Mardi 14 novembre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Guerre Israël-Hamas - Audition de MM. Fabrice Fries, président-directeur général, et Phil Chetwynd, directeur de l'information de l'Agence France-Presse

M. Laurent Lafon, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Fabrice Fries, président-directeur général de l'Agence France-Presse (AFP), accompagné de M. Philip Chetwynd, directeur de l'information de l'agence. Je vous remercie, dans une actualité chargée, d'avoir accepté de vous rendre disponibles pour venir devant notre commission.

L'AFP est l'une des trois grandes agences de presse mondiale. Vous couvrez toute l'actualité, partout dans le monde. Les circonstances actuelles, en Ukraine et au Proche-Orient, rendent l'exercice de cette mission complexe, et parfois extrêmement dangereuse, pour tout le personnel de l'AFP qui intervient sur le terrain.

Cependant, dans le monde médiatique dans lequel vous évoluez, le conflit ne se limite pas à la fureur des armes, mais également à celle des mots.

La vérité est devenue en elle-même un champ de bataille, dont vous n'êtes plus simplement des spectateurs, mais également des acteurs à part entière. Pour reprendre une citation de Rudyard Kipling, la première victime d'une guerre, c'est toujours la vérité.

Votre position est néanmoins singulière, car vous n'êtes pas un organe de presse comme les autres. Pour reprendre l'expression de l'historien David Colon, vous êtes « au sommet de la chaîne alimentaire de l'information mondiale » et, à ce titre, vous êtes particulièrement observés.

C'est donc sur ce terrain du traitement de l'information que l'AFP, comme au demeurant d'autres grands médias tels que la BBC, se trouve, depuis quelques semaines, prise dans une polémique qui pose en réalité des questions fondamentales sur l'information, son utilisation et son impact sur nos sociétés.

Pour en venir au cas d'espèce, l'AFP n'a pas utilisé le terme de « terroristes » pour qualifier les attaques perpétrées par le Hamas en Israël le 7 octobre dernier.

Cette position a pu choquer ceux pour lesquels cette qualification ne fait aucun doute. Vous avez, monsieur le président, précisé la position déontologique de l'Agence dans des tribunes parues le 31 octobre dans Le Figaro et ce dimanche dans Le Monde. M. Chetwynd, vous vous êtes également exprimé dans les médias à ce sujet. La couverture des évènements a également fait débat, au sein de l'agence même.

Si la commission a choisi, en pleine période budgétaire, de vous entendre, c'est donc bien par souci de clarté, pour que vous puissiez, à travers votre intervention et les questions des sénatrices et sénateurs, développer votre politique en la matière et répondre à l'émotion, qui n'est pas illégitime, que ce traitement de l'information a suscité. Je veux cependant profiter de ce propos liminaire pour apporter mon soutien le plus entier, et à travers moi, celui des membres de la commission et du Sénat, au travail qui est celui des agents en poste dans les zones de guerre.

Je vous donne la parole.

M. Fabrice Fries, président-directeur général de l'Agence France-Presse- Le Sénat est un lieu où le débat peut être nuancé et où l'écoute est réelle et nous nous réjouissons donc particulièrement de cette invitation. L'AFP prend très au sérieux les accusations dont elle fait l'objet. Tout d'abord, son statut voté en 1957 à l'unanimité du Parlement après un long combat pour l'indépendance de l'agence, dispose dans son article 2, qu'elle ne peut en aucune circonstance, tenir compte d'influences ou de considérations de nature à compromettre l'exactitude ou l'objectivité de l'information. Ensuite, la plupart des critiques en France évoquent un biais pro-palestinien et certains n'ont pas hésité à faire de l'agence un vecteur de la montée de l'antisémitisme. C'est d'autant plus grave et infamant que l'AFP est née en août 1944, à la Libération, grâce à l'action d'une poignée de résistants, rejoints par des rescapés de la Shoah, pour mettre fin à la propagande et à la censure imposées par l'occupant nazi à l'Office français d'information, alors en place. Ces accusations sont folles et ne sont pas que des propos de plateaux de télévision, puisqu'un élu de la République, un député, les a reprises à son compte. Les accusations sont parfois outrancières, mais le débat sur la couverture du conflit, lui, est tout ce qu'il y a de plus légitime et attendu. Toutes les grandes rédactions, aujourd'hui, sont secouées par des discussions internes, parfois vives, et l'AFP n'y échappe pas. M. Philip Chetwynd, qui est directeur de l'information de l'agence, est en relation étroite avec ses pairs des grands médias internationaux. Et tous disent que c'est la couverture la plus complexe et sensible qu'ils aient eu à organiser depuis qu'ils sont en poste. Ce n'est pas surprenant. Prenez le sujet géopolitique le plus complexe et chargé de passion, ajoutez l'effet de sidération de l'attaque du 7 octobre, mélangé avec ces symptômes bien connus de nos sociétés contemporaines que sont la polarisation des esprits, l'hystérisation du débat et la prévalence de la société du commentaire, complétez avec la caisse de résonance des réseaux sociaux et des émissions où ça « clashe », et vous obtenez un cocktail des plus explosifs.

La polémique qui nous touche est née d'un article de presse qui se scandalisait de ce que l'agence ne qualifie pas le Hamas de groupe terroriste. En n'appelant pas un chat, un chat, l'agence révélait ainsi ses noirs penchants. Habilement, l'article laissait entendre qu'une nouvelle consigne venait d'être donnée en interne, de proscrire l'usage de ce mot s'agissant du Hamas, comme s'il s'agissait d'une consigne sur mesure. Ce que l'article ne disait pas, c'est que cette consigne avait plus de 20 ans et qu'elle s'appliquait à tous les mouvements sans exception, Boko Haram, l'État islamique, Al Qaïda... et que, d'ailleurs, au passage, l'AFP n'était pas seule à appliquer cette règle puisque les deux autres grands acteurs qui font le même métier qu'elle, Associated Press et Reuters, suivent exactement les mêmes règles.

S'il est facile de moquer la réflexion éditoriale sérieuse qui a présidé à l'élaboration de cette règle, en l'assimilant aux discussions byzantines sur le sexe des anges, c'est tout simplement refuser de chercher à comprendre ce qu'est notre métier. Nous aurions pu nous interroger sur un biais si la règle avait été changée pour ce cas précis, mais pas dans le cas contraire.

J'ajoute à l'intention de tous ceux qui continuent de manifester leur incompréhension, ceci. Supposons que nous renoncions à cette consigne éditoriale sous la pression des commentateurs ou d'un certain camp politique que, dirait-on ? Alors là, oui, on serait fondé à parler d'une agence sous influence. Depuis cette polémique, pas un jour ne se passe sans qu'il faille répondre à une nouvelle interpellation. Parfois, la critique est fondée et l'agence n'a absolument aucun problème à reconnaître des choix éditoriaux discutables. Elle l'a fait publiquement. Oui, elle aurait dû rendre compte le jour même, d'une projection organisée par les autorités israéliennes, sur les atrocités du 7 octobre, elle l'a fait en anglais, pas en français. Cela s'appelle un « raté », mais qui n'en fait pas ? Parfois, les attaques font sourire. Un ex-journaliste a accusé Phil Chetwynd, directeur de l'information à l'AFP, d'être membre du collectif Photographies Palestine dont le but est de raconter l'histoire de la Palestine telle que vécue aujourd'hui, d'écrire dans des revues comme « The Electronic Intifada » et de prêcher dans des mosquées écossaises. Il a fallu une journée pour convaincre ce journaliste que Phil Chetwynd avait un homonyme. Entre temps, le tweet avait gagné plusieurs dizaines de milliers de suiveurs.

Mais il arrive que les coups de sonde soient graves. Ils peuvent menacer alors physiquement des personnes. Vendredi dernier, tous les grands médias internationaux, New York Times, CNN, Reuters, Associated Press et AFP ont dû se défendre de l'accusation que certains de leurs photographes de Gaza étaient en réalité au courant de l'attaque et l'avaient documenté, non pas comme journalistes, mais comme complices.

Notre rédaction en chef a passé la matinée à contrôler toutes les photos prises par nos journalistes, à regarder l'heure et le lieu d'où elles avaient été prises. Autant de temps pris sur la couverture naturellement. Nous avons dû expliquer que nos trois photographes installés à Gaza, qui travaillent de façon permanente pour l'AFP, parfois depuis plus de 20 ans, qui ont, par ailleurs, reçu des prix internationaux, se sont mobilisés dès que l'attaque du Hamas a été connue. Ils ont été réveillés par des tirs d'artillerie et de roquettes, se sont rendus alors à proximité de la frontière entre Gaza et Israël. Chacun était identifié clairement comme journaliste sur son casque et son gilet pare-balles. Les premières photos à proximité de la barrière de Gaza ont été réalisées plus d'une heure après le début de l'attaque. Ils n'ont fait que leur métier en suivant l'événement à mesure qu'il se déroulait sur le terrain. Tous les autres médias attaqués ont pu montrer, comme nous, qu'ils n'étaient en rien coupables de ce qu'on leur reprochait. Il a fallu trois jours à l'organisation qui avait lancé l'affaire pour reconnaître que celle-ci n'avait pas lieu d'être en prétendant qu'elle n'avait fait que poser des questions et qu'elle avait été mal comprise. Entre temps, le mal était fait, les noms de ces photographes avaient été jetés en pâture. L'espace d'une journée, ils ont été considérés comme des terroristes, alors que nous cherchions tous les moyens de les évacuer. Vous imaginez que cela ne va pas nous aider dans nos démarches pour qu'ils intègrent la liste des quelques chanceux. C'est l'occasion, pour moi de dire que si jamais il arrivait un malheur à l'un de nos neuf salariés à Gaza, cela susciterait au sein de l'agence la même émotion que celle que nous avons connue à l'occasion de la mort du journaliste français Arman Soldin en mai dernier en Ukraine ou de la grave blessure de notre jeune photographe libanaise Christina Assi, touchée par un tir au Sud Liban, il y a quelques semaines, parce qu'ils participent autant que n'importe quel autre salarié à l'exercice de la mission d'intérêt général de l'agence, et même probablement davantage au vu de la difficulté de recueillir des témoignages à Gaza.

Sachez, pour finir, que cette polémique sur le biais pro-palestinien prêté à l'AFP est purement française et qu'on ne la retrouve nulle part ailleurs. Elle sidère nos équipes dans la région, habituées à entendre plutôt que notre agence fait le jeu d'Israël. Nous avons reçu beaucoup de messages privés d'encouragement, notamment de nos clients mais je note qu'il y a eu très peu d'expression publique de soutien au travail de l'AFP probablement pour ne pas être mêlé à une querelle incandescente. Qui d'autre que l'AFP emploie 50 journalistes texte, photo et vidéo à Jérusalem, Gaza et Ramallah ? Qui d'autre parvenait encore à envoyer des images de Gaza-ville ? Qui d'autre a diffusé depuis le 7 octobre, 242 reportages, dont 96 depuis Israël et 53 depuis Gaza et les territoires occupés ? Qui d'autre pour raconter l'histoire de ces jeunes d'un kibboutz ravagé qui retournent à l'école après les enterrements ou interviewer le créateur de la série Fauda expliquant pourquoi la guerre à Gaza avait dépassé tous les scénarios ?

Maurice Levy a écrit une très belle tribune intitulée « Jamais depuis la Shoah, la communauté juive de France ne s'était sentie aussi isolée », évoquant les 40 Français juifs assassinés. Qui étaient ces 40 Français, quelle était leur vie, étaient-ils parents ? On ne sait rien d'eux parce que l'on ne veut rien savoir, ni leur nom, ni leur âge, ni leur vie, ni leur visage. L'AFP a commencé de raconter la vie de certaines de ses victimes grâce à son réseau de journalistes en contact régulier avec des familles d'otages et de la presse israélienne. Elle est parvenue hier à identifier 208 des 239 otages recensés par les autorités. Elle a décompté au moins 34 enfants dont 17 de moins de 10 ans. L'otage le plus jeune est un nourrisson âgé de neuf mois enlevé dans le kibboutz Nir Oz, avec son frère Ariel quatre ans et ses parents, de jeunes trentenaires. Huit octogénaires figurent parmi les captifs. Qui d'autre que l'AFP fait ce travail ?

M. Michel Laugier. - Il est important de rappeler que l'AFP fait partie des trois plus grandes agences au monde. Vous êtes aussi l'image de la France à l'étranger. Au moment où vous êtes mis en difficulté avec ces polémiques et ces critiques, je voulais savoir si vous vous étiez rendu sur place à titre personnel pour voir la situation et comment les choses s'organisaient à la suite des caricatures sur l'AFP devenue l'Agence France Palestine. Pourriez-vous nous préciser quels sont les moyens permanents qui existent dans ce secteur du monde et quels sont les moyens supplémentaires que vous avez pu mettre en place, tant en termes de moyens humains que de moyens financiers ? Je rappelle quand même que non seulement il y a les dépêches pour la presse écrite mais qu'il y a aussi les photos et les reportages vidéo, puisque aujourd'hui, ces derniers représentent une grande partie de votre activité. Quelles sont les conditions de travail actuellement des journalistes sur le terrain ? Combien avez-vous de médias abonnés qui bénéficient de votre travail ?

M. Fabrice Fries. - Je précise que je ne suis pas journaliste. Je n'ai pas vocation à intervenir dans le débat rédactionnel. Si je le fais, c'est parce que l'agence en tant qu'entreprise est attaquée. Phil Chetwynd est journaliste et va vous répondre.

M. Phil Chetwynd, directeur de l'information à l'AFP. - Je ne suis pas allé sur place depuis les attentats parce qu'il y a tellement de travail à faire ici avec les équipes qu'y envoyer le directeur de l'information n'a pas de sens. Je me suis rendu en Israël, à plusieurs occasions, en tant que rédacteur en chef de l'agence et aussi en tant que directeur de l'information. Nous avons toujours été très bien accueillis par les autorités israéliennes. La priorité pour nous après le 7 octobre a été de mettre le maximum de moyens sur le terrain. Dans le contexte actuel, c'est du 24 heures sur 24. Nous avons dépêché une quinzaine d'envoyés spéciaux texte, photo et vidéo sur le terrain en Israël, ce qui nous a permis de renforcer le bureau de Jérusalem et d'envoyer des équipes mobiles sur tout le territoire d'Israël, notamment dans le Sud pour faire des reportages avec l'armée, dans les kibboutz directement affectés par les événements atroces du 7 octobre, mais aussi dans le Nord, à la frontière avec le Liban. L'idée était vraiment de couvrir toute la société israélienne à ce moment clé. J'avais déjà géré plusieurs conflits israélo-palestiniens, notamment des événements à Gaza où il était toujours possible d'envoyer des renforts. Cette fois-ci, ce n'est pas possible. Normalement, on a une équipe de neuf personnes à Gaza dont sept journalistes. C'est important d'avoir à côté d'eux, des gens qui viennent de Jérusalem ou d'ailleurs, pour les aider, les renforcer, les guider dans les moments très difficiles et démontrer aussi que l'agence est avec eux. Si on a réussi jusqu'ici à faire notre travail, c'est vraiment grâce à ce mélange de journalistes israéliens, palestiniens et étrangers qu'on a sur le terrain. C'est vraiment une équipe très mixte.

En termes de conditions de travail en Israël, c'est bien sûr la sécurité qui prime. La question de l'accès se négocie avec les autorités. On est allés partout, dans différents kibboutz et des villes qui ont été affectées. On a une présence dans tout le Sud et dans le Nord. On ne peut pas aller n'importe où, mais c'est notre travail d'aller dans un maximum d'endroits différents. À Gaza, c'est extrêmement difficile, nos journalistes travaillent dans des situations très précaires. On a évacué notre bureau à Gaza-City, parce que c'était dans la zone où les Israéliens ont demandé à tout le monde de fuir. Notre bureau a souffert d'une frappe, il y a une semaine. Il n'y avait personne dedans mais les dommages sur les bâtiments sont considérables. Nos journalistes avec leur famille, soit 70 personnes, vivent dans des appartements ou des tentes. Ce sont des situations très difficiles dans le sud de Gaza et ils font un travail remarquable au vu des circonstances, car les frappes continuent autour d'eux. Certains ont perdu des membres de leur famille, presque la moitié a perdu sa résidence mais ils continuent de travailler. Ils travaillent avec les bureaux situés en Israël.

Nous avons 4 à 5 000 clients dans le monde, incluant de grosses agences qui redistribuent nos copies ou nos images à d'autres médias.

M. Fabrice Fries. - Pour ma part, je suis allé au Liban la semaine du 20 octobre. Je ne suis pas journaliste et donc, aller en Israël, m'occuper de la couverture, ce n'est pas mon sujet. En revanche, je m'occupe de la sécurité de nos salariés. Nous avons eu deux journalistes blessés le même jour où un reporter de Reuters est mort. Je suis allé là-bas logiquement pour rencontrer les familles et voir quelles étaient les conditions de suivi à l'hôpital. Puisque nous parlons de biais pro-palestinien, j'ai questionné le bureau de Beyrouth, où nous avons une trentaine de journalistes. Là, on m'a reproché d'être une agence pro-israélienne, car un des deux journalistes qui a été blessé était convaincu que le tir venait d'Israël. Il était furieux que, dans notre dépêche, nous n'en ayons pas attribué la responsabilité à Israël. Mais nos règles éditoriales ne le permettent pas. Ça a donné lieu à tout un déversement d'émotions assez symétrique à celui qui se passe à Paris. Voilà la réalité qu'on vit.

M. Bruno Retailleau. - Je remercie, tout d'abord, le président Lafon d'organiser cette audition car je pense qu'elle est importante. Bien sûr, il y a eu la polémique mais l'AFP alimente de très nombreux organes de presse écrite ou audiovisuelle en France. Vous avez donc un rôle fondamental et je n'oublie pas qu'à quelques semaines du projet de loi de finances, il y a aussi une contribution des Français au fonctionnement de l'AFP et donc il y a une responsabilité particulière du contrôle du Parlement.

Je voudrais redire que les reporters, notamment de guerre, paient un lourd tribut. Vous faites un travail difficile, Monsieur le président, d'abord, parce que c'est la guerre, et ensuite, parce que désormais les guerres n'utilisent pas seulement les armes mais également l'arme de la désinformation. Et cette guerre-là est aussi hybride, bien qu'elle se déploie aussi avec des moyens classiques. L'ère de la post-vérité, des réseaux sociaux, de ces informations qui ne sont pas contrôlées, brouillent la perception que nous pouvons avoir de la réalité. Mais justement, cela oblige aussi votre entreprise à une très grande rigueur.

Nous avons compris que, pour remplir vos missions, vous disposez d'un réseau très puissant de correspondants. Vous avez aussi une charte de bonnes pratiques déontologiques, qui doit vous permettre de traiter l'information de la façon la plus distanciée, la plus objective, la plus impartiale possible. C'est fondamental.

J'ai trois questions à vous poser. Comment faites-vous pour recueillir les informations d'ordre quantitatif sur ce qui se passe aujourd'hui à Gaza alors que le principal émetteur est le Hamas et qu'on sait par ailleurs qu'il manipule aisément les chiffres ? Comment pouvez-vous relayer des informations quantitatives et où prenez-vous vos sources ? Concernant la frappe sur l'hôpital qui avait été trop hâtivement imputée par erreur, on le sait désormais, à Israël, j'aimerais savoir quelles ont été les mesures de prudence, de précaution, de recoupement que vous avez eu sur cette information pour vous assurer que les utilisateurs de cette dépêche ne soient pas trompés sur ce point, puisque des grands journaux, et pas seulement français, se sont fait berner ? Concernant la polémique, vous dites que vous n'utilisez pas le mot terroriste car c'est une ligne éditoriale générale et, pour autant, nous avons retrouvé des dépêches où ce mot est utilisé. C'est le cas du 20 février 2020 concernant une menace terroriste d'extrême droite en Allemagne, ou le 7 janvier 2015 où vous qualifiez évidemment d'attentat terroriste l'attentat contre Charlie Hebdo. Pour autant, vous ne voulez pas qualifier le Hamas de terroriste, alors que la France et l'Union européenne le qualifient ainsi. J'ai lu, bien sûr, les tribunes dans lesquelles vous vous justifiez, mais vous comprendrez que c'est difficile à comprendre que, tantôt, vous acceptez d'utiliser le terme de terroriste et que, pour d'autres cas, dont celui-ci qui paraît tellement évident, vous le refusez. J'ai lu vos arguments, mais j'aimerais vous entendre à nouveau.

Mme Laure Darcos. - Vous parliez de désinformation. Il y a beaucoup de haine sur Twitter et sur les réseaux sociaux. On compte sur vos dépêches pour pouvoir dire des choses vraies. J'ai relevé, comme le président Retailleau, le fait que, par exemple, quand vous vous associez au Huffington Post, sur certaines photos, vous parlez bien d'Al-Qaïda comme organisation terroriste et donc, je ne comprends toujours pas pourquoi pour Al-Qaïda, vous le mentionnez quand même, alors que ce sont vos photos, et pas pour le Hamas.

M. Adel Ziane. - Je vous remercie d'être venu nous donner des éléments de compréhension sur la difficulté qu'il y a à mener ce travail de vérité. Pouvez-vous nous expliquer et nous donner des éléments de compréhension sur la règle éditoriale, qui veut que vous objectiviez au maximum les éléments de terrain parce que vous n'êtes pas un journal, ni un organe d'opinion, mais un organe de presse indépendant, financé en partie par l'État ? Votre travail, au même titre que Reuters ou AP, c'est d'être en capacité de récupérer des éléments factuels. Je voudrais comprendre comment cette règle éditoriale va être ensuite reprise.

J'ai aussi une question sur vos sources d'information. Aujourd'hui, sur le théâtre des opérations, dans les zones de combat, la fermeture des canaux d'information est effective et la capacité à avoir des informateurs et des journalistes sur place est réduite. Les journalistes ont payé un lourd tribut depuis le début du conflit. Plus d'une trentaine de journalistes sont morts sur le théâtre des opérations, à ce jour. Êtes-vous en capacité de sécuriser vos journalistes et vos agents sur place ? À ma connaissance, il y a des journalistes à Gaza. Comment travaillent-ils et sont-ils en capacité de récupérer des éléments d'information pour produire cette information ? J'ai eu l'occasion de travailler dans le passé avec l'AFP. Je comprends les mécanismes qui sont à l'oeuvre dans la manière dont vous construisez cette information. La difficulté réside dans le moment d'émotion et de sidération que nous avons vécu le 7 octobre, puis dans la douleur et les moments de solidarité qui ont suivi à l'égard des victimes des deux côtés. Pour vous, ce travail est d'autant plus difficile que vous appartenez à cette agence, qui est la fierté de la France, tant en termes d'informations qu'en termes de capacité à porter une voix spécifique sur des faits, sur des problématiques et sur des conflits.

M. Pierre Ouzoulias. - Je vous remercie très sincèrement pour la qualité de votre propos et je m'associe aux remerciements pour toutes les personnes qui sont sur le terrain. Je ne sais pas comment ils font pour vivre ça. J'avoue que je suis dans l'incapacité de regarder le journal télévisé tellement les images sont bouleversantes et abominables des deux côtés. J'ai du mal à me mettre à leur place et à vivre psychologiquement ce qu'ils vivent. Je pense qu'il faut vraiment croire dans son métier, dans l'utilité du journalisme et dans la force de ce qu'ils nous transmettent. Faites l'expérience de regarder une chaîne qatarie et vous comprendrez quelle est la force incroyable de ces images. Quand on fait le choix de présenter certaines images et pas d'autres, on peut dresser des populations entières les unes contre les autres. Vous avez une responsabilité qui est monstrueuse et que je n'aimerais pas assumer.

Je voudrais vous parler d'un autre conflit qui est malheureusement complètement sorti de l'actualité, c'est celui du Haut-Karabagh. J'ai lu avec beaucoup d'attention vos dépêches, vous n'utilisez jamais le mot « Artsakh » sauf quand il est prononcé par les Arméniens eux-mêmes. C'est-à-dire que vous estimez, comme la plupart des pays, dont la France, et je ne vous en fait pas le reproche, que le référendum de 1995 par lequel le peuple artsariote a défini son indépendance est nul et non avenu. Vous présentez donc l'Artsakh comme une République autoproclamée, ce qui est rigoureusement le langage de l'Azerbaïdjan. J'aimerais comprendre comment vous choisissez vos termes car le mot est essentiel. Quand vous dites Haut-Karabagh ou quand vous dites Artsakh, vous prenez parti pour l'un ou l'autre camp. J'aimerais savoir quels sont le processus intellectuel et le processus collégial, car je suppose que c'est une décision collégiale, qui fait que vous choisissez un mot plutôt qu'un autre. Et comment, ensuite, vous le justifiez à l'extérieur ? Pourquoi n'utilisez-vous pas le mot Artsakh ? C'est ce que j'aimerais comprendre, parce que peut-être ça permettrait un éclairage sur la façon dont vous voulez ou pas, utiliser le mot terroriste, qui, lui aussi, renvoie à une nomenclature internationale et à des règles de droit.

M. Bernard Fialaire. - Je remercie aussi toutes les personnes qui risquent leur vie pour pouvoir nous informer. J'ai une question dans le prolongement de celles qui vous ont déjà été posées. Vous nous dites que votre ligne éditoriale vous interdit d'utiliser le mot terroriste qui existe pourtant dans langue française. Avez-vous d'autres exemples de mots qui ne peuvent pas être utilisés par vos lignes éditoriales ?

M. Laurent Lafon, président. - Je vais ajouter quelques questions dans un souci de compréhension. On a beaucoup parlé du mot terroriste. On a compris à travers vos tribunes que derrière l'utilisation de ce mot, vous craignez de prendre parti dans une situation complexe et analysée dans l'instant. Mais une fois que l'affaire a été jugée, est-ce que vous avez les mêmes réserves ? Je pense en particulier aux auteurs des attentats du Bataclan. Il y a eu un procès, la justice française s'est prononcée pour des actes de terrorisme. Est-ce que dans ces cas-là votre règle rédactionnelle vous permet d'utiliser le mot terroriste ? Dans le prolongement de la question de Bernard Fialaire sur d'autres mots sur lesquels vous auriez des réserves, la presse s'est fait l'écho de consignes internes demandant de ne pas utiliser le terme « islamiste du Hamas » mais « combattant du Hamas ». Est-ce que vous pourriez me préciser si c'est bien une consigne et nous donner des éléments d'explication ?

Nous avons bien compris le « raté » concernant la non-communication des images transmises par Tsahal, en tout cas, pas de manière rapide. Est-ce qu'il y a eu aussi des questions sur le traitement ou le temps relativement long pour traiter ce qui s'est passé lors de la rave party ?

Pourriez-vous nous donner des explications sur l'invasion de l'aéroport au Daghestan ? Cela a donné lieu à un certain nombre d'interrogations d'un autre ordre.

Vous aviez une cinquantaine de journalistes permanents sur place, dont huit à Gaza. Je crois savoir que les journalistes à Gaza sont tous palestiniens. Pourriez-vous nous dire quelles sont les règles que vous appliquez pour envoyer des locaux ou des personnes d'autres pays en fonction des zones et des tensions existantes ? Enfin, vous avez dit qu'il y avait les mêmes règles pour les trois grandes agences internationales, deux sont américaines et une est française. Est-ce que, finalement, dans cette uniformisation des règles et de l'usage des mots il n'y a pas une perte de la spécificité d'être une agence française ?

M. Phil Chetwynd. - Je vais revenir sur la question des chiffres utilisés par les médias de Gaza. Ces chiffres viennent de l'autorité hospitalière de Gaza, placée sous le contrôle du Hamas. Il faut distinguer la partie militaire, la partie politique et la partie administrative du Hamas. Les chiffres proviennent de l'administration notamment en ce qui concerne les hôpitaux et sont considérés comme fiables par l'ONU et par les ONG qui travaillent sur place. Ils sont très détaillés avec des noms de famille et sont utilisés dans les rapports gouvernementaux. Ils sont peu contestés par les Israéliens. Il y a quelques jours, un membre de l'équipe Biden a dit que le chiffre était probablement beaucoup trop bas car il y a encore des gens sous les bâtiments. Les sociétés de presse ont expliqué comment les chiffres étaient utilisés. L'ONU s'est aussi exprimée sur la fiabilité de ces chiffres. Est-ce que l'on a la capacité de vérifier sur le terrain tous ces détails ? Non. Par contre, les chiffres ne disent jamais s'ils sont des combattants. Ils communiquent beaucoup sur le nombre d'enfants et ce n'est pas surprenant car il y a énormément de jeunes qui vivent à Gaza. On ne peut jamais être sûr, mais tout ce que je peux dire, c'est que nos journalistes ont vu dans les hôpitaux, dans les morgues, dans la rue des centaines et des centaines d'enfants blessés et morts.

Comme je l'ai dit, ces chiffres sont utilisés par beaucoup de médias, les ONG et l'ONU. Je reviens sur cet incident à l'hôpital. Beaucoup de médias ont repris cette information. Il y avait différentes sources pour cette information sur la frappe de l'hôpital, notamment un communiqué qui venait de la partie militaire du Hamas que nous n'avons pas exploité et qui parlait de 500 morts et un communiqué qui provenait du système hospitalier qui parlait de quelques centaines de morts. Nous l'avons repris, sourcé par l'administration médicale sous contrôle du Hamas. Est-ce que nous aurions dû ne pas traiter cette information ? Non, parce que c'est sur toutes les chaînes arabes, sur les réseaux sociaux et c'est notre travail de vérifier et de contextualiser la situation. On aurait dû être plus prudents et plus fermes dans la manière dont on a écrit la dépêche, car l'AFP n'était pas sur place, ni en mesure de confirmer les propos du Hamas. Nous avons ensuite changé nos consignes pour modifier la manière dont on formule certaines choses relatives au Hamas. La difficulté était aussi dans l'attente pour obtenir la version israélienne. Nous avons eu une réaction assez rapide des Israéliens qui a pris quand même trois heures pour avoir leur version. Trois heures dans le temps réel, c'est énorme et la complexité du travail de l'AFP réside dans le travail en temps réel ! Dès que l'on a eu la réaction israélienne, on a complètement changé la manière d'écrire les dépêches. C'est compliqué. J'en ai discuté avec mes homologues, et il n'y a pas de solution simple à cela parce que c'est le contexte dans lequel on travaille, le contexte des réseaux, le contexte de l'information qu'on ne maîtrise pas. Ce ne sont pas les agences qui maîtrisent la diffusion de l'information. L'information part immédiatement sur les réseaux et ensuite nous essayons de la contextualiser. Mais comme je l'ai dit, nous aurions dû être plus prudents. Est-ce que ça aurait changé le narratif ? Je n'en suis pas convaincu. Si cela arrive à nouveau, nous le traiterions différemment.

Concernant le mot terroriste, il est possible de trouver sur le fil, sur les images ou sur les vidéos de l'AFP, soit des millions de documents, des exemples où la consigne n'a pas été respectée. On a un énorme manuel que chaque journaliste de l'AFP est censé lire et comprendre. Nous avons des nouveaux entrants, des stagiaires, des gens paresseux, des gens moins performants que d'autres, donc il y a des erreurs. Trouver le mot terroriste sans guillemet sur notre fil n'est pas surprenant. À l'inverse, il y a 99,9 % des situations où le mot terroriste est déployé sur le fil dans un contexte correct. Il faut dire que le mot est partout parce que tout le monde l'utilise. Après les événements du 11 septembre, c'était dans la bouche de tout le monde et c'était extrêmement difficile de décider qui est terroriste et qui ne l'est pas. Les opposants de Bachar al-Assad sont des gens proches d'Al-Qaïda. Bachar al-Assad utilise des armes chimiques contre sa propre population. Qui est le terroriste ?

M. Bruno Retailleau. - Nous ne sommes pas en Syrie. Nous étions au lendemain d'une opération épouvantable, et j'espère que vous avez vu les images qui ont été projetées, où la caractérisation d'une attaque terroriste ne fait pas de doute. C'est le sens commun qui permet de la qualifier aussi. Le festival était un Bataclan en grand et à ciel ouvert. Non ?

M. Phil Chetwynd. - Nous couvrons des choses abominables partout dans le monde, chaque semaine. C'est notre difficulté. Nous avons eu cette discussion avant le Bataclan parce que peu de temps auparavant 200 enfants ont été tués dans une école dans le Nord du Pakistan. On n'a pas utilisé le mot dans ces circonstances-là, on n'a pas utilisé le mot pour le Bataclan, on n'a pas utilisé ce mot quand il y a eu 1 500 personnes tuées dans le Nord du Mozambique dont 400 ont été décapités ! Pour revenir aux attentats de Paris et de Charlie Hebdo, on n'a pas eu la polémique publique actuelle. Ce principe est respecté par tous les principaux médias du monde et ce n'est pas pour suivre les autres médias qu'on le fait, c'est pour de bonnes raisons. C'est aussi pour protéger nos équipes sur le terrain. À partir du moment où on commence à décrire les talibans comme des terroristes, on met une cible dans le dos de tous nos journalistes sur place et on a plus qu'à fermer nos bureaux dans beaucoup d'endroits. Les grosses agences ont beaucoup de journalistes dans des situations de précarité partout dans le monde. On fait un travail très difficile dans un contexte très difficile. On a perdu nous-mêmes des journalistes qui ont été tués par l'État islamique, par les talibans en Afghanistan et en Syrie. On connait les difficultés que rencontrent nos journalistes et ça joue aussi dans nos décisions.

On a des journalistes qui gèrent les standards, l'éthique, les questions déontologiques et il y a un réseau de ces journalistes dans tous les gros médias du monde. C'est une discussion qu'on a entre nous à l'agence avec toutes les équipes. Et il n'y a pas vraiment de débat à l'agence sur ces questions, même si à chaque fois, on comprend parfaitement l'émotion. C'est exactement la même chose pour nous quand on a perdu nos propres journalistes dans des attentats, c'est très difficile.

Sur la question des sources sur le terrain, si on parle de ce qui se passe à Gaza, on a nos propres journalistes qui sont basés là-bas qui disposent d'un réseau de contacts. Un autre élément de contexte très important pour l'incident à l'hôpital était l'impossibilité d'aller immédiatement sur place car c'était extrêmement dangereux. C'était la zone que l'armée israélienne avait demandé de quitter. Si vous vous y trouvez, vous êtes une cible. On s'est rendu sur place le jour suivant et même là, c'était dangereux, il y avait encore des frappes autour de nos équipes. Moi, je n'étais pas à l'aise avec le fait d'y aller mais ils sont très courageux. Ils sont allés là-bas pour filmer, pour interviewer, pour essayer de comprendre avec des témoignages. Mais il faut comprendre qu'il y a toujours cette menace, notamment dans le nord de Gaza, à Gaza-City. Tous les journalistes sur le terrain travaillent avec les mêmes codes déontologiques, ils sont tous formés avec les mêmes règles. On organise régulièrement des formations. Toute l'information passe via nos journalistes à Jérusalem puis à Nicosie, pour veiller à la qualité du travail. C'est une équipe qui est avec nous depuis longtemps. Beaucoup d'entre eux ont gagné des prix internationaux, ils sont connus.

En termes de sécurité, on a une grosse frustration en ce moment, on ne peut pas faire grand-chose pour eux. Normalement la sécurité des journalistes de l'AFP est suivie en temps réel. Il y a des analyses de risque sur chaque mission mais pour notre équipe à Gaza, la guerre est chez eux et ils sont enfermés à Gaza. Ils n'ont pas l'option de sortir et nous n'avons pas l'option d'entrer à Gaza, ce qui est un peu différent des autres conflits qu'on a eus à Gaza. Dans ce contexte, il y a très peu de choses qu'on puisse faire pour eux et ça fait mal au coeur. On reçoit des messages assez désespérés.

Sur la question de l'Arménie et des génocides, pourquoi n'utilise-t-on pas le mot génocide dans ce cas, mais de Shoah pour le Rwanda ou Srebrenica, c'est parce que c'est reconnu par l'ONU. Même si des pays reconnaissent le génocide en Arménie, ce n'est pas quelque chose qui est reconnu par l'ONU. C'est la même chose pour le terrorisme. Même si les États-Unis et l'Europe utilisent le mot terrorisme pour ces groupes-là, cela ne fait pas l'unanimité. Il y a toujours un processus de dialogue pendant toute cette phase de la guerre au Haut-Karabagh. On a reçu l'ambassadrice arménienne plusieurs fois, on est toujours à l'écoute des différentes communautés et on a changé certaines consignes dans la manière dont on parle des séparatistes en Arménie. On ne parle pas de toute la population comme des séparatistes mais juste les combattants. On est toujours en train d'affiner et d'adapter nos propos parce qu'on sait que les mots sont extrêmement sensibles. Honnêtement, je n'ai pas en tête d'autres exemples de mot même si je suis sûr qu'il y en a. Ce n'est pas juste parce qu'une instance dans un pays a décidé de qualifier un acte de terroriste qu'on va changer notre politique.

Comment décrire les attaques du Hamas ? On essaie d'utiliser des mots différents, en fonction du contexte. Dans un contexte politique, on va parler plutôt du Hamas en tant qu'islamiste. Il n'existe pas de règles fermes. Ce qu'on demande à nos équipes, c'est vraiment de témoigner. La situation est clairement atroce. Le mot terroriste n'apporte absolument rien à nos descriptions, on raconte ce que l'on voit. Si les gens prennent un peu de temps pour lire tous nos reportages, les choses sont claires.

Sur les images, dès l'après-midi du 7 octobre, il y avait des photographes et des vidéastes de l'AFP à Isidro dans le sud qui ont filmé eux-mêmes des images atroces qu'on a envoyées à nos 4 000 clients autour du monde, notamment concernant des gens qui avaient été abattus en attendant le bus ou dans leur voiture ... C'est très difficile à regarder. Dès le premier jour, nos équipes ont filmé des images terribles et ont regardé les images filmées par le Hamas, qui étaient mises sur les réseaux. On a aussi sourcé des images qui sont venues des autorités israéliennes. On a transmis beaucoup d'images, photos et vidéos, à nos clients, des images difficiles qui provenaient parfois des GoPros ou caméras du Hamas. Des projections ont été organisées pour les 2 000 journalistes qui sont arrivés en Israël après les attentats. Notre équipe n'a pas pris de jours de repos depuis plusieurs semaines et fait des journées de 18 à 20 heures. Dans ces circonstances, on peut avoir un mauvais jugement. On a encore refait l'histoire ce matin. On ne peut pas dire qu'on a fait l'impasse sur ces images. Faire des erreurs est humain, de même que des erreurs de jugement dans la fatigue, c'est juste normal, ça arrive.

Le Daghestan est un exemple très intéressant. On travaille dans le temps réel qui n'est pas toujours clair. Les premières sources dont nous avons bénéficié sur les évènements au Daghestan, car on n'avait pas de correspondant sur place, c'était les médias russes et les images non vérifiées sur les réseaux sociaux russes, notamment Telegram. Ça veut dire qu'il faut traiter l'information avec un maximum de prudence, ce sont des choses qu'on ne peut pas vérifier nous-mêmes. Il y a une différence entre ce qu'on a écrit au début, qui est extrêmement prudent et ce qu'on a écrit huit heures plus tard. Après l'intervention de la Maison Blanche qui a parlé de pogrom et du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, on était capable d'en parler d'une manière complètement différente. Ensuite, nous avons même réalisé un reportage sur la communauté juive en Russie et en France. Je pense qu'on a été les seuls à faire cela. Je ne comprends pas du tout les critiques sur cette couverture. C'est malhonnête de prendre une capture d'écrans de quelque chose qui se passe en temps réel et ensuite de critiquer sans regarder la totalité de la couverture. Notre travail consiste à vérifier les faits.

M. Fabrice Fries. - Concernant l'identité française de l'AFP, cette décision a été prise en toute autonomie, on ne s'est pas concerté. Si AP et Reuters avaient pris une autre mesure, je ne suis pas sûr qu'on se serait aligné sur eux. Si tout le monde est arrivé à cette conclusion, c'est parce qu'on fait le même métier. En revanche, l'identité française, voire européenne, est très forte. On n'est pas la voix de la France, mais on a un regard européen sur l'actualité et ça se voit tous les jours dans les reportages qu'on fait et dans la présence sur le terrain. Nos concurrents vont aller se concentrer sur les régions qui intéressent leurs clients. Nous, on a une présence vraiment mondiale. Et dans le choix des sujets qu'on traite, ils sont abordés différemment par nos concurrents. Nous sommes assez fiers de cette identité européenne et on ne cherche à aucun moment à s'aligner sur nos confrères.

M. Pierre-Antoine Levi. - J'ai été assez mal à l'aise en écoutant vos explications pour essayer de justifier le fait de ne pas utiliser le mot de terroriste, or vous l'avez fait plusieurs fois dans le passé, comme l'a indiqué Bruno Retailleau. Peut-être que si vous aviez indiqué que le Hamas était une organisation terroriste, cela aurait été un moyen de différencier le Hamas du peuple palestinien qui, aujourd'hui, en paye les conséquences. Je trouve très surprenant que cette charte s'applique encore parce qu'il n'y a pas de difficulté à qualifier un acte de terroriste quand c'est le cas. Comment qualifieriez-vous l'assassinat d'un journaliste de l'AFP dans le cadre d'un attentat terroriste ?

M. Fabrice Fries. - Cela n'a pas été qualifié de terroriste. Dans les cas cités, on n'a pas utilisé ce mot. Il me semble qu'on a parlé d'un attentat djihadiste et, en l'occurrence, c'était beaucoup plus précis.

M. Pierre-Antoine Levi. - Oui, mais il me semble que c'est quand même un acte terroriste.

M. Fabrice Fries. - C'est un meurtre, c'est un massacre, c'est une attaque à l'arme blanche, c'est une décapitation, il y a plein de mots qui peuvent être utilisés.

M. Pierre-Antoine Levi. - On n'est pas là pour faire le procès de l'AFP mais pour essayer de comprendre. Ça a choqué beaucoup de personnes que l'AFP ne qualifie pas cet acte de terroriste, tout simplement parce que c'est un acte de terrorisme, comme c'était un acte de terrorisme au Bataclan.

Je voudrais vous poser une question sur les accusations d'antisémitisme d'un député. Récemment, vous avez indiqué que, s'il ne retirait pas ces propos, vous porteriez plainte. Où en est-on ?

M. Fabrice Fries. - Les propos n'ont pas été retirés, donc nous allons porter plainte. Par ailleurs, je suis un peu décontenancé parce qu'on passe des heures à s'expliquer sur ce sujet. Encore une fois, il faut le ramener à ses vraies proportions. On n'hésite pas à parler de ces atrocités, avec des mots qu'on juge précis. On n'empêche aucun média d'utiliser le mot terroriste. Les médias sont nos clients. Encore une fois, on ne s'adresse pas au grand public, on s'adresse aux médias. Or, les médias veulent des choses extrêmement précises et ils veulent savoir qui parle sur la qualification du Hamas comme organisation terroriste. Le Sud globalement ne reconnaît pas le Hamas comme organisation terroriste, ça compte, donc qu'est-ce qu'on fait ? On dit le Hamas qui est reconnu comme organisation terroriste par l'Union européenne, les États-Unis et Israël ... et qui, par ailleurs, ne reconnaît pas le droit d'Israël à exister. Où est le problème ? Les médias sont assez grands pour faire ce qu'ils veulent derrière. Donc, vous aurez Le Monde qui dira que c'est un groupe terroriste et peut être qu'un autre média dans une autre région, ne le qualifiera pas de la même façon. Les médias ne nous ont fait aucun reproche, ce n'est pas un sujet. On monte en épingle ce sujet depuis des semaines, il faut arrêter ! À aucun moment, on ne nie les atrocités du 7 octobre. Même lors des attentats de Charlie sur notre sol, Phil Chetwynd était alors rédacteur en chef, et il n'y a pas eu de polémique. Pourquoi aujourd'hui ?

M. Phil Chetwynd. - Il n'y a aucune différence dans la manière dont on a traité le Hamas ou Al-Qaïda. Quand on passe autant de contenus depuis 20 ans, le mot terroriste a pu être utilisé mais la politique est absolument la même pour tous.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de vos réponses et du temps que vous nous avez consacré pour apporter ces éclaircissements. Ce temps d'échange était nécessaire.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.

Mercredi 15 novembre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Proposition de loi tendant à renforcer la culture citoyenne - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Laurent Lafon, président. - Nous débutons notre réunion par l'examen du rapport de notre collègue Bernard Fialaire sur la proposition de loi (PPL) d'Henri Cabanel et des membres du groupe Rassemblement Démocratique et Social Européen (RDSE), tendant à renforcer la culture citoyenne. Ce texte fait suite à la mission d'information « Comment redynamiser la culture citoyenne ? » présidée par notre collègue Stéphane Piednoir en 2022.

Je vous rappelle que son examen est programmé en séance publique le jeudi 23 novembre prochain.

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Les conclusions de la mission d'information ont permis d'identifier cinq étapes clés définissant un parcours citoyen : l'école, la Journée défense et citoyenneté (JDC) - vestige du service militaire -, les dispositifs d'insertion sociale, l'engagement et les élections. Ce parcours permet aux citoyens de « s'inscrire dans un projet collectif par des références partagées ».

Sur cette base, la mission a établi 23 recommandations pour renforcer le lien entre le citoyen et les institutions, dont six sont de nature législative et ont été intégrées dans cette proposition de loi.

Bien entendu, ce texte ne peut à lui seul renouer les liens parfois distendus entre les citoyens et les institutions, mais il doit permettre de mieux former à la citoyenneté, de repenser les pratiques démocratiques et de renforcer la participation à la décision politique, notamment chez les jeunes.

L'article 1er vise à redéfinir l'enseignement moral et civique (EMC). À de nombreuses reprises, notre commission a regretté la tendance du législateur à définir dans la loi le contenu des programmes. L'EMC en est malheureusement l'exemple criant. Il a fait l'objet de six modifications législatives depuis 2017.

Il en résulte des programmes confus et disparates, mettant sur le même plan des thématiques les plus diverses. L'EMC souffre d'un contenu pléthorique accentué par l'absence d'heures dédiées au collège.

Au final, l'enseignant va piocher des chapitres dans le programme, en fonction de ses appétences, de sa maîtrise du sujet ou de ce qu'il estime intéressant pour ses élèves. De plus, l'article du code de l'éducation relatif à l'EMC ne mentionne pas le fonctionnement de la vie démocratique et des institutions. Or il doit s'agir de l'un des objectifs premiers de cette discipline.

Ainsi, l'article 1er prévoit une réécriture globale de l'article L. 312-15 du code de l'éducation consacré à l'EMC pour le recentrer autour d'objectifs concis. Il appartiendra ensuite au Conseil supérieur des programmes d'établir les programmes sur cette base.

L'article 2 concerne la Journée défense et citoyenneté qui a connu les mêmes dérives. Elle est destinée initialement à être un rendez-vous obligatoire pour l'ensemble d'une classe d'âge avec les personnes participant à la défense du pays. À la suite de nombreuses modifications législatives depuis 2000, six thématiques nouvelles ont été ajoutées, souvent éloignées de l'ambition initiale de cette journée. Le temps consacré aux questions de défense est désormais inférieur à trois heures.

La profusion de thématiques est contre-productive : elle entraîne un saupoudrage conduisant à des messages superficiels et peu audibles.

Aussi l'article 2 tend-il à recentrer cette journée autour de trois thématiques : tout d'abord, l'information aux enjeux de la défense nationale et de la sécurité civile, ainsi que les métiers liés ; ensuite, la présentation des différentes formes d'engagement ; enfin, le repérage et l'orientation des jeunes en difficulté via des tests des savoirs fondamentaux en français.

Je rappelle que le Parlement avait adopté cet article en juillet dernier lors de l'examen de la loi de programmation militaire. Mais il a été censuré par le Conseil constitutionnel car considéré comme un cavalier législatif.

La proposition de loi vise également à favoriser l'insertion sociale des volontaires accueillis au sein des établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide). Ce dispositif de seconde chance présente des résultats d'insertion élevés au regard de la précarité des volontaires à leur entrée dans le dispositif.

Selon le témoignage de la directrice générale des Epide devant la mission d'information, ces jeunes « cumulent le plus de fragilités. Outre leur fragilité sociale, ils ont des problèmes de ressources, ils sont souvent en rupture familiale, ils ont des problèmes de santé, des fragilités psycho-sociales, ils sont souvent fâchés avec la société, ils ont perdu leurs repères, en particulier temporels. » Or, en 2021, 64 % étaient en emploi, en formation ou en réorientation à la sortie de l'Epide.

Actuellement, un jeune suivi par un Epide peut y rester pendant une durée maximale de trois mois après la signature d'un contrat d'apprentissage, d'un contrat de mission ou d'un contrat de professionnalisation. Cette période est parfois trop courte pour certains jeunes confrontés à des difficultés de logement, ce qui fragilise leur insertion sociale et professionnelle. C'est pourquoi l'article 3 du texte ouvre la possibilité de prolonger de trois mois supplémentaires l'accompagnement et l'hébergement au sein de l'Epide.

Les articles 4 et 5 visent à moderniser le processus électoral.

L'article 4 permet à tout électeur de disposer d'une double procuration, quel que soit le lieu d'établissement de celles-ci. Aujourd'hui, le mandataire ne peut détenir qu'une seule procuration établie en France. La double procuration est de nature à lever les freins auxquels certains électeurs résidant en France sont confrontés lorsqu'ils souhaitent donner procuration à un tiers de confiance en disposant déjà d'une.

Une exception à ce principe d'unicité a été mise en place lors du second tour des municipales de 2020, ainsi que lors des élections régionales et départementales de 2021. Il s'agissait d'une recommandation du Conseil scientifique covid-19 pour protéger les personnes fragiles pendant la crise sanitaire. Quelque 20 000 personnes y ont eu recours.

L'article 5 prévoit, pour les élections législatives, l'envoi électronique des documents de propagande électorale aux électeurs qui en font la demande.

Nos collègues de la commission des lois avaient lancé une mission d'information à la suite des dysfonctionnements dans l'envoi papier de ces documents lors des élections départementales et régionales en juin 2021.

Ils avaient estimé que la mise en place d'un envoi dématérialisé des professions de foi et des bulletins de vote aurait le mérite de diminuer le volume total des documents à mettre sous pli, et ainsi réduire le risque de dysfonctionnements dans l'envoi papier de ces documents. Cela correspond tout de même à 48 millions de plis à envoyer à chaque tour de scrutin. Or, avec la baisse du trafic de courrier en France, les systèmes de production et d'acheminement sont de moins en moins adaptés à de tels envois massifs.

Par ailleurs, plus de 60 % des maires qui ont répondu à la consultation lancée par la mission d'information des lois ont indiqué être favorables à cette possibilité de dématérialisation.

Je vous proposerai un amendement de précision rédactionnelle, puisque ni la mission d'information ni l'auteur du texte dans l'exposé des motifs n'ont souhaité limiter ce dispositif aux seules élections législatives. Mon amendement étend la portée de l'article 5 aux élections locales ainsi qu'aux élections européennes.

Enfin, l'article 6 vise à mieux reconnaître l'engagement des jeunes dans les mandats locaux.

La table ronde organisée par la mission d'information avec de jeunes élus locaux a mis en évidence le frein à l'engagement politique que constitue la conciliation entre études et exercice de leurs mandats. En effet, à la différence des élus salariés, il n'existe actuellement aucun droit particulier pour les étudiants élus dans le code général des collectivités territoriales.

Ceux-ci ne bénéficient pas non plus, dans le code de l'éducation, de la reconnaissance de droits particuliers dans l'aménagement de leurs études et leurs examens, à la différence de certaines catégories d'étudiants. Je pense aux étudiants exerçant des responsabilités au sein du bureau d'une association, à ceux élus dans les conseils des établissements et des centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) ou encore aux étudiants salariés. C'est pourquoi l'article 6 crée des garanties pour les étudiants titulaires d'un mandat local.

Je vous proposerai un amendement de réécriture de cet article. Sa rédaction actuelle impose aux établissements d'enseignement supérieur des contraintes particulièrement lourdes. Le texte prévoit de manière cumulative et uniforme un aménagement d'études et d'examen, la mise en place d'un enseignement à distance et le recours à des moyens de télécommunication audiovisuelle, sans prendre en compte les besoins réels de l'étudiant élu.

Il me semble plus pertinent de s'appuyer sur ce que le code de l'éducation prévoit pour les étudiants ayant un engagement associatif, civil, militaire ou professionnel, afin de concilier ce dernier avec leurs études. Pour ceux-ci, la commission de la formation et de la vie universitaire du conseil académique évalue leurs besoins spécifiques et propose des aménagements.

Par ailleurs, je vous proposerai d'élargir la portée de cet article aux étudiants détenteurs d'un mandat national ou européen. Les cas sont certes rares, mais ils existent.

En conclusion, cette proposition de loi est une première étape pour tenter de réduire les fractures qui existent entre citoyens et élus.

M. Laurent Lafon, président. - Avant d'engager la discussion générale, je vous demanderai de préciser le périmètre pour l'article 45.

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Le périmètre que je propose pour l'application des irrecevabilités prévues par l'article 45 de la Constitution est le suivant : le contenu de l'enseignement moral et civique et de la Journée défense et citoyenneté ; l'accompagnement des jeunes volontaires dans les Epide ; le système de procuration électorale ; l'envoi dématérialisé des documents de propagande électorale ; et les garanties accordées aux étudiants détenant un mandat électoral.

Il en est ainsi décidé.

M. Stéphane Piednoir. - Je salue le travail de fond du rapporteur. Je veux également féliciter Henri Cabanel d'avoir donné une traduction législative au rapport de notre mission, dans un texte sobre, qui met en avant l'essentiel du travail fourni l'an dernier.

La mission est née du constat d'un éloignement du vote de la population française, en particulier des jeunes. Nous avons cherché les moyens de rapprocher nos concitoyens du vote, qu'il soit physique ou par procuration.

Le nombre de jeunes abstentionnistes est élevé alors que dans le même temps se multiplient les structures et des dispositifs à leur portée pour s'imprégner de la culture citoyenne. Je pense aux conseils de vie lycéens, aux écodélégués, au service national universel (SNU) ou encore au service civique. On se sent dans l'obligation de créer toujours plus de nouveaux dispositifs, alors qu'il faudrait se recentrer sur les fondamentaux.

La citoyenneté commence avec l'EMC, dont la terminologie a varié dans le temps. La longueur de l'article L. 312-15 du code de l'éducation témoigne de la volonté coupable du législateur d'inclure dans l'EMC des thèmes toujours plus variés : l'éducation à la propreté, au bien-être animal, à la biodiversité par exemple. Mais comment traiter toutes ces questions avec un volume horaire limité à trente minutes hebdomadaires ? Arrêtons de charger la barque et rendons à l'EMC sa vocation première : donner aux élèves les clés de compréhension du fonctionnement de nos institutions, à commencer par la plus proche d'eux, la commune. Je félicite Henri Cabanel d'avoir dépoussiéré l'article L. 312.15 du code de l'éducation pour n'en conserver que sa substantifique moelle.

Le service national a lui aussi été dépouillé de ses missions premières : il faut se concentrer sur la détection des difficultés des jeunes.

J'en viens aux Epide. La mission a visité un établissement dans le Maine-et-Loire : nous avons été frappés de constater que les jeunes, lesquels sont très éloignés de la citoyenneté, respectaient les règles : se lever tôt le matin, saluer le drapeau, apprendre à se réinsérer. À ce sujet, vous avez évoqué une possibilité de prolonger de trois mois le séjour en Epide : quel serait le coût de cette mesure ?

S'agissant des modalités permettant de développer la culture citoyenne, vous avez évoqué la double procuration, sur laquelle la commission des lois a émis une réserve. Notre objectif principal étant le retour au vote physique, ce système peut donner le sentiment d'exercer son devoir de citoyen sans toutefois le faire physiquement soi-même. Néanmoins, à titre personnel, j'y suis tout de même favorable.

J'étais opposé à d'autres mesures qui n'ont pas été retenues par l'auteur du texte, comme le vote obligatoire, le vote à 16 ans ou le vote électronique, qui pose encore des problèmes de sécurité trop nombreux pour être adopté aujourd'hui, même si sa mise en oeuvre semble inévitable à terme. En revanche, la propagande électronique est, elle, bien accueillie par les jeunes, qui nous ont expliqué ne pas ouvrir les enveloppes papier.

Bravo également pour le statut de l'élu étudiant. On ne peut pas concevoir d'exercer à 18 ans un rôle d'élu sans bénéficier d'aménagements pour concilier études et mandat.

À propos de l'avenir du SNU, le texte n'est pas très précis : quid de sa généralisation ? Combien coûterait-elle ? Quelles seraient les structures d'accueil ?

M. Adel Ziane. - Je salue la qualité et le caractère synthétique du texte.

Le recentrage de l'EMC est nécessaire : il faut en finir avec l'inventaire à la Prévert qu'est devenue cette matière et procéder à la suppression de certains thèmes. Avec trente minutes par semaine, on ne peut pas tout traiter. Des sujets importants ont néanmoins été mis de côté alors qu'ils ne sont parfois abordés ni au sein de la famille ni à l'école. Je pense à la lutte contre le harcèlement scolaire, à laquelle le ministre Gabriel Attal est attaché, à la lutte contre les fake news - enjeu capital pour les jeunes générations avec les réseaux sociaux -, à la sensibilisation à l'usage d'internet et à la connaissance des droits des enfants. Comment l'éducation nationale pourrait-elle porter ces sujets ?

Sur l'article 2, il nous semble nécessaire de mieux circonscrire les informations dispensées lors de la Journée défense et citoyenneté. Mais, là encore, la suppression de certaines thématiques nous inquiète, notamment les enseignements sur l'égalité des sexes, la lutte contre les préjugés sexistes et les violences commises au sein du couple. Il s'agit pourtant d'enjeux majeurs, d'autant que les femmes représentent aujourd'hui 17 % des effectifs de l'armée française.

L'article 3, qui porte sur le contrat de volontariat à l'insertion, nous paraît très prometteur. Nous ne pouvons qu'être favorables à un dispositif qui tend à lutter contre la précarité des jeunes.

La double procuration prévue à l'article 4 représente également une belle avancée - celles et ceux qui ont été sur des listes électorales aux élections municipales ont vu que cette mesure permettait de mobiliser et donc potentiellement d'accroître la participation. Il faudra surmonter les difficultés pour l'établissement de ces deux procurations. Par ailleurs se pose la question des sanctions appliquées en cas de manquement au vote, sanctions qui pourraient aller jusqu'à la radiation des listes pour une période de dix ans : pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Je tiens à vous rassurer. Ce n'est pas prévu par ce texte.

M. Adel Ziane. - Le vote électronique emporte mon adhésion. Je rappelle que la propagande électorale arrive parfois la veille ou le lendemain du scrutin, et les citoyennes et citoyens soucieux d'exercer leur droit de vote nous font régulièrement part de leur mécontentement à ce sujet. Lorsque l'on se penche sur cette question, on découvre que les services postaux ne peuvent pas faire face à l'ampleur de la tâche - 48 millions de plis à envoyer en l'espace d'une semaine pour les municipales. Quid d'un envoi numérique de ces documents - cette mesure profitera aux jeunes -, tout en étant vigilant à ne pas laisser de côté nos aînés et à ne pas créer de fracture numérique ?

Enfin, la création d'un statut « jeune » pour les élus dans les collectivités territoriales est une demande formulée notamment par les syndicats étudiants. Nous soutenons le projet de créer un véritable statut de l'étudiant élu local. Quel serait l'impact financier pour les établissements d'une telle mesure ?

M. Gérard Lahellec. - Merci pour ce texte qui nous invite à nous interroger sur les valeurs fondant les principes républicains, particulièrement dans le contexte actuel. Vous avez rappelé l'objectif primordial de réduire la fracture entre citoyens et élus, ainsi que la nécessité pour notre jeunesse de relever ce défi.

Cette PPL comporte des mesures très symboliques - paternalistes, diront certains. Elle fait de la question du suffrage universel une question essentielle, comme elle l'était au moment du fondement de la République. À l'époque, François Guizot déclarait que le suffrage universel n'aurait jamais son jour, citation reprise en 1903 par Jean Jaurès dans son Discours à la jeunesse.

Les dispositions visant à favoriser la participation des jeunes à la vie citoyenne sont positives et nécessaires : c'est la condition première pour qu'ils s'approprient les grands principes de notre République. Voter ce texte ne nous empêchera pas de continuer à nourrir une grande ambition pédagogique : insuffler l'esprit de la République dans tous les actes de la vie éducative et de la vie citoyenne.

M. Jean Hingray. - Je remercie le rapporteur pour son excellent travail. Nous accueillons avec enthousiasme cette PPL qui prévoit de nouvelles modalités de vote pour rapprocher les jeunes de la vie citoyenne. Mais je suis étonné que le vote obligatoire ait été écarté, alors que nous, sénateurs, sommes élus par nos grands électeurs de cette façon. Pouvons-nous en savoir plus sur ce sujet ?

Mme Mathilde Ollivier. - Nous souhaitons également féliciter le rapporteur pour ce texte qui permettra d'encourager la participation citoyenne et démocratique de notre jeunesse. On observe à la fois un rajeunissement de nos institutions et une défiance croissante des jeunes vis-à-vis de la vie politique : ce texte y répond par l'engagement local et citoyen de la jeunesse.

S'agissant des articles 1er et 2 sur l'EMC et la JDC, nous regrettons la disparition de certaines dispositions qui nous paraissent importantes, comme la lutte contre les préjugés sexistes et les violences physiques, psychologiques et sexuelles ou la prévention des risques, qui n'est enseignée nulle part ailleurs.

Nous saluons l'intégration dans la loi la possibilité d'établir deux procurations, ainsi que l'envoi électronique de la propagande électorale. En tant que Française de l'étranger, les mesures portées par ces deux articles sont la base de notre participation à la vie politique.

Nous sommes accueillons favorables à l'article 6 qui vise à faciliter la participation politique des jeunes par des dispositions relatives à l'enseignement supérieur. Une question sur ce point : avez-vous réfléchi à y intégrer les jeunes en stage qui ont besoin de temps pour participer à leur mandat électoral, local ou régional ?

Nous soutenons ce texte, avec quelques réserves sur les articles 1er et 2. L'exposé des motifs de la proposition de loi indique que l'article L. 312-15 du code de l'éducation et l'article L. 114-3 du code du service national sont modifiés presque chaque année, alors est-il vraiment pertinent de les reformuler une fois encore ?

Mme Catherine Belrhiti. - Je remercie le rapporteur pour ce travail intéressant et important. L'article 1er contient une disposition que j'appelle de mes voeux depuis longtemps : l'EMC doit permettre de rappeler aux élèves non seulement les droits, mais aussi les devoirs des citoyens, car la crise de la culture citoyenne s'amplifie chez les jeunes. Il faut recentrer l'EMC sur l'apprentissage de nos institutions et la préparation à la citoyenneté. Car, avec trente minutes par semaine, les enseignants manquent de temps, d'autant plus qu'ils utilisent ce créneau pour terminer le programme d'histoire-géographie.

Je reste persuadée que l'on ne peut accorder le droit de vote sans préparer celui qui devra l'exercer : peut-être faudrait-il envisager une sorte de permis du citoyen.

S'agissant de la double procuration, elle doit être mise en place. Il faut développer les moyens modernes dont nous disposons aujourd'hui, car ce sont les outils de prédilection des jeunes - ils ne se déplaceront pas vers les bureaux de vote. On pourrait aller plus loin en incitant les communes à mettre en place des conseils de jeunes : c'est un bon moyen de les mener à la citoyenneté.

M. Max Brisson. - Je n'avais pas prévu de prendre la parole, mais depuis six ans que je suis parlementaire je n'avais jamais vu un texte prévoyant d'alléger l'obèse code de l'éducation ! Au nom des Républicains, notre collègue Stéphane Piednoir a dit tout le bien qu'il pensait du rapport et de la PPL.

L'allègement du code de l'éducation est impératif. Depuis trente ans, dès qu'un problème de société est identifié et considéré comme légitime, les professeurs subissent des injonctions : ils doivent « éduquer à » et « se former à ». Le ministère a deux possibilités : prévoir une demi-journée ou une journée consacrée au problème en question - autant de temps perdu pour l'enseignement - ou faire un ajout au programme déjà touffu, illisible et infaisable de l'EMC.

Je souhaite donc vivement que cette PPL puisse trouver un chemin législatif afin d'éviter que les programmes d'EMC n'oscillent entre moralisme et apprentissage hygiénique. D'autres vecteurs existent - je pense à la jeunesse et la vie associative. L'école ne peut pas régler tous les problèmes de la société.

M. Pierre Ouzoulias. - J'approuve le discours et les conclusions de Max Brisson : l'école ne peut pas être l'exutoire des injonctions parlementaires.

Je me félicite de ce grand moment de consensus de notre commission. Je salue l'introduction du mot « laïcité » dans l'article L. 312-15 du code de l'éducation, car il n'y figurait pas. C'est un changement radical, et je suis heureux que nous prenions ensemble ce tournant décisif.

En effet, la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ne s'appliquait pas aux établissements sous contrat. Par cette loi, on fait entrer l'enseignement de la laïcité dans le socle commun aux établissements publics et privés. Il faudra former les enseignants des écoles privées sous contrat à dispenser cet enseignement : je suis d'accord avec une proposition de la CFDT le réclamant depuis des années.

M. Jean-Gérard Paumier. - Cette proposition de loi est importante. Je me rappelle d'un temps ancien où le maître prenait cinq minutes tous les matins pour revenir sur ce qui s'était passé les jours précédents. Quand je suis arrivé au collège, c'était devenu une leçon d'éducation civique, laquelle n'avait jamais lieu, car la priorité était donnée au programme d'histoire-géographie. Et bien que l'école primaire ne puisse ni ne doive tout faire, elle joue un rôle central.

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Je vous remercie pour vos félicitations, mes chers collègues. Le mérite en revient au travail parlementaire qui a présidé à ce rapport et doit déboucher sur quelques mesures pratiques, conformément à notre rôle de législateur qui est non pas de rendre la loi toujours plus obèse, mais de l'ajuster selon les nécessités.

Pour ma part, je citerai Ferdinand Buisson, lequel déclarait en 1903 que « le premier devoir d'une République est de faire des républicains ». On demande beaucoup à l'école, mais son ambition doit être de former des républicains, non pas par quelques heures d'EMC mais en embrassant l'ensemble des programmes. C'est au Conseil supérieur des programmes de réfléchir à une répartition pertinente dans les différentes matières des sujets retirés de l'EMC, lequel ne doit pas être dénaturé.

Sur les modalités du vote, la société évolue, on se déplace de plus en plus : il faut donc s'y adapter, par exemple avec la double procuration. L'envoi électronique de la propagande ne serait mis en place que pour les personnes qui le demanderaient - il n'est pas question de l'imposer à tous, nous ne voulons pas aggraver l'illectronisme -, avec un souci environnemental et d'égalité.

Le statut de l'étudiant élu pourrait être étendu aux étudiants sportifs de haut niveau, qui ont parfois des contraintes. Il n'y aurait pas de surcoût à prévoir, car le dispositif serait calqué sur les modalités existantes pour les délégués aux Crous ou dans les conseils d'établissement.

En ce qui concerne le surcoût pour les Epide, il n'a pas été chiffré mais je ne pense pas qu'il soit un obstacle. Des places sont actuellement disponibles dans ces établissements. Il s'agit simplement de permettre à ceux qui en ont le plus besoin, parce qu'ils ont été abandonnés par la société, de rester trois mois supplémentaires dans ces structures.

Enfin, sur la question des étudiants en stage, il faudrait traiter l'ensemble des cas des étudiants ayant des contraintes particulières pendant leurs études.

EXAMEN DES ARTICLES

Articles 1er et 2

Les articles 1er et 2 sont adoptés sans modification.

Article 3

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - L'amendement COM-1 est un amendement rédactionnel qui vise à substituer des articles du code du travail en vigueur à deux références abrogées depuis 2007.

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 4

L'article 4 est adopté sans modification.

Article 5

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Tel que rédigé l'article 5 limite les possibilités de recours à l'envoi dématérialisé des documents de propagande électorale aux seules élections législatives. Or, ni les travaux de la mission ni l'exposé des motifs de cette proposition de loi n'indiquent une quelconque volonté de limiter à ces seules élections cette possibilité de dématérialisation. Cet amendement ouvre la voie à la dématérialisation pour les élections locales, ainsi que pour les élections européennes.

L'amendement COM-2 rect. est adopté.

L'article 5 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 6

M. Bernard Fialaire, rapporteur. - L'amendement COM-3 prévoit d'aligner les possibilités d'aménagement d'études et d'examens des étudiants élus locaux sur celles des étudiants ayant un engagement associatif, civil, militaire ou professionnel. Ce système, simple à mettre en place pour les établissements supérieurs, respecte leur autonomie. La portée est élargie aux mandats nationaux et européens.

L'amendement COM-3 est adopté.

L'article 6 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 7

L'article 7 est adopté sans modification.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Article 3

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. FIALAIRE, rapporteur

1

Amendement rédactionnel

Adopté

Article 5

M. FIALAIRE, rapporteur

2 rect.

Élargissement de la possibilité de dématérialisation des documents de propagande électorale aux élections locales et européennes.

Adopté

Article 6

M. FIALAIRE, rapporteur

3

Alignement des garanties prévues pour les étudiants détenteurs d'un mandat électoral sur celles existant pour les étudiants ayant un engagement associatif, civil, militaire ou professionnel

Adopté

Projet de loi de finances pour 2024 - Crédits relatifs au livre et aux industries culturelles - Examen du rapport pour avis

M. Mikaele Kulimoetoke, rapporteur pour avis des crédits relatifs aux livre et industries culturelles. - Monsieur le Président, mes chers collègues, c'est un moment d'émotion particulier pour moi de présenter devant vous pour la première fois le programme « Livre et Industries culturelles » dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2024.

Le monde des industries culturelles est vaste. Le programme que nous examinons ce jour rassemble un grand nombre de secteurs qui n'ont comme rapport entre eux que de participer à notre souveraineté culturelle, à travers des activités d'intérêt général, comme les bibliothèques, ou économiques, comme l'édition ou les jeux vidéo. De fait, l'examen de ce programme est pour notre commission l'occasion d'éclairer chaque année les enjeux et les défis de ces secteurs, ce que je vais maintenant m'employer à faire.

Pour commencer, où en sont les industries culturelles à la sortie d'une crise pandémique qui les a considérablement menacées ?

Prises dans leur ensemble, dans lequel j'inclus la télévision, le cinéma, la musique, l'édition et la vidéo sous toutes ses formes, elles représentent un chiffre d'affaires global de 14,2 milliards d'euros en 2022. Si on neutralise l'impact de la fin de la contribution à l'audiovisuel public, le secteur a donc progressé de 3,6 % depuis 2021, ce qui est satisfaisant, mais avec des fortunes diverses.

Comme l'indiquait notre collègue Jérémy Bacchi la semaine dernière, le cinéma est le grand gagnant, avec une progression spectaculaire de 62 %. Il faut dire que l'année 2021 avait été particulièrement difficile. La musique enregistrée progresse de 6,4 %, et le jeu vidéo, première industrie culturelle, connait une hausse plus sage que les années précédentes de 3,3 %. Il demeure le solide leader de ces industries, où la France brille d'ailleurs particulièrement.

Dans l'ensemble donc, les industries culturelles ont bien surmonté la crise pandémique, très aidées il est vrai par un fort soutien public que notre commission a au reste largement salué les années précédentes.

Le soutien budgétaire demeure d'ailleurs à haut niveau, avec des crédits de 359 millions d'euros, en progression de 7,6 %, ce qui n'est pas mince !

Je dois dire un mot du marché de l'édition, dont le chiffre d'affaires se contracte de 5,4 % en 2022, mais par rapport à une année 2021 exceptionnelle comme vous le savez. Par rapport à 2019, le marché du livre progresse de 3,7 %, ce qui est donc rassurant. Je note cependant pour cette année deux points d'attention :

- d'une part, des relations toujours assez dégradées entre auteurs et éditeurs, en dépit de la signature d'un accord le 20 décembre 2022. Des discussions, encadrées par le gouvernement, sont encore en cours, mais elles s'avèrent difficiles. Pire encore, le dialogue sur la question centrale du partage de la valeur entre auteurs et éditeurs demeure marqué par une forte défiance de part et d'autre. En un mot, il nous faudra continuer à suivre ce sujet sensible pour notre création et les équilibres économiques du secteur.

- D'autre part, comme cela n'a pas pu vous échapper, le « big bang » en cours dans l'édition, avec le rachat de Hachette, premier éditeur français, par Vivendi, et le vente d'Editis, deuxième éditeur, au groupe de Daniel Kretinsky, que la Commission européenne a finalement autorisé le 31 octobre. Notons dans ce mouvement que les autorités de la concurrence ont permis d'éviter une surconcentration de l'édition, comme cela avait été évoqué en 2022 par la commission d'enquête sur la concentration des médias.

Je vais maintenant vous présenter les deux évolutions les plus significatives du programme.

D'une part, les bibliothèques, avec pour commencer son navire amiral, la Bibliothèque nationale de France.

À elle seule, la BnF absorbe les deux tiers des crédits du programme, avec 242,6 millions d'euros, en progression de 6,1 %.

L'année dernière, la commission avait été sensibilisée à la très difficile question de l'explosion des coûts, notamment de l'énergie.

Je rappelle que la BnF consomme autant d'électricité qu'une ville de 20 000 habitants, il suffit de passer devant le verre qui tapisse l'édifice François-Mitterrand pour le mesurer.

En 2023, les surcoûts liés à l'énergie devraient s'élever à plus de 5 millions d'euros. Les charges supplémentaires sur lesquels l'institution n'a pas de prise, comme les mesures catégorielles pour les fonctionnaires, représentent pour leur part 4,6 millions d'euros. Dès lors, la progression de 14 millions d'euros des crédits est déjà en grande partie absorbée par ces charges incompressibles.

Cela n'empêche cependant pas l'établissement de se projeter dans le futur, après la réouverture du « Quadrilatère Richelieu » qui rencontre un franc succès avec 700 000 visiteurs - je devrais dire « lecteurs » par an.

Le prochain défi de la BnF est le grand chantier d'Amiens. La BnF a lancé en 2019 un appel à manifestation d'intérêt pour l'accueil de son futur pôle de conservation. 70 collectivités avaient candidaté, c'est finalement le site picard qui a été retenu. Les travaux sont prévus pour une ouverture en 2029, avec un budget de 96,2 millions d'euros, répartis entre les collectivités, l'État et la BnF. À terme, le site accueillera la plus grande collection de presse francophone du monde avec le conservatoire national de la presse.

Situation budgétaire toujours tendue donc, mais la BnF manifeste en tout cas une gestion sérieuse qui n'interdit pas les ambitions.

Cependant, les bibliothèques ne se limitent pas à Paris, comme les élus locaux que nous sommes le savons bien.

Sous l'impulsion pionnière de Sylvie Robert, avec son rapport de 2015, une vaste politique d'aide à l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques est en effet portée depuis 2016. Elle bénéficie d'une part dédiée dans la dotation générale de décentralisation. Entre 2016 et 2024, près de 80 millions d'euros auront été consacrés à cette question. 589 établissements ont pu en profiter pour étendre leurs horaires, pour une ouverture supplémentaire moyenne de 9h30 par semaine, au-delà de la cible initialement fixée.

L'heure est maintenant venue, comme le soulignait précocement le rapport de Sylvie Robert et Colette Mélot en 2020, de gérer la fin du dispositif de soutien, conçu comme un « amorçage » de cinq ans, pour les collectivités engagées dès l'origine.

Depuis le début 2021, un relais partiel peut être trouvé pour les collectivités avec la signature d'un contrat « territoire lecture » qui prend le relais pour une durée de 3 ans, afin que la collectivité se prépare à assumer seule le coût de cette politique.

Il nous faudra certainement dans les années qui viennent établir un bilan du caractère pérenne de ces ouvertures unanimement saluées et appréciées par nos concitoyens.

J'en viens finalement au sujet le plus épineux, même s'il ne dépend pas directement des crédits, du programme, je veux bien entendu parler du financement du Centre national de la musique.

Nous avons longuement interrogé la ministre sur ce sujet lors de son audition du 25 octobre. Je vais juste rappeler quelques faits pour bien positionner notre débat.

Lors de sa création par la loi du 30 octobre 2019, la question du financement pérenne du CNM avait été renvoyée à plus tard, comme l'avait souligné le rapporteur Jean-Raymond Hugonet. Les ressources affectées ne permettaient en effet pas d'atteindre dès l'origine les objectifs fixés par les travaux préparatoires.

La question n'est donc pas nouvelle, mais son traitement a été reporté sine die avec la pandémie. Le CNM, durant cette crise, a en effet eu à gérer plus de 500 millions d'euros, et y a gagné par son efficacité une forte légitimité, alors même qu'il était en voie de constitution.

Cet afflux massif d'argent public a permis au Centre de fonctionner dans de bonnes conditions jusqu'en 2023, année durant laquelle il aura pu affecter 65 millions d'euros d'aides sélectives à la musique. Seulement, sur cette somme, 40 millions sont issus non pas de ses ressources, mais de reliquats des crédits d'urgence. Ils sont désormais épuisés.

Notre commission a été très active, en organisant une table ronde en octobre 2022 sur le financement du CNM. Le gouvernement a pour sa part confié une mission à l'ancien rapporteur Julien Bargeton, qui a remis ses conclusions en avril dernier. Enfin, la ministre s'est exprimée sur ce sujet le 25 octobre dernier.

On peut, je crois synthétiser ces travaux et débats en quatre constats :

- premier constat, il manque bien au Centre pour exercer une action réellement significative sur la durée, une somme comprise entre 25 et 40 millions d'euros, et ce d'autant plus que les ressources initialement prévues sont moindres qu'escompté ;

- deuxième constat, la stratégie du gouvernement ne semble pour l'heure pas fonctionner, de l'aveu même de la ministre. Les plateformes ont en effet été sollicitées pour des contributions « volontaires », mais leur montant, estimé à 5 millions d'euros, est encore loin du compte ;

- troisième constat, la solution qui semble émerger, et qui va dans le sens du rapport de Julien Bargeton comme du Président de la République le 21 juin dernier consiste à mettre en place la fameuse « taxe streaming », qui frapperait l'écoute de musique en ligne financée par abonnement ou par la publicité. Aucune autre piste ne semble correspondre, le spectacle vivant étant déjà contributeur au Centre avec la taxe sur le spectacle vivant (TSV) ;

- quatrième constat, l'idée de cette taxe suscite depuis l'origine, et de manière finalement assez prévisible, une opposition résolue de ses contributeurs pressentis, comme l'avait montré la table ronde de la commission et les échanges que nous avons pu avoir par ailleurs. Je rappelle cependant que la musique en streaming est un secteur dynamique, qui progresse de 10 % par an pour un chiffre d'affaires de 680 millions d'euros en 2022.

Pour résumer, et face à l'échec des négociations sur les contributions volontaires, je crois qu'il nous faut maintenant, en responsabilité, être fidèle aux ambitions initiales nées de la création du Centre, et je soutiens donc pleinement les initiatives législatives qui pourront être prises lors de l'examen de la première partie pour créer enfin une taxe streaming.

Sous le bénéfice de ces observations, je propose de donner un avis favorable à l'adoption de crédits du programme « Livre et industries culturelles » pour 2024.

M. Laurent Lafon, président. - Je tiens à signaler que je travaille en lien avec le rapporteur général de la commission des finances Jean-François Husson sur le dépôt d'un amendement commun sur le sujet de la taxe streaming. Je vous proposerai de le cosigner.

Mme Else Joseph. - Le Centre national de la musique a effectivement besoin de se renforcer, tout comme le secteur qui a été profondément transformé avec la digitalisation. Sa création est récente et comme je l'avais rappelé, il a besoin de nouvelles recettes, car il est actuellement, en ce qui concerne ses perspectives, dans ce que je qualifierais de « brouillard complet ». Il nous faut donc travailler sur l'hypothèse d'une nouvelle taxation, car le coût final ne doit pas retomber sur le contribuable, mais plutôt sur les grandes plateformes internationales.

Je partage les points soulevés par le rapporteur sur la Bibliothèque nationale de France dont l'équilibre est fragile en raison notamment de la flambée du coût de l'énergie. La BnF est, je le rappelle, le premier centre culturel en France. Pourriez-vous nous éclairer sur les moyens mis en oeuvre pour la numérisation de la presse ?

Enfin, je souligne l'importance de développer une véritable politique culturelle du livre dans les territoires, politique qui doit s'articuler notamment avec le Pass'culture.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je souscris pleinement aux inquiétudes relatives au CNM. Il nous faut enfin mettre un terme au flou qui entoure son financement. La commission l'avait d'ailleurs souligné dès la création du Centre et il nous appartient de trouver une solution. Le CNM a démontré durant la crise son efficacité et mérite de disposer de financements pérennes qui lui permettront d'assurer pour l'avenir ses missions. J'insiste cependant sur la nécessité d'une bonne articulation de son action avec les autres politiques publiques déployées en faveur de la musique. Je pense notamment aux vraies difficultés rencontrées par les festivals, un sujet sur lequel nous devrions nous pencher. Je suis enfin satisfaite que le rapport Bargeton ait été entendu pour ne pas élargir la taxe sur le spectacle vivant aux spectacles financés par les collectivités locales.

Mme Sylvie Robert. - Les industries culturelles ont énormément souffert pendant la crise et demeurent encore très fragiles. Avec Sonia de La Provôté, nous avions bien souligné cet aspect qui doit attirer notre vigilance. J'insiste tout particulièrement sur l'importance pour les industries culturelles du contexte général qui peut inciter les spectateurs à ne pas se rendre dans les salles. Cela est d'autant plus vrai que les crédits des plans de relance, qui ont encore été utilisés en 2023, ne sont pas reconduits et ne permettront pas de limiter l'impact de la hausse des coûts de l'énergie. L'organisation des Jeux olympiques ne se fera pas sentir uniquement pour les festivals, mais entraine d'ores et déjà une hausse du coût des prestataires qui se cumule avec des cachets d'artiste en forte progression ces derniers temps. Je suis pleinement en accord avec Catherine Morin-Desailly sur le financement du Centre national de la musique. Si notre initiative de création de la taxe était suivie par le Sénat, il faudra cependant qu'elle soit retenue par le Gouvernement dans le cadre de l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution. Nos efforts ne doivent pas nous conduire à négliger l'évaluation périodique que nous devrons mener sur l'action du CNM.

En ce qui concerne le livre et la lecture, je me félicite des moyens dégagés pour le transport des livres en outre-mer ainsi que pour aider à l'organisation de festivals du livre en zones rurales. Je concluerai avec la BnF dont le rapporteur a souligné la fragilité mais qui conserve des ambitions qui me paraissent nécessaires.

M. Jérémy Bacchi. - Je souscris pleinement aux propos tenus par le rapporteur et Catherine Morin-Desailly sur le financement du CNM et nous nous associerons à cette démarche. Une remarque sur la presse : la concentration des médias ne doit pas aller de pair avec une concentration des aides. Ces dernières devraient plutôt promouvoir les diversités, par exemple, dans la presse quotidienne régionale.

Mme Laure Darcos. - En ce qui concerne la taxe streaming, je souhaite que le dispositif ne pénalise pas les acteurs les plus modestes ou encore la plateforme française Deezer. Le vote par notre Assemblée d'une taxe streaming est un moyen de faire pression sur les plateformes afin qu'elles accroissent leur engagement en termes de contributions volontaires. Il faudra choisir entre les deux options d'ici la fin de l'année.

Sur la question du livre j'attire l'attention sur la complexité des relations entre les auteurs et les éditeurs et j'invite à ce sujet à la plus grande prudence quant à la tentation de légiférer trop rapidement.

Mme Monique de Marco. - J'alerte sur la situation des scènes de musique actuelles pour lesquelles les coûts vont exploser. Il nous faudra rester vigilants sur le secteur de l'édition et je souhaite que la commission s'intéresse à ce sujet.

L'instauration d'une taxe streaming s'insère dans un jeu politique avec un vote du Sénat qui sera suivi d'un nouvel examen par l'Assemblée nationale. Le Gouvernement sera in fine libre de sa décision.

Mme Béatrice Gosselin. - Je tiens à attirer l'attention sur la fragilité de l'industrie du livre. J'approuve les initiatives visant à rapprocher les publics du livre notamment dans les territoires avec plusieurs dispositifs ambitieux comme « jeune en librairie » qui offre la possibilité, sous le contrôle des enseignants, de visiter une librairie et d'acquérir un ouvrage. 65 000 élèves de 1 780 établissements ont ainsi pu en bénéficier.

Sur la question du CNM, il faut bien évidemment s'intéresser à son futur et à la nature de ses financements. Enfin, pour rejoindre les préoccupations exprimées sur les festivals avec des coûts qui augmentent fortement, les organisateurs doivent de plus ne pas être entravés dans leurs démarches et trouver dans l'administration un partenaire fiable et à l'écoute.

M. Pierre-Antoine Levi. - Le rôle des politiques publiques en faveur du soutien à la lecture est plus crucial que jamais et je salue l'engagement fort de l'État, notamment via le Centre national du livre qui déploie chaque année 20 millions d'euros de crédits. Comme l'a souligné Laure Darcos, et je pense bien sûr également à Sylvie Robert, la question des relations entre les auteurs et les éditeurs est centrale. Sur la BnF je souligne que son nouveau contrat d'objectifs et de performance comporte des objectifs très ambitieux qui sont de nature à garantir l'accès des générations futures à nos richesses culturelles.

M. Laurent Lafon, président. - Je crois essentiel de parvenir à une expression partagée du Sénat sur le sujet de la taxe streaming. Cette question est évoquée de longue date dans notre commission, je pense notamment aux travaux de Jean-Raymond Hugonet et Catherine Morin-Desailly ainsi qu'au rapport de Julien Bargeton. Le principe de la taxe a été adopté en commission à l'Assemblée nationale mais n'a pas été retenu dans le 49-3, probablement en raison de l'opposition du ministère de l'économie. Le dépôt de notre amendement commun avec la commission des finances donnera l'occasion au Gouvernement de s'exprimer publiquement sur le sujet.

M. Mikaele Kulimoetoke, rapporteur pour avis. - Juste un mot pour indiquer que 4,7 millions d'euros sont prévus pour la numérisation des collections de presse de la BnF. Je tiens à remercier mon groupe ainsi que la commission pour la confiance qu'ils m'ont accordée.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits consacrés au Livre et aux industries culturelles au sein de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2024.

Projet de loi de finances pour 2024 - Crédits relatifs au sport - Examen du rapport

M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant le rapporteur des crédits consacrés au sport dans le projet de loi de finances pour 2024.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur pour avis sur les crédits du sport. - Le sport français est entré dans une année exceptionnelle : après avoir organisé la Coupe du monde de rugby, la France accueillera les Jeux olympiques et paralympiques à partir du 26 juillet prochain. La promotion de l'activité physique et sportive a été décrétée « grande cause nationale » pour 2024. Chacun est conscient des bénéfices du sport sur la santé et de l'intérêt des valeurs qu'il véhicule, à l'heure où notre société connaît de multiples fractures.

C'est pourquoi nous attendions beaucoup de ce budget du sport pour 2024.

Or il faut se rendre à l'évidence : malgré les Jeux, malgré des orientations bienvenues, ce budget est insuffisant. La préparation des Jeux olympiques et paralympiques se déroule de façon satisfaisante - même s'il faudra rester vigilant jusqu'à la fin. Mais l'écho de cet événement dans la société, sa capacité à créer un électrochoc durable, restent incertains. Surtout, les crédits consacrés au sport dans son ensemble sont en décalage avec l'ambition de bâtir une « nation sportive ».

J'évoquerai tout d'abord les réalités budgétaires : les crédits de paiement et taxes affectées au sport s'élèvent à un peu plus de 1 milliard d'euros. Je rappelle que le programme 219 est consacré au sport ; le programme 350 est, quant à lui, consacré aux JOP. Ce chiffre de 1 milliard représente 0,2 % des dépenses de l'État. C'est peu et c'est probablement un plafond, en raison de la diminution des crédits consacrés aux Jeux olympiques et paralympiques qui s'amorce dès 2024.

Le programme « sport », pris isolément, augmente quant à lui de 8 %, ce qui représente 60 millions d'euros supplémentaires. Mais il comporte 51 millions d'euros de dépenses directement liées aux Jeux olympiques et donc non reconductibles l'an prochain. Il s'agit des primes aux médaillés, de la « grande cause nationale », du programme « Gagner en France » pour le haut niveau, de la billetterie dite populaire que j'évoquerais à nouveau un peu plus tard, du coût d'accueil des délégations étrangères et de crédits pour l'animation territoriale des JOP. Ce budget est donc en trompe-l'oeil.

Toutes ces dépenses sont indispensables, mais elles viennent relativiser la portée de l'augmentation du programme consacré au sport.

Quant aux taxes affectées à l'Agence nationale du sport (ANS), leur montant total est inchangé par rapport à l'an dernier. Le dynamisme de ces taxes n'est pas en cause. Mais, comme vous le savez, leur rendement est obéré par un plafond fixé arbitrairement par l'État.

S'agissant du prélèvement sur les paris sportifs en ligne, ce plafond est fixé à 35 millions d'euros alors que le rendement total de la taxe est de 182 millions d'euros. Cela signifie qu'un déplafonnement permettrait de débloquer 147 millions d'euros, par exemple au profit de la rénovation des équipements structurants qui en ont bien besoin vu leur état de vétusté, s'agissant notamment des piscines.

Cette mesure ferait sens pour l'an prochain, dans le contexte de la grande cause nationale, d'autant que les JOP et l'Euro de football vont probablement doper les paris sportifs.

Je déposerai un amendement tendant à ce déplafonnement dans le cadre de l'examen de la première partie de la loi de finances. J'invite chacun à me suivre dans cette démarche ou à soutenir cet amendement. Cela me paraît d'autant plus nécessaire que le rendement de la « taxe Buffet » sur les droits de diffusion télévisuels est suspendu au résultat des négociations en cours, suite à l'appel d'offres pour l'attribution des droits de la Ligue 1 de football qui est resté infructueux.

Quelques mots, pour achever de dépeindre le cadre budgétaire, sur la loi de programmation des finances publiques pour 2023-2027 : elle n'annonce pas des lendemains meilleurs ! Au contraire, puisque les crédits de la mission « Sport, jeunesse et vie associative » baisseront après 2024.

La ministre a été très claire, lors de son audition, en nous annonçant, d'ores et déjà, 130 millions d'euros de baisse en 2025. Le déplafonnement de la taxe sur les paris sportifs permettrait de compenser ce trou par une recette du même ordre de grandeur. Nous ne pouvons pas, en tout état de cause, nous résoudre à entrer dans la phase d'héritage des Jeux avec cette perspective de déclin budgétaire.

Ce cadre général étant posé, j'en viens à l'état de la préparation des Jeux olympiques et paralympiques. Les voyants sont plutôt au vert, mais il s'agit désormais de réussir la dernière ligne droite. Il faudra redoubler de vigilance pendant les derniers mois.

La livraison des 70 ouvrages olympiques, avant le 31 décembre prochain, est en bonne voie. Les délais et les coûts sont, pour le moment, maîtrisés. Quelques points d'attention demeurent : au Grand Palais, où le calendrier de livraison est très serré, la climatisation et le restaurant pourraient n'être que provisoires ; des retards de livraison affectent 500 lits de l'Ecoquartier fluvial ; la piscine d'entraînement de Colombes ne sera livrée qu'au 1er juin, un « plan B » est donc d'ores et déjà envisagé.

À ce jour, l'accidentologie est maîtrisée. 156 accidents du travail ont été recensés sur l'ensemble des chantiers, dont 25 accidents graves, ce qui est regrettable mais reste très inférieur à la moyenne pour ce type d'activité.

Après deux révisions approfondies de son budget, le Comité d'organisation des Jeux a revu à la hausse ses objectifs en matière de recettes commerciales. La conclusion récente d'un partenariat avec LVMH devrait lui permettre d'atteindre ces objectifs. Il n'est pas envisagé, pour le moment, de recourir à la garantie de l'État. Les prochains mois seront cruciaux pour évaluer la pertinence du dimensionnement budgétaire du Cojop.

La sécurité est probablement le défi majeur de ces Jeux, en termes de budget et d'organisation. Dans un rapport de juillet dernier, la Cour des comptes a demandé des décisions au plus tard en octobre. Ces décisions n'ont pas été communiquées pour le moment, alors qu'il manque 8 000 agents de sécurité privée sur les quelque 20 000 nécessaires. Le contexte international, le relèvement du risque terroriste constituent une épée de Damoclès. La participation des forces armées doit pouvoir s'anticiper, pour éviter les réorganisations de dernière minute, comme cela s'était produit lors des JO de Londres en 2012. Mais d'autres questions restent aussi à traiter : l'hébergement des personnels, la finalisation des plans de transport, la gestion des flux, ou encore l'accessibilité des sites pour les personnes en situation de handicap. Devront aussi être suivies la situation des bouquinistes, la sollicitation des logements étudiants, et les olympiades culturelles.

Plus généralement, c'est l'élan autour des Jeux qui reste à confirmer. La billetterie a engendré des frustrations. Mais la billetterie dite populaire risque d'en entraîner d'autres. Cette billetterie populaire porte sur 400 000 billets, dont 300 000 pour les Jeux paralympiques, pour un coût total de 11 millions d'euros. La logistique de distribution est complexe à mettre en oeuvre et à contrôler. Surtout, ces places ne comprennent pas le financement du transport ni de l'hébergement près des sites. Cela signifie que les collectivités ou les particuliers eux-mêmes devront, pour assister aux Jeux, débourser des montants bien supérieurs au coût des billets (qui est d'environ 25 euros).

Que dire, ensuite, des mesures prises pour accompagner les pratiques sportives des Français ?

La reconduction du programme « 5 000 équipements » est une bonne nouvelle. Je rappelle que le premier plan était destiné à financer 5 000 équipements de proximité. La subvention moyenne par équipement est restée modeste (35 000 €). Cette mesure a permis la mise en place ou la rénovation de 1500 plateaux multisports, d'aires de fitness, de terrains de basket 3x3 ou encore l'achat de tables de tennis de table, etc.

Le nouveau plan est orienté un peu différemment. Il bénéficiera à 3 000 équipements de proximité mais aussi à 1 500 cours d'école et à 500 équipements structurants. 300 millions d'euros seront investis par l'État sur trois ans, dont la moitié pour ces équipements structurants. C'est peu compte tenu des besoins. On estime aujourd'hui que la moitié des équipements sportifs ont plus de 29 ans.

L'effort en faveur des piscines doit être renforcé, alors qu'environ 1 000 noyades sont encore recensées chaque année. Le plan « Aisance aquatique » a permis de financer 23 projets. Le plan de relance a accompagné 39 rénovations énergétiques de piscines. Mais la situation de nombreuses piscines demeure préoccupante en raison de leur vétusté, de l'augmentation du coût de l'énergie et de la difficulté à recruter des maîtres-nageurs.

Par ailleurs, 36 emplois supplémentaires sont créés au sein des services déconcentrés du ministère pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles et contre les phénomènes de radicalisation. C'était en effet souhaitable.

Les mesures en faveur du sport scolaire devront être évaluées. Je pense ici d'abord aux 30 minutes d'activité physique quotidienne à l'école. Le dispositif est généralisé ; des kits ont été distribués à toutes les écoles. Mais il est très difficile de faire un bilan de cette mesure. Des chiffres très divers nous sont présentés. De même s'agissant des 2 heures supplémentaires par semaine au collège, en complément de l'EPS. L'organisation de ces 2 heures, leur insertion dans des emplois du temps déjà chargés posent quelques questions.

Un effort substantiel doit être réalisé en faveur du sport universitaire. Sur ce plan, nos universités soutiennent assez mal la comparaison avec leurs homologues d'autres pays. Cette situation est préjudiciable à la santé des étudiants et c'est un vrai handicap pour l'attractivité de la France.

Le Pass'Sport doit être recalibré car il peine à monter en charge. Ce dispositif a d'ores et déjà été étendu aux étudiants et aux loisirs sportifs marchands. Mais son montant de 50 € est probablement insuffisant, notamment s'il s'agit d'attirer des primo-pratiquants. L'enveloppe, sous-consommée, diminue de 100 M€ à 85 M€ dans le PLF 2024.

Je constate aussi que plusieurs annonces faites par le Président de la République début septembre ne trouvent pas de traduction budgétaire claire : le passage à une heure du dispositif des 30 minutes d'activité physique quotidienne ; l'instauration d'une évaluation sportive en classe de sixième ou encore le doublement du nombre de places dans les cursus aménagés pour les sportifs de haut niveau.

Pour terminer, il me semble que quelques mesures emblématiques devraient être prises pour être à la hauteur de l'ambition portée par les JOP. J'ai déjà évoqué le déplafonnement de la taxe sur les paris sportifs. Je mentionnerai deux autres pistes :

- D'une part, une baisse de la TVA dans certains domaines : la baisse au taux de 5,5 % pour les centres équestres est une bonne mesure mais elle mériterait d'être étendue à d'autres activités sportives. Aujourd'hui, en France, le sport est davantage taxé que les jeux vidéo, les parcs d'attraction ou les compétitions d'e-sport ! Ne pas rembourser le sport comme médicament alors que ses effets sont reconnus est une chose, mais l'imposer au taux normal de TVA en est une autre. Une mesure de baisse de la TVA sur les loisirs sportifs et activités nature mériterait au moins d'être évaluée.

La question se pose d'autant plus que ce PLF comporte des mesures d'exonération fiscale en faveur des fédérations sportives internationales, soit une trentaine d'organisations.

- D'autre part, le remboursement de l'activité physique prescrite aux personnes atteintes de diabète ou de cancer constituerait une avancée majeure. L'Assurance-maladie préconise un tel remboursement, suite aux expérimentations réalisées. La mesure ne figure toutefois pas dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, tel qu'il a été transmis au Sénat, le gouvernement ayant retiré l'amendement qu'il avait déposé à l'Assemblée nationale en ce sens.

Ce type de mesure permettrait de concrétiser la grande cause nationale 2024. À défaut, même si ce budget comporte de bonnes orientations, comme je l'ai indiqué, les moyens ne sont pas suffisants pour accompagner l'impulsion donnée par les Jeux et pour en préparer l'héritage.

C'est pourquoi je vous propose de donner un avis défavorable aux crédits consacrés au sport dans le projet de loi de finances pour 2024.

M. Michel Savin. - Je remercie le rapporteur pour son analyse sur ce budget 2024. Nous faisons le même constat : certes, le gouvernement nous présente un budget en augmentation de 7 % par rapport à l'an dernier, mais cette augmentation est en trompe-l'oeil. Elle compense à peine l'inflation et ce budget n'est pas à la hauteur des besoins.

Certaines orientations choisies sont malgré tout satisfaisantes : la reconduction du plan 5000 équipements, le maintien du volume des conseillers techniques sportifs (CTS), les deux heures supplémentaires d'activité physique au collège, l'accompagnement des athlètes dans le cadre de la préparation des Jeux olympiques et paralympiques.

Les Maisons sport-santé seront également mieux financées, même si je regrette que le gouvernement ait retiré son amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) sur la prise en charge de l'activité physique adaptée. La balle est aujourd'hui dans son camp pour remettre en place au Sénat cette disposition très attendue par les patients et les médecins qui, à raison, ne comprennent pas ce revirement.

En matière de pratique quotidienne du plus grand nombre, les collectivités doivent faire face à un réel et important problème de financement des équipements structurants. Or, sur les 100 millions d'euros par an qui seront déployés, la moitié seulement est fléchée sur les équipements structurants. Les moyens annoncés par le gouvernement sont sans commune mesure avec les besoins exprimés par les collectivités qui font face au vieillissement de ces équipements, sur lesquels d'importants travaux sont nécessaires afin de réduire les consommations et les factures d'énergie et d'eau.

Si nous voulons assurer une pratique régulière de tous, à l'école, au sein des associations, en matière de sport-santé ou encore dans le monde de l'entreprise, il faut un véritable plan Marshall en faveur des équipements structurants et notamment des piscines.

Nous pourrions faire mieux, notamment grâce aux recettes des jeux et des paris sportifs. Le sport financerait alors le sport. Malgré leur augmentation, le montant des taxes affectées à l'Agence nationale du Sport n'a pas bougé d'un iota. C'est un choix que nous regrettons et c'est pourquoi je déposerai, de nouveau, un amendement en séance afin qu'une part plus importante de ces recettes soit affectée au financement du sport.

Puisque le gouvernement trouve les fonds quand il s'agit de mieux accueillir les fédérations sportives internationales et qu'il peut visiblement se permettre de diminuer la TVA à 5,5 % pour les centres équestres et pour la billetterie des compétitions d'e-sport, il peut faire le choix d'allouer plus de moyens à la pratique sportive quotidienne.

Concernant les plus jeunes, nous constatons un manque de suivi de la mesure relative aux 30 minutes par jour à l'école. Nous n'avons pas le même retour que les ministères. Sur le terrain, cette mesure est difficile à organiser. Le monde associatif, qui vit des bouleversements, n'y est pas suffisamment associé.

La pratique sportive évolue aussi vers une pratique plus individualisée, à la carte, ce qui pose toujours des questions sur l'avenir du monde fédéral et de nos associations, dont les fonctions vont bien au-delà de la seule pratique d'un sport. Le sport a d'autres vertus : le vivre-ensemble, la mixité.

Alors que notre pays organise les Jeux olympiques et paralympiques et que le gouvernement affiche une « grande cause nationale pour la promotion des activités physiques et sportives », nous ne pouvons que constater l'énorme fossé qu'il y a entre les déclarations et la réalité du budget consacré au sport en France.

Nous suivrons donc l'avis du rapporteur.

M. Claude Kern. - Ce budget ne répond pas à nos attentes même si tout n'est pas négatif. L'ensemble des crédits déployés pour faire des JOP un succès contribue au rayonnement de la France. Cet effort doit être salué.

Mais, pour ne pas rater le rendez-vous de la « nation sportive », une vision de long terme est nécessaire. La moitié des crédits de la grande cause nationale sera affectée à des actions de communication. Ce sera insuffisant pour permettre aux Françaises et aux Français, de plus en plus touchés par la sédentarité, de revenir sur le chemin de la pratique sportive.

Par ailleurs, les perspectives budgétaires pour 2025 sont inquiétantes, avec une baisse de 160 millions d'euros de la mission consacrée à la jeunesse et à la vie associative. Notre politique sportive doit être dynamisée pour relever les défis en termes de cohésion nationale, d'engagement de la jeunesse, de sport-santé et d'inclusion des personnes en situation de handicap.

Une grande nation sportive, après les JOP 2024, se doit de disposer d'une trajectoire financière suffisante, sécurisée, donnant une vision pluriannuelle claire au monde du sport. C'est également un sujet pour les collectivités qui peinent à y voir clair. Nous déplorons aussi le manque d'engagement sur les crédits de l'Agence nationale du sport qui sont reconduits à l'identique, alors que ses ressources propres restent faibles. Je ne reviendrai pas sur la problématique des taxes affectées, déjà évoquée par Jean-Jacques Lozach et par Michel Savin.

L'articulation des politiques menées par l'État et par les collectivités territoriales est perfectible. Les collectivités apportent l'essentiel des financements. Un choc de décentralisation et de rationalisation est nécessaire.

Enfin, le développement des Maisons sport-santé, dotées d'un budget en augmentation, se heurte à plusieurs obstacles tenant à leur modèle économique, à leur gouvernance, à l'éloignement des publics et à la rencontre de cultures professionnelles différentes.

Malgré un constat de satisfaction sur les JOP, la répartition des crédits au sein du programme « Sport » ne nous semble pas suffisamment pragmatique pour répondre aux défis colossaux d'une grande nation sportive. La ministre ne s'est pas positionnée clairement sur les sujets sur lesquels nous lui avons demandé de s'engager.

Le groupe Union centriste suivra donc l'avis du rapporteur.

Mme Mathilde Ollivier. - Je vous remercie pour ce rapport très complet. Nos inquiétudes sont confirmées : le soutien au sport est avant tout cosmétique, en lien avec les JOP. Dès la deuxième partie de l'année 2024, les crédits du sport seront, de fait, en baisse. La question de l'héritage des JOP se posera dès la mi-2024 puis en 2025.

Nous soutiendrons les initiatives tendant au déplafonnement de la taxe sur les paris sportifs. La baisse de la TVA sur les activités équestres crée un appel d'air : le signal envoyé aux fédérations sportives est paradoxal. Pourquoi la mesure ne vise-t-elle que ces activités et pas d'autres sports plus populaires ? Des questions analogues s'étaient posées lors d'exemptions accordées aux golfs en période de pénurie d'eau. Les exonérations fiscales en faveur des fédérations sportives internationales soulignent les paradoxes de ce budget, alors que le soutien au développement des équipements structurants des collectivités locales est insuffisant.

S'agissant du sport à l'université, il faut revoir le dispositif du Pass'sport. Son montant de 50 euros est insuffisant. Les licences coûtent généralement environ trois fois plus cher. Il faut revoir la manière dont les jeunes sont aidés pour accéder à la pratique sportive.

Nous partageons le constat d'un bilan mitigé des 30 minutes d'activité physique quotidienne à l'école. Il s'agit d'un vrai besoin de santé publique. L'initiative est donc positive mais un bilan de sa mise en oeuvre est nécessaire.

Pour toutes ces raisons, nous suivrons l'avis défavorable du rapporteur.

M. Jérémy Bacchi. - Merci pour ce rapport détaillé. L'effort budgétaire est insuffisant pour répondre à la multiplicité des défis. Comme pour les industries culturelles, la hausse du coût de l'énergie a un impact considérable sur l'ensemble des fédérations.

La traduction budgétaire de la « grande cause nationale » est insuffisante.

Des crédits sont mobilisés sur le dispositif en faveur de deux heures de sport supplémentaires au collège. Mais ces crédits sont fléchés vers des activités périscolaires, par définition non obligatoires. Il y a fort à parier que ce sont des élèves déjà sportifs qui en bénéficieront. Le décrochage de la pratique sportive des publics en difficulté s'accentue. Ce dispositif brouille la distinction entre le sport et l'éducation physique et sportive (EPS). J'en profite pour saluer les enseignants d'EPS, discipline scolaire qui ne vise pas seulement la performance mais aussi une appropriation critique de la culture sportive. Le dispositif des heures supplémentaires au collège manque sa cible.

Les ressources de l'ANS ne permettront pas de développer suffisamment les équipements structurants. Le plan gouvernemental en faveur de 5000 équipements de proximité permet de développer des pratiques encore marginales : c'est une source de satisfaction mais cela reste insuffisant.

C'est pourquoi mon groupe suivra l'avis du rapporteur.

M. David Ros. - J'ai l'impression que nous allons « jouer collectif » aujourd'hui ! Je tiens à féliciter le rapporteur. La ministre prétend gagner tous ses arbitrages budgétaires... mais le budget global baisse alors que le Président de la République appelle à une « nation sportive ». Ce budget du sport représente 0,18 % du budget de l'État. Une nation sportive, ce n'est pas seulement une nation dans le « top 5 » en nombre de médailles olympiques. C'est aussi une nation qui fait la promotion du sport au-delà des Jeux olympiques. Or le budget baissera encore à compter de 2025. Les crédits de l'Agence française de lutte contre le dopage connaissent une augmentation insuffisante au regard du nombre de contrôles à réaliser. Les crédits pour les quartiers de la politique de la ville stagnent depuis cinq ans et l'enveloppe du Pass'sport baisse de 15 millions d'euros.

Les besoins des collectivités sont conséquents, en particulier pour les piscines. Dans ce domaine, la situation est beaucoup plus grave que ce que la ministre nous a laissé entendre pendant son audition. Des besoins sont clairement identifiés dans les établissements scolaires et universitaires. L'université de Paris-Saclay, fleuron de la France dans le classement de Shanghai, se bat pour disposer d'une piste d'athlétisme homologuée et d'une piscine.

L'héritage des JOP, notamment dans le domaine du sport-santé, est un enjeu essentiel. Je défendrai aussi un amendement en faveur du déplafonnement des taxes de l'ANS, pour faire de la France des joueurs une France des sportifs.

Nous sommes donc défavorables à l'adoption de ces crédits.

M. Bernard Fialaire. - À titre personnel, je voterai ce budget. Nous avons fait le choix d'accueillir les Jeux Olympiques. Ceux-ci requièrent des investissements et donc des efforts budgétaires importants. Il faudra capitaliser sur ces JOP et sur les valeurs du sport pour développer l'activité physique et sportive dans notre pays. Cela résultera avant tout d'un état d'esprit, d'une sensibilisation à la nécessité de la pratique sportive.

Par la suite, il reviendra au budget pour 2025 de décliner des moyens dans les domaines de l'activité physique adaptée, du sport scolaire et pour la valorisation du sport universitaire. Nos champions universitaires doivent être davantage mis en valeur. Enfin, la construction de piscines est nécessaire pour faire progresser l'apprentissage de la natation.

Mme Annick Billon. - J'approuve l'avis du rapporteur qui est cohérent avec son exposé. L'ambition d'une nation sportive est un beau slogan que nous pouvons tous partager. Mais sans les collectivités, il n'y aura pas de nation sportive, car ce sont leurs investissements qui permettent l'accès du plus grand nombre à la pratique sportive.

Je soutiendrai toutes les initiatives tendant à relever les plafonds des taxes affectées à l'ANS.

Le nombre de dispositifs existants ne facilite pas la lecture. Il faut beaucoup plus de clarté dans les critères retenus par l'ANS. L'Agence doit pouvoir à la fois créer des nouveaux équipements mais aussi entretenir des équipements vétustes, qui sont aussi parfois des passoires thermiques.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur pour avis. - Nos analyses et conclusions se recoupent. Sur les 30 minutes d'activité physique quotidienne, il y a en effet une certaine confusion. D'un côté, la ministre nous dit qu'il ne resterait qu'environ 20 à 25 % des établissements à inclure dans le dispositif, alors que les informations qui nous remontent du terrain sont inverses, c'est-à-dire que seuls 20 % à 25 % des établissements appliqueraient la mesure.

Sur les Maisons sport-santé, leur nombre est maintenant significatif, mais la question de leur modèle, voire de leur survie économique, se pose. Les Maisons sport-santé sont surtout des centres d'orientation. Elles se trouveront en difficulté si nous n'avançons pas dans le domaine du sport sur ordonnance.

Au fil des années, on assiste à un basculement des recettes issues des taxes affectées. Alors que les deux tiers de ces recettes revenaient à l'ANS, cette proportion a diminué jusqu'à un tiers. Plus les années passent, plus on s'éloigne du principe d'après lequel « le sport finance le sport ».

Comme cela a été mentionné, l'ANS joue aujourd'hui un rôle essentiel. Tous les financements passent par elle, aussi bien pour le sport de haut niveau que pour le développement des pratiques sportives.

Je souligne que la baisse des crédits consacrés aux JOP était attendue car l'essentiel des décaissements de la Solidéo a eu lieu en 2022 et 2023. Lorsque le coût global des JOP sera évalué, il faudra que les contributions de l'ensemble des collectivités soient prises en compte.

La question d'une loi sur l'héritage olympique se pose, mais une telle loi nécessiterait des moyens budgétaires.

Lors de la création du Pass'sport, nous avions proposé, avec l'ancien député Régis Juanico, qu'il comprenne une aide à l'équipement plutôt qu'à la seule prise de licence. Le manque d'ambition du Pass'sport est l'une des raisons de la sous-consommation des crédits.

Le sport ne représente que 0,18 % du budget de la nation alors qu'il constitue un phénomène social majeur. Le budget de la culture est supérieur à celui du sport, pour un poids économique inférieur. Le sport représente en effet 2,6 % du PIB. Il ne s'agit pas d'opposer ces deux budgets mais le sport est un mode d'expression culturelle parmi d'autres.

Le Président de la République a annoncé la création de 1 000 postes supplémentaires pour l'insertion par le sport. La mise en oeuvre de cette annonce devra être suivie attentivement.

Enfin, la France est, de nouveau, candidate pour organiser des Jeux olympiques, en 2030. Cela paraît quelque peu paradoxal compte tenu des réalités budgétaires. Cette nouvelle candidature aurait mérité des mesures d'une autre ampleur que ce qui nous est proposé dans ce projet de loi de finances.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits consacrés au sport au sein de la mission « Sport, jeunesse et vie associative » du projet de loi de finances pour 2024.

La réunion est close à 11 h 30.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Notre mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes a été créée près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty et l'actualité récente montre que les questions soulevées à l'époque conservent malheureusement toute leur pertinence. Monsieur le ministre, nous souhaiterions savoir en quoi les annonces que vous avez récemment faites pour la protection des agents publics peuvent concerner également les agents de l'éducation nationale, qui subissent pressions et menaces dans un climat de travail qui n'est pas rassurant.

Pourriez-vous en particulier décrire le travail engagé pour leur assurer une protection fonctionnelle renforcée ?

Je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stanislas Guerini prête serment.

M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques. - Je commencerai par une pensée pour la famille de Dominique Bernard et pour nos agents publics assassinés ou tués cette année dans l'exercice de leurs fonctions : Agnès Lassalle, professeure à Saint-Jean-de-Luz, Ludovic Montuelle, agent de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et Carène Mezino, infirmière dans un hôpital de Reims. Au-delà de ces drames, des dizaines de milliers d'agents publics sont quotidiennement menacés, agressés ou violentés, dans tous les lieux et derrière tous les guichets de service public. J'ai souhaité m'engager de façon transversale. En matière d'attractivité ou d'efficacité de la fonction publique, la première considération due aux agents est de les placer dans une situation qui leur permette d'exercer leur mission. L'enjeu de la protection physique est central et doit nous mobiliser de façon absolue.

L'approche transversale que j'ai souhaité développer dans toutes les administrations doit être déclinée et approfondie de façon sectorielle, notamment dans l'éducation et la santé. Agnès Firmin Le Bodo a missionné des personnalités qualifiées pour travailler à ces questions dans le domaine de la santé. Toutes les administrations, tous les opérateurs - même quand ils sont délégataires de service public, et tous les agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels doivent être concernés.

Avant l'été, le comité de protection des agents publics s'est réuni pour la première fois, rassemblant des administrations mais aussi des opérateurs, tels que Pôle emploi, la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ou La Poste, pour réfléchir aux moyens de mutualiser les initiatives et les approches. En effet, ces acteurs n'échangent pas suffisamment sur ce qu'ils pourraient mettre en commun et ne partagent pas les initiatives intéressantes qu'ils mènent. À titre d'exemple, la CNAF a déployé un outil de recensement en ligne qui permet à chaque agent de signaler une agression de manière immédiate. De la même façon, La Poste a diffusé un guide sur le dépôt de plainte pour accompagner ses agents. Nous faisons face à un enjeu important de partage d'expérience et de mutualisation.

Les drames des derniers mois doivent nous amener à lutter avec d'autant plus de vigueur contre les agressions que ces faits jouent aussi sur le rapport des agents envers les usagers, puisqu'ils créent un sentiment d'agressivité, qui n'est pas bon pour le service public. Notre regard doit être le plus lucide possible et il nous faut qualifier les faits avec humilité.

Nous ne mesurons les phénomènes de violence que de façon parcellaire. Je vous donne quand même quelques chiffres parlants : après remontée, 35 000 agressions de professionnels de santé ont été recensées en 2021 et 12 000 actes d'incivilité en 2022. Nous rencontrons une difficulté à bien mesurer et un halo existe autour de ces chiffres.

Quand on réunit les réseaux et les administrations, tout le monde fait le même constat : l'enjeu concerne non seulement le nombre d'agressions mais aussi leur intensité. J'ai décidé de bannir le terme « incivilité » quand j'évoque ces sujets, car il peut être contre-productif ; les agents publics subissent non pas des incivilités mais des menaces et des agressions. Il y a quelques années, les échanges commençaient par un dialogue un peu irrité, qui se terminait par des menaces. Aujourd'hui, on commence par des menaces et on aboutit parfois à des agressions, à des coups ou pire.

Ces problèmes ont des causes exogènes et les services publics sont les témoins des dérives de notre société. Ainsi, le sujet de la santé mentale était sous-jacent au drame de Saint-Jean-de-Luz, comme le terrorisme et l'islamisme étaient sous-jacents au drame d'Arras. Mais il faut aussi avoir la lucidité de reconnaître la présence de causes endogènes. Parfois, les agents se retrouvent face à des usagers qui doivent accomplir des démarches administratives trop complexes, à qui on ne répond pas au téléphone et qui doivent patienter pendant très longtemps, ce qui peut créer de l'irritation et de l'agressivité. Dans le secteur hospitalier, les agents publics racontent comment ils sont confrontés à des patients qui ont attendu neuf heures aux urgences et deviennent ensuite plus vite agressifs. Le sujet doit être traité avec humilité et il nous faut travailler sur toutes les causes.

En septembre, j'ai présenté le plan de protection des agents publics, qui comporte trois axes et un fil rouge : ne jamais laisser les agents seuls. Jamais seuls pour mieux mesurer les violences et les menaces, ce qui constitue le premier axe. Jamais seuls pour que les administrations puissent mutualiser dans une logique de prévention - et ce deuxième axe se traduira par de la formation, du déploiement de matériels et un accompagnement humain. Enfin, jamais seuls pour mieux protéger dès lors que des faits sont avérés.

Le premier axe correspond à la nécessité de mieux qualifier et mesurer la situation. Toutes les administrations ne mesurent pas les faits de violence et, quand elles le font, elles n'utilisent ni un langage commun ni les mêmes curseurs.

Par ailleurs, il faut pouvoir mesurer de façon continue pour être en mesure d'identifier les signaux faibles, de réagir et d'anticiper en menant des actions de prévention et en renforçant la sécurité.

Nous travaillerons donc en deux temps. D'abord, il s'agit de mettre en place un baromètre commun à l'ensemble des administrations pour mesurer précisément le nombre et la nature des actes de violence subis par les agents publics et suivre leur évolution. Nous nous appuierons sur un dispositif mis en place par les services statistiques du ministère de l'intérieur, déployé auprès de 25 000 agents publics, ce qui représente une base large et ce qui nous permettra d'obtenir une granularité fine dans la majorité des administrations. Nous publierons une première édition de ce baromètre au premier semestre 2024 et assurerons un suivi annuel.

Ensuite, il faut aller plus loin et mettre en place des instruments dans chaque administration pour remonter les faits en continu ; il s'agit de l'une des missions premières du comité de protection des agents publics. Cet outil commun sera complémentaire du baromètre annuel.

Dans le deuxième axe, nous nous attachons à mieux prévenir et à mettre en commun les outils de prévention : formation, matériels, moyens financiers et humains. La formation est essentielle et l'accompagnement des agents dans les actions de prévention et de formation a un impact important sur leur capacité à gérer l'agressivité et à organiser les services pour mieux prévenir les actes de violence.

Nous travaillons donc à mutualiser l'ensemble des offres de formation existantes, y compris chez les opérateurs, dont certains sont très avancés sur ces questions, comme La Poste. J'ai demandé à la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) de mener un travail de mutualisation des offres de formation, ce qu'elle a fait. Le dispositif de formation est prêt. Il sera à la fois en présentiel et en ligne, et nous le testons actuellement auprès d'agents publics. Ces dernières semaines, nous l'avons déployé à Marseille auprès de 40 agents d'administrations diverses et nous en percevons déjà toute l'utilité. Nous allons également tester cette formation en Seine-Saint-Denis dans les prochains jours et nous la mettrons à disposition sur notre plateforme de formation en ligne pour les agents de la fonction publique, Mentor, afin que le dispositif soit complet. Je citerai quelques chapitres de ce module, qui montrent l'approche concrète qui est à l'oeuvre : « connaître ses droits et ses devoirs », « organiser la prévention », « intervenir et soutenir les agents », « signaler, parler, écouter » ou encore « prendre en charge et prévenir la récidive ». Nous travaillons avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l'Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH) pour déployer ces outils.

Le deuxième axe comprend aussi une accélération du déploiement de matériels et de dispositifs de protection tels que les caméras de vidéoprotection et les boutons d'alerte, dont certains se révèlent très efficaces : ils permettent de prévenir les personnes du service quand on appuie une fois, la hiérarchie quand on appuie deux fois et la police ou la gendarmerie quand on appuie trois fois. Nous avons travaillé avec l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), la plateforme d'achat de la fonction publique, pour avoir accès à des marchés prêts à l'emploi. J'ai souhaité allouer des fonds pour accélérer ce déploiement sans rencontrer de blocage à court terme. J'ai d'abord débloqué 1 million d'euros cet été et j'ai annoncé cette semaine une augmentation de ce budget à 3 millions d'euros lors d'une réunion rassemblant l'ensemble des organisations syndicales et des employeurs publics, convoquée pour que nous travaillions ensemble sur ces sujets.

Enfin, des moyens humains doivent être mis à disposition de l'administration. Nos référents accomplissent déjà un travail très utile dans les commissariats de police et les gendarmeries, pour accompagner des administrations, comme c'est le cas dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), pour travailler sur la sécurisation des bâtiments, l'organisation des services ou la situation d'agents qui sont seuls lorsqu'ils doivent se déplacer dans le cadre de leur mission. Nous travaillons à une convention entre le ministère de l'intérieur et le ministère de la transformation et de la fonction publiques, pour systématiser la mise à disposition des référents dans les commissariats et les gendarmeries, afin qu'ils puissent accompagner les administrations qui le souhaitent.

J'en viens au troisième axe du plan : mieux protéger les agents. Nous avons amélioré nos dispositifs, notamment en ce qui concerne la protection fonctionnelle. Cependant, ils comportent encore deux angles morts.

Le premier correspond à la difficulté des agents à aller au bout des dépôts de plainte. Souvent, ils subissent le fait de devoir déposer plainte comme une double peine. En effet, ils vivent une agression sur leur lieu de travail et doivent déposer plainte le lendemain, parfois sur leur temps de repos. Parfois, ils le vivent aussi comme une exposition supplémentaire et ont l'impression de se mettre de nouveau en première ligne.

Cette problématique essentielle comporte deux enjeux. D'abord, il faut déployer un bon accès au droit et généraliser les bonnes pratiques. Ainsi, il est déjà possible pour un agent déposant plainte d'inscrire l'adresse de son administration plutôt que celle de son domicile. Par ailleurs, un blocage demeurait au niveau de la loi, puisque les administrations - à part certaines exceptions très restreintes - n'ont pas la possibilité de porter plainte en lieu et place de leurs agents agressés. Il faut corriger ce dispositif législatif et nous avons travaillé avec la Chancellerie à un article de loi : je le soumettrai dans le cadre de la concertation sur un futur projet de loi sur la fonction publique que je souhaite présenter. Cet article donnera la possibilité aux administrations de porter plainte à la place des agents publics ou des délégataires de service public.

Pour mettre fin au deuxième angle mort, il faut étendre aux ayants droit la protection fonctionnelle à titre conservatoire, que vous aviez adoptée en 2021. En effet, les menaces portent parfois sur les familles des agents publics et la capacité de mobilisation immédiate de la protection fonctionnelle doit pouvoir les concerner.

En la matière, la question du droit, de l'accès au droit et de son effectivité se pose. Il s'agit là de l'une des missions du comité de protection des agents publics. Un travail doit être mené ministère par ministère, versant par versant, pour parfaire notre dispositif d'accès à la protection fonctionnelle. N'ayant pas de statistiques sur le nombre de protections demandées et accordées, j'ai lancé un travail de recensement, lequel doit être mené de façon rapide dans tous les ministères. Gabriel Attal y procède déjà.

Ces axes de travail demandent des efforts fournis dans le temps et doivent mobiliser tous les acteurs, notamment les organisations syndicales et les employeurs. Bien sûr, le travail parlementaire que vous menez est essentiel pour enrichir l'approche et approfondir ces travaux.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour cette présentation du cadre de votre action, monsieur le ministre. Nous aimerions cerner plus spécifiquement les problématiques rencontrées par les personnes travaillant pour l'éducation nationale, dans la diversité de leurs fonctions.

Comment travaillez-vous avec l'éducation nationale pour appréhender les spécificités de ses métiers ? Selon l'objectif que vous avez évoqué, il faut faire en sorte qu'un fonctionnaire ne soit jamais seul. Cependant, par définition, un enseignant se trouve seul dans sa classe ; comment intégrer ces spécificités ? Quelles sont les modalités de dialogue et de travail dans ce domaine ?

Vous avez évoqué les personnels de guichet, c'est-à-dire les agents qui sont en contact avec le public. Les mesures que vous envisagez de prendre pour eux seront-elles transposables au personnel de l'éducation nationale, qui est aussi en contact avec le public ?

Enfin, nous avons beaucoup entendu parler de la protection fonctionnelle depuis le début de nos auditions. Comment peut-on accélérer son déploiement ? Jusqu'où étendre ce dispositif ? Je pense notamment aux contractuels, qui ne sont pas concernés par cette protection alors que, nous le savons, l'éducation nationale y a recours de façon croissante.

Mme Marie-Pierre Monier. - La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République comporte deux articles qui m'intéressent. L'article 9 introduisait comme un délit, puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, le fait d'user de menaces ou de violences à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public. L'article 36 introduisait comme un délit puni des mêmes peines le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Ces deux articles sont à disposition ; ont-ils déjà donné lieu à des condamnations ?

Par ailleurs, l'éducation nationale semble plus que jamais en prise avec les vifs débats et clivages qui traversent notre société sur la laïcité, comme en témoignent la recrudescence des atteintes au principe de laïcité et la forte autocensure des enseignants. Cette lame de fond est-elle également visible dans la fonction publique dans son ensemble ? L'attentat ayant conduit à la mort de Dominique Bernard a enclenché une nouvelle réflexion sur la sécurisation des établissements scolaires ; l'éducation nationale pourrait-elle s'inspirer de bonnes pratiques déjà à l'oeuvre dans d'autres lieux publics ?

Dans le rapport Bilan des mesures éducatives du quinquennat, que j'ai signé avec Max Brisson et Annick Billon, nous avons mis en lumière le sentiment qu'ont les enseignants de ne pas être assez soutenus par l'institution, en cas de remise en cause de leur autorité, et de voir leurs plaintes insuffisamment prises en compte par la police et la justice, comparativement à d'autres personnes dépositaires de l'autorité publique. Dans nos recommandations, nous appelions notamment à l'automaticité de la protection fonctionnelle pour les enseignants, ainsi qu'à la garantie de la même célérité dans le suivi des dépôts de plainte des enseignants que pour d'autres personnes chargées d'une mission de service public.

En matière d'exposition aux agressions et menaces, disposez-vous d'éléments de comparaison entre les enseignants et l'ensemble des agents de la fonction publique ? De la même manière, avez-vous des données comparatives pour le suivi par les institutions en cas d'agressions ou de menaces, ainsi que pour le suivi des plaintes déposées ?

Combien d'agents demandent la protection fonctionnelle chaque année ? Quel est le pourcentage de refus ? Quel est le délai moyen de réponse ? Quels sont les principaux motifs de refus ?

Mme Laurence Garnier. - Je voudrais revenir sur les causes des problèmes qui nous occupent. Vous avez précisé que la question de la radicalisation n'était pas seule responsable et qu'il fallait aussi prendre en compte les problématiques de santé mentale. Après la crise du covid, nous avons beaucoup entendu que nos collégiens, lycéens et étudiants avaient été particulièrement impactés et fragilisés psychologiquement et mentalement ; disposez-vous des chiffres quant à l'évolution de ces problèmes, qui pourraient être à l'origine d'agressions d'agents de l'éducation nationale ? Quelles sont les pistes pour y répondre, compte tenu du manque patent de places dans les services de psychiatrie des hôpitaux ?

M. Stéphane Piednoir. - Pourriez-vous revenir sur l'origine des menaces et des agressions touchant les agents publics ? L'éloignement réel ou supposé des services publics par rapport à la population joue-t-il un rôle prépondérant ? Vous avez mentionné les « dérives de notre société » ; quelles sont-elles ?

J'en viens plus particulièrement à l'éducation nationale. Vous avez évoqué l'offre de formation et le déploiement de matériels de protection mais, en tant qu'ancien enseignant, je ne peux me résoudre à recommander d'enseigner derrière une vitre de protection, un bouton d'alerte à portée de main. La plupart du temps, les enseignants se trouvent seuls face à leurs élèves et seuls devant les parents d'élèves ; comment appréhender cette spécificité ?

Vous avez mentionné la possibilité pour les administrations de déposer plainte en lieu et place de leurs agents ; est-ce envisagé pour les enseignants ? Parfois, ils se retrouvent aussi dramatiquement seuls au sein de leur établissement ; peut-on leur garantir un soutien, quelles que soient les conditions ? Peut-on envisager un droit de retrait plus automatique qu'il ne l'a été dans les cas dramatiques que nous avons en tête ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les dérives de la société que vous avez mentionnées touchent le métier d'enseignant, ce qui est triste. Ce métier, qui est l'un des plus beaux, ne fait plus rêver parce qu'on ne peut plus l'exercer de manière apaisée, et ce à peu près partout. Il s'agit d'un problème de fond qu'il nous faut régler.

Vous avez évoqué la mise en place d'un baromètre, mais avez-vous aussi l'intention de dresser une cartographie chiffrée des agressions commises ? Cet exercice me semble essentiel car il existe sans doute, dans notre pays, des endroits dans lesquels on observe plus de violences et de menaces qu'ailleurs. Il faut identifier ces différences pour trouver des solutions, lesquelles ne seront peut-être pas les mêmes partout.

M. Pierre Ouzoulias. - Je voudrais revenir sur la protection fonctionnelle. Selon la pratique actuelle, notamment dans le domaine de l'éducation nationale, l'agent adresse sa demande de protection à son supérieur hiérarchique, qui a le pouvoir discrétionnaire de la lui accorder ou non. Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel nous renverserions la charge de la preuve ? La protection fonctionnelle serait accordée de droit au fonctionnaire qui la demande et, ensuite, son supérieur hiérarchique pourrait la lui retirer en fonction des conditions. Nous renforcerions ainsi le soutien aux fonctionnaires et leur indiquerions que l'État les protège. Par ailleurs, cette inversion permettrait au fonctionnaire de déclencher un recours si la protection ne lui était pas accordée, ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui.

J'ai plusieurs fois essayé de proposer des amendements en la matière mais les parlementaires ne peuvent pas le faire, étant bloqués par l'article 40 de la Constitution. Pourrait-on en discuter dans le cadre des consultations prévues autour des révisions législatives que vous envisagez ?

Enfin, de grandes disparités existent à ce sujet entre les fonctionnaires. Pour les policiers, la protection fonctionnelle est attribuée quasiment d'office. Pour les enseignants, les choses sont plus compliquées.

M. Hussein Bourgi. - La complexification des démarches administratives née d'internet joue sur les relations entre les usagers et les agents publics, et contribue aux violences. À titre d'exemple, entrer en contact avec la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) relève parfois du parcours du combattant. Il arrive aussi que des demandeurs d'emploi reçoivent des convocations du jour pour le lendemain ; n'ayant pas reçu le courrier à temps, ils ne peuvent se rendre à l'entretien et se retrouvent ainsi radiés. Je cherche non pas à excuser les tensions, mais à les expliquer. Il faut humaniser le service public, s'assurer que la possibilité d'un recours existe et ne pas se contenter de lignes téléphoniques, de messages préenregistrés et de sites internet.

J'en viens au sujet de la violence qui s'exprime dans le monde éducatif. Il existe plusieurs types de violences, de nature différente, en fonction des niveaux scolaires. Dans les écoles primaires, si j'en crois les informations qui me parviennent, ces violences s'expriment sur fond de contentieux parentaux : divorces, gardes alternées, procès en cours. Très souvent, les enseignants et les directeurs d'école se retrouvent ainsi à gérer des situations que la justice n'a pas encore tranchées.

Un deuxième type de violences concerne les collèges et les lycées. Avant même les enseignants, les agents des collectivités se retrouvent en première ligne. L'image du proviseur ou du principal accueillant les élèves devant l'entrée du collège ou du lycée ne correspond plus, la plupart du temps, à la réalité ; ces derniers, requis par une surcharge de travail et une complexification de leurs missions, sont désormais davantage dans leurs bureaux qu'à l'accueil des établissements. Or, devant l'entrée de l'établissement, les élèves sont des proies pour un certain nombre de personnes mal intentionnées - dealers, racketteurs et autres chapardeurs ; les seules personnes susceptibles de s'interposer dans ces situations sont les agents du département ou de la région.

Enfin, nous déplorons les cas de radicalisation, avec les conséquences que cela engendre lorsque ce type de violences fait irruption à l'intérieur des établissements scolaires. Cela peut prendre la forme de parents courroucés par un programme scolaire ou une sortie pédagogique. Parfois, ce sont des parents loin de toute radicalisation, qui viennent contester une sanction infligée à leur fils ou leur fille; après avoir obtenu un rendez-vous, ils commettent des violences à l'intérieur de l'établissement scolaire.

Monsieur le ministre, je formule deux voeux : mon premier serait que vous puissiez associer les collectivités territoriales à votre réflexion, afin que les mesures ne bénéficient pas uniquement aux agents de l'éducation nationale ; et mon deuxième serait de faciliter le dépôt de plainte par l'administration. Lorsque ces violences sont commises autour d'une école, les relations souvent privilégiées entre le directeur d'école et la municipalité accélèrent le dépôt de la plainte. Au collège et au lycée, c'est plus compliqué, on demande aux professeurs ou aux agents des collectivités de prendre rendez-vous ; c'est un parcours du combattant pour eux, et un casse-tête pour les établissements qui doivent les remplacer.

M. Alain Marc. - Dans les départements ruraux, les secrétaires de mairie sont souvent confrontés, sinon à des violences physiques, du moins à des actes d'incivilité. Par quels canaux serez-vous informé de ces violences qui ne font pas forcément l'objet de plaintes ? Le baromètre que vous souhaitez mettre en place en 2024 servira-t-il à cela ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Sur un certain nombre d'éléments, les réponses vous seront apportées par le ministre de l'éducation nationale ; mon objectif n'est pas de vous frustrer, mais je préfère ne pas répondre si je ne dispose pas des informations nécessaires. Mon travail, très transversal, consiste à poser un cadre, formuler une doctrine, mutualiser des outils, et ensuite mener un travail en interaction avec mes collègues dans le cadre du comité de protection des agents publics. Nos cabinets, avec le ministre de l'éducation nationale, travaillent ensemble à l'approfondissement des mesures.

L'objectif est de ne pas laisser les agents seuls, c'est un fil rouge et un principe transversal guidant mon action. Il arrive parfois que les professeurs, du fait de l'organisation hiérarchique des établissements, se sentent isolés. Beaucoup d'éléments de mon action peuvent s'appliquer à l'éducation nationale ; je pense, par exemple, à la mise en place de ce baromètre commun à l'ensemble des administrations, qui doit servir à mesurer les niveaux de violences, en distinguant ce qui relève de l'incivilité, de la menace ou de l'agression. Il est important d'avoir des outils de mesure communs. Les enseignants sont des agents publics, avec tous les droits et l'attention que cela implique.

Les dispositifs de formation concernent aussi les enseignants. J'ai précisé devant vous les différents modules des formations ; certains, comme ceux liés à la connaissance des droits et des devoirs, ou encore à la gestion de l'agressivité face à un professeur ou un tiers dans un établissement, peuvent être utiles à la formation des agents de l'éducation nationale ; c'est une façon, en tout cas, de ne pas les laisser seuls.

Concernant la sécurisation des établissements, l'État et les collectivités ont investi 170 millions d'euros depuis 2017. Les trois quarts des collèges et des lycées sont aujourd'hui équipés de systèmes d'alarme. Certaines collectivités ont été plus loin, notamment à Marseille, afin d'équiper les professeurs de systèmes d'alerte portatifs ; est-ce pour autant nécessaire de déployer un tel dispositif dans tous les établissements ? Le ministre de la fonction publique ne veut pas apporter de réponse ; ce travail doit être mené avec le ministère de l'éducation nationale, afin de connaître l'utilité spécifique des dispositifs en fonction des territoires et des établissements.

M. Alain Marc. - Ces dispositifs sont-ils financés par l'État ou les collectivités ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Les collectivités ont la charge des travaux de construction, de rénovation et d'aménagement des bâtiments pour les établissements, et souvent des fonds de l'État les accompagnent. Les 170 millions d'euros correspondent à un investissement commun.

Les dispositifs de protection contribuent également à soutenir les professeurs qui portent plainte. En faisant mieux appliquer les dispositifs de protection fonctionnelle, comme le ministre de l'éducation nationale s'y est engagé, nous aiderons les agents à ne plus se sentir seuls.

Vous m'avez interrogé sur l'élargissement de la protection fonctionnelle. Je ne dispose pas des éléments pour vous répondre sur les suites judiciaires, notamment avec les nouvelles dispositions apportées par la loi de 2021. L'enjeu est de faciliter l'accès aux dispositifs existants. En fonction des ministères ou des administrations de la fonction publique, l'application de cette protection fonctionnelle peut s'avérer trop différenciée. Certains vides juridiques doivent sans doute être comblés ; j'ai notamment évoqué la capacité à porter plainte et la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit. Par ailleurs, le débat sur le fait d'inverser la charge de la preuve ne me semble pas illégitime. Mais ma conviction profonde est qu'il faut d'abord faire appliquer le droit existant. Pour cela, il s'agit de passer des consignes aux administrations, de manière à rendre plus effective cette protection fonctionnelle.

Naturellement, l'éducation nationale a ses complexités propres. Vous aborderez toutes ses actions avec le ministre, notamment celle contre le harcèlement scolaire, dont il a fait une de ses priorités. Sur ces sujets, nous devons avoir une approche équilibrée. Protéger, ce n'est pas non plus couvrir ; la protection des agents ne peut s'effectuer au détriment du droit.

Je ne dispose pas d'éléments chiffrés pour vous répondre, madame la sénatrice, sur les évolutions concernant la santé mentale dans le champ de l'éducation nationale ; vous pourrez interroger mon collègue Gabriel Attal sur ce sujet.

Des causes différentes - certaines exogènes, d'autres endogènes - peuvent expliquer la situation actuelle. Parmi les causes exogènes, j'ai évoqué le fait que nos services publics subissaient les dérives de notre société. Les enjeux de santé mentale, particulièrement après la période de la covid, sont très importants. Le Président de la République a souhaité que l'on dédie un conseil national de la refondation (CNR) à cette question de la santé mentale, de manière à mobiliser la société sur le sujet.

Ces profils de personnes, avec des problèmes de santé mentale, peuvent entraîner des violences sur les agents ; j'ai évoqué le cas dramatique d'Agnès Lassalle, l'enseignante assassinée dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz.

Nous observons également des atteintes en matière de laïcité, qui peuvent entraîner des situations d'agressivité ou de violence. Cette question de la radicalisation, de l'ensauvagement, de la « décivilisation » pour reprendre une expression du Président de la République, se pose également dans le cadre de nos services publics ; il faut donc être en mesure de protéger leurs agents.

Nous n'allons pas non plus mettre un plexiglas devant chaque enseignant ; il s'agit de trouver une solution adaptée, en fonction de chaque situation et de chaque administration. Veillons notamment à ne pas installer de panneaux agressifs pour l'usager, comme cela a pu être le cas dans certains services administratifs. Nous travaillons actuellement avec la DITP, riche en personnels compétents en sciences comportementales, afin de bien ajuster nos messages dans nos formations et dans l'accompagnement des différentes administrations.

Nous pourrions consacrer une audition entière à la question de l'attractivité de la fonction publique. Je mentionnerai trois points.

D'abord, le réinvestissement salarial : l'enveloppe s'élèvera à 6 milliards d'euros effectifs en année pleine, concernant le déploiement des mesures annoncées avant l'été ; celles-ci s'ajoutent aux mesures catégorielles, afin que les professeurs de notre pays soient mieux rémunérés.

Ensuite, l'évolution professionnelle. Il convient de donner davantage de perspectives d'évolution à nos enseignants, en menant un travail sur les parcours et les grilles de carrière.

Enfin, les conditions de travail. J'ai mené, ces derniers mois, une consultation auprès des agents de la fonction publique sur ce point : nous avons reçu 110 000 réponses -jamais autant de fonctionnaires n'avaient répondu à une telle consultation. Nous les avons interrogés sur des sujets concrets : la santé au travail, l'égalité entre les femmes et les hommes, la simplification de leurs tâches au quotidien, les enjeux de management ou de logement. La seule réponse que nous puissions apporter est de donner les moyens à nos fonctionnaires de réaliser leurs missions.

Vous m'interrogez sur l'opportunité de disposer d'une cartographie pour le baromètre ; c'est précisément ce que je souhaite faire. Avec l'appui du service statistique du ministère de l'intérieur, 25 000 agents publics seront concernés à l'échelle nationale. Les chiffres qui remonteront de ce baromètre seront rendus publics, avec une cartographie précise selon les différents territoires et les différentes administrations qui subissent des agressions ou des menaces.

Je souhaite que l'on ne s'arrête pas non plus à cette photographie annuelle et que chaque administration dispose d'un outil de mesure. Nous avons besoin de repérer les signaux faibles, en identifiant le guichet ou l'établissement scolaire qui a subi des menaces. Il existe déjà un Observatoire national des violences en milieu de santé ; c'est lui qui a recensé en 2021 les 25 000 agressions que j'évoquais tout à l'heure.

On doit s'appuyer sur les outils existants et les élargir, afin de disposer d'un outil de mesure quotidien, commun à l'ensemble des administrations, permettant de faire remonter tous les chiffres à la hiérarchie, y compris ceux impliquant nos secrétaires de mairie. Dans ma démarche, je souhaite associer les collectivités territoriales, à savoir l'ensemble des employeurs territoriaux, l'ensemble des centres de gestion représentés par la Fédération nationale des centres de gestion (FNCDG) et le CNFPT. Ces outils ne doivent pas être pensés au niveau de l'État et déclinés ensuite, comme cela a pu arriver pour la fonction publique territoriale ou la fonction publique hospitalière ; j'ai donc proposé un travail collégial, impliquant l'ensemble de la fonction publique territoriale.

L'inversion de la charge de la preuve pour l'obtention de la protection fonctionnelle n'est pas, à mes yeux, un sujet tabou. Mais, encore une fois, il s'agit d'abord de favoriser l'accès à la protection fonctionnelle. Un rapport a été remis au ministre de l'intérieur sur ce sujet. Je souhaite approfondir le travail avec l'ensemble de mes collègues du Gouvernement, afin d'apporter des réponses pour l'ensemble des fonctionnaires.

M. Laurent Lafon, président de la commission culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, nous avons bien compris votre cadre transversal. Nous allons approfondir le sujet avec le ministre de l'éducation nationale, afin de comprendre comment tout cela se traduira, plus spécifiquement, dans son ministère. Nous avons également noté un projet de loi sur la protection fonctionnelle : à quelle période l'envisagez-vous ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - D'ici à la fin de l'année, un travail de concertation va être conduit dans la perspective d'un projet de loi pour la fonction publique, travail qui devrait voir le jour en 2024. Dans ce cadre, nous pourrions envisager un chapitre lié à la protection des agents. Assez vite, je soumettrai à la concertation les articles sur la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit et sur la capacité pour l'administration à porter plainte pour le compte de son agent.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 35.

Jeudi 16 novembre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 35.

Projet de loi de finances pour 2024 - Crédits relatifs à la jeunesse et à la vie associative - Examen du rapport pour avis

M. Laurent Lafon, président. - Nous examinons aujourd'hui l'avis préparé par Yan Chantrel sur les crédits alloués à la jeunesse et à la vie associative au sein du projet de loi de finances pour 2024.

M. Yan Chantrel, rapporteur pour avis des crédits de la jeunesse et de la vie associative. - Je salue Jacques-Bernard Magner auquel je succède à ce poste.

Le programme 163 est doté de 901,1 millions d'euros dans le projet de loi de finances pour 2024. Les crédits connaissent une nouvelle augmentation de 64 millions d'euros, soit plus de 7,5 % par rapport à l'année dernière.

De prime abord, il semble que l'on ne pourrait que s'en féliciter. Néanmoins, une analyse plus précise des crédits conduit à être beaucoup plus nuancé.

En effet, cette hausse de plus de 64 millions des crédits s'explique en grande partie par la création d'une enveloppe de 40 millions d'euros en faveur du dispositif des colos apprenantes, financé depuis sa création en 2020 par un redéploiement de crédits. Je me réjouis grandement de la pérennisation de ce dispositif qui fonctionne : les colos apprenantes permettent chaque année de faire partir plus de 70 000 jeunes en colonies de vacances, avec une double ambition pédagogique et de mixité sociale remarquable.

Je regrette toutefois que la création de cette enveloppe ne s'accompagne pas d'une augmentation des moyens consacrés aux colos apprenantes, déjà financées à hauteur de 40 millions d'euros en 2023.

Car si le secteur des accueils collectifs de mineurs reprend des couleurs après la chute du nombre de départs durant la crise sanitaire, il n'en demeure pas moins essentiel de poursuivre les efforts en la matière pour permettre à davantage d'enfants de partir en colonies de vacances. Dans cette perspective, il est impératif d'inscrire le départ en colonie de vacances dans un parcours citoyen plus large visant l'accès de tous à des accueils de loisirs de qualité, à commencer par la promotion des classes de découverte. Je déplore en effet le désintérêt du Gouvernement pour ces séjours scolaires, qui contribuent pourtant grandement à la construction et à l'émancipation des jeunes enfants. Il est indispensable de mettre en place une politique claire en la matière pour encourager les établissements scolaires à organiser ce type de séjours.

S'agissant des nouveaux crédits octroyés au programme 163, la majorité demeure cette année encore largement absorbée par le déploiement du service national universel (SNU), à hauteur de 20 millions d'euros. Pourtant, la mise en oeuvre du SNU soulève toujours de nombreux questionnements sur lesquels je reviendrai.

En parallèle, deux autres dispositifs voient leurs crédits augmenter pour 2024.

Tout d'abord, le mentorat bénéficie d'un abondement de 5 millions d'euros, soit un budget total de 32 millions d'euros pour 2024. Je salue cette hausse bienvenue en faveur d'un mécanisme efficace, qui a permis d'accompagner plus de 150 000 jeunes en 2022. Le mentorat mériterait toutefois d'être mieux valorisé, notamment à l'école, pour permettre aux jeunes les plus éloignés du dispositif d'en bénéficier dès leurs premières difficultés. Pour cela, j'encourage le Gouvernement à mettre en place au plus vite des « référents mentorat » dans chaque académie, pour promouvoir le dispositif et faire le relais entre les établissements et les associations sur nos territoires. Le mentorat gagnerait également à être mieux articulé avec les autres mécanismes dont la raison d'être reste l'accompagnement des jeunes, comme les cordées de la réussite et le parrainage vers l'emploi, pour gagner en efficacité.

Par ailleurs, les crédits orientés vers la simplification associative augmentent de 5,1 millions d'euros, afin d'étendre à six nouvelles régions l'implantation du réseau Guid'Asso, et développer les plateformes numériques de la vie associative, notamment le site jeveuxaider.fr.

Si je salue le déploiement du réseau Guid'Asso, essentiel pour accompagner les associations au plus près du terrain, je suis beaucoup plus réservé sur le renforcement des crédits en faveur des plateformes.

En effet, le secteur associatif est aujourd'hui doublement sous tension.

D'une part, il est fragilisé par le contexte inflationniste qui entrave le fonctionnement des associations, qu'il s'agisse de la hausse des charges, des effets sur les ressources humaines, ou de l'impact sur leurs ressources financières ; 38 % des associations ont dû adapter voire annuler leurs activités à cause de l'inflation en 2022.

D'autre part, le secteur est aussi confronté à une recomposition profonde des pratiques bénévoles, de par l'engagement croissant des moins de 35 ans et le repli continu des plus de 65 ans, et le développement d'un bénévolat plus ponctuel et irrégulier.

Je m'interroge donc sur la pertinence du renforcement des crédits en faveur des plateformes de mise en relation entre associations et bénévoles qui incitent à un engagement plus éphémère. Il me semblerait plus pertinent au contraire de renforcer au plus vite le soutien aux associations sur le terrain pour remobiliser les bénévoles les plus âgés et encourager davantage les formes d'engagements qui s'inscrivent dans la durée.

À ce titre, je serai particulièrement vigilant à ce que le Gouvernement, qui a annoncé qu'il déposerait un amendement au projet de loi de finances pour faire progresser la quote-part des comptes inactifs attribués au fonds pour le développement de la vie associative (FDVA) de 20 % à 40 %, tienne son engagement. Il est urgent de soutenir et accompagner davantage les associations en renforçant les dispositifs d'aide à leur disposition, pour les aider à pérenniser leurs actions sur le terrain. J'attire également votre attention sur la nécessité de revaloriser au plus vite le montant des postes Fonjep (fonds de coopération de la jeunesse et de l'éducation populaire), qui n'ont connu aucune augmentation depuis leur mise en place en 2011. La subvention annuelle octroyée pourrait être portée à 10 000 euros, comme cela a été fait pour les postes Fonjep relevant du ministère de l'Europe et des affaires étrangères pour la période 2024-2026.

J'aimerais maintenant revenir au service national universel. Cette nouvelle augmentation des moyens octroyés au dispositif pose question, alors même que l'objectif de 64 000 jeunes en 2023 a été revu à la baisse avec seulement 40 000 participants au séjour de cohésion au cours de l'année écoulée.

Plus encore, l'ensemble des crédits octroyés pour 2023 n'a cette année encore pas été consommé, une partie des crédits ayant été réemployée pour déployer les dispositifs colos apprenantes et « 1 jeune, 1 mentor ».

Dans ces conditions, un nouvel abondement en faveur du SNU pour permettre l'accueil de 80 000 jeunes en 2024 me paraît totalement injustifié, alors même que d'autres dispositifs qui ont fait leurs preuves, comme le service civique, voient leurs crédits stagner pour l'année prochaine.

Je m'interroge d'autant plus sur cette nouvelle montée en puissance du service national universel que les contours mêmes du dispositif ne sont toujours pas clairs. Alors que les séjours de cohésion étaient jusqu'à présent organisés pendant les vacances scolaires, le Gouvernement a annoncé un changement de pratique considérable pour l'édition 2024 avec la mise en place de séjours sur le temps scolaire. Or, outre le fait que ce changement de paradigme induira indéniablement une diminution du temps consacré aux enseignements fondamentaux, une telle perspective risque aussi de multiplier les difficultés déjà rencontrées, notamment en matière d'encadrement et d'hébergement.

Après quatre années de déploiement du dispositif, je suis particulièrement inquiet de constater que les modalités précises de montée en charge à court terme ne cessent d'évoluer sans qu'une feuille de route pluriannuelle ait été définie en amont.

Pour terminer, je souhaiterais vous faire part de mes doutes quant à l'éventuelle généralisation du dispositif à court terme, annoncée par le Gouvernement - le ministre Gabriel Attal a dit qu'il y était favorable lors de son audition.

Premier constat : le coût par jeune d'un séjour ne cesse d'augmenter. Alors qu'il s'élevait à 2 274 euros par jeune en 2022, il est estimé à environ 2 500 euros par jeune en 2023.

Dans l'hypothèse d'une généralisation à court terme, les estimations oscillent entre un coût annuel de 1,5 milliard à 3 milliards d'euros pour accueillir les 800 000 jeunes de chaque classe d'âge, auquel il faudra ajouter les éventuels investissements en matière de transports et d'infrastructures.

En effet, l'hébergement influence grandement le coût des séjours par jeune. Or, la montée en charge du dispositif nécessitera la disponibilité de nombreux locaux sur l'ensemble du territoire. Il apparaît cependant aujourd'hui difficile de bénéficier à court terme de suffisamment de locaux adaptés à l'organisation des séjours pour absorber un flux aussi important de jeunes.

Au vu de ces éléments, je m'interroge fortement sur le rapport coût-bénéfice du dispositif et sur la soutenabilité du service national universel dans les années à venir, au regard des ambitions affichées par le Gouvernement et des réalités de terrain.

Par ailleurs, une autre inquiétude porte sur la question de l'encadrement des séjours.

Deux autres constats préoccupants doivent être relevés.

Le nombre très élevé d'encadrants engagés via le contrat d'engagement éducatif - 92 % en 2023 contre 90 % en 2022 - est particulièrement inquiétant en raison du caractère précaire de ce type de contrats, inadaptés aux modalités d'organisation des séjours de cohésion.

La formation des encadrants est encore insuffisante, malgré les efforts faits en la matière : les personnels encadrants bénéficient d'une formation préalable de cinq à huit jours selon qu'il s'agit du premier ou du second séjour. Or une formation trop expresse peut fortement altérer la qualité des séjours.

Depuis l'organisation des premiers séjours de cohésion, le SNU fait également face à des difficultés de recrutement, qui font écho à la crise que traverse depuis plusieurs années le secteur de l'animation.

Plus de 72 % des structures et associations du secteur de l'animation ont déclaré avoir eu des difficultés de recrutement en 2023, alors que le métier d'animateur souffre d'un vrai manque d'attractivité. La montée en charge du dispositif ne pourra être assurée sans que de véritables réponses soient apportées pour répondre à la crise du secteur de l'animation.

Je conclurais donc en rappelant que les crédits du programme 163 sont en augmentation pour 2023. Néanmoins, je suis particulièrement sceptique sur la répartition des nouveaux crédits attribués, cette année encore très majoritairement absorbés par le SNU au détriment des nombreux autres dispositifs du programme, qui ont fait leurs preuves.

C'est la raison pour laquelle je propose de donner un avis défavorable au programme 163.

M. Max Brisson. - Je m'exprime au nom de mon collègue Cédric Vial, qui dans notre groupe suit les dossiers concernant la jeunesse et la vie associative.

Encore une fois les crédits proposés au PLF2024 pour le programme 163 sont décevants. Ce programme relève du trompe-l'oeil, comme l'a souligné la Cour des comptes dans son rapport, et dénote une absence de politique globale de la jeunesse.

Sur les crédits en eux-mêmes, nous approuvons le très fort réquisitoire développé par notre rapporteur Yan Chantrel concernant la mise en oeuvre du SNU. Une enveloppe de 160 millions d'euros y est consacrée, en hausse de 20 millions d'euros, alors que nos interrogations à son sujet ne sont toujours pas levées.

La généralisation du SNU qui nous avait été promise en 2023 n'a finalement pas eu lieu. Nous regrettons des informations contradictoires et une situation qui reste obscure. Par ailleurs, l'objectif annoncé s'apparente à la planification du Gosplan - l'année dernière, seuls 40 000 jeunes se sont inscrits, alors que l'objectif était de 64 000 !

Le SNU est censé favoriser l'engagement. Or les retours des enquêtes réalisées auprès des jeunes sont édifiants : si 70 % des inscrits se disent satisfaits des activités physiques et sportives, seuls 13 % le sont par la thématique de la découverte de la citoyenneté et des institutions qui leur a été proposée - un hiatus qui marque le fiasco du dispositif.

En ce qui concerne le service civique, l'enveloppe reste stable, avec un objectif de 150 000 volontaires, identique à celui de 2023. Selon l'Agence du service civique, il est préférable de stabiliser le dispositif plutôt que d'essayer de le développer - tout est dit ! Aussi, nous nous interrogeons sur la pérennité de ce dispositif concurrencé par le déploiement, pour l'instant laborieux, du SNU.

Je terminerai en évoquant les crédits concernant les associations. Nous nous réjouissons bien évidemment de la hausse de 10 % des crédits qui leur sont dédiés. Toutefois, nous regrettons que la dotation du FDVA n'évolue pas ; nous savons à quel point il est essentiel pour les petites associations locales de nos territoires. Autrefois alimenté par la réserve parlementaire, ce qui permettait un dialogue entre les élus et les responsables d'associations, le financement des projets de ces dernières a été en quelque sorte recentralisé et repris en main par l'administration.

Pour l'ensemble de ces raisons, le groupe Les Républicains émettra un avis défavorable sur les crédits du programme 163, et suivra l'avis du rapporteur.

Mme Annick Billon. - À l'écoute du rapport de M. Chantrel, il semblerait que nous soyons face à une boîte à outils dont nous ne maîtrisons pas les tenants et les aboutissants. Elle est certes composée de très bonnes idées - je pense aux classes découvertes, au mentorat ou encore aux cordées de la réussite -, mais mis en place sans réelle logique, avec un contenu encore flou et méconnu, ces dispositifs n'atteignent pas leur cible. C'est le cas du mentorat et des classes découvertes, qui dans bien des territoires sont censés bénéficier de l'appui des collectivités locales. A-t-on une estimation de la participation des collectivités ?

J'observe un réel manque de soutien pérenne au monde associatif dans ce budget - même s'il est en légère hausse de 7,5 %. Or, pour être nous-mêmes au contact des associations dans les territoires, nous savons à quel point il est important de proposer des actions nombreuses et adaptées aux publics concernés. L'effort doit être soutenu, ce qui n'est pas le cas dans ce PLF 2024.

Sur le SNU, des budgets significatifs lui sont encore et toujours consacrés, alors que les crédits n'ont pas été entièrement consommés.

Après avoir assisté à une après-midi dédiée aux activités d'un SNU au collège Rosa Parks de La Roche-sur-Yon, mon sentiment est partagé. J'ai été à la fois enthousiasmée par l'allégresse qui émanait de tous ces jeunes venus d'horizons différents et déstabilisée par l'incohérence des activités entre elles. Une formation sur la gestion d'un budget leur a été présentée par une association liée à la Banque de France, suivie d'un cours de sensibilisation aux violences sexuelles et sexistes mené par l'association Colosse aux pieds d'argile, dont les animateurs ont dû faire face à la prise de conscience difficile de la part de certains jeunes qu'ils étaient victimes d'agressions sexuelles. Les intervenants sont-ils suffisamment formés à ces situations ? Cet espace d'écoute est-il vraiment adapté ?

Par ailleurs, il n'est pas admissible que le SNU ait un contenu à géométrie variable en fonction des territoires et des intervenants. Tant que le contenu et les intervenants du SNU ne sont pas mieux cadrés, on ne peut généraliser un tel dispositif. J'ai été surprise de la réponse de Gabriel Attal sur les cours d'éducation à la sexualité lors de son audition la semaine dernière.

C'est pourquoi le groupe Union Centriste suivra l'avis défavorable de M. le rapporteur.

Mme Laure Darcos. - Le Gouvernement ne porte pas assez attention au fait qu'il faille redonner à cette jeunesse qui va mal les moyens de vivre ensemble. Nous faisons face en Essonne à des rixes extrêmement violentes entre jeunes. Le département et les communes déploient des moyens pour leur apprendre à vivre ensemble, mais la violence est malheureusement partout, et pas seulement dans des villes comme Grigny ou Corbeil.

Contrairement à votre avis, monsieur le rapporteur, je suis pour rendre le SNU obligatoire. Pour avoir suivi toutes les promotions de mon département chaque année depuis sa création, j'ai constaté que les volontaires qui s'y inscrivent sont pour la plupart des enfants de médecins, de pompiers ou encore de policiers, déjà sensibilisés à la notion d'engagement. Excepté une fois, où j'ai assisté avec émotion à l'expérience de jeunes qui se sont inscrits au SNU par erreur. Malgré des premiers jours difficiles, ces quinze jours de service furent pour eux miraculeux. Je les ai vus découvrir la levée des couleurs et pleurer en chantant La Marseillaise. Tant que l'on ne rendra pas obligatoire le SNU, nous raterons la cible que nous voulons toucher.

Se pose ensuite le problème du budget du SNU. Je ne vois pas l'intérêt d'accueillir en Essonne des personnes du Nord ou de la Meurthe-et-Moselle ! Cela engendre des frais de transport inutiles. Délocaliser les jeunes d'un département à l'autre et non d'une région à l'autre pourrait nous permettre de faire des économies.

Notre groupe s'abstiendra sur l'adoption de ce rapport, manière pour nous d'enjoindre le Gouvernement à aller plus loin sur ces questions.

M. Adel Ziane. - Comme M. Brisson, j'estime qu'il s'agit d'un budget en « trompe-l'oeil ». On constate une augmentation optique des crédits, mais aucune stratégie ne s'en dégage.

Les dépenses d'intervention avaient chuté pendant les trois exercices précédents, entraînant des conséquences lourdes sur le tissu associatif, que nous avons tous pu constater en tant qu'élus. De nombreuses associations se sont plaintes auprès des mairies de ne pas réussir à boucler leur budget, en raison d'une chute d'adhésions depuis le covid, mais aussi d'une fragilisation profonde des dispositifs.

Une hausse de 42 millions d'euros est destinée pour moitié au SNU. La hausse de 9,8 % des crédits destinés au développement de la vie associative vient après une érosion de plus de 10 % - on se remet donc à peine à niveau, et sans prendre en compte l'inflation.

On notera également une baisse de 7 millions d'euros des subventions versées au Fonjep, alors qu'il s'agit d'un sujet extrêmement important. Sans être dans l'opposition entre SNU et service civique, c'est un point qu'il faut souligner.

Les crédits destinés au service civique sont en stagnation après une hausse de 20 millions d'euros en 2023, qui suivait deux exercices de stagnation.

L'action relative au développement de la vie associative, avec une multitude de sous-actions visant à soutenir le bénévolat, stagne elle aussi. Que ce soit dans les zones urbaines, périurbaines ou rurales, il faut permettre aux associations de constituer une réponse dans le contexte actuel de crise, de renforcer les solidarités, là où les services publics se désengagent.

Le FDVA sera tout juste reconduit en 2024 à hauteur des montants de 2021, grâce à une dotation supplémentaire. Seuls 25 % des demandes sont satisfaites et il n'a permis de former que 2 % des personnels associatifs.

Toujours dans cette idée de budget en « trompe-l'oeil », la hausse du soutien aux associations agréées jeunesse et éducation populaire en 2022 pour financer près de 5 000 postes était fictive. On retrouve cette même problématique pour le Fonjep : le plan de relance du programme 364 prévoyait jusqu'en 2022 14,4 millions d'euros pour financer 2 000 postes, qui ne le sont plus depuis.

Avec près de 54 millions d'euros, le budget alloué au soutien aux projets associatifs est en baisse. Le reste de l'enveloppe, dédié aux subventions accordées par les préfets aux associations dans le cadre des politiques partenariales locales, est pour sa part en stagnation.

Une enveloppe de 40 millions d'euros est destinée aux colos apprenantes. Ce dispositif a fait ses preuves au moment de la crise covid, notamment dans un territoire urbain comme le mien, où il a permis à de nombreux jeunes de partir en vacances dans un cadre d'apprentissage stimulant.

Les classes découvertes gagneraient également à être développées : or aucune ligne de crédit n'y est consacrée dans ce PLF 2024.

C'est un fait, le SNU n'atteint pas ses objectifs. Mais quelle population souhaitons-nous toucher ? Seuls 40 000 jeunes sur les 64 000 visés ont effectué ce séjour de cohésion en 2023. Parmi eux, 5 % sont issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ce qui pose la question de la mixité sociale. À terme, si l'on devait respecter nos objectifs, soit l'accueil de 800 000 jeunes, il faudrait dégager 1,5 milliard à 3 milliards d'euros, pour un dispositif qui par ailleurs n'a pas encore fait ses preuves.

À l'inverse, les crédits alloués au service civique ne connaissent aucune évolution en 2024, alors que le dispositif est efficace et offre davantage d'hétérogénéité sociale que le SNU, avec 13 % de jeunes issus des QPV.

Enfin, sur le mentorat, le Gouvernement gagnerait en effet à mettre en place des « référents mentorat » au sein des rectorats afin de resserrer les liens entre l'éducation nationale et le dispositif « 1 jeune, 1 mentor ».

À l'aune de ces éléments, qui révèlent un manque de vision stratégique de la part du Gouvernement, nous voterons contre ce budget.

M. Bernard Fialaire. - Pour ma part, je me réjouis de l'augmentation de 7,5 % de ce budget. Tout n'est pas parfait, certes, mais pour que ces dispositifs progressent il vaut mieux leur en donner les moyens.

Contrairement à certains, je n'ai pas de nostalgie particulière pour la réserve parlementaire. Pour avoir été maire pendant vingt-cinq ans, j'ai été témoin du comportement pas toujours exemplaire de certains parlementaires.

Comme mes collègues, j'essaie d'assister aux sessions de SNU sur mon territoire et je suis plutôt enthousiasmé par le dispositif. On m'avait mis en garde sur l'absence de mixité sociale, mais nous avons par exemple accueilli des jeunes issus des quartiers nord de Marseille.

Je partage l'avis de Laure Darcos sur la nécessité de réduire les temps de trajets. Il peut arriver qu'un moniteur raccompagne un stagiaire pour des raisons de santé, ce qui pose des problèmes logistiques. Que ces enfants découvrent d'autres territoires est enrichissant, mais ils ne sont pas obligés d'aller à l'autre bout de la France.

Le ministre Gabriel Attal souhaite développer le SNU, mais si l'éducation nationale informait davantage les élèves de l'existence de ce service, nous aurions sans doute moins de difficultés à recruter.

Les classes découvertes et les colos apprenantes sont essentielles à l'apprentissage de la vie en collectivité. J'ai moi-même beaucoup appris dans ma jeunesse par le biais de ces séjours.

Aussi, pour toutes ces raisons je voterai ce budget.

M. Pierre Ouzoulias. - Vous connaissez la prudence et la réserve du groupe CRCE - Kanaky auquel j'appartiens... Et vous imaginez certainement que je ne veux pas joindre ma voix à cet hallali !

Tout de même, nous reconnaissons ici, pour reprendre la novlangue du moment, la nécessité de « stabiliser » l'abandon du SNU. Chaque année apparaît une nouvelle expérimentation, dont on nous dit qu'elle nous fera enfin atteindre le régime de croisière d'un SNU obligatoire et généralisé. Mais, invariablement, il en ressort le sentiment d'un bricolage géant, qui coûte beaucoup d'argent et dont la cohérence nous échappe. Il me semble que les colonies de vacances auxquelles nous participions dans notre jeunesse offraient plus de cohérence pédagogique que les dispositifs qu'on monte à présent de manière complètement artificielle.

M. Pierre Ouzoulias. - Je note à mon tour le manque de cohérence interministérielle. Les différents ministères parties prenantes portent la politique de la jeunesse de façon différenciée, sans vision d'ensemble. Chacun y va de sa propre initiative, par exemple avec le pass Culture.

Le SNU intervient comme un élément décoratif de la geste présidentielle, par lequel le Président de la République, en père de la Nation, s'adresse aux jeunes en leur expliquant ce qu'il leur faudrait faire. Ce n'est pas la bonne solution.

Je ne poursuis pas davantage le réquisitoire ; nous suivrons sans réserve l'avis du rapporteur et ne voterons pas ces crédits.

Mme Mathilde Ollivier. - Je rejoins ce qui a été dit sur le manque de stratégie pluriannuelle au soutien à la vie associative. Les associations ont vécu une crise majeure avec le covid-19 et ne s'en remettent que tout juste. Elles ont véritablement besoin qu'on les soutienne, ce qui ne transparaît pas dans le budget de 2024.

Un paradoxe me marque, celui qui résulte du soutien à un programme de type SNU, défini par le haut, de manière uniforme, quand la plupart des signaux qui concernent sa mise en place s'avèrent négatifs et révèlent que le dispositif n'intéresse pas les jeunes et ne répond pas à leurs demandes. Dans l'administration, ne pas consommer l'intégralité d'un budget au cours d'un exercice conduit généralement à ce qu'il soit réduit l'année suivante. En 2023, le budget consacré au SNU n'a pas été complètement utilisé, en dépit d'efforts notables de communication de la part de l'éducation nationale ; on l'augmente pourtant en 2024.

Au contraire, nous notons le succès d'autres dispositifs qui s'adressent également aux jeunes. C'est le cas du service civique, qui, lui, n'obtient pas de sommes supplémentaires.

Je souligne que, chez les Français de l'étranger, nous n'avons depuis plusieurs années plus accès à la Journée défense et citoyenneté (JDC). La justification qui nous est donnée fait état de l'absence de moyens pécuniaires pour les organiser. Or nous parlons là de jeunes souvent binationaux pour qui la JDC représentait parfois la seule interaction avec les institutions françaises. Les moyens manqueraient donc pour l'organisation de la JDC, mais on trouve plusieurs milliards d'euros pour le SNU...

Mobiliser des élèves pendant toute une semaine, auprès de formateurs eux-mêmes formés en quelques jours seulement et qu'on peine apparemment à recruter, mettre autant de moyens sur un programme d'abord symbolique, alors que nous constatons des difficultés sociales importantes, avec des élèves parfois sans professeur pendant plusieurs semaines, est-ce une priorité ?

Les jeunes n'en continuent pas moins de s'engager sous différentes formes. Je doute cependant que la contrainte les y encourage. Donner la priorité aux actions qui correspondent véritablement à leurs aspirations - par exemple des actions du monde associatif ou le service civique - y contribuerait bien mieux.

Nous appuyons donc le rapporteur dans son avis et voterons contre ce budget.

M. Jean-Gérard Paumier. - J'attire votre attention sur la position variable des caisses d'allocations familiales (CAF) dans leur attribution d'aides directes aux familles au titre du dispositif Vacaf. Dans l'Indre-et-Loire, ce dispositif représentait 60 000 euros, mais a pris fin. Le conseil départemental apporte une compensation afin de ne pas priver les enfants de familles modestes des départs en colonies de vacances auxquels le dispositif leur donnait accès. Or d'autres CAF continuent de verser cette aide directe. Il y a là une différenciation territoriale qui m'interpelle. L'attention de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) pourrait être attirée sur ce point.

M. Yan Chantrel, rapporteur pour avis. - Nous manquons assurément d'informations précises sur les classes découvertes, leur nombre et leur déploiement. Nous mènerons une action pour en obtenir davantage.

Une étude attentive des statistiques relatives au SNU montre que les enfants qui y participent ont, pour beaucoup d'entre eux, des parents qui occupent, ou ont occupé, ce qu'on appelle un emploi dans les corps en uniforme ; c'est-à-dire des enfants qui sont déjà sensibilisés aux objectifs que le dispositif promeut. Seuls 5 % des participants viennent des QPV. Ce dispositif vise peut-être à côté de sa cible...

M. Laurent Lafon, président. - Nous sommes arrivés au terme de cette présentation des crédits consacrés à la jeunesse et à la vie associative au sein du PLF pour 2024.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme « Jeunesse et vie associative » au sein de la mission « Sport, jeunesse et vie associative » du projet de loi de finances pour 2024.

Projet de loi de finances pour 2024 - Crédits relatifs à la recherche - Examen du rapport pour avis

Mme Laurence Garnier, rapporteure pour avis des crédits de la recherche au sein de la mission « Recherche et enseignement supérieur ». - J'interviens pour la première fois en qualité de rapporteure sur les crédits relatifs à la recherche à la suite de notre collègue Laure Darcos, que je remercie pour la qualité de son travail sur un enjeu aussi complexe que fondamental pour notre pays.

Le budget consacré à la recherche en 2024 est la traduction de la quatrième année de mise en oeuvre de la loi de programmation budgétaire.

Conformément à ses engagements, l'exécutif augmente les crédits du programme 172 « Recherches scientifiques et technologiques pluridisciplinaires » de 347 millions d'euros par rapport à l'année dernière, dont 324 millions au titre du déploiement de la loi de programmation de la recherche (LPR).

Je salue donc le respect des engagements pris par le Gouvernement, tout en regrettant l'affaiblissement structurel de la recherche française.

La crise du covid-19 et l'absence de découverte française d'un vaccin ont joué le rôle d'un électrochoc sur l'état de la recherche en France. Avec l'essor de la Chine, la concurrence scientifique internationale est de plus en plus rude. Et alors que les autres grandes nations scientifiques voient leurs dépenses de recherche et d'innovation augmenter, cette part stagne en France de manière désolante à 2,2 % du PIB depuis des années. Ce taux diminue même légèrement entre 2021 et 2022.

Pour mémoire, l'Allemagne est à 3 % et vise désormais 3,5 %, les États-Unis sont à 2,8 %, Israël et la Corée du Sud au-dessus de 4,5 %. Au-delà de la sphère fondamentale de recherche biomédicale, c'est bien la souveraineté de la France qui est en jeu au travers de la recherche française, qu'elle soit publique ou privée.

Dans le détail, le PLF 2024 autorise, comme en 2023, 650 recrutements supplémentaires dans les métiers de la recherche, dont 200 chaires de professeur junior et 340 doctorants supplémentaires.

Comme nous l'a détaillé la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Mme Sylvie Retailleau, lors de son audition du 7 novembre dernier, le Gouvernement a décidé de prélever sur les fonds de roulement des organismes nationaux de recherche la moitié du montant des augmentations salariales induites par les « mesures Guerini » de juillet 2023.

La ministre nous a assuré que cette mobilisation des fonds propres serait strictement limitée à l'exercice budgétaire 2024 et « tout à fait exceptionnelle » ; cela a néanmoins suscité un certain émoi chez les dirigeants des organismes nationaux de recherche (ONR) et des universités.

Les crédits de paiement accordés à l'Agence nationale de la recherche (ANR) s'élèvent à plus de 1 milliard d'euros pour la deuxième année consécutive. C'est une vraie montée en puissance financière de l'ANR qui lui permet des résultats satisfaisants sur deux points.

D'une part, le taux de succès à l'appel à projets a poursuivi sa progression pour s'établir à 24 % en 2023. Ainsi, ce sont près d'un quart des projets déposés qui se voient accorder un financement après examen par l'ANR. L'objectif fixé par la LPR d'atteindre un taux de succès de 30 % à l'horizon 2027 devrait être atteint sans difficulté. L'aide moyenne attribuée à chaque projet atteint 441 000 euros, soit une augmentation de 30 000 euros par rapport à l'an dernier. Un quart des projets financés par l'ANR a une dimension internationale, un quart fait appel à des financements publics et privés.

D'autre part, le préciput, c'est-à-dire la part des crédits destinés à financer les frais de fonctionnement des organismes abritant les projets de recherche, atteint désormais 24 %. Cela a permis le renforcement du financement des établissements et des laboratoires avec un montant versé d'environ 209 millions d'euros en 2022, contre moins de 100 millions deux ans plus tôt. Conformément à la LPR, le taux de préciput sera porté à 30 % en 2024 et atteindra 40 % d'ici à 2030.

En ce qui concerne l'écosystème de la recherche française, j'ai pu constater sa complexité, avec de multiples strates qui se sont accumulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette complexité et cette opacité sont reconnues, de manière unanime, comme une entrave réelle au bon fonctionnement de l'activité de recherche dans notre pays.

La ministre a missionné, courant 2023, Philippe Gillet et plusieurs experts du monde de la recherche afin qu'ils proposent des pistes de simplification. Ils ont remis leur rapport au mois de juillet dernier. Le Gouvernement a suivi l'une des propositions consistant à adjoindre aux différents organismes de recherche une fonction d'agence de programmes. Concrètement, nos organismes de recherche auraient aussi désormais vocation à coordonner l'activité de l'ensemble des universités et organismes de recherche sur une thématique donnée, dans le but d'améliorer leur coopération et de développer des synergies. Nous attendons des annonces prochaines du Gouvernement sur le sujet.

L'intention de simplification nous paraît louable, mais, outre qu'elle devra être confirmée par des décisions, elle suscite un certain nombre d'interrogations.

Les nouvelles agences de programmes ne sauraient être des alliances thématiques de recherche dont on aurait uniquement changé le nom.

Mises en place depuis plus de quinze ans, ces alliances, qui réunissent plusieurs acteurs publics de la recherche, n'ont eu qu'une activité variable selon les agences, le plus souvent assez limitée faute de moyens dédiés. Je déplore qu'avant d'instituer ces nouvelles agences de programme, aucun bilan n'ait été tiré des quinze ans de fonctionnement des alliances de recherche.

Plutôt que de se cantonner à une simple tâche de coordination, les nouvelles agences devront être au service d'une volonté politique d'axer la recherche sur certains enjeux saillants, à l'instar de ce qu'ont déjà engagé les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) pour les dix prochaines années.

La question se pose évidemment de l'articulation des agences de programmes avec les PEPR.

La ministre nous a indiqué que ces agences relèveraient de l'interministérialité. C'est la continuation d'un mouvement commencé avec la mise en place des PEPR, qui ne sont pas financés dans le cadre de la mission « Recherche et Enseignement supérieur », mais par les crédits de France 2030, gérés par le secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Il s'agit de montants significatifs, les PEPR sont financés à hauteur de 3 milliards d'euros sur dix ans.

Enfin, nous peinons à comprendre - et c'était également le cas de plusieurs des interlocuteurs que nous avons auditionnés - comment les nouvelles agences de programmes s'articuleront avec les organismes pilotes des PEPR.

La simplification tant espérée reste à démontrer ; les annonces gouvernementales attendues nous permettront, souhaitons-le, d'y voir plus clair sur le sujet.

Dernier point du rapport, nous avons apporté un éclairage spécifique à la question de la féminisation de la recherche.

Lors de l'adoption de la LPR en 2020, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE) avait déploré que la féminisation soit l'impensé de la réforme. Trois ans plus tard, seulement 29 % des chercheurs français sont des femmes. La part des chercheuses dans la recherche publique, qui s'élève à 40 %, progresse plus rapidement que celle de la recherche privée, où nous ne sommes qu'à 22 %. Après avoir rapporté il y a deux ans le projet de loi pour l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, je note que le plafond de verre auquel elles se heurtaient alors dans un certain nombre de secteurs d'activité se vérifie dans la recherche française.

Je souligne l'importance que chacun des acteurs auditionnés accorde manifestement à ce volet de la féminisation de la recherche.

Les statistiques, rapports et études sont particulièrement riches et chaque structure, qu'il s'agisse de l'ANR, du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) ou du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), s'est dotée de plans en faveur de l'égalité femmes-hommes. L'ANR peut ainsi affirmer que les biais de genre n'ont pas d'impact dans son processus d'évaluation des projets de recherche, puisque la proportion des projets de recherche déposés par des femmes correspond à celle des projets sélectionnés.

Ces inégalités de genre sont évidemment plus marquées dans les domaines des sciences dures : les femmes représentent 64 % des enseignants-chercheurs en langue et littérature, mais seulement 14 % dans le domaine mathématique. On sait que dès l'école primaire les filles se dirigent moins spontanément vers les matières scientifiques que les garçons. Je cite souvent cet exemple d'un exercice identique donnée à deux classes de CE1 : dans la classe où on le présente comme un exercice de dessin, les filles réussissent mieux. Dans la classe où on dit qu'il s'agit d'un exercice de géométrie, ce sont les garçons qui performent.

Avec la réforme du baccalauréat, cette tendance s'est renforcée : l'an dernier, 70 % des garçons étudiaient les mathématiques en terminale contre seulement 45 % des filles. Par ricochet, les classes préparatoires qui forment nos futurs ingénieurs étaient touchées et accueillaient uniquement 13 % de jeunes femmes. Il était donc urgent et impératif de réintroduire les mathématiques de manière obligatoire en classe de première, ce qui a été fait à la rentrée dernière. Mais dans ce domaine, comme dans celui de la recherche française en général, le travail sera long et les marges de progrès sont importantes.

Nous constatons donc le respect de la trajectoire budgétaire fixée par la LPR, et ce dans un contexte extrêmement contraint pour notre pays. Je propose donc à la commission d'émettre un avis favorable sur l'adoption des crédits « recherche » de la mission interministérielle « Recherche et enseignement supérieur » (Mires) du PLF 2024.

M. David Ros. - Je salue la rapporteure pour son travail. Je tiens à souligner que la complexité - pour ne pas dire la perplexité - qu'elle a évoquée est aussi partagée par ceux qui travaillent dans ce milieu sur la question de savoir qui fait quoi et avec quels moyens. Cependant, complexité ne signifie pas inefficacité. Nous devrions recourir plus systématiquement à des critères précis dans l'évaluation, qui n'est pas assez développée, de nos politiques publiques.

Sur la LPR, je constate la volonté d'augmenter les crédits de recherche. Mais c'est tardif par rapport à l'objectif de 2030 : nous devrions déjà être au-dessus des 2 milliards d'euros, au lieu de 1,8 milliard d'euros, sans compter l'inflation. Ce sont des dépenses vertueuses car chaque euro investi dans le monde de la recherche rapporte en retour 4 euros, et un emploi de la recherche aboutit à trois emplois. Ces dépenses sont génératrices de savoirs, de connaissances et d'intelligence.

Sur les huit programmes évoqués, il n'y en a que trois qui sont mis en avant : le programme 172, le programme 193 sur la recherche spatiale - même s'il ne va pas aussi loin que prévu - et le programme 150, sur lequel il est demandé de faire exceptionnellement un effort par rapport au fonds de roulement. Je partage le diagnostic, mais la réponse budgétaire est insuffisante. On regrette que le Président de la République n'ait pas précisé à la suite de ses annonces comment les organismes de recherche allaient être missionnés des différentes politiques en même temps que le budget.

Les attentes en matière de recherche sont importantes, notamment dans les domaines de la santé, de l'intelligence artificielle, du numérique, de l'adaptation aux changements climatiques - je pense notamment à l'évolution des bâtiments. Nous aurions préféré que l'État fasse un effort exceptionnel plutôt que de demander à la recherche de faire exceptionnellement un effort.

Pour toutes ces raisons, notre groupe s'abstiendra, avec vigilance.

M. Jean Hingray. - Je félicite la rapporteure, qui a repris le flambeau de notre excellente collègue Laure Darcos, pour sa présentation. Il est regrettable qu'il y ait trop peu de chercheuses en France. Dans un budget limité au niveau national, les promesses sont plutôt tenues, avec une augmentation sensible dans tous les domaines. Il faut tenir le cap et soutenir le Gouvernement.

Le groupe centriste approuvera donc ce budget.

M. Stéphane Piednoir. - Ce budget nous tient à coeur. Je félicite également la rapporteure pour la rapidité de son immersion dans un écosystème particulièrement complexe. L'investissement dans la recherche est un investissement d'avenir, mais au-delà de l'augmentation substantielle des crédits, qui nous conduit à être plutôt favorables année après année à leur adoption, encore faut-il être sûr de l'efficience de ces investissements.

Aujourd'hui, certains acteurs pointent l'insuffisance du budget. Le Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (Cneser) l'a rejeté récemment arguant que les mesures salariales n'étaient pas compensées. J'entends l'engagement de la ministre de cesser ces non-compensations à l'horizon 2025, mais ce n'est qu'une promesse et les organismes de recherche comme les établissements de l'enseignement supérieur doivent fonctionner avec des prélèvements sur leurs fonds propres.

L'efficience passe aussi par une simplification de l'écosystème qui repose aujourd'hui sur la LPR, sur de nombreux appels à projets et sur l'ANR - le bras armé de la recherche dans notre pays, dotée d'un budget de 1 milliard d'euros -, qui les pilote. Envisager la création de nouvelles agences de programmes va à l'encontre de cet objectif de simplification. Avec déjà 1 400 agences dans le pays, cette évolution n'est pas souhaitable.

Il est important de prendre en compte une strate supplémentaire : celle des annonces présidentielles, faites sans coordination avec le ministère de la recherche ou l'ANR. Lorsque le Président de la République promet 1 milliard d'euros d'investissements dans la recherche polaire alors même que nous sommes en pleine discussion budgétaire, le procédé est détestable.

Vous n'avez pas évoqué le statut du doctorant : avez-vous des précisions sur ce point ?

Enfin, à l'heure où l'on veut revaloriser les mathématiques, notamment en direction des filles, j'en appelle à un effort terminologique : qualifions les sciences dites « dures » de sciences exactes et expérimentales, à l'instar des sciences humaines et sociales que personne ne songerait à appeler les sciences « molles ».

M. Laurent Lafon, président. - Ces questions de terminologie sont sensibles, car les sciences humaines peuvent elles-mêmes être exactes...

Je m'associe au propos élogieux de Stéphane Piednoir à votre égard, madame Darcos.

Mme Laure Darcos. - Je vous remercie, madame la rapporteure, d'avoir abordé avec beaucoup d'intérêt et de clairvoyance ces sujets. Je remercie mes collègues pour leurs mots à mon égard - j'ai laissé à regret le suivi des crédits « recherche » !

Je note que la clause de revoyure de la LPR souhaitée par la ministre Retailleau est en train de s'éloigner à grands pas. Notre seule marge de manoeuvre consiste à essayer de resserrer la durée de dix ans. Souvenez-vous, mes chers collègues, que nous avions failli ne pas avoir de commission mixte paritaire (CMP) conclusive car nous voulions une durée de sept ans pour la LPR. Nous avions heureusement pu doubler l'abondement de l'ANR, ce qui était impératif car, en 2017-2018, avant l'arrivée de Thierry Damerval, le taux de réussite des appels à projets n'était que de 12 à 13 %, même parfois moins, contre 24 % aujourd'hui. Aujourd'hui, l'idéal serait de contraindre Bercy à continuer à abonder les prochaines années pour atteindre un budget plus significatif sur sept ans. On en est encore loin, en biosanté notamment.

Je vous remercie d'avoir évoqué la place des femmes dans les sciences. J'ai enfin obtenu que la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes fasse un rapport sur ce sujet !

Je voterai le rapport.

M. Pierre Ouzoulias. - Merci, madame la rapporteure, pour la qualité de votre travail. C'est un dossier sensible qui, malheureusement, ne passionne pas la Nation. Je ne comprends pas comment l'Allemagne peut afficher, dans un parfait consensus politique, des ambitions aussi élevées - 3,5 % du PIB investis dans la recherche et l'innovation -, alors que la France stagne à 2,2 % depuis des années. La recherche est indispensable pour mener à bien la conversion économique que nous devons engager.

Vous l'avez dit, l'écosystème de la recherche est d'une extrême complexité, comme l'a montré le rapport Gillet - même si, de façon tout à fait paradoxale, il « rajoute une couche ». Si l'on se penche sur les grandes agences qui lancent des appels à projets, on est frappé par cette stratification : le Conseil européen de la recherche au niveau européen, l'ANR et France 2030. Ce dernier dispositif permet d'octroyer près de 1 milliard d'euros à la recherche. Hormis la présence de notre collègue Sonia de La Provôté dans le comité de surveillance, notre commission n'a pas beaucoup de moyens lui permettant d'évaluer France 2030. Je pense notamment à une annonce de Bruno Bonnell, qui dirige ce dispositif, sur l'utilisation future de l'intelligence artificielle pour sélectionner les dossiers des chercheurs. Et maintenant on rajoute une nouvelle strate, l'agence de programmes.

Le quotidien d'un chercheur aujourd'hui est partagé entre les réponses aux appels à projets et l'évaluation de ses collègues. Nous sommes face à une énorme bureaucratie - c'est comme le Gosplan soviétique qu'évoquait Max Brisson précédemment - qui nourrit des agences d'évaluation comme le Hcéres. Quand le CNRS recrute des chercheurs, il attire les meilleurs au monde, en particulier en sciences humaines et sociales (SHS), avec 50 % de candidatures internationales. Ces chercheurs, recrutés pour leur excellence, découvrent ensuite qu'ils n'ont pas de budget pour leurs travaux, les contraignant à courir après des financements.

Le rapport Gillet préconise une mesure judicieuse : accorder une enveloppe financière aux jeunes chercheurs recrutés pour une période de trois ans, équivalente à celle attribuée aux chaires de professeur junior. Malheureusement, de plus en plus d'universités et d'établissements de recherche ont des pratiques discutables, telles que l'utilisation du préciput pour leur fonctionnement, faisant pression sur les chercheurs pour qu'ils répondent aux appels à projets.

La simplification des unités mixtes de recherche (UMR), réclamée par le rapport Gillet, nécessite des moyens supplémentaires pour permettre aux universités de gérer plus efficacement les crédits extérieurs. Nous constatons des dérives inquiétantes, certaines universités incitant les chercheurs à créer leur association pour les financer sur factures, voire à adopter le statut d'autoentrepreneur. La Cour des comptes devrait peut-être se pencher sur ces expérimentations budgétaires qui me semblent souvent en marge de la légalité.

Je suis tout à fait d'accord avec une réforme de la recherche, réforme qui n'a pas été portée par la LPR mais qu'il faut bâtir avec les chercheurs. La captation des fonds de roulement par Bercy a eu un effet désastreux sur ces derniers, leur donnant l'impression qu'il s'agissait d'une compensation pour la LPR.

Je ne voterai donc pas ce budget.

M. Laurent Lafon, président. - Pour information, nous avions contacté Bruno Bonnell avant l'été, mais il n'avait pas été en mesure de répondre à notre invitation.

Mme Mathilde Ollivier. - Je remercie également Mme la rapporteure, qui a évoqué la part de la recherche dans le PIB - avec un taux de 2,2 %, nous sommes en dessous de la plupart des grandes Nations. L'enjeu est pourtant majeur pour faire des progrès décisifs dans différents domaines, comme le numérique, la transition énergétique, la santé. Le taux de 3 % du PIB est un objectif européen que la France devrait respecter.

La revalorisation des salaires des doctorants et post-doctorants est nécessaire, mais il faut également travailler sur leur statut pour freiner leur expatriation - les conditions de travail étant plus favorables à l'étranger en termes de moyens et de mise à disposition d'équipements de haute technologie. Dans le domaine de la santé par exemple, les États-Unis et le Canada sont très attractifs.

Concernant l'égalité femmes-hommes dans le domaine de la recherche, la distribution genrée aux différents échelons de responsabilité doit être examinée, notamment chez les professeurs ou les présidents d'université ; après le doctorat, les femmes ont-elles les mêmes possibilités d'évolution de carrière ?

Compte tenu de ces remarques en demi-teinte, nous nous abstiendrons sur le rapport et sur le budget.

Mme Sonia de La Provôté. - Je félicite Mme la rapporteure pour son travail.

Se pose en réalité la question de l'efficience et de l'optimisation du budget et celle de la prise de décision stratégique. Car il faut définir des priorités, et lorsque la stratégie n'est pas définie de manière collégiale cela soulève un problème démocratique. Des happy few décident de la destinée de la recherche dans notre pays.

La complexité de l'écosystème nous défavorise dans la compétition internationale pour l'innovation, et les brevets qui en découlent. La création d'agences de programmes dont on ne connaît pas les orientations suscite des préoccupations. Exiger une coconstruction, impliquant le Parlement, est essentiel pour assurer la transparence.

Certes, le budget suit la trajectoire, mais on ne voit pas clairement à quoi il sera utilisé de façon efficiente.

La question de l'interaction avec la recherche privée doit également nous interpeller. La situation en France diffère de celle de pays comme les États-Unis, où la recherche privée contribue à parité aux grands choix stratégiques. Cela soulève des questions sur notre capacité à prendre des risques : il est bien normal que lorsque le secteur public accompagne, on veuille limiter la prise de risques. Mais en termes d'innovation, c'est un désavantage.

Notre outil, le crédit d'impôt recherche (CIR), est absent de ce budget, alors que les grands laboratoires estiment qu'il représente un avantage compétitif certain. Les laboratoires s'engagent largement dans le rachat de start-up qui ont assumé les risques avec l'aide de l'État, et ils en retirent les bénéfices avec des productions rentables. L'accompagnement par le CIR se fait sans contrepartie, et sans vision stratégique ou organisationnelle.

Mme Laurence Garnier, rapporteure pour avis. - La complexité de l'écosystème, source de perplexité pour nombre d'entre nous, est vraiment préoccupante en termes d'efficience des crédits de recherche. Nous nous interrogeons sur les agences de programmes, cette couche supplémentaire censée améliorer les choses - nous en saurons peut-être plus dans les jours qui viennent.

La répartition des compétences est un autre sujet de préoccupation. Le CNRS pourrait avoir la responsabilité de la biodiversité et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) celle des forêts, ce qui suscite la perplexité des acteurs de la recherche.

Des questions se posent sur la délimitation entre le financement par appel à projets et le financement structurel de la recherche. Nous sommes allés au bout d'une logique dont on voit les limites en termes d'efficacité administrative et financière.

Concernant la compensation des augmentations du point d'indice, les détails restent en suspens. Cependant, le rapport insiste sur l'engagement de la ministre à ne faire de cette solution qu'une mesure ponctuelle pour 2024, sans reconduction, pour ne pas obérer les capacités de financement de la recherche à long terme.

Je ne peux répondre à la question sur le statut des doctorants, qui n'est pas abordée dans le document budgétaire.

Je salue la nouvelle d'un rapport à venir de la Délégation aux droits des femmes sur la place des femmes dans les sciences « exactes et expérimentales ». (Sourires.) Nous avons aujourd'hui 49 % de doctorantes, mais, pour répondre à Mathilde Ollivier, la question des parcours des femmes au sein des organismes de recherche est complexe. Antoine Petit, directeur du CNRS, soulignait la nécessité d'encourager activement leur participation à des postes de responsabilité car elles ne se sentaient spontanément pas légitimes à briguer ces postes.

J'évoque pour terminer les annonces présidentielles faites un peu ex nihilo, notamment pour ce qui concerne la recherche polaire. Il s'agirait de rebâtir une station en Antarctique et de construire un navire capable de manoeuvrer au travers des glaces, qui devrait prendre le nom de Michel Rocard. Nous n'en savons guère plus pour le moment !

Mme Laure Darcos. - Nous nous étions retrouvés dans la même situation l'année dernière : en pleine discussion budgétaire, l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (Ipev) avait sollicité un soutien du Gouvernement et nous avions dû valider in extremis des crédits pour lui éviter de mettre la clé sous la porte. Le Gouvernement a sans doute préféré, cette année, assurer ses arrières et conserver cette politique de recherche polaire.

Mme Laurence Garnier, rapporteure pour avis. - En tout état de cause, des annonces portant notamment sur la structuration de l'écosystème devraient être faites dans les semaines à venir. La ministre s'est, quant à elle, engagée à venir dresser un bilan de la LPR au début de l'année 2024.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits relatifs à la recherche au sein de la mission « Recherche et enseignement supérieur » du projet de loi de finances pour 2024.

La réunion est close à 12 h 15.