Jeudi 9 novembre 2023

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Désignation de rapporteurs

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, avant d'accueillir à 9 heures le juge Édouard Durand pour notre première audition en formation plénière, nous devons procéder à la nomination de rapporteurs sur les thématiques de travail que nous avons choisi de traiter au cours de la présente session.

Pour notre travail sur les femmes sans abri, celles qui vivent à la rue, souvent avec des enfants, j'ai été informée des candidatures de nos collègues Agnès Evren pour le groupe Les Républicains (LR), Olivia Richard pour le groupe Union centriste (UC), Laurence Rossignol pour le groupe socialiste, écologiste et républicain (SER) et Marie-Laure Phinéra-Horth pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI).

Je constate que ce quatuor de rapporteures vous convient.

Ce travail constituera le rapport le plus important de la session et devrait s'achever à l'été 2024.

Pour notre « mission flash » sur les familles monoparentales, proposée en réunion de Bureau le 26 octobre dernier par notre collègue Laurence Rossignol, nous devons nommer deux rapporteurs.

J'ai reçu les candidatures de Béatrice Gosselin pour le groupe LR et de Colombe Brossel pour le groupe SER.

L'objectif est de travailler rapidement sur ce sujet, en nous concentrant sur la formulation de recommandations, et d'aboutir à un rapport au mois de février ou mars 2024.

Je constate votre accord pour nommer nos deux collègues précitées comme rapporteures sur cette mission flash.

Pour ce qui concerne l'organisation de nos tables rondes et colloques, je vous propose de nommer, dès aujourd'hui, des sénateurs et sénatrices « référents » sur les différents sujets retenus au cours de notre réunion du 26 octobre.

Ils pourront agir comme « modérateurs » au cours de ces événements.

Pour la table ronde du jeudi 23 novembre sur l'état des lieux du droit et de l'accès à l'IVG dans le monde, en lien avec la journée internationale du 25 novembre, j'ai reçu la candidature de Sylvie Valente Le Hir pour le groupe LR, Laurence Rossignol pour le groupe socialiste et Anne Souyris pour le groupe écologiste.

Pour notre événement en lien avec la Journée internationale du 8 mars qui portera sur le numérique et l'intelligence artificielle, en lien avec la délégation à la prospective, thématique qui s'inscrira plus largement dans celle de la place des femmes dans les sciences, nous avons recueilli la candidature de Laure Darcos pour Les Indépendants et nous attendons les candidatures des autres groupes.

Le sujet de la place des femmes dans les sciences est très vaste et peut être abordé sous des angles multiples : je souhaite que nous nous demandions à la fois comment il est possible d'amener davantage de femmes dans les sciences, notamment dans l'ingénierie, et comment nous pouvons valoriser les femmes scientifiques et mettre en lumière celles qui ont été oubliées par le passé. C'est pourquoi nous pourrions débuter le travail d'auditions dès l'année prochaine, même si cette étude ne trouvera son aboutissement que lors de la session parlementaire 2024-2025. Sur ce sujet, nous devrions avoir quatre rapporteurs : un pour le groupe Les Républicains, un pour le groupe socialiste, un pour le groupe centriste et Laure Darcos pour le groupe Les Indépendants. Mais si un ou une collègue d'un autre groupe souhaite travailler sur cette thématique, nous pourrions désigner un cinquième rapporteur. Pour le groupe UC, je crois que Jocelyne Antoine est intéressée.

Je constate que les différentes candidatures évoquées recueillent votre approbation. J'attends un retour des groupes pour les rapporteurs qui restent encore à désigner.

Questions diverses

Mme Dominique Vérien, présidente. - Avant de suspendre notre réunion quelques instants pour recevoir Édouard Durand, le co-président de la Ciivise, je vous propose de faire un tour de table afin de débattre du projet de lettre ouverte au Président de la République appelant au maintien de la Ciivise et à la poursuite de ses travaux au-delà du 20 novembre, que je compte soumettre à votre signature après cette audition.

Mme Annick Billon. - Je voudrais exprimer un soutien indéfectible à l'action que mène le juge Édouard Durand depuis de nombreuses années, en tant que juge pour enfant, puis à la tête de la Ciivise.

La Ciivise a émis un certain nombre de propositions, elle a auditionné un nombre considérable de victimes, toujours plus nombreuses, elle réalise un travail de recueil et d'analyse remarquable. Nous pourrions réfléchir à des actions supplémentaires pour soutenir son action. D'autant qu'elle porte des sujets très sensibles mais dont le législateur ne s'est pas encore saisi, comme l'autorité parentale ou encore le signalement, sur lesquels nous devrons travailler pour faire évoluer non seulement le droit mais aussi la société tout entière.

Le juge Édouard Durand a toujours été de bon conseil et il a toujours manifesté beaucoup d'attention et d'intérêt à nos propositions et à nos travaux. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avions choisi de lui décerner le prix de la délégation aux droits des femmes en septembre dernier. Je n'oublie pas l'aide précieuse qu'il nous a apportée, aux côtés de son binôme Ernestine Ronai, pour faire évoluer le seuil de non consentement inscrit dans la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste.

Mme Marie Mercier. - Je voulais faire observer que nous sommes la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes et nous nous apprêtons à nous prononcer sur la Ciivise, qui s'occupe des enfants, ce qui manifeste l'intérêt légitime de notre délégation pour les sujets en lien avec la protection de l'enfance.

Je tiens à souligner l'expertise réelle du juge Édouard Durand.

Lors de sa création, la Ciivise n'avait pas vocation à durer. Comment pourrait-on faire en sorte de pérenniser son action et sa forme juridique ?

En écho aux propos de notre collègue Annick Billon, en matière d'autorité parentale, nous allons examiner en décembre la proposition de loi visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et co-victimes de violences intrafamiliales, de notre collègue députée Isabelle Santiago. Par ailleurs, s'agissant de la question du signalement, il me semble primordial de protéger le médecin qui signale un enfant maltraité.

Mme Marie-Pierre Monier. - Il est important que la délégation se prononce sur le nécessaire maintien de la Ciivise de manière transpartisane. Il reviendra au Gouvernement de déterminer la forme juridique la plus appropriée pour la poursuite de son action.

Mme Évelyne Corbière Naminzo. - Nous sommes certes la délégation aux droits des femmes mais en réalité, et notamment en matière de violences conjugales, la question des enfants est cruciale et constitue fréquemment un frein aux solutions qui pourraient être apportées. Les chiffres de la Ciivise montrent qu'une petite fille victime de violences dans son enfance est bien plus susceptible de devenir une cible de violences conjugales ou de harcèlement à l'âge adulte. Travailler sur ces sujets de manière pérenne, c'est donc un enjeu fondamental d'égalité.

Mme Dominique Vérien, présidente. - En effet, nous sommes la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, et cette égalité des chances se prépare dès l'enfance. Il est donc tout à fait légitime que nous puissions nous saisir du sujet de la maltraitance des enfants.

Sur la Ciivise, le juge Durand estime qu'il lui faudrait dans un premier temps trois années supplémentaires pour achever son travail et assurer le suivi et l'application de ses préconisations. Par la suite, cette action de suivi pourrait être prolongée le temps nécessaire. Aujourd'hui je constate, pour ma part, que le suivi du « Plan rouge vif » sur les violences intrafamiliales, dont j'ai été co-rapporteure avec notre collègue députée Émilie Chandler, n'est assuré par personne, et que c'est à nous deux qu'incombe ce travail de veille et d'aiguillon, alors même que notre mission s'est arrêtée il y a plusieurs mois ! Je ne voudrais pas que le suivi des travaux de la Ciivise subisse le même sort que le traitement des violences intrafamiliales. Il est donc essentiel de maintenir une commission indépendante pérenne.

Mme Annick Billon. - Afin de contextualiser la remarque de notre collègue Marie Mercier à l'attention de nos nouveaux collègues, je précise que, lors de la précédente session, le Sénat a rejeté la création d'une délégation aux droits de l'enfant. Les sujets en lien avec l'enfance ont toute leur place au sein des travaux de notre délégation.

Mme Dominique Vérien, présidente. - J'étais pour ma part favorable à cette création et je considère en effet que ce n'est pas parce qu'une telle délégation n'existe pas, qu'on ne doit pas travailler sur ces sujets.

Je vais à présent vous donner lecture du projet de courrier que nous avons préparé à l'attention du Président de la République et que nous vous enverrons pour relecture et commentaires éventuels.

Mme Dominique Vérien donne lecture du projet de lettre ouverte des membres de la délégation aux droits des femmes du Sénat adressée au Président de la République appelant au maintien de la Ciivise.

Mme Marie-Pierre Monier. - La Ciivise était dotée d'un budget de 4 millions d'euros sur deux ans : il y a des dispositifs qui coûtent plus cher. Ne pourrait-on pas intervenir par voie d'amendement dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) ou du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour prolonger l'action de la Ciivise ?

Mme Dominique Vérien, présidente. - C'est une excellente suggestion, nous allons vérifier sur quel budget s'inscrivent les crédits de la Ciivise.

M. Marc Laménie. - Cela fait un certain temps que je suis membre de la commission des finances et il faut reconnaître qu'on a parfois du mal à s'y retrouver entre les budgets de la Sécurité sociale, la mission « Solidarités » du PLF, les actions menées par les collectivités territoriales... En tout cas, je pense qu'une intervention de la délégation aux droits des femmes serait pertinente !

Mme Annick Billon. - Au préalable, il est nécessaire que le juge Durand nous éclaire sur l'avancée de ce dossier car il y a peut-être eu des éléments nouveaux. Nous pourrons ensuite envisager des actions supplémentaires.

Par ailleurs, notre délégation a un rôle de contrôle de l'application de la loi et de l'action du Gouvernement et je voudrais revenir sur le sujet des cours d'éducation à la sexualité à l'école, évoqués hier lors de l'audition de Gabriel Attal, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, devant la commission de la culture dans le cadre du PLF 2024. Je suis tombée de haut. La loi prévoit trois séances par an par niveau. Or, selon les sources, entre 15 et 30 % seulement de ces séances sont effectivement réalisées, ce que nous déplorons depuis de nombreuses années. Le ministre nous a répondu que l'alerte a été donnée et que le conseil supérieur des programmes a été consulté afin d'élaborer et d'adapter le contenu de ces séances au public auquel elles s'adressent, ce qui était déjà le cas il y a deux ans.

Il faut absolument que la délégation s'empare de ce sujet et que l'on vérifie, selon une périodicité régulière, que les lois que nous votons en tant que parlementaires sont appliquées, comme nous l'avons fait pour la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ou avec la loi dite « Sauvadet ». Les sujets n'avancent que lorsqu'il y a une volonté forte derrière, on le voit d'ailleurs dans les départements où les droits des femmes progressent inégalement selon les moyens donnés ou la personnalité de la déléguée départementale chargée de les mettre en oeuvre.

Mme Marie-Pierre Monier. - L'audition du ministre Gabriel Attal par la commission de la culture hier était édifiante. Il y a un véritable déni de la situation qui pourrait laisser croire à une volonté d'abandon de ce dispositif pourtant prévu par une loi de 2001 et unanimement soutenu au sein de notre délégation. J'ai même eu le sentiment que le ministre mettait en doute la compétence et le discernement des intervenants en charge de ces séances. Il faut que notre délégation se mobilise sur ce sujet car ce n'est pas que d'éducation à la sexualité dont il s'agit, cela recouvre aussi la connaissance de l'autre, le respect, le consentement, etc. Un livre blanc sur le sujet vient d'ailleurs d'être publié.

Mme Colombe Brossel. - Ne pourrait-on pas proposer au ministre Gabriel Attal d'être entendu par la délégation sur ce sujet ?

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je note cette suggestion.

Mes chers collègues, nous allons maintenant procéder à l'audition du juge Édouard Durand, co-président de la Ciivise.

Audition de M. Édouard Durand, magistrat, co-président de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise)

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous avons décidé de consacrer notre première audition en réunion plénière, depuis le dernier renouvellement sénatorial, à Édouard Durand.

Magistrat, plus précisément juge des enfants, il est un interlocuteur privilégié et fidèle de notre délégation depuis de nombreuses années, sur tous les sujets concernant les violences faites aux femmes et aux enfants et la protection de l'enfance.

Depuis plus de deux ans maintenant, il est le co-président, avec Nathalie Mathieu, de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, plus connue sous le nom de Ciivise, installée le 11 mars 2021.

Cher Édouard Durand, nous nous sommes rencontrés au cours des travaux de la mission d'information du Sénat sur les violences sexuelles sur mineurs en institutions. J'y étais co-rapporteure aux côtés, notamment, de notre collègue Marie Mercier, qui a depuis rejoint la délégation aux droits des femmes.

À l'époque, nous avions volontairement décidé de ne pas traiter des cas d'inceste, car notre mission concernait les infractions sexuelles susceptibles d'être commises par des personnes en contact avec des mineurs dans le cadre de l'exercice de leur métier ou de leurs fonctions. Or, nous le savons, la majorité des violences sexuelles sur mineurs sont commises dans le cercle familial. L'installation, en 2021, de la Ciivise était donc bienvenue.

Son objectif était double :

- premièrement, mieux connaître et faire connaître l'ampleur des violences sexuelles faites aux enfants ;

- deuxièmement, formuler des recommandations pour mieux prévenir les violences sexuelles, mieux protéger les enfants et lutter contre l'impunité des agresseurs.

La priorité était de recueillir les témoignages de victimes d'inceste et de violences sexuelles.

Le travail que vous avez mené est, de ce point de vue, titanesque et salvateur. Le « Tour de France » de la Ciivise a été libérateur pour beaucoup de victimes. Il a constitué une « main tendue qui permet de déposer son fardeau » comme le soulignait un de vos nombreux témoins. Nous savons d'ailleurs que les victimes font encore part d'une grande attente.

Après avoir reçu plus de 11 000 témoignages, la Ciivise avait rendu, au mois de mars 2022, des conclusions intermédiaires et formulé vingt préconisations. Son rapport final et ses préconisations, après trois années de travail, seront rendus publics le 20 novembre prochain.

Nous n'attendons bien évidemment pas de vous que vous nous dévoiliez en avant-première les conclusions de ce rapport, mais que vous dressiez un bilan de ces trois années de travail et que vous indiquiez les raisons pour lesquelles vous pensez aujourd'hui qu'il est important de poursuivre ce travail, dans le cadre de cette commission.

Cher Édouard Durand, avant de vous laisser la parole, j'ai une première question : Quel est le budget alloué à la Ciivise et de quels ministères vos crédits dépendent-ils ?

Nous pourrons ensuite engager un échange avec l'ensemble des membres de la délégation ici présents. Je rappelle, à toutes fins utiles, que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle et qu'elle est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat.

M. Édouard Durand, magistrat, co-président de la Ciivise. - Bonjour à toutes et à tous. Je suis honoré, et la Ciivise est honorée, que vous lui consacriez cette première audition plénière après le renouvellement de votre délégation.

C'est un grand honneur et un grand réconfort que vous ayez pensé qu'il était utile de démarrer vos travaux par quelques mots de la Ciivise sur les enfants violés.

Pendant le temps que nous aurons consacré à cet échange, vingt à trente enfants auront été violés et agressés sexuellement. En effet, toutes les trois minutes, un enfant est victime de violences sexuelles. Ainsi, merci du temps que vous consacrez à la Ciivise. J'espère que vous aurez l'opportunité, en 2024 et 2025, de recevoir encore les femmes et les hommes qui la composent, si elle n'a pas disparu.

Permettez-moi, avant d'entrer vraiment dans mon propos, de dire à quel point je suis heureux de rester fidèle à la délégation aux droits des femmes du Sénat, pour tous les travaux que vous menez depuis si longtemps. Permettez-moi aussi d'exprimer mon plaisir de vous voir à cette place de présidente, Madame Vérien. Je salue également chaleureusement Mme la Sénatrice Annick Billon, aujourd'hui vice-présidente de la délégation. Elle l'a présidée pendant longtemps, avec beaucoup d'énergie et d'engagement. Chère Annick, je vous redis toute mon amitié et ma fidélité.

Le 23 janvier 2021, le Président de la République a pris la parole publiquement. Il s'est adressé à toutes les femmes et tous les hommes ayant été victimes de viols et d'agressions sexuelles dans leur enfance, et particulièrement d'inceste. Il leur a dit « on vous croit » et « vous ne serez plus jamais seuls ». C'est en prononçant ces mots qu'il nous a désignés, Nathalie Mathieu et moi-même, pour piloter ce que nous appellerions plus tard la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, dans un moment social assez particulier. En effet, c'est à cette période qu'était publié La familia grande de Camille Kouchner.

Il faut que des voix autorisées s'élèvent, de temps en temps, pour que nous voulions bien accorder un peu d'attention aux enfants invisibles. 160 000 enfants sont chaque année victimes de violences sexuelles dans notre pays. Pourtant, ceux-ci ne sont pas dans les tribunaux, dans les hôpitaux, les services sociaux. Enfin, ils s'y trouvent, naturellement, mais nous ne les reconnaissons pas comme des enfants victimes de violences sexuelles. Ces voix autorisées, comme celles d'Emmanuelle Béart, Ève Thomas ou Christine Angot, permettent que, de temps en temps, la société, les pouvoirs publics accordent un peu d'attention aux violences sexuelles faites aux enfants, aux enfants victimes et aux agresseurs. Il s'agit d'une réalité si terrifiante que nous préférons souvent ne pas la prendre en compte, ne pas la voir.

Des recherches scientifiques montrent que les agresseurs, les pédocriminels, peuvent faire jusque 150 victimes, enfants, dans ce qu'on qualifiera comme leur « carrière ». Ceux qui agressent préférentiellement des garçons peuvent faire jusque 150 victimes. Ceux qui agressent préférentiellement les filles peuvent en faire jusque 60 ou 80. Lorsque le pédocriminel n'a pas accès à une multitude d'enfants dont il peut prendre possession, mais à un enfant dans le cadre clos de la maison familiale, il peut commettre jusque 2 000 ou 3 000 viols.

Nous avons reçu ces témoignages. J'ai à l'oreille les paroles de ces hommes et de ces femmes, qui disent « un viol tous les matins, après le petit déjeuner et avant d'aller à l'école, si je compte, ça fait 3 000 viols. Comparé à la réparation obtenue, cela équivaut à 30 euros le viol ». Nous vivons dans ce monde-là.

Nous avons toujours tendance à oublier que dans la violence, il y a de la violence. Ce mot n'est pas seulement une idée. La réalité est de l'ordre de la destruction physique de la personne, du petit bébé qui revient de la maternité, des adolescents qui rentrent à la maison.

Un témoin de la Ciivise me disait qu'après chaque viol, son beau-père lui brûlait la langue avec une cigarette. Comment mieux dire « tu ne dois pas parler » ?

Lorsque nous sommes allés à Fort-de-France, une personne, en réunion publique, a témoigné en disant qu'elle ne connaissait pas son père, avant qu'il ne la reconnaisse, vers l'âge de 8 ou 10 ans. Cela lui a procuré une grande joie. Elle était heureuse. Elle est partie en vacances avec lui, pendant deux semaines. Il l'a emmenée dans une maison vide et abandonnée, isolée dans la nature. Il l'y a laissée seule pendant deux semaines. Chaque jour, il lui amenait de l'eau, du pain et un viol.

Ces enfants continuent de vivre. Ils deviennent des adultes. Parfois, ces derniers ne peuvent pas sortir de chez eux. Lors de la réunion publique à Lille en 2021, celle que nous appelons à la Ciivise « la dame en rose », parce qu'elle portait un grand manteau rose, a pris la parole. Elle a dit « c'est la première fois depuis plusieurs années que je sors de chez moi ». Elle a parcouru plusieurs centaines de kilomètres, accompagnée de sa fille. Elle est sortie pour pouvoir témoigner à la Ciivise.

D'autres peuvent sortir de chez eux, aller travailler. Un homme m'a dit, en audition individuelle, que son patron portait le même parfum que son agresseur. Dès qu'il est en sa présence, il revit ses viols - on parle de reviviscence traumatique. Il ne pouvait pas dire à son patron de changer de parfum. Il se demandait s'il devrait arrêter de travailler. Évidemment, ces personnes auront la retraite que vous imaginez.

Les soins leur coûtent des dizaines de milliers d'euros, alors qu'ils ne peuvent pas réellement les soigner. En effet, ce ne sont, la plupart du temps, pas des soins spécialisés du psycho-traumatisme. Le coût social, pour la société tout entière, s'établit à 9,7 milliards d'euros par an. Nous l'avons démontré, dans notre avis du 12 juin 2023 : le coût du déni s'élève à 9,7 milliards d'euros. Il repose essentiellement sur l'État et la Sécurité sociale. Il se décompose ainsi : un tiers pour les dépenses immédiates de santé, de police, de justice, et deux tiers pour les conséquences à long terme. Ces conséquences sont individuelles et sociales et touchent la santé de la victime. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d'État et président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église, parle à juste titre d'« empêchement d'être ». La Ciivise parle de « présent perpétuel de la souffrance ».

Ayant dit que l'impunité des violeurs d'enfants coûte près de 10 milliards d'euros par an, je peux indiquer que le budget donné à la Ciivise pour les deux années initiales de son mandat s'établit à 4 millions d'euros. Cet effort est réel. La commission n'a pas été instituée pour, à elle seule et par elle seule, régler la totalité des problématiques contenues dans le vocable de violences sexuelles faites aux enfants.

Durant les trois années s'étalant jusqu'au 31 décembre 2023, nous aurons dépensé près de la moitié du budget qui nous est alloué, peut-être moins. Nous sommes une institution responsable, économe. Veuillez m'excuser d'être imprécis sur le fléchage de nos dépenses. Nous sommes sous la tutelle des ministères sociaux, l'initiative de cette commission revenant aux mérites d'Adrien Taquet, secrétaire d'État à l'enfance et aux familles en août 2020, puis en janvier 2021. Nous sommes rattachés à la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et au secrétariat général des ministères sociaux.

À ce jour, nous avons recueilli près de 30 000 témoignages. Il y a, dans ce pays, 5,5 millions de femmes et d'hommes adultes ayant été victimes de violences sexuelles dans leur enfance, notamment d'inceste, ce qui correspond à une personne sur dix. Ces 30 000 témoignages ont été recueillis dans des réunions publiques exceptionnelles d'intensité et de dignité, dans des auditions individuelles, par téléphone, par mail et sur notre questionnaire en ligne. Des personnes nous disent, quelques semaines après leur audition, qu'elles ont obtenu la réparation qu'elles ont attendue toute leur vie.

Le 21 juin dernier, je rentrais chez moi, à Paris, le soir. J'étais au téléphone avec une collègue, membre de la Ciivise. Je croise alors un couple qui m'interpelle. L'homme, de 60 ou 70 ans, m'indique avoir été auditionné récemment par une de mes collègues. Lors de son récit, je comprends qu'il s'agit de celle avec laquelle j'étais justement en train de discuter. Je l'ai fait savoir à cet homme, qui m'a alors attrapé le bras, en me disant : « Dites-lui qu'elle a changé ma vie ! ». Voilà ce que fait la Ciivise.

Évidemment, cette mission nous dépasse totalement. Nous l'ignorions, mais voilà ce qu'elle fait, en votre nom, en notre nom à tous. Elle restitue la légitimité des enfants anéantis par la violence.

Nous avons montré dans notre avis du 21 septembre 2023 que la violence sexuelle est un anéantissement de l'être, une négation de l'être et de la légitimité du langage. Même quand elle passe par le sexe, la violence dit toujours « tu m'appartiens ». Pour sortir du néant, il faut qu'un tiers dise que la loi interdit la violence, qu'il dise « je te crois, je te protège ». Dans cet avis, nous avons montré que 8 % des enfants victimes de violences sexuelles, c'est-à-dire presque aucun, lorsqu'ils témoignent, obtiennent cette réponse, ce soutien social positif. Dans 92 % des cas, la réponse est de l'ordre du soutien social négatif -- « je te crois » suivi d'un néant -, ou d'une absence de réponse. Dans 60 % des cas, lorsqu'un enfant témoigne de violences sexuelles auprès d'un professionnel, celui-ci ne fait rien. L'absence de soutien social correspond à répondre « tu mens ».

Une victime nous disait que lorsqu'elle est sortie de la chambre où son grand-père la violait, elle l'a dit à sa grand-mère, qui l'a giflée, puis qui lui a dit qu'elle ne faisait plus partie de sa famille. Évidemment, nous n'en ferions pas autant, mais certains doivent le faire, puisque presque tous les enfants se heurtent à un second anéantissement.

On dit qu'un juge ne devrait pas dire qu'il faut répondre aux victimes de violences « je te crois ». Pourtant, la raison le commande. Toute autre attitude y est contraire. Nous ne courons pas le risque d'inventer des victimes, mais de laisser passer, sous nos yeux, au tribunal, à l'hôpital, au Sénat et ailleurs, des enfants victimes sans les protéger. Nous courons le risque de dépenser chaque année 10 milliards d'euros. Pourquoi ? Parce que nous avons des principes. Nous disons aux enfants victimes que nous voudrions bien les protéger, mais que nous avons des principes : la neutralité, primum non nocere, la présomption d'innocence. Je suis juge. Qui, dans cette salle, porterait atteinte au principe de la présomption d'innocence moins que moi ? Personne. Il structure mon être même de magistrat. Pour autant, nous ne devons pas mal l'interpréter. Si 3 % des mis en causes pour viol sur mineur seulement sont condamnés, c'est que nous vivons dans un système d'impunité.

Pourquoi maintenir la Ciivise ? D'abord, l'affaire dont j'ai parlé, qui a donné lieu à sa création, se répétera dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois. Créerons-nous alors une nouvelle commission, alors même que celle-ci existe ? Elle répond à un besoin individuel pour chaque personne, et à un besoin social. 30 000 témoignages, c'est un mouvement social, c'est l'expérience d'un collectif. Les 160 000 enfants victimes chaque année ne correspondent pas à 160 000 affaires privées, mais à un problème d'ordre public, de santé publique.

Pourquoi maintenir la Ciivise ? Comme le dit Charles Péguy, « le plus difficile, c'est de voir ce que l'on voit ». Il est beaucoup plus commode de faire comme si les enfants mentaient, comme si les mères manipulaient les enfants, comme si les médecins voulaient s'immiscer abusivement dans l'intimité des familles. J'ai accompagné un médecin devant une chambre disciplinaire. J'avais honte d'appartenir à un groupe humain qui envoie des injonctions paradoxales : vous pouvez nous faire confiance, chers petits enfants, dites-nous si vous êtes victimes de violences sexuelles, mais nous ne vous croirons pas. Vous, les mères, vous devez protéger vos enfants, c'est l'étymologie même de ce mot qui vous désigne, la confiance. Pour autant, si vous révélez les violences que vous révèle votre enfant, nous dirons que vous êtes aliénante.

Vous connaissez sans doute le psychiatre Richard Gardner, qui a inventé le concept d'aliénation parentale et estime que les mères mentent lorsqu'elles dénoncent des violences. Si on vous dit qu'une jeune fille, sortant de la chambre de son grand-père, dit à sa grand-mère qu'il la viole, et que celle-ci la gifle en disant « tu ne fais plus partie de cette famille », vous êtes choqués. Il faut être cohérent et récuser le concept d'alinénation parentale. Charles Péguy, encore, dit que le monde sera jugé sur ce qu'il aura considéré comme négociable ou non négociable. Toute la question est là. Qui voulons-nous protéger ? Si ce sont les enfants, faisons en sorte que cette volonté se voie plus clairement. Ce n'est pas une question de prise de conscience individuelle - elle a eu lieu -, mais de politique publique, de repérage des enfants victimes, de traitement judiciaire, de réparation incluant le soin et la prévention primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. De quel côté de la frontière sommes-nous ?

Merci de votre attention.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. Il n'est pas aisé de reprendre la parole après un tel exposé.

Quand vous dites qu'une absence de réponse revient à dire « tu mens », ne revient-elle pas aussi à banaliser ces violences ?

M. Édouard Durand. - C'est le cas ; merci de le formuler si clairement.

Qu'est-ce que le déni ? Il revient à dire « ça n'existe pas, ce n'est pas vrai, ce n'est pas grave, cela ne nous regarde pas, cela n'a pas de conséquence, ce n'est pas si fréquent ».

Il est vrai que la société a évolué. On ne dit plus « ce n'est pas vrai, ça n'existe pas ». Nous avons une idée plus ou moins confuse de ce que représentent 5,5 millions de victimes, 160 000 enfants chaque année. Ces témoignages disent la réalité. Je suis certain que vous avez eu une image dans la tête lorsque j'ai prononcé ces mots. Ce n'est pas pour rien que Christine Angot dit, au sujet de son oeuvre, « je veux que les mots soient visibles ».

L'idée générale s'effrite toutefois devant chaque enfant réel. Elle disparaît, ne tient plus, pour la raison que vous venez d'évoquer, Madame la Présidente. Certains estiment que repérer les violences, poser la question aux enfants serait encore pire que les violences elles-mêmes, parce que cela les traumatiserait. C'est pourtant un déterminant majeur de santé à l'âge adulte. Nous ne posons pas la question des violences et nous soignons autre chose que ce qui cause la souffrance.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Sur les crédits de quel ministère votre budget est-il inscrit ?

M. Édouard Durand. - Notre budget de fonctionnement de 4 millions d'euros sur deux ans vient des ministères sociaux. La Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) finance nos dépenses d'action - la recherche experte menée sur le chiffrage du coût annuel des violences sexuelles faites aux enfants, par exemple. La plupart des emplois de l'équipe permanente de la Ciivise sont assumés par les ministères sociaux, certains postes le sont par les ministères de la justice, de l'éducation nationale ou de l'intérieur.

La Ciivise n'occupe l'espace institutionnel d'aucune autre institution. Elle ne copie ou ne doublonne aucune mission qui existe par ailleurs. Elle occupe un espace inédit, mais légitime, pour une mission jamais remplie par aucune autre institution. Il serait surprenant que cela change.

Mme Marie-Pierre Monier. - Il est très compliqué de prendre la parole après vous. Merci à vous et à la délégation aux droits des femmes d'avoir organisé cette audition. Bravo pour ce que vous faites.

Au-delà de l'émotion, vos propos témoignent des violences faites aux enfants, qui ne sont pas toujours reconnues. Nous avons un engagement politique à prendre pour que ces violences soient reconnues et pour que des mesures soient prises. Je pense que nous serons nombreux à soutenir votre action et à porter votre voix et celle de ces enfants victimes.

J'ai compris que vous demandiez le maintien de la Ciivise. Vous avez mon soutien, notre soutien. Nous verrons si nous pouvons, à l'occasion du projet de loi de financement de la Sécurité sociale ou du projet de loi de finances, agir sur le financement de la Ciivise.

En septembre, votre collègue Nathalie Mathieu est intervenue dans la Drôme lors d'un colloque sur l'inceste organisé par l'association Chrysallis, qui rassemble des administrateurs ad hoc. À cette occasion, les acteurs de terrain ont unanimement souligné le travail précieux de la Ciivise. Je suis convaincue que nous devons toutes et tous être à vos côtés pour que votre action s'inscrive dans la durée.

Ce premier rapport est un choc, qui doit se transformer en force motrice par un travail dans la durée, pour faire évoluer la société et la loi, et ainsi faire reculer les violences concrètes. Vos derniers propos le montrent, la Ciivise ne doit pas s'arrêter. Au-delà du travail d'écoute, il faut des préconisations.

Comment pouvons-nous agir au mieux à vos côtés, en tant que parlementaires ?

Dans vos conclusions intermédiaires, vous préconisiez de rendre effectives les séances d'éducation à la vie sexuelle et affective. Au sein de la délégation, nous sommes mobilisés sur ce sujet. Seules 15 % des heures prévues pour ces séances sont effectuées dans les écoles et les lycées, et 20 % dans les collèges. C'est trop peu. Annick Billon et moi-même avons interpellé le ministre de l'éducation nationale, Gabriel Attal, à ce sujet hier lors de son audition devant la commission de la culture. Nous avons été déçues, et même inquiètes, de son positionnement sur ce sujet. J'aimerais connaître votre avis sur le peu d'avancées observées, et sur l'intérêt de ces trois heures d'éducation à la vie sexuelle et affective prévues en principe pour chaque année scolaire.

Plus largement, que préconiseriez-vous pour rendre le milieu scolaire plus à même de détecter les situations de violences et d'y répondre de manière efficace ?

Mme Laure Darcos. - Merci, Monsieur le juge. Nous vous écoutons toujours avec beaucoup d'émotion. Merci pour votre action. Nous serons à vos côtés.

J'aimerais moi aussi vous parler du milieu scolaire, en m'appuyant sur deux exemples.

Nos encadrants scolaires ont encore du mal à voir l'urgence de répondre aux faits de violences dont ils peuvent avoir connaissance. Dans une école de l'Essonne, un petit garçon en CP fait, depuis le début de l'année, des fellations à ses camarades. Il a 5 ans. La direction n'y voit qu'un aspect de harcèlement vis-à-vis de ses victimes. Lorsqu'une élue m'a rapporté ce cas, j'ai immédiatement pensé que cet enfant ne pouvait pas faire de fellations si lui-même ne subissait pas des violences, sûrement dans le milieu familial. Il reste donc une sensibilisation à déployer dès le plus jeune âge, à l'école. On ne peut évidemment pas parler de sexualité tout au long du cursus scolaire de la même façon, face à un adolescent ou à un petit enfant. À 5 ans, nous devons leur apprendre le respect du corps. Ensuite, permettez-moi d'évoquer les cas de séparation pour violences conjugales, violences physiques, et souvent viols.

J'émettrai tout de même des bémols, car j'ai souvent été sollicitée par des papas qui souhaiteraient que l'on continue à proposer la garde alternée. On caricature souvent des séparations qui se sont mal passées en disant qu'un mari violent est forcément un père violent. J'essaie toujours de faire la différence.

Pour autant, j'aimerais ici évoquer le cas d'une maman indiquant que sa fille de 10 ans doit continuer à voir son père tous les quinze jours alors que depuis six mois, la petite ne le veut plus. Elle ne parle plus. Sa mère ne sait pas ce qu'il se passe. Le procureur a souhaité la placer à l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Les services concernés de mon département m'ont indiqué que bien souvent, en cas de conflit, les juges, par facilité et parce qu'ils ne savent pas si la mère n'est pas en train de monter ses enfants contre leur père, estiment préférable de les extraire du milieu familial. Finalement, ils ne tranchent pas entre les deux parents. C'est aberrant. Pour la mère, c'est la double peine. Elle est victime, elle voit que sa fille est en danger et lance l'alerte, mais on lui retire sa garde. Finalement, je suis retournée voir cette maman, en lui conseillant d'essayer de continuer à être dans la médiation avec son ex-mari, pour éviter cette conséquence.

Mme Annick Billon. - Merci, cher Édouard Durand, d'avoir accepté l'invitation de notre présidente et de la délégation aux droits des femmes. Cette dernière a été renouvelée, et c'est sans doute la première fois que certains collègues vous écoutent. Nous, qui y sommes habituées, vous entendons avec beaucoup d'attention, de recueillement, mais aussi d'inquiétude.

Depuis toutes ces années, vous êtes confronté à ces témoignages. J'imagine que vous absorbez la douleur, physiquement et moralement. Je vous remercie, parce que vous avez eu des mots très aimables à mon égard, et parce que depuis neuf ans au sein de cette délégation, dont six à la présidence, vos travaux ont nourri mon engagement et ma détermination à porter divers sujets. Ils m'ont été d'une aide précieuse. J'associe également Ernestine Ronai à mes remerciements.

Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour maintenir l'espace d'écoute qu'est la Ciivise, qui est inédit, et dont nous avons besoin. Lors de sa création, la commission a été initiée par le ministre Adrien Taquet. Estimez-vous que le changement de ministre, d'une part, et vos propositions relatives à l'autorité parentale ou aux signalements d'autre part, sont à l'origine d'une volonté de ne pas reconduire la Ciivise ? Je sais que certaines de vos propositions ne sont pas favorablement accueillies par le Gouvernement.

Ensuite, vous avez eu l'honnêteté de dire que le budget de 4 millions d'euros pour la durée du mandat de la Ciivise n'était consommé qu'à moitié. Nous pouvons alors imaginer, s'il n'y a pas de blocage politique sur le maintien de la Ciivise, que sa mission pourra se poursuivre, puisque le budget n'a pas été consommé dans son intégralité.

Nous avons donc évoqué l'autorité parentale et les signalements, la difficulté de prendre des décisions lorsqu'on est juge. La famille est souvent considérée comme un cocon qui préserve les enfants. Cette image peut parfois avoir une influence sur les décisions de justice.

Je suis consciente du travail qui a été fait. Je regrette que vous n'ayez pas pu en faire plus, qu'il n'y ait pas eu davantage de réunions, mais vous ne le pouvez pas. Vous absorbez la douleur physiquement, dans le temps. Je peux quand même affirmer que oui, vous avez aidé. Vous avez cité des témoignages. Des vies d'adultes, des vies d'enfants, des vies de famille ont été sauvées. Pour ma part, je suis en contact depuis de nombreux mois avec une personne qui a eu la chance de vous rencontrer. Ces témoignages nous aident à réaliser que cette qualité d'écoute n'existe pas toujours parmi les juges. Je ne voudrais tout de même pas être caricaturale, mais nous ne sommes pas toujours confrontés à des personnes capables d'entendre, d'écouter, d'agir et d'apporter les bonnes réponses. Ce n'est pas donné à tout le monde. Vous avez ces qualités.

La personne que j'évoquais savait que j'étais en contact avec vous depuis de nombreux mois. Sa rencontre avec la Ciivise a été comme une bouée de sauvetage. L'affaire dont il est question, sordide, concerne trois enfants, dont l'aîné a eu l'anus déchiré. D'abord, la pédiatre a établi un constat et fait un signalement. Puis, un premier expert a contredit son expertise. La femme concernée s'est donc demandé comment elle pourrait protéger ses enfants, dans la mesure où les décisions d'éloignement n'avaient plus lieu d'être. Elle s'est dit que sa seule solution consistait alors à partir à l'étranger.

Comment est-ce possible ? Nous mettons tant d'énergie, tant d'argent dans la justice, et parfois pas suffisamment dans l'éducation. Vous évoquiez un coût du déni de 10 milliards d'euros par an. Quand prendrons-nous en compte le coût des violences faites aux femmes et aux enfants ? La prévention coûtera beaucoup moins cher que la réparation ou que les tentatives d'accompagnement de ces victimes.

Je rejoins la question de ma collègue Marie-Pierre Monier : comment pouvons-nous vous aider ? Merci pour votre travail, votre engagement et votre détermination.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous propose de répondre à ces questions avant de prendre une seconde salve de questions.

M. Édouard Durand. - Merci pour vos questions, qui m'invitent, pour y apporter des éléments de réponse, à un propos liminaire : tous les humains ont été des enfants, et pourtant, il est difficile pour les adultes de se représenter ce que c'est d'être un enfant. Nous qualifions comme tel un être humain qui n'a pas encore 18 ans. Nous l'avons oublié, alors que c'est la seule expérience universelle.

Un enfant a des besoins fondamentaux.

Tous les enfants, qu'ils naissent à Paris, ailleurs en France, ailleurs sur la planète, qui naissent aujourd'hui, qui sont nés il y a 638 ans, ont les mêmes besoins fondamentaux. Le premier de tous ces besoins est celui de sécurité physique et psychique par la continuité relationnelle et affective avec une personne qui répond aux signes de détresse de l'enfant : je suis dans mon berceau, j'ai faim, je pleure. Je suis dans mon berceau, je suis réveillé par un bruit dans la rue, j'ai peur, je pleure. J'émets un signe d'appel pour répondre à une situation de stress. Va-t-on y répondre ? Qui va y répondre ? Comment ?

De la façon dont une ou des personnes répondent aux appels de sécurité d'un bébé, c'est tout son rapport au monde qui se construit pour la vie entière. C'est ce qui va conduire au développement d'un attachement sécure ou insécure.

Vous n'êtes pas psychologues ou psychiatres ; moi non plus. Je ne dispenserai donc pas de présentation de l'attachement. Vous connaissez aussi bien, sinon mieux tout cela que moi. Il détermine non seulement le bien-être de l'enfant dans l'enfance, mais aussi son développement.

Ceci posé, le droit de la famille est devenu un champ de ruines qui ne prend plus du tout en compte le réel. Qu'est-ce que l'intérêt de l'enfant ? Si je demandais à chacun ici ce qu'est l'intérêt de l'enfant, nous obtiendrons autant de réponses que de personnes dans la salle.

Pourtant, l'intérêt de l'enfant est aussi réel que cette table. Si je vous disais que ce sur quoi je pose mes deux mains s'appelle une automobile, vous me diriez que je suis fatigué ou que je ne vais pas bien. Nous faisons la même chose pour les enfants. Nous prenons des décisions qui n'ont plus aucun rapport avec l'intérêt de la table, avec l'intérêt de l'enfant. Je rêve que le droit de la famille ne soit plus un champ de ruines. Il est entre vos mains. C'est vrai pour l'inceste. C'est vrai pour la résidence alternée. Il faut s'organiser en fonction des besoins fondamentaux de l'enfant, même si cela nous limite. Qui voulons-nous protéger ?

Ensuite, il est important de prendre en compte ce que j'appelle les quatre registres de la parenté : la filiation, l'autorité parentale, le lien et la rencontre. Nous avons tendance à les confondre, à penser qu'ils ne font qu'un, que dès lors qu'il y a la filiation, les trois autres registres doivent être présents, alors même qu'ils sont bien restreints.

On oblige des enfants à aller en prison voir leur père qui a tué leur mère à coups de couteau, parce que c'est leur père. On dit même « elle a besoin de voir son père ». Ce n'est pas vrai.

Un enfant a besoin de dormir sans faire de cauchemars traumatiques, de pouvoir faire des lignes d'écriture à l'école, la langue entre les dents pour former les boucles des « L », de jouer sans être dans la répétition des jeux traumatiques, d'apprendre et de grandir. Nous permettons pourtant aux agresseurs de continuer à coloniser leurs nuits et leurs jours. Nous pouvons tout concevoir. Nous pouvons penser qu'il faut mettre des êtres humains en prison, avant même qu'ils ne soient condamnés. Pourtant, il nous est insupportable de toucher à l'autorité parentale. Alors, ces enfants ne dorment pas.

En tant que juge des enfants, j'ai passé vingt ans dans les tribunaux. Il a fallu que je comprenne que je ne pouvais pas obliger physiquement un enfant, qu'on ne pouvait pas le prendre par les bras, le tirer de la voiture pour le mettre dans une salle de visite médiatisée. C'est aussi irréel que de dire que cette table s'appelle une automobile. Mais nous le faisons, nous disons qu'il faut reconstruire le lien. Il existe des raisons légitimes pour qu'un enfant refuse de voir l'un de ses parents. Ces raisons sont principalement l'alliance et le détachement. Nous avons oublié qui nous étions quand nous étions « hauts comme trois pommes à genoux ». Nous avons oublié nos émotions d'enfants.

Qu'est-ce que c'est l'alliance ? Lors de la séparation de ses parents, un enfant ou un adolescent souffre. Pour apaiser cette douleur, il est possible qu'il s'allie avec son père, ou avec sa mère, qu'il veuille rester avec l'un d'eux, avec sa figure d'attachement principale. En général, il s'agit de sa mère, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Ce n'est pas grave. C'est provisoire, réversible. Pouvons-nous comprendre, accepter l'idée qu'un enfant dise qu'il veut moins souffrir, qu'il veut rester avec sa figure de sécurité principale ? Pourquoi en sommes-nous tant heurtés ?

Ensuite, le détachement, c'est la peur de celui qui le viole. Pourquoi est-ce si compliqué à comprendre ?

Ma dernière audience avant de rejoindre la Ciivise portait sur un placement. Les juges le décident, les services éducatifs le demandent au juge : « il faut mettre l'enfant en terrain neutre ». Je m'entends dire au service éducatif qu'il existe deux possibilités. Soit la mère a raison, et le père viole son fils. Soit le père a raison, et la mère veut l'anéantir en tant que père. Si la mère a raison, le placement est une mauvaise solution. Si le père a raison, le placement est une mauvaise solution.

Ce n'est pas parce qu'une décision est intermédiaire qu'elle est bonne. La neutralité, c'est ce que j'appelle une « bonne planque ». Je pourrais tout à fait vous dire que la position neutre est la mienne. Je vous donne des chiffres. J'ai une expérience. Mon propos est, je l'espère, construit. Je peux décider que je suis la position neutre, et que toute position qui s'écarte de la mienne est une position non neutre, militante. La neutralité, c'est une bonne planque.

Lorsque vous êtes devant une femme victime de violences conjugales, devant un enfant victime de violences, devant une personne victime de viol, dire que vous êtes neutre a des conséquences.

Si, après la séance d'éducation à la sexualité, après avoir vu la campagne de sensibilisation sur les violences sexuelles faites aux enfants, un enfant vous dit « c'est ce qui m'arrive, je ne veux pas retourner à la maison », vous avez deux choix. Vous pouvez lui dire que vous prenez sa parole au sérieux, que vous le protégez. Vous pouvez aussi répondre « je vais voir », « je vais réfléchir », « c'est compliqué », « je dois rester neutre ». Ce n'est pas neutre. Il n'existe pas de position neutre.

C'est peut-être une des raisons pour lesquelles la Ciivise est menacée. Elle a ce que j'appelle une doctrine. Sans doctrine, on pourrait vous faire voter n'importe quoi, à vous, parlementaires. Penser, c'est avoir une appréhension de la réalité. Notre doctrine, c'est que si l'on ne protège pas les enfants victimes de violences, les conséquences seront décuplées, directes, immédiates, visibles. Sans contrôle social des agresseurs, ils continueront de violer des enfants, tant qu'ils en auront l'impunité. C'est pour cette raison qu'il est primordial de maintenir la commission telle qu'elle est. Elle est dépositaire d'une confiance. Elle dispose d'une doctrine. En écoutant les adultes, elle fait voir le visage des enfants. Pour ma part, je souhaiterais qu'elle soit maintenue, mais aussi qu'on me permette d'y rester pour y maintenir mon engagement. Il m'apporte bien plus de joie et d'édification que de souffrance.

Tant que nous ne ferons pas d'éducation à la vie affective et sexuelle, on ne changera rien. Chaque action de prévention est une action de repérage. Aux plus conservateurs d'entre vous, je voudrais dire que l'école publique a toujours été construite avec des actions d'éducation et d'instruction. Si j'en avais le temps, je parlerais des besoins fondamentaux de l'enfant, du besoin de sécurité. Je conclurai en disant que les séances d'éducation à la vie affective et sexuelle doivent être organisées dans le respect des besoins de l'enfant et de son développement. On ne dit pas la même chose à un enfant de 5 ans et à un adolescent. C'est, là encore, une question de doctrine. Nous devons mettre en oeuvre ces séances et être certains de ce qui s'y dit.

Or, institutionnellement et politiquement, nous raisonnons toujours en termes de dispositif et non en termes de doctrine. On crée des dispositifs, on les vote, on leur donne de l'argent, sans jamais pouvoir dire la doctrine des professionnels qui le font vivre, qui l'incarnent. Si vous me disiez que la vigueur avec laquelle j'expose cette doctrine est un signe de loyauté et d'honnêteté, j'en serais honoré.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous n'en doutons pas. Je donne la parole aux sénateurs qui le souhaitent, en leur demandant d'être brefs, bien que nous ayons encore énormément de questions. La séance publique reprend à 11 heures dans l'hémicycle. Nous vous aurions bien gardé toute la journée, mais je pense que nous vous ferons revenir.

Mme Colombe Brossel. - Merci beaucoup. Je fais partie des sénateurs qui vous ont lu et entendu, mais qui vous entendent en direct pour la première fois. Il est un peu étrange de remercier quelqu'un qui vous met un uppercut dans le ventre, mais merci de venir le faire. Si j'avais eu le moindre doute avant d'entrer dans la salle - ce n'était pas le cas -, je serais désormais convaincue que l'action de la Ciivise est une action de bien public, et qu'elle doit se poursuivre. C'est peut-être ce bien public que nous construisons en nous réunissant entre parlementaires.

Vous décrivez la dimension systémique du déni. Cela donne envie d'être au 20 novembre pour connaître vos propositions, qui nous permettront de voir comment vous accompagner, j'imagine. Nous y sommes résolus. Vous avez commencé à dévoiler quelques pistes de travail sur le droit de la famille, la question du psycho-traumatisme ou les questions éducatives qui nous importent beaucoup.

Vous allez présenter les conclusions de vos travaux le 20 novembre. Envisagez-vous de le faire dans l'ensemble des territoires, comme vous y avez organisé des réunions d'écoute ? Si nous voulons faire en sorte que ces préconisations soient portées par une communauté d'adultes bienveillants la plus large possible, c'est nécessaire.

Ensuite, identifiez-vous d'autres pays dans lesquels la question systémique du déni aurait été travaillée de façon plus efficace qu'en France ?

M. Marc Laménie. - Merci pour ces propos, incarnés avec beaucoup d'engagement, de coeur, d'émotion. Vous avez soulevé des problèmes de société dont on ne mesure toujours pas l'ampleur. Nous sommes toujours dépourvus de moyens. Nous en parlons localement, dans nos départements respectifs, nos territoires, métropolitains ou d'outre-mer. La mission de votre commission est interministérielle, puisque vous avez cité plusieurs ministères - Éducation nationale, Justice, Intérieur -, mais aussi les préfectures et sous-préfectures, en plus d'un lien avec les collectivités territoriales.

Vous avez employé des mots forts, avec de l'émotion. Nous vous en remercions.

Maintenant, comment pouvons-nous vous aider ?

Il y a le travail de la prévention. Nous avons examiné hier, en commission des finances, le budget de l'Éducation nationale, qui est tout de même le premier budget de l'État. Nous nous apercevons que nous manquons de personnel de santé, de prévention. Ainsi, il reste beaucoup à faire, mais nous ne savons pas comment agir. Il existe des associations, mais comment aider ? Comment sensibiliser ? Au-delà du volet financier, c'est sur les moyens humains et sur les bons interlocuteurs que repose le système. Ainsi, comment vous aider ? Je vous remercie sincèrement.

Mme Marie Mercier. - Quand on couche nos petits enfants on leur raconte toujours une histoire, « il était une fois », parce qu'ils ont besoin de rêver. Nous concernant, c'est plutôt « il était une foi », la foi de les protéger.

Monsieur le juge, je n'ai que des « pourquoi ? ». Pourquoi faut-il tant d'énergie pour sauver les plus vulnérables d'entre nous ? Une loi a été votée il y a deux ans. Pourquoi ne parvenons-nous pas à protéger les enfants des films pornographiques qui sont de plus en plus violents ? La justice elle-même nomme un médiateur. On ne peut même plus avoir confiance dans l'application de cette loi. Nous prenons des dispositifs qui ne sont jamais évalués.

Ma réponse sera celle-ci : quand on parle des mineurs, dans l'imaginaire collectif, le sujet reste mineur. Le respect n'existe pas. Nous n'avancerons que lorsque nous aurons fait des mineurs une cause majeure.

Monsieur le juge, comment allez-vous ? Personnellement, j'avais mis « loin dans mon cerveau » toutes ces histoires, tout ce que j'avais lu, tout ce que j'avais entendu des gendarmes. Je leur ai demandé comment ils pouvaient supporter de regarder des sites pédocriminels toute la journée. Un jour, l'une d'entre eux m'a dit « vous savez madame, si j'en sauve une... ». C'est ce qui m'a donné le courage d'aller expliquer les choses. À un moment donné, j'ai eu envie de renoncer. Je dépensais tant d'énergie, et je n'arrivais à rien. Nous avons besoin de vous, que vous nous donniez la force de dire tout ça, de le répandre. Vous nous direz comment faire pour que la Ciivise continue son action, et sous quelle forme. Comment le ministère de la santé envisage-t-il la suite ?

Surtout, devons-nous inscrire l'inceste dans la Constitution ?

Mme Olivia Richard. - Je fais partie de ces nouvelles élues. Je suis bouleversée par tous ces témoignages. J'ai dû prendre en note ce que vous disiez pour faire comme un écran avec ce que vous décriviez.

Je suis sénatrice des Français établis hors de France, des populations encore plus éloignées que les outre-mer. Lorsque l'on subit des violences dans une famille française à l'étranger, il existe des moyens de coercition très simples, à commencer par la confiscation des passeports par exemple, qui créent une prison loin de tout système d'aide. On ne parle pas du manque de moyen dans les consulats, ni du manque de fonds, de l'absence totale de formation du personnel qui pourrait constituer un recours. Chacun fait ce qu'il peut. Des systèmes associatifs et solidaires se mettent en place, mais c'est encore plus loin, encore plus difficile.

J'ai été frappée par votre propos. Au début, vous expliquiez qu'il n'y a pas de prise en charge adaptée en matière de soins. J'imagine qu'il en va de même de la réponse judiciaire. Comment pouvons-nous encore en être là ?

Mme Marie-Claude Lermytte. - J'ai pris une grosse claque ce matin. J'ai été assistance sociale dans un département pendant plus de trente ans. Je suis sénatrice depuis quelques semaines. Je m'aperçois qu'on ne fait jamais assez bien, que nous sommes souvent à côté de la plaque, même si nous pensons faire au mieux pour les enfants.

J'en reviens à la formation, à tous les niveaux. Je parlerai forcément des travailleurs sociaux, mais aussi de tous ces gens qui gravitent autour des enfants : enseignants, animateurs... Chacun doit apporter sa pierre à l'édifice. Nous en sommes tous convaincus.

Je précise aussi que, bien que beaucoup de choses ne soient pas réglées, ou pas suffisamment, il y a quand même sur le terrain des gens qui s'investissent, des intervenants sociaux ou non, des associations... J'aimerais leur rendre hommage.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Il faut effectivement insister sur le besoin d'information et de formation.

M. Édouard Durand. - Merci de vos propos et questions.

La Ciivise, fidèle à son idée qu'une doctrine est essentielle, a créé un outil de formation pour tous les professionnels sur le repérage, avec les repères les plus concrets, pratiques et précis possibles : comment s'entretenir avec un enfant ? Que faut-il dire ou ne pas dire ? Comment s'entretenir avec un enfant présentant un handicap cognitif ? Quel est le tableau clinique de l'enfant victime ? J'ai ensuite indiqué qu'il fallait un plan de formation. On m'a répondu qu'il était déjà diffusé, en me produisant des chiffres de diffusion antérieurs à la création de l'outil. J'ai dit non. Je veux une doctrine, pas un affichage de dispositifs. J'ai été professeur à l'École nationale de la magistrature. Aucun institut de formation ne me prendra jamais en défaut. Tous vous répondront par l'affirmative si vous leur demandez s'ils proposent des formations sur tel ou tel sujet. Nous raisonnons en affichage de dispositifs, pas en termes de doctrine. Je sais qu'il est dérangeant de toujours répéter la même chose, mais c'est le seul chemin.

Vous avez raison : on trouve des professionnels et des personnes lumineuses, partout. Je ne veux absolument pas laisser penser qu'il n'existe rien de positif. Dans son livre La démesure, la médecin Céline Gréco parle de la CPE qui l'a attendue un jour à la sortie de l'école. Elle dit « à partir de cet instant, je suis devenue indestructible ». Nos témoins évoquent l'assistante sociale, l'avocat général à l'audience, le gendarme, le policier. Quoi qu'il soit arrivé, même s'il y a eu un acquittement, la personne qui les a crus a constitué une lumière pour toujours, pour toute la vie, un point fixe.

Simplement, il faut honorer l'engagement de tous ces professionnels. Il faut les soutenir et les valoriser. On peut créer des séances de dépistage à l'école, mais s'il n'y a pas de médecin scolaire, pas d'infirmière scolaire, pas d'assistante sociale scolaire, elles ne pourront avoir lieu. Le fait de ne pas payer pour avoir de la médecine scolaire coûte 10 milliards d'euros par an. Ce n'est pas qu'une question de moyens budgétaires, mais c'est aussi une question d'argent.

C'est d'abord une question de doctrine, qui est entre vos mains. C'est ce que j'appelle le besoin d'une législation impérative.

Vous faites confiance à mon pouvoir souverain d'appréciation en tant que juge, j'en suis heureux, mais je crois parfois que vous faites trop confiance aux juges. La loi sur les seuils d'âge pour les violences sexuelles, appelée loi Billon, constitue un bon exemple de législation impérative. Je rends à nouveau hommage à Annick Billon à ce sujet. Il était déjà possible de dire que quand un adulte viole un enfant de 5 ans, il n'est pas nécessaire de chercher s'il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. Il a pourtant fallu l'écrire dans la loi. Celle-ci dit qu'une table et une table, que lorsqu'un adulte commet un acte sexuel sur un enfant, cela s'appelle un viol, qu'il n'est pas nécessaire de demander à l'enfant s'il a dit oui ou non. Nous avons besoin d'une législation impérative dans ce domaine.

Tant que vous n'écrirez pas dans la loi que quand un parent est déclaré coupable d'inceste, l'autorité parentale lui est retirée automatiquement, les pères incestueux continueront de la conserver. Vous me direz qu'on ne peut pas l'écrire, parce que « c'est l'autorité parentale, quand même, c'est important », que certains cas doivent être appréciés. Il existe des juges pour cela. C'est pour cette raison que je le suis devenu. Pour autant, la loi doit être le point fixe.

Quand 3 % des violeurs d'enfants sont déclarés coupables, 97 % ne le sont pas. Dans le cas de ces 3 %, on peut dire que le dossier contenait des éléments, que la doctrine s'y est matérialisée. En quoi serait-il contraire à un principe d'écrire dans le code civil que la déclaration pénale de culpabilité a une conséquence civile : le retrait de l'autorité parentale ? En quoi serait-ce contraire à un principe ? Voilà ce qu'il faut écrire dans la Constitution. Aucun principe n'est contraire à la raison.

Le retrait de l'autorité parentale n'est pas une peine. Il est la conséquence civile d'une décision pénale prononcée souverainement par une juridiction indépendante et impartiale au terme d'un procès contradictoire. Voyez pourquoi je parlais des bonnes planques et des principes : avançons ou n'avançons pas, mais choisissons qui nous protégeons.

Dans les priorités, la doctrine doit être donnée aux professionnels pour les outiller. On leur envoie aussi des injonctions paradoxales. Les institutrices, les assistantes sociales, les auxiliaires de puériculture doivent signaler. Et après ? Elles n'ont plus d'informations. Elles sont tous les jours confrontées aux personnes qui viennent chercher l'enfant. Elles ne savent pas. On leur indique qu'on ne peut rien leur dire, parce qu'on n'en a pas le temps, parce qu'elles ne peuvent pas savoir. On les met en danger.

Au médecin, on dit qu'il doit signaler les violences, mais qu'il ira peut-être devant la commission disciplinaire. Ces professionnels ont une vie, ils ont des enfants. Ils ne peuvent pas être au chômage. Ils se demandent pourquoi la société leur demande une chose et son contraire.

Nous avons créé un outil de formation. La Ciivise veut être fidèle à son engagement.

Vous m'interrogiez sur les comparaisons internationales. Il existe une commission en Allemagne ; des travaux ont été conduits en Angleterre. La démarche des Églises a conduit beaucoup d'États à s'inscrire dans une démarche similaire. Je ne peux pas vous dire que la législation d'un pays peut être copiée et collée. La réalité est la même partout. Le déni est le même dans tous les pays. Les chiffres sont les mêmes. Certaines législations peuvent être instructives, inspirantes sur tel ou tel point, notamment en ce qui concerne les soins spécialisés.

Ces soins existent pour les troubles de stress post-traumatique. Ils ne sont pas dispensés. C'est exactement comme si je vous disais qu'il existait un soin pour les fractures du coude, mais qu'ils n'étaient pas dispensés. On soigne autre chose, ou pas. Cela coûte de l'argent. Des parents nous disent qu'ils ne peuvent plus payer les séances de soins spécialisés pour leur enfant. Des adultes nous indiquent que les soins spécialisés - l'EMDR, par exemple -, leur font beaucoup de bien, mais qu'ils ont une famille, et que l'intégralité du budget du ménage ne peut leur être alloué. Ils arrêtent donc ce parcours. Vous me demandiez comment j'allais. Je vais très bien. Simplement, je vois une injustice dans l'injustice.

Alors, nous avons modélisé un parcours de soins spécialisés du psycho-traumatisme, parce que la Ciivise a une doctrine. Je sais ce que c'est que faire une politique publique. Si nous n'avions pas modélisé un parcours de soins spécialisés, nous n'aurions pas enclenché le passage à la construction d'une politique publique. Nous avons indiqué qu'il fallait 25 à 30 séances de soins, renouvelables : trois séances d'évaluation, dix à quinze séances de stabilisation, autant centrées sur le traumatisme, et de nouveau de séances de stabilisation. Ce schéma est issu de l'expérience, de la pratique de pays étrangers tels que l'Islande. Nous devons le faire.

Vous m'interrogiez quant à une éventuelle présentation de la Ciivise dans les territoires. Vous savez, quand on travaille avec les enfants, on est dans la vie. Les enfants sont des gens sérieux, qui vivent leur vie sérieusement. Quand on les prend au sérieux, on grandit. Donc je grandis. Être juge des enfants, c'est dur, mais c'est extraordinaire. Quand je ne vais pas bien, je pense au visage d'enfants. Je pense aux fois où j'ai croisé dans la rue des enfants, devenus des jeunes. J'espère que dans quelques mois, je serai toujours à la Ciivise. J'ai du mal à comprendre qu'elle ne soit pas maintenue. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne vois pas le problème. Son maintien me semble être une évidence. La Ciivise répond à une mission nouvelle, à un besoin qui ne trouvait pas de réponse jusqu'à présent. Elle ne prend la place de personne, et ne coûte pas cher. Alors, quel est le problème ? La doctrine et la manière de la dire ? L'espace qu'elle occupe ?

Je n'ai rien demandé, on m'a appelé pour co-présider la Ciivise. Je souhaite pouvoir continuer cette mission. Évidemment, personne n'est irremplaçable mais j'ai pris un engagement. Il reste du travail à faire. J'ai beaucoup d'idées, y compris s'agissant du lien avec les territoires. Il est très important. Il est essentiel d'y structurer l'action. Nous avons commencé à le faire et devons poursuivre ce travail. Parmi mes propositions institutionnelles pour maintenir la Ciivise, j'ai évoqué la recherche de bonnes pratiques et leur mise en valeur.

Ensuite, je veux aller à Mayotte, oui. On pourrait me dire que je n'ai pas suffisamment parlé des outre-mer. Ce n'est pas vrai. Les outre-mer sont une réalité hétérogène. Entre La Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guadeloupe, les différences sont les mêmes qu'entre La Réunion et l'Aube, entre Nantes et Toulouse. Il nous faudra du temps pour nous rendre dans tous les territoires d'outre-mer, dans toutes les villes que nous n'avons pas encore visitées.

Enfin, comment nous aider ? Vous allez trouver un moyen. Certaines victimes me parlent de la prescription, qui a pour fondement de sanctionner la carence du plaignant, sa faute d'avoir attendu trop longtemps. Elles nous disent qu'elles l'ont vue comme une porte fermée devant leur nez, lorsqu'elles se sont rendues au commissariat. La fermeture de la Ciivise serait vécue comme cette prescription. Elle reviendrait à dire « vous avez eu trois ans, vous n'avez pas témoigné, tant pis pour vous », à dire qu'une promesse dure trois ans.

J'espère pouvoir continuer à vous dire, à ma manière, qu'il est possible d'avancer. Vous pouvez l'écrire, le voter. En attendant cette loi, la Ciisive doit être maintenue telle qu'elle est. C'est une institution originale, inédite, autonome, un peu souple. On nous dit parfois qu'il revient au Parlement d'évaluer les politiques publiques. Je ne voudrais pas que la Ciivise avale le Sénat et l'Assemblée nationale. Il serait très gourmand de sa part de le faire. Pour autant, elle a fort à faire, à sa place, comme ce matin. Nous voulons seulement participer à l'oeuvre commune.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci Édouard Durand pour ces mots.

Parmi les raisons pour lesquelles nous soutenons le maintien de la Ciivise figure le fait que nous savons qu'entre la proposition d'une politique publique et son application, nous manquons souvent de pilotage pour des politiques qui touchent énormément de sujets et d'acteurs - ici, l'Éducation nationale, la justice, les forces intérieures... Chacun, y compris au sein d'un ministère, fonctionne en silo. Sur le sujet des violences intrafamiliales, une personne s'occupe des pôles, un autre de la victime, un autre de l'agresseur, rien qu'au sein du ministère de la justice. Il n'y a aucun pilotage, ne serait-ce qu'au sein d'un seul ministère. Nous avons donc besoin de politiques pilotées d'un point de vue interministériel. Nous avons besoin d'une cellule pour rappeler, orienter, relancer, insister.

Par ailleurs, nous changeons régulièrement de ministre et les politiques manquent parfois de continuité. Il est donc essentiel de disposer de ces organismes parallèles, en plus du Parlement dont la durée de vie est plus longue que le mandat d'un ministre, et du Sénat qui ne se renouvelle que par moitié tous les trois ans. Ces acteurs assurent une continuité.

Nous avons besoin de vous sur ces sujets. Nous vous proposerons un courrier sur lequel nous nous sommes accordés. Je l'enverrai à chaque membre de cette délégation pour qu'ils puissent y apporter des remarques avant de le cosigner et de l'envoyer au Président de la République.

Mes chers collègues, merci d'être restés en réunion jusqu'à la fin de cette audition qui le méritait amplement. Merci beaucoup, Monsieur le juge, pour tout le travail que vous réalisez. Soyez assuré du soutien de l'intégralité de nos membres.

M. Édouard Durand. - Merci de votre soutien si clair, réel et engagé, qui nous honore.