'augmenter les recettes de ces sociétés.

Autre outil de régulation du foncier, l'avis conforme qui est entre les mains des CDPNAF dans les territoires d'outre-mer, et pas dans l'Hexagone - ceci pour que les caractéristiques de ces territoires soient prises en compte et le foncier agricole mieux protégé. Suite à une demande d'adaptation formulée par les maires au Président de la République en février 2019, la loi a été modifiée pour que cet avis conforme ne s'applique pas pour les projets comportant en majorité des logements sociaux. On me remonte qu'il y a assez peu de difficultés dans le fonctionnement actuel des CDPENAF, où tous les acteurs sont représentés.

Concernant le sujet de l'adaptation au changement climatique, et particulièrement le point relatif à la gestion de l'eau, sa mise en oeuvre repose sur plusieurs piliers. La sobriété et le travail sur la disponibilité de la ressource sont indissociables et, font partie des leviers essentiel, inclus dans le « Varenne agricole de l'eau agricole et de l'adaptation au changement climatique » et le « Plan eau ».

Le poids de l'histoire et l'importance des indivisions expliquent une partie des difficultés relatives au foncier dans les territoires d'outre-mer. La loi d'avenir de 2014 visait notamment à faciliter la sortie de l'indivision, en particulier lorsque l'accord de tous les indivisaires ne pouvait être obtenu. En ce qui concerne l'application de la Loi Letchimy de 2018 visant à favoriser la sortie des indivisions, je sais que des travaux ont été conduits par le Parlement et je suis prêt à examiner les propositions qui en découleraient.

Vous évoquez, dans votre questionnaire la question des friches agricoles. Les aides du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ont pour objectif de soutenir la couverture des besoins des populations par des productions locales. C'est pour cette raison que les aides sont couplées aux quantités produites et commercialisées. Dès lors, une aide surfacique découplée comme il en existe dans l'Hexagone n'apparaît pas comme étant le dispositif le plus adapté à la situation spécifique des territoires ultramarins, du fait notamment de leur taille et de leur éloignement. En effet, une aide découplée est décorrélée de la production et donc sa mise en oeuvre ne garantit pas une augmentation des volumes produits, à l'inverse des aides couplées. Cela a été un choix politique assumé au moment de la mise en place des aides POSEI ou même du CIOM de 2009. Des réserves foncières existent, la problématique des terres en friche est réelle et doit trouver aussi des solutions dans la concertation locale ; il existe pour cela des instances d'aménagement foncier pour la valorisation des terres incultes, auxquelles il est trop peu fait appel.

J'évoquerai aussi les questions d'installation, de transmission et de renouvellement des générations. Vous le savez, j'ai lancé une grande consultation préalable à la définition d'un pacte et d'une loi d'orientation et d'avenir agricoles. J'ai souhaité que cette consultation soit territorialisée et, en ce qui concerne les territoires d'outre-mer, connectée aux travaux autour de l'autonomie alimentaire.

Plusieurs propositions émergent des consultations menées dans ces territoires, sur les thèmes de l'orientation-formation, de l'installation-transmission et de l'adaptation-transition face au changement climatique.

Certaines propositions sont communes à l'Hexagone, comme la promotion auprès des plus jeunes des problématiques agricole et alimentaire, la création de points accueil installation-transmission ou encore le besoin d'accompagnement technique renforcé face au changement climatique. D'autres reflètent les spécificités des territoires ultramarins, comme l'enseignement dans les langues locales, l'homologation des intrants adaptés aux conditions tropicales ou la question des dessertes agricoles notamment en Guyane. Toutes ces propositions sont examinées afin de présenter un projet de texte au cours du deuxième semestre de cette année.

La question des retraites agricoles est évidemment liée à celle de la transmission, sujet évoqué à La Réunion avec la Première ministre. Le dispositif de pré-retraite figurait dans les programmes de développement ruraux régionaux dont la gestion, comme vous le savez, n'est plus désormais de la responsabilité de l'État.

L'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) concerne aussi l'Hexagone, mais je suis favorable à la prise en compte des particularités ultramarines, car l'histoire y a été différente, avec en particulier le fait que les logements agricoles peuvent être éloignés des bâtiments d'exploitation agricole.

Vous évoquez dans votre questionnaire la possibilité de développer l'usage du fonds agricole afin d'encourager les transmissions. Ici aussi, il conviendrait de récupérer auprès des notaires le bilan de l'utilisation du fonds agricole et je suis prêt à examiner la possibilité d'inclure les baux ruraux dans le fonds agricole si le besoin est objectivé. Cela ne fait pas partie des remontées que j'ai reçues des concertations du pacte et loi d'orientation et d'avenir agricoles.

Je me permets un tout dernier point sur la question de l'entretien des pistes forestières désaffectées et des chemins d'exploitation en Guyane, évoquée dans la concertation. Ce sujet est important car la forte pluviométrie observée sur ce territoire entraîne la dégradation progressive des pistes en latérite. Il n'appartient pas à l'Office national des forêts (ONF) d'entretenir des pistes qui n'ont pas, ou n'ont plus de vocation forestière. Conformément aux arbitrages concernant le décroisement des responsabilités entre l'État et les Conseils régionaux dans le cadre de la gestion de la nouvelle programmation du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), la Collectivité Territoriale de Guyane doit en principe disposer de la pleine responsabilité des financements des dessertes forestières. L'action de l'État consistera à planifier, avec le concours de l'ONF, les investissements sur la base des accords de financement obtenus.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nos auditions ont confirmé que des agriculteurs qui entretiennent leur terre depuis longtemps, n'en sont pas les propriétaires, et qu'ils préfèrent donc faire une indivision avec leurs héritiers, faute d'acte notarié, même si leurs enfants ne sont pas agriculteurs : comment résoudre ce problème ?

Comment, ensuite, le « Plan eau » annoncé fin mars par le Président de la République sera-t-il décliné outre-mer ? Comment financer les investissements nécessaires à l'irrigation, aux retenues collinaires ?

Enfin, quel est le calendrier du pacte et de la loi d'orientation sur l'avenir agricole - et quelles dispositions contiennent-ils pour l'outre-mer ? Des consultations ont eu lieu : quel en a été le contenu et quelles conclusions en tirez-vous ?

M. Stéphane Artano, président. - Le prochain CIOM comprendra-t-il des mesures nouvelles issues de cette concertation et de la loi en préparation, ou bien les mesures nouvelles seront-elles présentées seulement dans le pacte et la loi d'orientation ?

M. Marc Fesneau, ministre. - La question des indivisions maintenues faute d'acte notarié mériterait d'être documentée, elle concerne l'ensemble du territoire national et il faudrait savoir si elle se restreint à quelques cas outre-mer, ou bien si la question est plus large - mais je ne saurais vous répondre sans données plus précises.

Le calendrier du pacte et de la loi d'orientation et d'avenir agricoles est celui qui avait été annoncé : la concertation a eu lieu jusqu'en mai, nous consolidons les mesures envisagées, avec l'objectif d'une présentation en Conseil des ministres au début de l'automne - après, cela dépendra du calendrier parlementaire. La concertation a montré combien l'objectif d'atteindre la souveraineté agricole et alimentaire, rencontrait des contingences plus fortes outre-mer - et qu'il engageait l'ensemble des leviers d'action, en particulier l'accès au foncier. Il y a donc à faire un travail sur la question foncière, mais le pacte et la loi d'orientation ne sont pas des textes fonciers - vous savez comme moi l'incertitude qui pèse sur les textes fonciers, leurs difficultés propres. Nous allons donc, ici, passer par les outils actuels, les établissements fonciers, les Safer, améliorer le portage foncier en général. Nous allons aussi agir sur la mobilisation des capitaux, qui est nécessaire à l'installation et qui devient d'autant plus difficile à réaliser que le changement climatique fragilise bien des projets d'installation. Il nous faut aussi renforcer l'attractivité des métiers agricoles, il y a tout un travail à faire dès le plus jeune âge pour mieux connaitre et retrouver un lien avec le monde agricole, dans notre société devenue urbaine - ce travail concerne tout le cycle scolaire et la formation est en volet d'action en soi : alors qu'on a raisonné en filière, il faut désormais intégrer un système bien plus vaste, en vue d'une agriculture adaptée au changement climatique, il faut y préparer les agriculteurs. En réalité, il n'y aura pas de souveraineté sans capacité à avoir réussi la transition écologique et énergétique, ce changement de paradigme représente un défi très vaste pour la formation dans son ensemble, pour les formateurs eux-mêmes. Il y faut aussi la coopération de tous les acteurs, des organismes sociétaires institués dans les années 1960, nous avons besoin de nouveaux outils et de nouvelles formes d'organisation collective, comme l'assolement en commun, qui permettent de travailler ensemble sans être dans un groupement à proprement parler. Nous avons également besoin d'examiner la question fiscale, pour mieux inciter à la succession et à l'installation agricole.

Tout n'est pas dans le texte que nous préparons. Je vous remercie de l'annoncer comme une « grande loi », je dirais d'abord qu'elle est ambitieuse, même si ses objets sont cadrés, circonscrits - car des sujets importants pour l'agriculture, par exemple la planification carbone ou les règles concernant l'usage des pesticides, n'en feront pas partie. L'important, c'est de trouver la cohérence d'ensemble, pour que la trajectoire carbone, les outils de préservation des milieux, de la biodiversité, les outils fonciers et fiscaux de soutien à l'agriculture convergent, je suis vigilant à la cohérence, au sens de l'ensemble.

Le « Plan eau » aura nécessairement une déclinaison propre aux outre-mer, même s'il y a des principes communs. Nous voulons renforcer la sobriété à l'hectare et tenir compte du nouveau régime des précipitations - car s'il ne va pas forcément tomber moins d'eau à l'avenir, sauf dans certains territoires, l'eau va tomber plus irrégulièrement, on l'a vu par exemple cette année dans le Vaucluse, avec des pluies torrentielles qui ont suivi des épisodes de sécheresse, avec moins d'eau qui s'infiltre dans les nappes phréatiques. Nous avons un travail à faire outre-mer sur l'accessibilité à l'eau potable. Nous mobilisons des investissements dans le cadre de France 2030 pour rendre l'accès à l'eau plus efficient, avec un volet de recherche important. Nous allons avoir plus d'hectares à irriguer avec moins d'eau, nous avons donc d'autant plus besoin de sobriété et d'efficience, de variétés plus résilientes, de nouvelles techniques génomiques - nous mobilisons également tous les moyens européens disponibles sur ces questions décisives.

M. Stéphane Artano, président. - Et quelle sera la part des mesures qui figureront dans le prochain CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Ce n'est pas du même registre : il faut distinguer les mesures législatives, qui modifient le droit, et les politiques publiques, qui mettent en forme l'action publique - et qui sont l'objet du CIOM.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - La Safer de Guyane a eu beaucoup de mal à s'installer, elle attend son agrément depuis deux ans, et elle ne peut rien faire sans ; il devait intervenir, mais on l'attend toujours : quand l'obtiendra-t-elle ? Le droit de préemption, ensuite, est difficile à appliquer en Guyane, car un très grand nombre de terrains sont en bail emphytéotique : peut-on adapter en conséquence le droit de préemption pour la Safer ? Enfin, si la collectivité de Guyane a, conformément à l'accord de 2017, débloqué 500 000 euros pour la Safer, l'État n'a toujours pas mis à disposition la somme équivalente : quand le fera-t-il ?

M. Georges Patient. - Le problème criant d'installation de la Safer de Guyane a provoqué une polémique importante, sachant qu'en 2017 déjà, la Guyane était le seul territoire d'outre-mer à ne pas disposer d'un tel outil, et le Président de la République s'était engagé à réparer ce défaut. La Safer de Guyane a vu le jour en 2021, mais elle n'a pas obtenu d'agrément, pour des raisons liées au président qui avait été choisi. Une nouvelle présidente vient d'être désignée, mais il n'y a toujours pas d'agrément, donc pas de subvention, autant dire pas d'intervention foncière possible. Qui plus est, l'État n'a pas mobilisé les 500 000 euros promis, à parité avec l'engagement de la collectivité de Guyane... Quand ces blocages vont-ils être levés ?

M. Dominique Théophile. - L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent ? Une telle mesure ne relève-t-elle pas du CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je prends en cours de route le sujet compliqué de la Safer de Guyane - et j'essaie de faire les choses dans l'ordre. Il fallait d'abord trouver une solution de gouvernance, c'est fait avec le choix d'une nouvelle présidente, nous avons eu des échanges avec la Fédération nationale des Safer. Il appartient désormais à cette nouvelle présidente de présenter un plan pluriannuel, condition nécessaire à l'agrément ; du temps a été perdu, je pense que l'agrément interviendra vite, puis les finances suivront. Nous sommes à votre disposition pour nous dire les blocages éventuels, je sais que vous avez besoin de cet outil. Je précise que les reliquats seront reversés à la nouvelle gouvernance.

Je partage votre avis : la souveraineté alimentaire aux Antilles passe par la mobilisation du foncier, et c'est d'autant plus intéressant aux Antilles que l'éloignement géographique pose des problèmes importants en cas de ruptures d'approvisionnement, on l'a vu pendant la crise sanitaire. L'autosuffisance alimentaire passe aussi par la diversification des productions, les collectivités territoriales doivent s'en saisir. Je ne suis pas opposé à ce que l'on regarde le foncier disponible qui appartient à l'État et qui pourrait aider à installer de jeunes agriculteurs. Cela n'enlèvera rien, cependant, à l'obligation que nous avons de travailler avec les propriétaires privés pour mobiliser du foncier.

M. Jean-François Rapin. - Vous nous présentez une belle synthèse de ce qui est nécessaire pour un modèle d'agriculture autonome, que le manque de foncier, en particulier, rend difficile à réaliser. Reste un écueil : il faut des bâtiments agricoles. Comment intégrer cet impératif, alors que le cumul des lois de protection du littoral et de la montagne, laisse très peu de marge de manoeuvre ?

Ensuite, il faudra bien des moyens, donc européens, mais la Commission européenne a quelque réticence avec le modèle agricole français. Les fonds européens de développement - Feder et Feader - sont-ils mobilisables ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je ne crois pas que la Commission européenne soit réticente à l'égard du modèle agricole français. Ce qu'il y a, c'est un débat, à l'intérieur de la Commission, entre ceux qui voient dans l'agriculture une activité relevant de la souveraineté, et qui donc défende la PAC classique - l'objectif initial en était de produire en quantité et en qualité, à un prix raisonnable, avec pour outil les aides couplées -, et ceux qui mettent en avant les services écosystémiques et environnementaux de l'agriculture, qui veulent étendre la PAC. Dans les outils eux-mêmes, je n'ai pas vu que la nouvelle PAC fasse défaut à la conception initiale et le débat porte plutôt sur les façons de financer les services supplémentaires, sachant que des domaines autres que l'agriculture bénéficient des efforts du monde agricole. En effet, lorsqu'on produit de la biomasse et que l'on décarbone l'aéronautique, par exemple, on rend service à l'aéronautique et ce n'est pas à la PAC de financer cet effort, mais plutôt au transport aérien. Enfin, on ne peut plus penser la PAC comme autonome du reste des accords internationaux, en particulier de libre-échange, et l'Europe doit comprendre que l'alimentation est une arme, Vladimir Poutine nous l'a rappelé : l'UE doit mesurer l'utilité à ne pas dépendre des autres pour notre alimentation, mais aussi notre besoin qu'à nos frontières, les gens soient pourvus en alimentation pour faire face aux crises. Voilà le débat tel qu'il se pose à la Commission européenne, il montre que les services environnementaux, la décarbonation, la préservation de la biodiversité, tous ces sujets importants ne sauraient être financés par la PAC.

Si le Feader a vocation à financer les efforts agricoles outre-mer, il faudrait regarder plus avant ce que peut le Feder en la matière, par exemple sur le sujet de l'eau. Je ne sais pas précisément, cependant, quelle est la vision de la Commission européenne sur les territoires ultramarins - et je ne suis pas sûr qu'elle mesure bien les enjeux de souveraineté et de puissance en la matière.

Vous avez raison, aussi, de souligner le besoin de constructions agricoles. Nous devons nous adapter, parce qu'entre la loi littoral et la loi montagne, mais aussi les parcs naturels, il ne reste plus guère d'espaces pour construire. Or, il faut éviter une mise sous cloche, la préservation de la nature ne signifie pas un retour à la nature, elle passe plutôt par des adaptations, la Première ministre nous a demandé de trouver les voies et moyens, c'est sur cette piste de l'adaptation aux situations ultramarines que nous travaillons, celle de la différentiation territoriale justifiée sur motif. Il faut aussi prendre en compte, comme vous le dites, le fait que l'habitation peut être éloignée de l'exploitation elle-même, ce qui change les conditions des règles d'artificialisation et d'installation.

M. Georges Patient. - La présidente de la Safer de Guyane a été agréée cette semaine ; si elle présentait le programme rapidement, peut-on compter sur un agrément avant septembre ?

M. Marc Fesneau, ministre. - C'est un peu court...

M. Georges Patient. - Même avec une instruction accélérée ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je n'ai pas encore le plan, il faudra l'instruire, la présidente vient d'être nommée. Le plan est prévu présenté en septembre, il est donc raisonnable de tabler sur la fin d'année pour l'agrément. Nous sommes prêts à aider et à travailler avec l'équipe qui se met en place. La Fédération nationale des Safer est prête à aider pour les accompagner, ainsi que la Direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises de mon ministère.

Mme Micheline Jacques. - Les passagers ultramarins paient une taxe carburant qui est reversée au rail. Sachant que les outre-mer n'ont pas de train, peut-on envisager d'utiliser pour l'agriculture ultramarine la part de cette taxe payée par les ultramarins ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Cette question ne relevant pas de ma compétence, je ne saurais émettre un avis...

Mme Viviane Malet. - A La Réunion, il y a un débat sur l'avis de la CDPNAF : la chambre d'agriculture est d'accord avec l'avis conforme, l'association des maires demande une procédure d'avis simple, qu'en pensez-vous ? Faut-il revoir la composition de la CDPNAF, prévoir une présentation plus formelle des projets avant qu'elle ne se prononce ? Récemment, le tribunal a contredit l'avis négatif de la CDPNAF, au point qu'on se demande si son arrêt va faire jurisprudence : qu'en pensez-vous ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Lors de notre déplacement à La Réunion, j'ai perçu la sensibilité de ce sujet. Je suis pour ma part plutôt favorable à l'avis conforme, parce que c'est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression, ce qui est le cas à La Réunion - je prends exemple sur ce que nous avons fait pour l'agrivoltaïsme. Cependant, l'avis ne saurait venir sans instruction, il faut une présentation argumentée du projet, il faut du dialogue, tout le monde en a besoin et c'est, je le crois, la meilleure façon d'avancer.

Mme Viviane Malet. - Les maires instruisent les dossiers, mais la décision leur échappe, il faudrait un débat en amont, et de la cohérence dans l'aménagement, ou bien on se retrouve avec des tracteurs sur une quatre-voies parce que les agriculteurs habitent loin de leurs champs, mais qu'on leur a refusé de construire un bâtiment agricole...

M. Marc Fesneau, ministre. - Pour sécuriser les choses, je crois que nous avons besoin d'une sorte de planification, par laquelle les élus, les agriculteurs, les professionnels et les acteurs associatifs se mettent d'accord sur la stratégie qui articule le logement, l'activité, le tourisme, d'où il découle, ensuite, les décisions concernant le foncier. La CDPENAF ne peut pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. La planification me parait le meilleur moyen de dépassionner le débat, de rassurer les uns et les autres sur l'action conduite.

M. Stéphane Artano, président. - La difficulté tient au fonctionnement en silo, nous avons besoin de stratégie et de transversalité. Il y a quelques années, nous avions des feuilles de route par territoire, qui articulaient bien les différents sujets, bien au-delà des questions agricoles, c'est un exercice complexe mais vertueux.

M. Marc Fesneau, ministre. - J'en suis d'autant plus convaincu que, comme ministre de l'agriculture, je me trouve au coeur de planifications nombreuses touchant des sujets majeurs comme l'eau, la forêt, la biomasse, l'énergie... et qu'il faut articuler. J'ai été récemment frappé, lors d'une séance de restitution, de voir combien les acteurs étaient en demande d'une approche globale, qui articule les différents sujets. Tous ces leviers sont liés, de la biomasse au carbone, et vous avez raison : la stratégie permet de dépassionner le débat et de mettre en perspective. Cependant, il y a des calendriers qu'on ne maîtrise pas et qui peuvent télescoper les textes nationaux, alors que les agriculteurs demandent de la stabilité. Et je vous rejoins aussi pour dire que la notion de trajectoire est utile, ou bien on en reste à l'idée, au rêve, sans engagements précis. Il faut parvenir à décrire l'objectif, à identifier les règles et la trajectoire, et alors la planification aide à voir le tableau d'ensemble, qui est très complexe, et elle aide aussi à répartir les efforts - tout comme elle aidera à construire des filières.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour ces réponses et votre disponibilité, Monsieur le ministre.

La réunion est close à 18 h 15.