Mardi 27 février 2024

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

La fiscalité comportementale - Audition de Mme Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et gouvernementales, Philip Morris France, MM. Benoît Bas, directeur des affaires publiques et de la communication, Japan Tobacco International France, Vincent Zappia, responsable des affaires publiques, British American Tobacco France et Cyril Lalo, directeur des relations extérieures, Imperial Tobacco Seita

M. Alain Milon, président. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour une table ronde avec des représentants de l'industrie du tabac, suivie d'une audition du président de la confédération des buralistes. Le 17 janvier dernier, la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) a en effet chargé nos collègues Élisabeth Doineau et Cathy Apourceau-Poly de réaliser un contrôle sur le thème de la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Ce contrôle, qui s'inscrit dans une réflexion sur les politiques de prévention en santé, portera sur la fiscalité du tabac, de l'alcool, des boissons sucrées ou édulcorées non alcoolisées et des aliments à faible qualité nutritionnelle.

Je précise que nos travaux font l'objet d'une captation télévisuelle, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne. Ils feront également l'objet d'un compte rendu public. Nous aurons donc tout d'abord le plaisir d'entendre Mme Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et gouvernementales de Philip Morris France, M. Cyril Lalo, directeur des relations extérieures d'Imperial Tobacco Seita, M. Benoît Bas, directeur des affaires publiques et de la communication de Japan Tobacco International France et M. Vincent Zappia, responsable des affaires publiques de British American Tobacco France.

Madame, messieurs, merci de votre présence. Avant que les sénateurs présents ne vous interrogent, je vous invite à tenir un bref propos liminaire et je suggère que les interventions se déroulent dans l'ordre décroissant des chiffres d'affaires réalisés en France par vos sociétés respectives.

Mme Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et gouvernementales, Philip Morris France. - Les chiffres que je citerai sont tous issus de données publiques. Comme vous le savez, l'objectif principal de la fiscalité comportementale est de peser sur le comportement du consommateur, en le dissuadant de consommer un produit nocif pour sa santé. À cet égard, l'objectif de collecte de recettes fiscales reste secondaire. Certes, les recettes sont utilisées pour couvrir les coûts de santé associés, mais, à terme, le but premier est bien d'éliminer la consommation d'un produit.

Appliquée au tabagisme, l'efficacité de la fiscalité comportementale s'apprécie donc à l'aune de la prévalence tabagique. Se demander si les taxes sur le tabac sont efficaces, c'est se demander si le nombre de fumeurs baisse. Force est de constater que c'est loin d'être le cas en France. De fait, les taxes sur le tabac n'agissent pas comme devrait agir une véritable fiscalité comportementale : sur les vingt dernières années, la prévalence tabagique des fumeurs adultes n'a baissé que de 5,5 points, passant de 30 % à 24 % de la population en 2022, tandis que les prix ont été multipliés par plus de trois sous l'effet des taxes. Par ailleurs, alors que le plan fiscal 2017-2020 a fait passer le prix du paquet de cigarettes de sept à dix euros, la proportion de fumeurs n'a baissé que de 1,4 point. Avec 12 millions de fumeurs quotidiens, la France est le pays d'Europe de l'Ouest affichant la prévalence tabagique la plus haute, malgré un niveau de fiscalité parmi les plus élevés.

Cette politique fiscale a par ailleurs engendré des inégalités sociales majeures. En vingt ans, la proportion de fumeurs a stagné, voire augmenté, dans les segments de population les plus modestes alors qu'elle a chuté chez les plus favorisés. Que l'on retienne le critère du revenu, de l'emploi ou du niveau d'éducation, les personnes les plus fragiles fument aujourd'hui en moyenne 1,5 à 2 fois plus que les catégories aisées. En 2022, 42 % des chômeurs fumaient contre 26 % des actifs. On trouvait 31 % de fumeurs chez les non-diplômés contre 16 % seulement chez les diplômés du supérieur. On observe là un effet contre-intuitif de la fiscalité, puisque ceux qui devraient être les premiers concernés sont finalement les derniers touchés.

La fiscalité du tabac en France est donc un échec, au sens où elle n'influe qu'à la marge sur le comportement des fumeurs. Cet échec a d'ailleurs conduit le Gouvernement à revoir à la baisse son ambition en la matière, l'objectif 2027 de prévalence tabagique ayant été remonté de 16 % à 20 % dans le nouveau programme national de lutte contre le tabac (PNLT). Or, selon l'OCDE, la prévalence tabagique en France se situera encore entre 22 % et 23 % en 2027 et entre 17 % et 19 % en 2050.

Si le nombre de fumeurs ne baisse que très lentement, le marché légal du tabac, lui, s'effondre. Selon les douanes, les ventes légales de cigarettes ont baissé de 28 % entre 2017 et 2022. Les fumeurs sont donc allés s'approvisionner ailleurs, hors du réseau des buralistes. En réalité, plutôt que d'inciter les fumeurs à arrêter la cigarette, les taxes les poussent à contourner le prix élevé du paquet légal en achetant des cigarettes de contrefaçon ou de contrebande, qui sont très accessibles et très bon marché. De fait, le marché parallèle explose. Le rapport d'information fait en 2021 par Éric Woerth et Zivka Park pour la commission des finances de l'Assemblée nationale mettait déjà en avant ce phénomène. Le rapport KPMG de 2022 indique que les cigarettes achetées hors du réseau des buralistes représentent désormais 40 % de la consommation totale en France, dont 32 % sont des achats illicites, pour moitié de contrebande et pour moitié de contrefaçon.

La France est aujourd'hui le pays d'Europe le plus touché par les trafics. À cet égard, il n'est plus de mise d'occulter le phénomène galopant et national de la contrefaçon et de rester focalisé sur les achats frontaliers. Le développement du marché illicite engendre des baisses de recettes fiscales - plus d'un milliard d'euros depuis 2021 -, dues non pas à l'efficacité de la fiscalité comportementale et à une baisse de la prévalence, mais bien à la bascule progressive des achats de cigarettes vers le marché clandestin. Les achats illégaux représentent une perte annuelle de revenus colossale pour l'État - 7 milliards d'euros non perçus en 2022 selon KPMG. L'approche fiscale actuelle est donc aussi un échec pour les recettes de l'État.

En minorant le phénomène de l'illicite et en occultant l'impact limité des hausses de taxes sur la prévalence, l'État justifie la poursuite des augmentations fiscales. Depuis plusieurs années, la direction de la sécurité sociale (DSS) présente ainsi aux parlementaires, lors de l'examen des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), des prévisions de recettes exagérément optimistes. Depuis 2022, l'écart observé entre les prévisions et les recettes réelles est en effet d'environ 500 millions d'euros. Il devrait être du même ordre en 2024. Ce procédé répétitif questionne la fiabilité et la sincérité des informations fournies par les services de l'État à la représentation nationale.

La fiscalité du tabac en France n'atteint donc ni son objectif comportemental ni son objectif budgétaire. Comment dès lors sortir de cette spirale négative ? L'idée n'est pas de remettre en cause les deux impératifs du sevrage et de la non-initiation, mais de proposer des solutions aux 12 millions de fumeurs quotidiens tout en préservant les non-fumeurs. En fait, les taxes sur le tabac ont été érigées en pilier de la politique actuelle à un moment où seuls existaient les produits combustibles, qui sont tous nocifs. Ces taxes ont enfermé les fumeurs dans un choix limité entre cigarette légale au prix fort et cigarette illicite à bas prix.

Le marché offre désormais au consommateur une pluralité de produits alternatifs à la cigarette : cigarette électronique, tabac chauffé ou encore sachets de nicotine. Certes, ces produits contiennent de la nicotine. Ils sont donc addictifs et non sans risques. Mais ils se caractérisent par l'absence de combustion, qui, comme cela a été démontré dans de multiples études et avis indépendants, réduit drastiquement leur nocivité.

Dans ce nouveau contexte, les droits de consommation ont vocation à être repensés dans un cadre fiscal incluant l'ensemble des produits du tabac et de la nicotine. Il serait pertinent d'appliquer des niveaux de taxe différenciés en fonction de la nocivité des produits. La fiscalité des produits alternatifs en France est aujourd'hui incohérente. Le tabac à chauffer, par exemple, est quatre fois plus taxé que la moyenne européenne, tandis que la cigarette électronique n'est pas soumise à des droits d'accise alors qu'elle l'est dans dix-neuf états européens. Nous préconisons donc d'adopter un niveau modéré de taxe pour la cigarette électronique, qui n'est pas sans risque, et de revenir sur le plan de convergence fiscale du tabac chauffé, en le taxant significativement moins que les produits combustibles. Ainsi seulement, la fiscalité gagnera en efficacité et jouera vraiment un rôle comportemental.

Toutefois, une fiscalité différenciée ne suffira pas à changer les comportements si elle n'est pas accompagnée d'une information claire des fumeurs adultes sur la nocivité réduite des alternatives à la cigarette. Cette information factuelle doit être mise en place bien entendu sans y exposer les non-fumeurs, qu'il n'est pas question d'initier. Dans un même esprit de responsabilité, il faut repenser la distribution commerciale de ces produits et la régulation des arômes, afin de réduire leur attractivité auprès des mineurs.

Une telle évolution implique que les autorités de santé se prononcent sur les risques et bénéfices des alternatives sans combustion par rapport à la cigarette. Or ces avis officiels tardent à venir. L'an dernier pourtant, les parlementaires avaient appelé l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), au travers de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), à publier rapidement de tels avis, selon le mandat que l'agence a reçu de la direction générale de la santé voilà cinq ans. Les élus recommandent aussi une approche de réduction des risques. Plusieurs pays, comme la Suède, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, ont vu leur nombre de fumeurs baisser très rapidement après avoir adopté cette politique.

En conclusion, la fiscalité du tabac en France est un échec, parce qu'elle pousse les fumeurs à consommer des cigarettes illicites sans les encourager à se tourner vers des alternatives sans combustion. Ces produits, pourtant disponibles, sont insuffisamment évalués par les autorités françaises, mal fiscalisés et mal connus des fumeurs adultes. Si la France veut rattraper son retard dans la lutte contre le tabagisme, elle devra s'inspirer des exemples étrangers pour établir un cadre réglementaire et fiscal fondé sur la science et différenciant les produits selon leur nocivité. Dans cette évolution, le Parlement a un rôle essentiel à jouer.

M. Cyril Lalo, directeur des relations extérieures, Imperial Tobacco Seita. - Je représente Seita, filiale d'Imperial Brands. Nous opérons en France sur le tabac et le vapotage et sommes le dernier acteur à disposer d'une usine en France, près du Havre. Depuis une dizaine d'années, nous sommes engagés dans une transformation de grande ampleur. Cela fait des décennies, en effet, que l'industrie tente de réduire la nocivité du tabac. C'est un fait établi : dès lors qu'il y a combustion, il y a nocivité. Tous les produits évitant la combustion - vapotage, tabac à chauffer, sachets de nicotine - présentent donc un intérêt dans une approche de réduction des risques. Notre société a d'ailleurs été la première dans le secteur traditionnel, en 2018, à tenter de démocratiser le vapotage au sein du réseau des buralistes, avec la marque Blu. Notre objectif en France est simple : accompagner le fumeur qui n'arrive pas à arrêter de fumer vers le vapotage.

Comme l'évoquait Mme Martel, la fiscalité comportementale n'est pas efficace d'un point de vue budgétaire, avec des recettes fiscales en baisse depuis 2022, voire 2021. Pour justifier les propositions de hausse fiscale qu'elle présente aux parlementaires, la DSS promet une hausse des recettes. Force est de constater que cette dernière n'a pas eu lieu. En 2023, par exemple, alors qu'on lui promettait 270 millions d'euros de recettes supplémentaires, l'État a en réalité perdu 170 millions d'euros comparé à 2022.

Au-delà, il faut également prendre en compte les pertes fiscales mentionnées par Gabriel Attal dès décembre 2022. Il est étonnant et malheureux d'entendre le ministre de l'économie et des finances annoncer une réduction des dépenses publiques d'environ 10 milliards d'euros cette année quand, dans le même temps, son homologue de la santé rappelle, dans les colonnes du journal de la Confédération des buralistes, le Losange, que le commerce parallèle du tabac entraîne pour l'État des pertes fiscales de 5 milliards d'euros.

D'un point de vue comportemental, la fiscalité du tabac n'est pas plus efficace. De 2017 à 2022, la fiscalité des cigarettes et du tabac à rouler a été respectivement augmentée de 50 % et 90 %. Pour quels résultats ? La prévalence tabagique stagne ou baisse très légèrement et, dans le même temps, les ventes légales ont chuté de 28 %, tandis que la population générale augmentait légèrement. L'équation ne peut fonctionner que si l'on prend en considération le marché parallèle, qui explose de façon terrifiante. En 2022, quatre cigarettes sur dix fumées en France ne provenaient pas du réseau des buralistes. Ce week-end, 17 tonnes de tabac de contrebande ont été saisies près d'Angers. N'oublions pas que durant le confinement de 2020, les ventes légales ont bondi en moyenne de plus de 25 % en France et jusqu'à plus de 283 % près des frontières, du fait de l'inaccessibilité du marché transfrontalier et de la contrebande.

Depuis plusieurs années déjà, nous demandons que l'État publie un rapport annuel examinant le marché du tabac dans son entièreté, en tenant compte du marché illégal. Cette connaissance globale est essentielle si l'on veut prendre des décisions fiscales pertinentes. En l'état, la fiscalité du tabac nourrit le marché parallèle et finance les réseaux criminels ; elle ne réduit pas sensiblement le nombre de fumeurs.

Vous nous interrogez sur les effets de l'augmentation déjà actée de la fiscalité du tabac. Je dirai : mêmes causes, mêmes effets. La poursuite de l'augmentation, jointe à la montée en charge de la filière environnementale des mégots, risque d'affecter le marché dans sa globalité. Si le rythme d'évolution du marché parallèle et de son corollaire, la baisse des ventes chez les buralistes, se poursuit, il y aura d'ici à cinq ans autant de tabac acheté sur le marché parallèle que chez les buralistes.

Enfin, Mme Martel évoquait les prévisions erronées de la DSS. J'ajouterai que dans la présentation qui a été faite à l'occasion du PLFSS pour 2022, il manquait un élément fondamental. Alors que le baromètre annuel de Santé publique France, habituellement publié en mai, était prêt en août, il n'a été publié qu'en décembre, soit après la fin des travaux parlementaires. Or, il rappelait que la prévalence tabagique n'avait pas sensiblement évolué depuis 2017, reconnaissant ainsi le mauvais fonctionnement de la politique fiscale. Il s'agit là d'une pratique douteuse gênante, qui n'a pas permis au Parlement d'avoir une vision complète du marché.

En conclusion, la fiscalité du tabac n'est plus efficace d'un point de vue budgétaire, elle n'est plus efficace d'un point de vue sanitaire et son seul impact, à ce rythme, pourrait se résumer ainsi : moins de ventes légales, moins de recettes fiscales et plus de marché parallèle. Nous offrons sur un plateau le marché du tabac aux réseaux criminels.

M. Benoît Bas, directeur des affaires publiques et de la communication, Japan Tobacco International France. - Force est de constater que la fiscalité comportementale sur le tabac n'atteint pas, ou très modestement, son objectif d'une baisse forte et durable de la prévalence tabagique. Les études de Santé publique France nous apprennent que malgré les fortes hausses de fiscalité qui sont intervenues par exemple entre 2003 et 2016 - 72 % d'augmentation pour le paquet de cigarettes -, la proportion de fumeurs est passée de 30 % à 29,4 % sur la même période. En 2019, la prévalence tabagique a légèrement baissé à 24 %, avant de remonter à 25 % en 2020. Elle est donc en stagnation depuis au moins vingt ans. Elle est aussi la plus élevée derrière la Turquie au sein des pays de l'OCDE, qui affichent une moyenne de 16 %.

Non seulement la fiscalité comportementale n'entraîne pas de changement majeur de comportement chez les fumeurs, mais elle s'accompagne d'effets pervers : stratégies de contournement et explosion du marché parallèle, baisses de recettes fiscales, accroissement du risque sanitaire ou encore creusement des inégalités sociales.

Le marché parallèle regroupe deux catégories : les achats légaux transfrontaliers, touristiques ou duty free d'une part, les achats illégaux - produits de contrebande ou de contrefaçon - d'autre part. Je rappelle que la contrefaçon viole les droits de propriété intellectuelle et occasionne d'énormes pertes pour l'industrie. Surtout, elle approvisionne le marché en produits particulièrement dangereux ne bénéficiant d'aucune traçabilité. Au sein des 40 % du marché global que représente aujourd'hui le marché parallèle, 15 % sont des produits de contrefaçon et 61 % des volumes de contrefaçon saisis dans l'Union européenne le sont en France !

Ces chiffres issus de l'étude annuelle KPMG sont confortés par ceux de la Confédération des buralistes. Pour ces derniers, la perte de chiffre d'affaires due à cette concurrence illégale est estimée entre 30 % et 40 % et 450 à 500 bureaux de tabac par an mettent la clef sous la porte. En 2020, la période de confinement avait mis en lumière ce phénomène de marché parallèle : les ventes légales avaient alors augmenté de 25 %, notamment du fait de la fermeture des frontières. Par ailleurs, une étude du cabinet Alvarez & Marsal (A&M) démontre que chaque augmentation de 10 % ou plus du prix du tabac se traduit par une augmentation d'environ 7 % du marché parallèle. Elle souligne également que les moyens alloués aux forces de l'ordre et aux douanes sont très amoindris lorsque la fiscalité demeure très élevée.

Le deuxième effet pervers est le dépassement du seuil fiscal optimal. Nous sommes classiquement en haut de la courbe de Laffer. La tendance à la baisse des recettes fiscales de l'État s'observe en effet depuis 2021. Entre 2021 et 2022, les droits d'accise ont chuté de près d'un milliard d'euros, passant de 14 à 13 milliards d'euros hors TVA. Quant à l'impact du marché illicite sur les droits d'accise, il serait situé entre 2,5 et 3 milliards d'euros selon le rapport d'information des députés Woerth et Park et entre 5 et 7 milliards d'euros d'après KPMG. En parallèle, les volumes de ventes légales chez les buralistes baissent en moyenne de 7 à 8 % par an et jusqu'à 30 à 37 % dans des régions frontalières comme la région Grand Est ou les Hauts-de-France. Les grands perdants de cette politique fiscale sont donc l'État français, les buralistes et les consommateurs, et les grands gagnants les groupes criminels.

J'en viens au risque sanitaire croissant et à l'absence de traçabilité dans la composition des produits de contrefaçon. Il y a six ans, la contrefaçon était quasi inexistante en France. Nous en sommes, je le répète, à 60 % des volumes saisis dans l'Union européenne. Depuis 2021, fait inédit, cinq usines clandestines ont été démantelées en France. Alors que la filière du tabac a mis en place une traçabilité de ses produits depuis l'usine jusqu'au consommateur, les produits de contrefaçon ne sont pas du tout tracés et contiennent des ingrédients dangereux.

Autre effet pervers, la dernière étude de Santé publique France met en évidence le creusement des inégalités sociales, avec un écart de 12 points de prévalence tabagique entre les plus bas et les plus hauts revenus, de 14 points entre les personnes non diplômées et les personnes diplômées de l'enseignement supérieur et de 16 points entre les chômeurs et les actifs. La fiscalité comportementale s'apparente donc aujourd'hui à un impôt régressif. Elle est profondément inégalitaire, car elle pénalise les populations les plus précaires. C'est un point très important.

La France est dans une situation paradoxale en ce qu'elle détient un triple record européen en matière de niveau de fiscalité, de prévalence tabagique et de taille du marché parallèle. Ce constat nous amène aux réflexions suivantes. Les États connaissant une baisse forte et durable de leur prévalence tabagique sont ceux qui ont mis en place une politique de santé publique fondée sur le triptyque information-éducation-incitation, avec un usage minimal de l'outil fiscal. L'Allemagne, classée en avant-dernière position dans une étude sur les pays les plus moralisateurs fiscalement, affiche pourtant un taux de prévalence tabagique de 15 % seulement. Une étude de l'Institut économique Molinari montre par ailleurs que l'innovation est un outil plus puissant pour agir sur les comportements que la hausse des taxes ou les interdits. Elle conclut qu'il faudrait, d'une part, appliquer une fiscalité et une réglementation distinctes, plus favorables pour les produits à risque réduit que pour les produits avec combustion, et, d'autre part, renforcer l'information des consommateurs sur les produits alternatifs à la cigarette et sur leur bon usage. Un cadre réglementaire spécifique pour ces produits protégerait en outre les consommateurs, le segment étant inondé de produits chinois très bon marché échappant à tout contrôle.

En conclusion, on pourrait croire que la fiscalité comportementale joue sur la prévalence tabagique. Au contraire, nous avons vu qu'elle était davantage punitive que comportementale. Sa principale conséquence est d'alimenter le marché parallèle, mais aussi de priver l'État de plusieurs milliards d'euros de recettes fiscales. Elle n'atteint pas son objectif, engendre de nombreuses externalités négatives, va à l'encontre même de la politique de santé publique : sortons de cette logique punitive pour aller vers une fiscalité incitative !

M. Vincent Zappia, responsable des affaires publiques, British American Tobacco France. - Nous sommes ici pour témoigner de l'efficacité ou de l'inefficacité de la politique de santé publique sur le tabac en France. Force est de constater que l'État a failli dans sa mission de libérer les gens du tabac. Si la politique de prix ne fonctionne pas, c'est tout simplement que le rituel du fumeur est plus fort. Le fumeur qui, le matin, après avoir emmené ses enfants à l'école et avant d'aller au travail se rend chez son buraliste ou chez son vendeur à la sauvette a ce rituel ancré en lui. Cela tombe bien : aujourd'hui, nous pouvons l'accompagner, en proposant des produits à faible risque, comme les produits de vapotage ou les sachets de nicotine, dans lesquels nous investissons massivement.

La nicotine n'est pas cancérigène. Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'Institut national du cancer (INCa) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Si l'État se prive d'une réflexion autour de ces nouveaux moyens de consommation, il faillira dans sa mission de libérer les gens du tabac. Le PNLT a été très clair sur ce sujet, en demandant que l'on réfléchisse à un cadre réglementaire sur les nouveaux produits nicotiniques. Je vous y invite très vivement. La Suède a réussi, puisqu'elle affiche une prévalence tabagique de 5 %. Il en est de même du Royaume-Uni : alors que la prévalence y était semblable à la nôtre voilà quelques années, elle est aujourd'hui descendue à 12 %, grâce au vapotage.

Donnons-nous les moyens de libérer les gens du tabac ! Fixons un cadre réglementaire précis et une fiscalité adaptée. Accompagnons le fumeur sans lui demander d'aller en pharmacie ou ailleurs et laissons-lui son rituel. Ainsi, nous éviterons de tomber dans l'écueil qu'a représenté, pour le tabac, l'explosion du marché parallèle.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Le sujet de la fiscalité comportementale revient de façon récurrente, à l'occasion de chaque PLFSS, ce pourquoi nous avons souhaité, au travers de cette mission d'information, parfaire notre connaissance en la matière. La littérature est abondante. Chacun peut se prévaloir de tel ou tel chiffre, mais dès le lendemain, d'autres avancent des chiffres différents, démontrant le contraire.

Notre objectif principal est, non pas d'accroître les recettes fiscales, mais bien d'améliorer la santé des Français. En tant que représentants de l'industrie, vous avez naturellement, comme les buralistes, d'autres objectifs, comme celui de vendre des produits alternatifs ou encore de lutter contre la fraude. Pour notre part, nous recherchons les moyens d'agir du mieux possible pour réduire la consommation excessive de tabac, d'alcool ou de boissons sucrées, responsable de nombreux décès.

Je vous ai écoutés et je m'interroge très fortement. Vous avez dit que la fiscalité comportementale était inefficace. Pourtant, des études réalisées après l'augmentation des prix des cigarettes ont montré que la consommation avait baissé, en particulier chez les jeunes générations. Il semble que dans la perspective d'une génération sans tabac, les actions menées dans le cadre des derniers PNLT aient été efficaces. Or ce n'est pas ce que j'ai senti dans vos propos.

J'entends bien que le marché parallèle s'est ouvert, que des produits de mauvaise qualité circulent et que la lutte contre la fraude doit être une priorité du Gouvernement. Je vous rejoins sur la nécessité d'une mise en cohérence de la fiscalité. Il faut aussi une meilleure coordination avec les pays voisins. En Grande-Bretagne, où le prix du tabac est élevé, la contrebande est plus faible qu'en France. Mais c'est une île. La France a beaucoup de pays frontaliers, sa situation est donc différente.

Les statistiques sur le nombre de décès varient selon la méthodologie. Santé publique France avance par exemple 75 000 décès liés au tabagisme en France en 2015 quand l'OCDE, qui prend en compte le fait que la disparition de la mortalité liée au tabac serait partiellement compensée par l'augmentation des autres causes de mortalité, estime le nombre de décès prématurés à environ 16 000 par an entre 2023 et 2050. Quel regard portez-vous sur ces chiffres et sur quelles sources vous appuyez-vous ?

Pourriez-vous par ailleurs nous donner des éléments sur le chiffre d'affaires que vos sociétés respectives réalisent en France ?

Enfin, quels facteurs expliquent selon vous le maintien en France d'un niveau élevé de prévalence tabagique comparativement aux autres pays d'Europe ? Peut-on vraiment considérer que les plans de lutte contre le tabagisme sont inefficaces ?

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Vous avez longuement parlé du marché parallèle. Certes, il existe. J'habite le Pas-de-Calais, un département proche de la Belgique, et je lis la presse. Je prends par ailleurs régulièrement le train à la gare du Nord. Je vois bien le trafic qui s'y déroule. Vous nous dites que la fiscalité n'est pas la solution, car elle ferait baisser les recettes de l'État. Mais Mme la rapporteure générale l'a dit : ce n'est pas l'objet essentiel de notre mission d'information. Vous nous dites aussi que les différentes augmentations de la fiscalité sur le tabac n'ont pas eu d'effets sur le nombre de fumeurs.

Quelles sont, dès lors, vos propositions ? Vos sociétés respectives mènent-elles des actions pour réduire la mortalité prématurée liée au tabac ? Quel regard portez-vous sur les mesures inscrites dans le dernier PNLT ? En un mot, quelles seraient vos recommandations pour faire baisser le tabagisme en France ?

Mme Stéphanie Martel. - Les différences de chiffres s'expliquent par des différences méthodologiques. Selon des chiffres de 2019 de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) publiés en 2022, les coûts seraient à peu près couverts dès lors que l'on prend en compte la TVA. Mais la dimension budgétaire n'est pas, en effet, la plus importante.

Une large communauté médicale d'experts a accumulé des preuves scientifiques conduisant au constat, partagé de par le monde, que la combustion du tabac est à l'origine de maladies tabagiques comme les cancers, les bronchopneumopathies chroniques obstructives (BPCO) ou encore les maladies cardiovasculaires.

Vous nous interrogez sur nos propositions. Aujourd'hui sont disponibles sur le marché des alternatives « sans combustion », moins nocives que la cigarette. Pour créer un cercle vertueux, il faudrait différencier leur traitement par rapport à la cigarette. Nous considérons que la fiscalité n'est pas comportementale aujourd'hui en France, car elle n'encourage pas les gens à arrêter de fumer. Elle peut d'autant moins fonctionner seule qu'existent toutes ces alternatives. La France affiche un niveau de prévalence très élevé, qui ne baisse que très lentement. En raison de fortes taxes, les prix sont élevés, ce qui rend le marché illicite extrêmement compétitif. À l'inverse, les alternatives ne sont pas compétitives ou ne sont pas encouragées. L'idée n'est pas de communiquer auprès des jeunes et des mineurs, mais auprès des fumeurs adultes, afin de les inciter à se tourner vers les alternatives. La fiscalité doit également jouer ce rôle. Elle doit surtout être accompagnée de mesures d'information et différencier les produits.

Prenons l'exemple de la Nouvelle-Zélande, dont l'ambition est d'atteindre une génération sans tabac en 2025. Faisant le constat que l'approche restrictive fondée sur des hausses de taxes était inefficace et aggravait les inégalités sociales, ce pays a complètement changé d'approche. Il a décidé d'encourager la réduction des risques, de mener des campagnes d'information et de différencier la fiscalité sur le vapotage et le tabac à chauffer. En l'espace de dix ans, la prévalence tabagique a été divisée par deux pour atteindre 8 %. À l'inverse, l'Australie, qui n'a pas suivi le même chemin, ne parvient pas à faire baisser sa prévalence.

En France, on constate certes par moments une corrélation entre la hausse des taxes et la baisse de la prévalence, mais cette baisse est très lente. L'OCDE projette un taux de prévalence de 22 % à 23 % en 2025, loin de l'objectif de 16 % annoncé pour 2027. Le fait que le Gouvernement ait remonté cet objectif à 20 % est peut-être, d'ailleurs, un aveu que la France ne peut pas être aussi ambitieuse qu'elle le voudrait. Selon l'OCDE, le taux de prévalence en France en 2050 restera de 17 à 19 %. Nous avons donc 25 à 30 ans de retard par rapport aux autres pays de l'OCDE. Les alternatives nicotiniques doivent être encadrées de façon à encourager l'arrêt de la cigarette.

M. Cyril Lalo. - Le chiffre d'affaires global de l'industrie est public. Il suffit de prendre les chiffres de ventes publiés par les douanes et de faire le calcul en appliquant le taux de fiscalité sur chaque type de produit.

En 2022, le chiffre d'affaires de la filière était d'environ 20 milliards d'euros. Dans le terme « filière », j'inclus cependant l'État - pour un peu plus de 17 milliards d'euros sous forme de taxes -, les buralistes - environ 2 milliards d'euros - et l'industrie - 1,2 milliard d'euros. Ainsi, quand les ONG antitabac affirment que nous faisons 20 milliards d'euros de marge, elles confondent marge et chiffre d'affaires, et ne citent pas le chiffre qui nous concerne.

Les différents plans mis en oeuvre auraient induit des changements de comportement... En réalité, le principal changement comportemental constaté est une démarche d'optimisation fiscale du consommateur ! Pour prendre un exemple absurde, mais qui relève du quotidien, imaginons deux boulangeries très proches l'une de l'autre, la première vendant la baguette à 10 euros, la seconde à 5 euros : au bout d'un moment, même si la baguette à 5 euros est moins bonne, le client finira par l'acheter. Dans un pays où les questions d'inflation et de pouvoir d'achat sont importantes, cela devient un réflexe. Il faut le savoir, un fumeur français découvrant le marché parallèle ne retournera jamais chez son buraliste ; il échappera alors aux politiques de santé publique.

Par ailleurs, le maintien de la prévalence tabagique à un niveau élevé s'explique par les différents éléments déjà évoqués. Effectivement, la France, pays européen où les prix du tabac sont les plus élevés, n'est pas une île. Dès lors qu'il est possible, au sein de l'Union européenne, de traverser rapidement une frontière pour acheter des produits deux fois moins chers, les gens le font. Les achats transfrontaliers de tabac ont créé une sorte d'appel d'air. On a commencé avec une contrebande de fourmis, puis le marché parallèle a suscité l'intérêt des réseaux de criminalité et, en parallèle, la contrefaçon a explosé. En 2017, le marché parallèle était constitué pour moitié d'achats transfrontaliers et pour moitié de contrebande. En 2022, la contrefaçon en représente encore 50 %, avec une surface de contact entre acheteurs et vendeurs à la sauvette qui s'est développée de façon ahurissante. Hier, il fallait traverser la frontière ; aujourd'hui, il suffit d'aller en bas de chez soi !

Manifestement, la fiscalité comportementale sur le tabac n'est plus la solution. M. Bas le disait très justement : du point de vue des recettes fiscales, nous avons dépassé le pic de la courbe de Laffer. Les chiffres annuels de Santé publique France sont par ailleurs incontestables.

Vous évoquez le succès des campagnes du PNLT. En la matière, la manifestation phare annuelle est le « Mois sans tabac », dont le nombre d'inscrits baisse d'année en année. Par ailleurs, la réduction de la prévalence tabagique observée en 2018 et 2019 est liée non pas à la politique fiscale, mais au développement du vapotage. Or, le vapotage qui était encouragé, à la fois, lors du « Mois sans tabac » et sur Tabac Info Service, ne l'est plus.

Dès lors, que peut-on améliorer ? Il faut surtout faire de l'information. Au Royaume-Uni, le National Health Service (NHS), l'équivalent de Santé publique France, a pris clairement fait et cause pour le vapotage, en multipliant les campagnes d'information, d'éducation et de sensibilisation. Dans le cadre du programme « Swap to stop » - « Changer pour arrêter », le Gouvernement a distribué plus d'un million de kits de vapotage à des fumeurs en leur disant : « Essayez, parce que ça marche ». Et en effet, cela fonctionne. Dès 2019, des études concluaient que le vapotage était plus efficace pour arrêter de fumer que les patchs nicotiniques. Rappelons que le premier ne coûte rien à l'État quand les seconds représentent plusieurs centaines de millions d'euros de remboursement. Là encore, il faut s'interroger et, probablement, changer de logiciel.

M. Benoît Bas. - Malgré les communications ambiguës laissant croire à une réduction du nombre de fumeurs, les hausses de fiscalité n'ont pas fait baisser la prévalence tabagique. Ce qui chute, ce sont les ventes dans le réseau légal : les fumeurs fument toujours autant ; ils vont simplement s'approvisionner ailleurs !

Que faire ? Je le redis, il faut encourager les alternatives au travers d'un cadre fiscal favorable et, surtout, renforcer la communication auprès des fumeurs sur la balance bénéfices-risques entre les différents produits. Au Royaume-Uni, l'agence Public Health England a mis en place des politiques de ce type, ainsi qu'un cadre fiscal adapté. Rappelons au passage que si les prix sont plus élevés au Royaume-Uni, le niveau de taxes y est de 60 %, contre 84 % en France. De plus, le caractère insulaire du pays facilite la lutte contre le marché parallèle. Il y a bien une corrélation entre, d'une part, la hausse de la fiscalité et, d'autre part, la hausse du marché parallèle et la baisse des ventes légales. En revanche, il n'y en a pas avec le niveau de consommation réelle dans le pays et la prévalence tabagique.

M. Vincent Zappia. - Madame la rapporteure générale, vous nous avez présentés comme des industriels du tabac, alors que nous sommes des industriels de la nicotine.

Nous l'avons compris, la finalité du fumeur est non pas le tabac, mais la nicotine. Nous avons donc investi massivement dans le vapotage et les sachets de nicotine. Pour libérer le fumeur du tabac, il convient de l'accompagner, en lui proposant des produits permettant d'arrêter de fumer. C'est le cas en Suède, pays qui possède la prévalence la plus faible pour la consommation de tabac et le cancer du poumon. L'Angleterre a également fait ce choix pragmatique.

Pourquoi n'allons-nous pas dans le même sens ? Des cadres réglementaires pour le vapotage et les sachets de nicotine permettraient de libérer le fumeur du tabac, tout comme la promotion par l'État de ces usages permettrait de faire baisser la prévalence tabagique.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Vous évoquez une « libération » du fumeur. Pourquoi, dès lors, l'enchaîner à tous ces substituts, associés à des odeurs attrayantes ?

M. Vincent Zappia. - Il est très difficile de sortir de l'addiction du tabac. C'est la raison pour laquelle il faut proposer au fumeur, dans les bureaux de tabac, une alternative dont les risques sont réduits. Je le rappelle, la nicotine n'est pas cancérigène. Pourquoi se priver d'un produit non cancérigène permettant d'aider le fumeur ?

M. Cyril Lalo. - Les produits de vapotage des industriels présents autour de cette table ne sont pas concernés par les odeurs attractives qui viennent d'être évoquées. Certes, il y a depuis dix ans une variété des arômes de vapotage, mais rien qui soit lié à la confiserie. Les conditionnements visant directement les jeunes, par exemple faisant référence à des dessins animés, proviennent des États-Unis ou de Chine.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Je pensais à des vapotages goût barbe à papa ou caramel.

M. Cyril Lalo. - Aucun d'entre nous ne vend de tels produits, qui n'ont rien à faire sur le marché. Nous avons tenté de faire cadrer ces phénomènes, mais le ministère de la santé nous a opposé une fin de non-recevoir.

M. Benoît Bas. - En tant qu'entreprises responsables bénéficiant de contrôles qualité et d'une fabrication au sein de l'Union européenne, nous jugeons nécessaire de mener une réflexion sur la vente de tels produits, que l'on peut trouver n'importe où - dans les supermarchés, sur internet. Pourquoi les buralistes, qui, en tant que préposés de l'État, doivent s'assurer que les mineurs n'achètent pas ces produits, n'en sont-ils pas les vendeurs exclusifs ?

Mme Stéphanie Martel. - La question peut être abordée sous un autre angle, si l'on s'intéresse aux arômes permettant au fumeur d'arrêter de fumer. Cela étant, il y a bien, liée à cette thématique des arômes, celle de l'attractivité auprès des mineurs. Selon nous, il convient d'éviter l'accès des jeunes à tous ces produits, ce qui met en jeu, à la fois, leur attractivité et leur accès. Nous serions favorables à la vérification de l'âge par contrôle de pièce d'identité, mais aussi par reconnaissance faciale, qui pourrait devenir un standard pour la distribution de ces produits.

Si la prévalence tabagique a baissé parmi les mineurs, la taxe n'est qu'un facteur parmi d'autres mesures liées à la prévention et aux restrictions d'usage de la cigarette. Nous sommes convaincus que la taxe comportementale, appliquée d'une certaine manière, fonctionne. Toutefois, elle doit être accompagnée d'informations.

M. Alain Milon, président. - Les premières connaissances médicales sur la dangerosité du tabac n'ont émergé qu'en 1947. Soyons donc modérés sur l'usage du vapotage ! Je pense notamment aux substances chimiques que celui-ci implique et dont on ne connaît pas encore les conséquences sur la santé.

À titre personnel, je n'approuve pas le discours consistant à dire que la nicotine n'est pas cancérigène, sans ajouter qu'il s'agit d'un produit addictif. Ce n'est pas un hasard si certains utilisent des arômes pour piéger les jeunes. En outre, la nicotine entraîne des problèmes cardiaques et tensionnels importants.

Mme Émilienne Poumirol. - Vous affirmez haut et fort - cela me gêne un peu - que la nicotine n'est pas cancérigène. Toutefois, le lien semble avoir été fait avec le cancer de la vessie. Par ailleurs, la nicotine a des effets cardiovasculaires. Elle provoque des maladies chroniques telles que les insuffisances cardiaques, les artérites et les accidents vasculaires cérébraux. Nous avons récemment interdit les puffs, dans lesquelles la quantité de nicotine est extrêmement élevée. Si les produits du vapotage contiennent de la nicotine, on peut penser que les effets cardiovasculaires seront les mêmes que ceux que nous connaissons aujourd'hui avec le tabac.

Sur le plan de la santé publique, nous ne gagnerons rien à remplacer la cigarette par le vapotage. Et je ne parle pas du coût des maladies que je viens d'évoquer pour le budget de la sécurité sociale !

Mme Stéphanie Martel. - De notre point de vue, la nicotine est addictive et n'est pas sans risque. Mais cela renvoie à la notion de sevrage et, en conséquence, au PNLT. Ce programme est très axé sur le sevrage, avec des outils comme le remboursement des substituts nicotiniques ou le « Mois sans tabac », que l'on ne peut qu'encourager, mais qui restent assez peu efficaces. Quant au paquet neutre, il a eu son efficacité en 2017, au moment de son entrée en vigueur. Mais les fumeurs s'y sont habitués et, alors que l'on pourrait utiliser le paquet comme support d'information sur la nocivité des produits, un paquet neutre pour toutes les catégories de produits équivaut à dire au consommateur que tout se vaut.

Le sevrage reste évidemment un enjeu prioritaire. Mais l'efficacité des outils étant limitée, nous estimons qu'il faut une approche complémentaire : dans la mesure où les fumeurs ont des profils différents, développer les alternatives sans combustion, c'est maximiser leurs chances d'arrêter de fumer. Ainsi, une fois le tabac chauffé adopté, 73 % des fumeurs ne reviennent pas à la cigarette.

Le nouveau PNLT reconduit les mesures de l'ancien et, sans revenir sur la question de la taxe, les mêmes causes produiront les mêmes effets. En outre, on ne peut que le déplorer, l'évaluation des produits est de nouveau rognée, le budget du fonds de lutte contre les addictions (FLCA) ayant été divisé par deux en trois ans. Or il y a, autour de l'émission de ces avis, un enjeu important : toute réglementation et toute fiscalité qui se veulent cohérentes et efficaces pour réduire la consommation de cigarettes en France doivent se fonder sur la science et les évaluations.

M. Vincent Zappia. - Mme la rapporteure générale nous a demandé ce que nous proposions pour réduire la prévalence tabagique et nous avons évoqué les mesures alternatives, telles que le vapotage et le sachet de nicotine, et leur promotion. J'ai l'impression, en écoutant les propos tenus, que l'on accorde une prime à l'immobilisme. Il est certain que, si on ne fait rien, la prévalence tabagique ne baissera pas, le commerce parallèle explosera et les recettes fiscales diminueront. Par ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs, puisque la nicotine a des effets cardiovasculaires, pourquoi n'interdisez-vous pas les patchs vendus en pharmacie ?

Mme Émilienne Poumirol. - Je n'ai absolument pas dans l'idée qu'il faut rester immobile. Je me suis simplement insurgée contre des affirmations selon lesquelles la nicotine n'est pas cancérigène et serait un produit banal. Oui, il faut changer les comportements, et ce en répétant que la nicotine est addictive et emporte des effets cardiovasculaires.

Du reste, je vous rejoins entièrement sur la nécessité d'évaluer les produits utilisés pour fabriquer les liquides de vapotage, car on en sait encore trop peu sur ce sujet. Comme l'indiquait Alain Milon, on s'apercevra peut-être dans vingt ans que certains produits chimiques employés, y compris en l'absence de nicotine, sont toxiques. Il serait donc utile d'avoir des évaluations scientifiques régulières sur ces questions. Nous pourrions ainsi mieux informer les consommateurs.

M. Cyril Lalo. - Madame la sénatrice, vous avez soulevé deux points importants.

D'une part, vous avez indirectement comparé les taux de nicotine contenus dans un produit de vapotage et dans une cigarette. Ces taux sont difficilement comparables. En effet, la nicotine inhalée par vapotage est absorbée par le corps de façon plus diffuse que lorsqu'il y a combustion, cette dernière demeurant, malheureusement, la manière la plus efficace d'obtenir un pic nicotinique.

D'autre part, vos observations rappellent qu'il existe sur le marché français des produits ne respectant tout simplement pas la loi sur le dosage maximal de nicotine dans les liquides. Ce problème, je le déplore, ne sera pas traité dans le cadre de la proposition de loi visant à interdire les dispositifs électroniques de vapotage à usage unique, dite puffs.

Vous avez raison : la nicotine est un produit addictif et il serait bien entendu préférable de respirer de l'air frais. Cependant, le vapotage, le tabac à chauffer et les sachets de nicotine apparaissent comme des outils réellement susceptibles de provoquer un changement de comportement chez les fumeurs.

M. Alain Milon, président. - Avant les prochaines interventions, permettez-moi de rappeler que votre rôle de représentants de l'industrie du tabac est de limiter le nombre de fumeurs et de personnes tombant malades, sans pour autant perdre des clients ou voir votre chiffre d'affaires diminuer. Je n'ai rien à y redire : d'un point de vue économique, cela se justifie pleinement. Mais l'objectif que nous visons de notre côté, en qualité de sénateurs, est à la fois que les gens fument moins, qu'il y ait moins de malades et que les jeunes ne tombent dans l'addiction. De ce point de vue, il est possible que nos rôles s'opposent...

Mme Pascale Gruny. - Je suis entièrement d'accord avec le président Milon : nous devons éviter que les jeunes ne tombent dans l'addiction au tabac, ou à toute autre substance.

Je souhaite vous interroger sur votre volume de ventes dans l'Union européenne, puisque vous commercialisez en France, au Luxembourg ou en Belgique les mêmes cigarettes. Avez-vous constaté une baisse de ce volume de vente ?

Vous avez indiqué que la consommation de cigarettes en France ne baissait pas, car les consommateurs se fournissent dans les pays frontaliers. J'ignore comment sont calculées ces statistiques, dès lors que les consommateurs ne déclarent pas leurs achats de cigarettes en franchissant la frontière à leur retour de Belgique, du Luxembourg ou d'Espagne.

Mme Annie Le Houérou. - Avez-vous évalué l'impact de la mise en place du paquet neutre ?

Par ailleurs, êtes-vous soumis à une obligation de déclaration de la composition de vos produits de vapotage ? En effet, l'origine de certains produits reste inconnue. Comment cette composition est-elle vérifiée ?

M. Cyril Lalo. - S'agissant de la composition des produits de vapotage, les ingrédients doivent être déclarés en ligne sur le point d'entrée électronique commun de l'Union européenne (PEC-UE), ce que nos entreprises respectives font systématiquement. En France, la liste de ces ingrédients est notifiée à l'Anses. Les ingrédients contenus dans nos produits déclarés sur la plateforme européenne sont donc connus. Encore faut-il que tous les fabricants en fassent de même, ce qui est une autre question...

S'agissant de l'entrée des jeunes dans le tabagisme à travers le vapotage, une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) parue en 2020 concluait à l'absence d'effet passerelle du vapotage vers le tabac. Cette étude a été réalisée avant l'arrivée des arômes de type bonbon. C'est la raison pour laquelle Seita Imperial Tobacco tient à avancer sur ce sujet, en créant une relation de travail avec les parlementaires, le Gouvernement ou encore l'administration, de manière à réglementer le vapotage pour en faire un véritable outil de réduction des risques et du nombre de fumeurs. C'est un sujet que nous devons traiter.

Le paquet neutre a été mis en oeuvre au 1er janvier 2017, sans aucune évolution du prix avant le 13 novembre 2017, afin d'étudier l'effet de cette mesure. Celle-ci n'a eu aucun impact sur les ventes légales. Le paquet neutre a seulement cristallisé les parts de marché des fabricants : la marque la plus connue en a bénéficié.

M. Benoît Bas. - Japan Tobacco n'a pas relevé d'impact sur le comportement des fumeurs à la suite de la mise en place du paquet neutre et il n'existe aucune preuve d'un tel effet. Les pays ayant adopté la même mesure - l'Irlande, la Nouvelle-Zélande ou encore l'Australie - n'ont pas davantage constaté d'effet sur la consommation de tabac.

La baisse de la prévalence du tabagisme résulte effectivement d'un ensemble de mesures - plus incitatives que punitives, comme on l'a vu -, non de l'instauration du paquet neutre. Cette dernière découlait d'un postulat erroné, à savoir que le fumeur fait son choix dans le rayon du buraliste en fonction de la couleur du paquet. Or le fumeur, lorsqu'il est habitué à une marque de cigarettes, achète toujours la même, indépendamment du packaging.

M. Vincent Zappia. - Jamais au grand jamais nous ne ciblons les jeunes ! Les industriels du tabac ont été accusés d'avoir inventé les cigarettes jetables. C'est faux ! Je n'ai pas peur de nommer le premier acteur qui est arrivé sur le marché français avec des arômes et un marketing agressif à destination des jeunes : il s'agit de la société Liquideo, avec ses cigarettes jetables WPuff. Nous n'avons pas inventé les cigarettes jetables et il n'était pas question pour nous, à l'origine, d'en vendre ; nous avons seulement dû répondre à un marché.

Lorsque nous commercialisons un produit, nous formons les buralistes de manière très stricte ; si l'un d'entre eux se retrouve pris la main dans le sac, nous lui retirons nos produits. Cela a également été le cas avec les sachets de nicotine. De la même manière, l'accès à nos sites internet est conditionné par un double mécanisme de vérification de l'âge, qui s'appuie à la fois sur la carte d'identité et sur la reconnaissance faciale.

C'est un véritable procès qui a été intenté à mon entreprise et aux industriels classiques du tabac. Nous ne sommes pas responsables de ces dérives. Nous avons toujours demandé des cadres réglementaires et fiscaux pour éviter que les jeunes aient accès aux produits et pour aider les fumeurs à se libérer du tabac.

Mme Stéphanie Martel. - Je n'ai pas de chiffres précis sur la prévalence du tabagisme en Europe, mais la France fait aujourd'hui figure d'exception. La prévalence baisse dans les pays qui nous entourent, comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne. Nous pourrons vous communiquer des chiffres ultérieurement. Néanmoins, dans ces pays, la fiscalité sur le tabac est bien moins forte que celle de la France.

Pour rebondir sur les propos de Vincent Zappia concernant les jeunes, nous devons trouver une approche équilibrée, qui encourage les fumeurs à adopter une alternative moins nocive pour leur santé, tout en évitant l'exposition des mineurs au tabac.

De ce point de vue, nos entreprises suivent une approche responsable : leurs produits ne sont pas attractifs pour les jeunes et sont distribués dans des réseaux qui, en principe, sont eux aussi responsables. Néanmoins, un arsenal de mesures et de réglementations reste à mettre en place pour éviter l'accès des jeunes aux produits - sans pour autant en priver les fumeurs. Un compromis doit être trouvé entre ces deux impératifs, conformément à l'approche suivie par le rapport « Les nouveaux produits du tabac ou à base de nicotine : lever l'écran de fumée » de 2023 de l'Opecst. Votre ancienne collègue Catherine Procaccia, qui en était l'une des auteurs, s'était intéressée aux moyens de réglementer les arômes des cigarettes électroniques et les puffs, tout en insistant sur la nécessité de faire avancer l'évaluation des nouveaux produits en France, notamment par l'Anses.

La France est aussi isolée sur la question de l'évaluation. Dans les pays qui nous entourent, mais pas seulement - les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l'Italie -, les autorités de santé émettent des avis, font des revues de littérature et réalisent leurs propres études pour montrer que le tabac chauffé, le vapotage, les sachets de nicotine et le snus sont moins nocifs que la cigarette. Les évaluations varient selon les autorités, tous les produits n'étant pas systématiquement étudiés ; mais c'est en tout cas le travail que nous attendons de notre autorité d'évaluation des risques !

Mme Émilienne Poumirol. - Vous avez beaucoup insisté sur le fait que les produits de vapotage étaient distribués et contrôlés dans des circuits, et vous évoquez des bureaux de tabac. Or certaines boutiques sont spécialisées dans la vente de ces produits...

M Alain Milon, président. - Il y a beaucoup à dire sur ce sujet : à l'époque, j'avais proposé à la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, Marisol Touraine, que les produits de vapotage soient commercialisés par des boutiques situées dans les bureaux de tabac. Elle avait refusé.

Mme Émilienne Poumirol. - Ce que vous décrivez n'est donc pas la réalité. Je suis un peu étonnée de vous entendre dire que vous formez les buralistes pour qu'ils incitent leurs clients à se tourner vers le vapotage plutôt que vers le tabac. Pour ma part, j'achète mon liquide pour cigarette électronique dans une boutique ne vendant que des produits de vapotage.

M. Benoît Bas. - C'est la raison pour laquelle nous soutenons l'initiative du président Milon : il faut réserver la vente de ces produits - qui ne sont pas des produits comme les autres - à des professionnels du tabac et de la nicotine, afin qu'ils puissent être contrôlés par les douanes et les autorités de santé. C'est aussi un moyen de prévenir l'entrée des jeunes dans le tabagisme. Les supermarchés ou boutiques commercialisant à l'heure actuelle ces produits ne sont pas soumis aux mêmes contrôles ni aux mêmes contraintes que les bureaux de tabac.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La fiscalité des produits du tabac - Audition de M. Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes

M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'entendre M. Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes, sur la fiscalité des produits du tabac.

Je rappelle que ces auditions ont lieu dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Nos collègues Élisabeth Doineau, rapporteure générale, et Cathy Apourceau-Poly ont en effet été chargées par la Mecss, le 17 janvier 2024, de réaliser un contrôle sur ce thème.

Cette audition fait l'objet d'une captation télévisuelle, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne.

M. Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes. - Je suis très honoré d'être aujourd'hui parmi vous, car je crois que la Confédération des buralistes est auditionnée pour la première fois par votre commission sur le sujet de la fiscalité comportementale. Je vous sais gré d'écouter notre profession et j'estime, en tant qu'homme de dialogue, qu'il faut confronter les idées divergentes afin de contribuer au bien commun.

Je vous remercie donc de nous recevoir sur un deuxième créneau, au titre des distributeurs et non pas au titre d'émetteurs sur le marché. Les 23 000 buralistes que je représente sont des entrepreneurs, des hommes et des femmes qui exercent leur métier de débitant de tabac sur tout le territoire sur la base d'un traité de gérance. La Confédération des buralistes est l'organisation professionnelle représentative de ces 23 000 buralistes, avec un taux d'adhésion assez flatteur de 87 %.

Chargé de cette organisation depuis octobre 2017, j'exerce moi-même le métier de buraliste depuis vingt-trois ans dans les Pyrénées-Atlantiques, plus précisément dans la petite commune de Lescar, dans laquelle j'ai exercé un mandat d'élu jusqu'en 2020. Passionné de commerce de proximité, j'ai rejoint la famille des buralistes en 2000. Je précise que Lescar est située à 45 minutes de la frontière espagnole.

Cette proximité n'a pas douché mon ambition de devenir buraliste et de porter cette vision d'une profession qui est avant tout une profession de commerçant engagée sur tous les territoires, désireuse d'être utile au travers d'un plan de transformation que j'ai initié lors de mon arrivée aux responsabilités. Mon constat était qu'après des années difficiles, le réseau de buralistes disposait malgré tout d'opportunités : 10 millions de Français fréquentent chaque jour nos commerces, dont 42 % ne viennent pas pour acheter du tabac.

Au-delà des sujets préoccupants et prégnants du tabac, coeur de métier des buralistes, nous devions donc saisir toutes les opportunités dans le cadre de ce plan, signé dès 2018 avec le ministère des comptes publics. J'ai porté une vision non pas de combat, mais davantage de soutien et de mutation du métier de buraliste. L'évolution n'est en aucun cas synonyme de reniement : il s'agit de savoir s'adapter aux enjeux contemporains et aux contraintes réglementaires, ledit plan ayant été renouvelé en janvier 2022 pour cinq ans supplémentaires.

La première phase d'application, de 2018 à 2022, s'est avérée un succès puisque 4 426 entreprises, avec le concours des fonds publics, se sont engagées dans cette transformation visant à donner un nouvel élan à notre métier. L'un de nos objectifs consiste à atteindre un taux de 50 % d'entreprises transformées à l'horizon de 2027, en rappelant que la Confédération regroupe des indépendants et non pas des franchisés : son rôle consiste à faciliter la prise de conscience des professionnels quant aux responsabilités qui leur incombent en vertu des contrats de gérance, dont celles qui sont liées à la protection des mineurs.

D'ici à la fin de mon mandat en octobre 2025, je souhaiterais bâtir un meilleur encadrement des produits dits « sensibles » et notamment ceux qui sont liés à la nicotine. En effet, aucun cadre réglementaire n'existe actuellement pour cette substance alors qu'il vaudrait mieux anticiper. Ma démarche peut paraître surprenante aux yeux des autorités sanitaires ou de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), mais j'estime que solliciter un encadrement réglementaire relève d'une approche responsable. Nous avons d'ailleurs déjà joué le rôle de lanceurs d'alerte par rapport à des nouveaux produits arrivant sur le marché.

Les entrepreneurs que je représente, engagés au service d'une population, d'un territoire et d'un métier, expriment, à l'instar de leurs concitoyens, de nombreuses inquiétudes. Témoins du quotidien, les buralistes souhaitent être utiles et faire évoluer leur métier de débitant à commerçant d'utilité locale. En remplissant le rôle de relais essentiel du lien social et du bien-vivre ensemble dans les territoires, ils sont en quelque sorte « les plus près des plus éloignés ». Dans le cadre de ces évolutions du métier, nous devons tenir compte des contraintes sociétales et servicielles : le buraliste est en effet au service des populations et des territoires, son contrat de gérance impliquant des obligations auprès de la direction générale des finances publiques (DGFiP) - avec le paiement de proximité - et du service postal.

Nous ne sommes en aucun cas des opposants à la santé publique. Comme je l'ai expliqué aux quatre ministres avec qui j'ai été amené à travailler en six années de mandat, les manifestations des buralistes organisées dès 2003 ne visaient pas la politique de santé publique à proprement parler - nous devons tous en être les acteurs - mais la méthode choisie, à savoir une augmentation exponentielle de la pression fiscale. Le premier plan Santé adopté sous la présidence de Jacques Chirac avait abouti à une augmentation du prix du tabac de 40 % en octobre 2003, d'où des années difficiles et la fermeture de 10 000 établissements en l'espace de quinze ans, phénomène que vous avez pu observer dans vos territoires respectifs. La fermeture de ces commerces de proximité a souvent été un drame, tant ils pouvaient être l'âme d'un village ou d'un quartier. Mes collègues qui ont baissé définitivement le rideau n'étaient pas fautifs, mais n'ont pas eu le temps de s'adapter à un changement brutal.

En conclusion, nous souhaitons être des acteurs responsables et réactifs par rapport aux enjeux de société, dont la santé. Je signale que nous avions alerté les autorités à propos des dérives observées autour des puffs sur lesquels vous vous êtes prononcés récemment, en pointant leurs techniques de commercialisation et leur appropriation par un public trop jeune. Nous avons également soutenu la loi « Influenceurs » et travaillé avec la Mildeca comme avec l'Autorité nationale des jeux (ANJ) : acteurs du quotidien, nous sommes les mieux placés pour veiller à mieux protéger certaines populations des produits engendrant certaines dérives.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Merci de nous apporter votre expertise concernant cette profession qui compte beaucoup dans nos territoires, le réseau des buralistes contribuant en effet au vivre-ensemble de par son maillage territorial. Pour autant, nous sommes avant tout attachés à ce que nos concitoyens vivent le plus longtemps possible en meilleure santé, alors qu'ils sont avant tout des clients pour votre profession.

Dans le cadre de cette mission d'information, nous souhaitons examiner les effets comportementaux de la fiscalité sur le tabac, démarche que nous élargirons à l'alcool, aux boissons sucrées et aux aliments gras ou sucrés susceptibles de favoriser des maladies.

S'agissant de votre Confédération, nous centrons nos interrogations sur le tabac, même si vous pouvez être amenés à vendre de l'alcool et des jeux, sujets que nous pourrions aborder en examinant l'ensemble des comportements addictifs. En résumé, nous souhaitons identifier les leviers permettant d'améliorer les comportements et d'éviter un certain nombre de décès prématurés.

Vous avez évoqué les nombreuses fermetures d'établissement, qui ne semblent pas exclusivement liées à la hausse du prix du tabac dans la mesure où la démographie et les comportements de nos concitoyens ont évolué. Nous sommes cependant conscients de la nécessité d'offrir la possibilité à une profession dont l'activité économique est affectée par une politique publique de trouver des voies d'adaptation. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les 42 % de clients qui n'achètent pas de tabac ?

Par ailleurs, comment pourrions-nous, avec vous, mieux faire respecter la loi sur l'interdiction de la vente de tabac aux mineurs ? Certains d'entre eux se voient parfois accorder la possibilité d'acheter des cigarettes.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Je suis particulièrement attachée aux buralistes, qui sont souvent le seul lien présent dans nos villages et dont le métier a énormément évolué. Quelle appréciation portez-vous sur la fiscalité du tabac telle que résultant de l'article 15 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 ? Quelles évolutions souhaiteriez-vous éviter ?

M. Philippe Coy. - Après le choc brutal de fiscalité survenu en 2003, dans le cadre d'une volonté très louable de préserver la santé publique et de faire diminuer la prévalence tabagique qu'aucun buraliste ne conteste, nombre de nos collègues ont eu des difficultés à s'adapter. La vente de tabac, l'essence même du commerce, représentait 80 % à 90 % des recettes des entreprises, le jeu et la presse étant des activités complémentaires.

Parallèlement, des changements dans les comportements sociétaux sont intervenus, ce que nous n'avons pas su anticiper. Nous avons sans doute été aveuglés par la colère liée au fait de voir nos clients non pas arrêter de fumer, mais arrêter d'acheter du tabac en France pour privilégier des pays voisins tels que la Belgique et l'Espagne. Privés du temps nécessaire à notre adaptation à ce nouveau contexte, nous n'avons pas vu qu'une partie de la baisse des volumes était aussi liée à un changement sociétal plus large, le tabac ayant régressé au sein de l'ensemble de l'Union européenne, comme j'ai pu le constater en tant que vice-président de la Confédération européenne des détaillants en tabac.

À la fois très forte et très rapide en France, la diminution des volumes n'a pas suivi les évolutions de la société. Les buralistes n'ont pas cru à la cigarette électronique lors de son arrivée quinze ans plus tôt, d'où une inadaptation du réseau à des clients qui souhaitaient abandonner une consommation de tabac onéreuse et nocive pour s'orienter vers des produits moins nocifs.

Pris dans la tourmente de la fiscalité, le réseau a été lourdement affecté, enregistrant une perte de volumes et de valeur. Sur le premier aspect, je rappelle que nous sommes un commerce de flux, chaque établissement accueillant en moyenne 450 clients à 500 clients par jour. Un client qui vient acheter du tabac en profite généralement pour acheter un jeu ou un journal, ce flux de fréquentation assurant l'équilibre économique de l'établissement. Nous avons connu un nombre élevé de fermetures en raison de la diminution de ce flux, que le plan de transformation vise à enrayer.

L'hémorragie qu'a représentée la fermeture de 10 000 entreprises a été un véritable drame, que notre stratégie semble avoir heureusement stoppé, même si le réseau reste fragile et si certaines entreprises sont portées à bout de bras par des collègues qui refusent d'abandonner.

L'enjeu de la protection des mineurs est bien évidemment essentiel. La Confédération ne nie pas l'existence de quelques erreurs très regrettables, et a constitué depuis 2019 un groupe de travail sur ce sujet pour sensibiliser - plutôt que vilipender - nos collègues. Je travaille avec des autorités telles que la Mildeca et avec des parlementaires afin de responsabiliser nos collègues, qui ont des droits et des devoirs. Le dernier protocole que j'ai signé avec le ministre des comptes publics conditionne d'ailleurs toutes les aides publiques au respect de la réglementation, toute infraction en matière de vente de tabac aux mineurs faisant perdre le bénéfice des dispositifs d'aide. J'ajoute que protéger les mineurs n'a parfois rien d'évident lorsque nous avons affaire à des jeunes très véhéments et qu'il n'est pas toujours aisé de se faire respecter.

En 2019, nous avons lancé une campagne de communication plus positive accompagnant l'affichage des interdictions réglementaires. Inspirée du modèle anglais, celle-ci a été menée au moyen de stickers indiquant « Si tu veux en acheter et que tu as l'âge requis, prouve ton identité », afin de responsabiliser le consommateur. Il nous fallait néanmoins aller plus loin, d'où la création en 2023 d'une plateforme de certification dénommée « Bob » (buraliste officiellement bienveillant), qui repose, je le concède, sur le volontariat. Afin d'adapter notre message aux jeunes, nous avons sollicité des écoles de marketing et retenu un projet inspiré par celui qui est mené en matière de prévention routière avec le chauffeur Sam. Le buraliste doit ainsi obtenir neuf sur dix en validant plusieurs modules en ligne - tabac, vape, alcool et jeux - pour recevoir ensuite un diplôme qu'il peut afficher dans son établissement, une partie des clients étant sensibles à ce geste responsable en faveur de la protection des mineurs.

Nous sommes donc pleinement engagés dans cette démarche, afin de responsabiliser les 23 000 buralistes et leurs 80 000 collaborateurs. J'ajoute que cet objectif de protection des mineurs ne suscite plus aucune contestation dans notre réseau, à tel point que nous avons accueilli des professionnels de santé lors des deux dernières éditions de notre congrès national, dont l'addictologue Jean-Pierre Couteron, venu animer une conférence sur les dangers que représente l'accès des mineurs à des produits tels que le tabac ou le jeu, ainsi que William Lowenstein, autre expert renommé. Je tiens à souligner la difficulté à trouver des intervenants en raison de la diabolisation dont nous sommes parfois l'objet, alors que nous ne pourrons pas adopter de bonnes pratiques sans échanger avec ces professionnels de santé.

Concernant la fiscalité, je ne dissimulerai pas ma contrariété. Dans la mesure où notre revenu est lié à une commission, on pourrait penser à première vue que l'augmentation du prix représentait une aubaine pour la profession, mais ce raisonnement théorique ne serait valable qu'avec des volumes de vente constants. Dans les faits, ces volumes ont fortement diminué en France durant les vingt dernières années, sans que la prévalence tabagique diminue dans les mêmes proportions.

L'outil fiscal ne s'est donc pas montré aussi vertueux qu'escompté en l'absence d'harmonisation européenne. En tant que buraliste à Lescar, comment voulez-vous que je me satisfasse d'un paquet à 12,5 euros dès lors que le consommateur peut l'acheter à 5,5 euros en passant la frontière espagnole à proximité, voire à 3,25 euros en Andorre ? L'effet dissuasif d'un prix élevé se voit ainsi neutralisé par ces moyens de contournement que les citoyens qui ne souhaitent pas arrêter de fumer ou qui s'orientent vers des produits moins nocifs utilisent largement. Cette pression fiscale a désormais atteint un sommet dans le déraisonnable, d'où la demande d'un moratoire sur la fiscalité que nous avons adressée au ministre de la santé. Nous ne pouvons pas courir en tête de l'Union européenne avec des voisins qui proposent des prix inférieurs de moitié : la France n'est pas une île.

En outre, le phénomène de la contrefaçon s'est développé depuis la pandémie. Je me souviens d'un message de la directrice générale des douanes, en 2020, m'indiquant qu'aucune usine de contrefaçon n'existait en France : elle s'était ensuite ravisée en précisant que ses services n'en avaient pas encore trouvé, avant que cinq usines soient découvertes et démantelées. L'une d'entre elles était installée dans la banlieue de Toulouse au fond d'un garage et fabriquait 1 500 cigarettes par minute.

Nous avons donc cassé le modèle de prévention et abîmé une profession, sans atteindre les objectifs fixés en matière de santé publique. Une fois encore, je ne prétendrai pas que fumer est bon pour la santé et ne réclamerai pas de retour en arrière, mais j'insiste sur le fait que la France ne peut agir seule. L'importance du phénomène de contrefaçon a encore été illustrée cette semaine, 17 tonnes de tabac contrefait ayant été saisies à Angers. Je tiens d'ailleurs à saluer le remarquable travail de l'administration des douanes, présente en permanence sur le terrain et dont les agents mettent parfois en péril leur intégrité physique.

Cette pression fiscale n'est donc plus supportable, à tel point que j'en viens à regretter la période 2003-2005. La situation des frontaliers que nous évoquions alors avec insistance semblait agacer tout le monde, seuls les primofrontaliers - des Pyrénées-Atlantiques, de l'Ariège, du Nord ou du Pas-de-Calais - étant alors concernés. Au sein même de la Confédération, personne ne comprenait alors le mal que nous dénoncions, mais nous sommes désormais tous frontaliers : dans les Côtes-d'Armor ou dans le centre de la France, les problèmes sont partout les mêmes, avec des bandes criminelles qui distribuent du tabac de contrefaçon. Il est même possible d'en commander via son smartphone et de s'en faire livrer.

Merci de m'avoir permis de vous alerter sur cette pression fiscale inadmissible, qui n'a pas atteint ses objectifs louables en matière de santé publique. Certes, la prévalence tabagique a diminué chez les jeunes, ce dont nous pouvons nous féliciter ; en revanche, les résultats ne sont pas au rendez-vous pour les Français les plus modestes et les femmes.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Nous sommes bien conscients que d'autres leviers, tels que l'éducation et l'information, doivent être mobilisés aux côtés de la fiscalité.

Mme Solanges Nadille. - Comment voyez-vous l'avenir de vos commerces alors qu'il n'y aura probablement aucun retour en arrière sur la fiscalité ? Celle-ci représente une manne financière, même si elle est peut-être mal dirigée.

M. Philippe Coy. - Avec un mélange de sérénité et d'ennui. En ce qui concerne la fiscalité, les objectifs de collecte affichés dans le cadre des projets de loi de financement de la sécurité sociale ne sont plus atteints depuis quelques années. Si la hausse du prix du tabac venait conforter les revenus des buralistes, l'inquiétude ne serait pas de mise, mais nous observons depuis deux ans la conjonction entre une baisse des volumes et des valeurs négatives chez les buralistes. L'année dernière, les volumes comme les valeurs ont reculé de 7,5 %, une symétrie qui n'avait jamais été constatée jusqu'à présent et qui signifie que le rendement de la fiscalité est lui-même largement affecté.

Il serait bien sûr irréaliste de vous demander de faire marche arrière : solliciter un moratoire semble plus raisonnable afin de pouvoir organiser des politiques de santé publique. Pour y parvenir, j'estime que nous devrions faire preuve d'une ambition en termes de prévention et d'éducation qui fait à ce stade cruellement défaut. Souvent citée, l'Allemagne pourrait être une source d'inspiration, car ce pays a obtenu de véritables résultats avec une prévalence tabagique inférieure de 10 points à celle de la France. La publicité pour le tabac y était pourtant autorisée jusqu'à récemment, tandis que les prix y sont plus bas et que des distributeurs automatiques y sont accessibles. L'écart avec la France tient à l'existence d'une véritable politique éducative et de sensibilisation, dès le plus jeune âge.

Au cours d'une audition à l'Assemblée nationale, je m'étais interrogé sur la moindre ambition française dans ce domaine : si l'enjeu consiste à empêcher les jeunes d'entrer dans le tabagisme, une sensibilisation est nécessaire dès le plus jeune âge et non pas au moment de l'adolescence, à un moment où les amis peuvent exercer une influence. Trois ans plus tôt, j'avais écrit aux deux organisations de parents d'élèves afin de travailler avec elles sur ce sujet, mais mes courriers sont hélas ! restés sans réponse. Il est tout à fait possible de reprocher aux buralistes de vendre du tabac, mais je rappelle que ce produit est légal, et qu'aucune politique ne pourra être menée sans une mobilisation de l'ensemble des acteurs, qu'il s'agisse des parents d'élèves, de l'Éducation nationale, des professionnels de santé ou des parlementaires, sans stigmatiser inutilement une profession.

Nous avons cependant un avenir, qui passera par un approfondissement de notre plan de transformation : parmi les 4 426 collègues qui ont déjà opéré leur transformation, un sur deux a créé un emploi complémentaire, développé un nouveau flux de clients et augmenté de 20 % à 25 % son chiffre d'affaires connexe. Il s'agit bien de créer de la valeur ajoutée, non pas autour du tabac, mais autour de nouveaux produits de nouvelle génération, à la condition qu'un cadre réglementaire clair leur soit fourni.

Ayant participé récemment à la célébration des dix ans du monopole hongrois, instauré pour mieux maîtriser la distribution, j'ai pu échanger avec le directeur qui soutenait ma démarche consistant à demander un nouveau cadre réglementaire, les législations existantes étant débordées par l'arrivée de produits tels que les puffs ou les perles de nicotine.

L'horizon des buralistes se dessine également au travers du renforcement de leur rôle de commerce essentiel de proximité : ils peuvent prendre le relais de La Poste, voire celui des établissements bancaires en installant des distributeurs d'argent à leurs frais. Dans une logique similaire, le succès du paiement de proximité pour les impôts du quotidien a pleinement satisfait la DGFiP tout en facilitant la vie des usagers. Nous sommes donc utiles aux territoires, en complément et non pas en remplacement du service public.

Ces évolutions n'ont rien d'inné chez des commerçants indépendants, mais il me semble indispensable d'accomplir ce pas de côté pour assurer un avenir à notre profession, qui doit s'adapter aux nouvelles générations et aux nouveaux produits.

Mme Émilienne Poumirol. - Pensez-vous que les différents produits de vapotage devraient être vendus uniquement chez les buralistes ?

M. Philippe Coy. - Il existe plusieurs enjeux, dont l'un consiste à encadrer la nicotine non thérapeutique, la nicotine thérapeutique étant légitimement distribuée par les pharmaciens. La nicotine peut désormais être consommée de diverses manières, dont le vapotage, qui répond à des besoins sanitaires et économiques et semble avoir des vertus en l'état de la connaissance scientifique. J'ai du respect pour les entrepreneurs qui tiennent des magasins de vape et n'envisage pas de plaider en faveur d'une restriction de la vente des cigarettes électroniques aux seuls buralistes, même si l'Espagne a décidé d'adopter une loi en ce sens.

Il faudrait cependant s'assurer que tous les acteurs jouent avec les mêmes règles. À ce titre, je rappelle que les buralistes ne peuvent pas, dans le cadre d'une installation au sein d'une commune, se rapprocher d'un établissement de santé ou d'un établissement scolaire, une obligation qui ne s'applique pas aux magasins de vapotage. Les professionnels tenant ces établissements devraient quant à eux suivre les mêmes formations que les buralistes en matière de protection des mineurs. Trois jours de formation sont nécessaires pour devenir buraliste, dont un module d'une demi-journée consacré à la santé : commençons donc par remettre de l'ordre dans la réglementation.

Si ces deux canaux de distribution des cigarettes électroniques sont fiables, il n'est pas trop tard, par ailleurs, pour légiférer sur les produits de nouvelle génération qui se profilent, en posant le principe selon lequel tout produit contenant de la nicotine devra être distribué dans un canal identifié, sécurisé et contrôlé, à savoir le réseau des buralistes. Je parle bien de nicotine sous toutes ses formes, qu'elle soit naturelle ou non : de nouvelles cigarettes sans tabac, mais contenant de la nicotine de synthèse, pourraient être utilisées pour contourner la législation actuelle.

Selon moi, il vaudrait mieux anticiper afin de renforcer le monopole d'État et le réseau des buralistes, en leur accordant une certification de qualité leur permettant de distribuer toute nouvelle forme de nicotine, sans quoi nous risquons de passer notre temps à courir après des produits toujours plus innovants. J'ajoute qu'une telle orientation apporterait de la considération aux buralistes, chargés de vendre des produits à base de nicotine pour le compte des pouvoirs publics.

M. Alain Milon, président. - Je suis complètement d'accord avec vos dernières propositions. Je vous remercie.

La réunion est close à 18 h 35.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 29 février 2024

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Les perspectives de mise en oeuvre de l'obligation organique d'évaluation des niches sociales - Audition de M. Morgan Delaye, chef de service, adjoint au directeur de la direction de la sécurité sociale

M. Alain Milon, président. - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'entendre M. Morgan Delaye, chef de service, adjoint au directeur de la sécurité sociale, sur les perspectives de mise en oeuvre de l'obligation organique d'évaluation des niches sociales.

Ce rapport se situe dans le cadre de la prochaine mise en oeuvre de la disposition de la révision organique de 2022 selon laquelle chaque année, l'annexe du projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale (Placss) relative aux niches sociales doit évaluer un tiers de ces niches.

Je rappelle que l'article L.O. 111-4-4 du code de la sécurité sociale prévoit que « sont jointes au projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale » diverses annexes. L'une de ces annexes, relative aux niches sociales, présente « l'évaluation de l'efficacité de ces mesures au regard des objectifs poursuivis, pour au moins le tiers d'entre elles ». Il est précisé que « chaque mesure doit faire l'objet d'une évaluation une fois tous les trois ans ».

Comme vous vous en souvenez, cette disposition n'a pas été respectée dans le cadre du Placss 2022, ce qui a été l'une des raisons du rejet du texte par le Sénat.

Nous avons entendu, le 17 janvier 2024, les deux inspecteurs généraux des affaires sociales, co-auteurs du rapport de mars 2023 de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'Inspection générale des finances (IGF), sur la méthodologie d'évaluation des niches sociales. Cette audition a apporté peu d'informations utiles, les auteurs du rapport indiquant ne pas avoir d'informations sur ses perspectives de mise en oeuvre.

Monsieur le chef de service, nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss). Vous avez été destinataire d'un questionnaire écrit qui vous permet de connaître nos principales interrogations. Je vous invite, dans un premier temps, à tenir un propos liminaire d'une quinzaine de minutes. Les sénateurs présents, en premier lieu Élisabeth Doineau, rapporteure générale, pourront ensuite vous interroger.

M. Morgan Delaye, chef de service, adjoint au directeur de la direction de la sécurité sociale. - Monsieur le président, madame la rapporteure générale, mesdames, messieurs les sénateurs, vous l'avez rappelé, la loi organique a prévu une évaluation des niches sociales par tiers tous les trois ans en s'appuyant sur l'annexe au projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui existait déjà et avait pour seul rôle jusqu'à présent de recenser les dispositifs d'exonération et d'exemption. Elle présentait une fiche d'identité et les éléments caractéristiques de chacune de ces niches, selon un périmètre qui n'était pas totalement établi.

Les inspecteurs que vous avez auditionnés ont eu pour mission de fixer le périmètre des exemptions et des exonérations qu'il s'agissait désormais d'évaluer. L'enjeu était de s'assurer qu'il était suffisamment complet pour pouvoir respecter l'obligation, sachant que la loi organique n'est pas très précise à cet égard. Elle fait une obligation d'exhaustivité, mais la définition d'une exonération ou d'une exemption n'est pas toujours simple. On a une approche très large : tout écart par rapport à une règle nominale est identifié comme une niche. De ce fait, on comptabilise environ 150 dispositifs.

La mission a également eu pour rôle de définir une méthode d'évaluation suffisamment consensuelle d'un point de vue économique et indépendante de l'administration et du pouvoir exécutif. Il faut qu'elle puise être considérée comme valide par le Parlement afin que celui-ci puisse faire siens les diagnostics posés.

La mission a distingué trois ensembles de dispositifs. Le premier regroupe des dispositifs, notamment les plus importants d'entre eux en termes de masse financière, qui doivent faire l'objet d'une évaluation très approfondie, possiblement par France Stratégie. Ensuite un ensemble d'environ 90 niches doit être évalué de manière également approfondie, mais plus ponctuelle, notamment par des missions d'inspection. Enfin, pour le dernier ensemble, la mission a proposé une évaluation plus restreinte dans la mesure où il s'agit de tout petits dispositifs, stables, mais sur lesquels les données sont parfois très peu disponibles. Par ailleurs, il y a très peu d'enjeux ou rarement de débats sur ces dispositifs, peu coûteux en général. Telle est la classification qui a été proposée. Depuis lors, les travaux ont commencé.

Un premier ensemble de travaux a été confié à deux économistes, Antoine Bozio et Étienne Wasmer. À la suite de la conférence sociale, il leur a été demandé, dans une lettre de mission dont le contenu a été rendu public, d'évaluer les effets des dispositifs d'allègement généraux sur la structure des salaires, sur le système productif et le système économique de manière générale. Les conclusions de leur rapport figureront de manière synthétique dans l'annexe.

Les trois principaux dispositifs d'exonération existants sont en cours d'évaluation. Il s'agit de la réduction générale dite dégressive des cotisations patronales, de la réduction proportionnelle des cotisations d'allocations familiales créée en 2015 de 1,8 point jusqu'à 3,5 Smic et de la réduction de 6 points des cotisations d'assurance maladie sous 2,5 Smic.

Les évaluations vont plus loin que ce qui est attendu, dans la mesure où il a été demandé aux économistes de travailler notamment sur l'influence de la forme de ces dispositifs d'exonération sur les négociations salariales et sur les trappes à bas salaires et les trappes à inactivité. Il s'agit donc d'évaluations assez poussées sur les effets économiques des dispositifs.

Les évaluations s'appuieront sur des données actualisées sur les effets de ces dispositifs sur les créations d'emplois, leur efficacité étant évaluée pour une bonne part à l'aune du coût par emploi créé ou sauvegardé. Ces dispositifs sont également comparés entre eux, afin de déterminer quels sont les plus efficaces, c'est-à-dire ceux qui permettent à des coûts relativement maîtrisés pour les finances publiques de créer le plus d'emplois.

Nous avons bon espoir que les conclusions de ces travaux puissent être intégrées dans un rapport intermédiaire lors du dépôt du Placss, les conclusions finales étant attendues à la fin du printemps. Nous n'aurons donc pas de difficultés à intégrer cette année des éléments d'évaluation assez approfondis sur les trois principaux dispositifs, conformément à notre objectif.

Le fait d'évaluer par tiers des dispositifs n'a pas forcément d'intérêt si on commence par ceux qui sont les moins intéressants et qui n'intéressent personne. L'objectif est donc de commencer par ceux qui sont au coeur du débat d'actualité et représentent des enjeux financiers importants.

Par ailleurs, nous sommes confrontés au manque de données sur certains dispositifs, qui, sous un certain seuil, sont exemptés de déclaration. Cela rend l'évaluation de leur efficacité difficile, faute de données chiffrées. Ce n'est pas vrai des principaux dispositifs, qui sont, eux, parfaitement tracés.

Ce travail n'a pas été confié à France Stratégie, contrairement à ce qui était préconisé, dans la mesure où la mission confiée aux économistes couvrait ce qui aurait été demandé à France Stratégie. Cela pourra être le cas dans un second temps, dans trois ans, car on ne demandera peut-être pas une nouvelle fois à des économistes d'effectuer un travail d'une telle ampleur.

D'autres dispositifs doivent faire l'objet eux aussi d'une évaluation approfondie : il s'agit de dispositifs d'exonération ciblés, par exemple les exonérations zonées géographiquement, les exonérations sectorielles, notamment les aides à l'apprentissage ou à l'insertion dans l'emploi et, enfin, les exonérations en faveur de l'aide à domicile, des services à la personne. Le coût de ces dispositifs varie entre quelques dizaines et plusieurs milliards d'euros. Pris ensemble, ils ne représentent pas plus de 10 % du coût des allègements généraux.

Ces dispositifs sont évalués par des missions d'inspection. Nous avons choisi d'évaluer plusieurs dispositifs à la fois, au sein de blocs faisant sens d'un point de vue économique, social et juridique. Ainsi, les dispositifs en faveur des aides à la personne regroupent une demi-douzaine d'exonérations juridiquement différentes, comme la réduction de 2 euros forfaitaire pour les particuliers employeurs, les exonérations en faveur des publics fragiles ou au titre de la garde d'enfants.

Ces dispositifs sont interdépendants : quand on bénéficie de l'un, on bénéficie de l'autre ou, au contraire, on n'y a pas droit. Si on veut apprécier leur efficacité, il vaut donc mieux les regarder ensemble. Si on veut tirer des conclusions intéressantes et intelligibles, il faut constituer des blocs à peu près cohérents. Il faudra en outre tenir compte de leurs interactions avec les allégements généraux et évaluer ce qu'ils apportent de différent, mesurer l'écart de coût et évaluer les emplois supplémentaires créés. C'est extrêmement difficile d'appréhender l'efficacité relative des dispositifs. Ainsi, il est compliqué d'évaluer le nombre d'emplois qui auraient été créés si l'exonération bénéficiant aux employeurs situés en outre-mer, dite Lodeom, n'avait pas été instaurée. Les dispositifs de droit commun représentent à peu près 70 % ou 80 %, la Lodeom 20 % ou 30 %, mais l'effet sur l'emploi de la Lodeom est compliqué à évaluer. Nous préparons des grilles d'analyse et de données qui permettent des résultats opérationnels et des conclusions précises. Je ne peux toutefois pas présager des conclusions des missions d'inspection.

Les dispositifs d'aide aux services à la personne seront évalués cette année, mais je ne sais pas s'il sera possible de dire que tel dispositif a un effet sur l'emploi vraiment supérieur à tel autre. Il sera sans doute difficile d'obtenir des conclusions extrêmement fines, les évaluateurs, y compris les économistes, étant toujours prudents quand ils réalisent ce genre de travaux.

On ne peut pas alerter inutilement sur l'inefficacité d'un dispositif sur lequel on ne dispose pas d'éléments probants. Peut-être son efficacité est-elle juste difficile à appréhender.

Rien n'exclut que des évaluations aboutissent à dire que l'on ne peut pas conclure à l'efficacité de certains dispositifs : cela signifie que, même si cela n'est pas certain, rien ne prouve non plus que le dispositif n'est pas efficace. Il s'agit de ce que la Cour des comptes qualifie de « limitation d'audit » plutôt que d' « évaluation », pour désigner l'incapacité dans laquelle on se trouve de formuler une opinion claire et tranchée sur tel ou tel aspect d'un dispositif. Cela fait partie du jeu.

D'autres missions contribueront à l'évaluation de certains de ces dispositifs. Par exemple, celle que j'évoquais précédemment examinera les dispositifs outre-mer. Nous souhaitons qu'elle aille au-delà de l'analyse des allègements généraux, pour que ses conclusions soient plus pertinentes. Je ne sais pas jusqu'à quel niveau de précision elle pourra aller, mais c'est bien là ce que nous avons recommandé. Le taux de couverture, sur ce deuxième bloc, n'est pas simple à estimer, mais nous pensons qu'un tiers environ sera évalué.

Pour le troisième bloc, c'est-à-dire les évolutions d'allégement faites par les administrations, nous souhaitons accroître la capacité à évaluer les effets financiers, même si cette donnée, parfois, n'existe pas. Par exemple, pour une exemption totale, il peut y avoir un seuil en dessous duquel rien n'est à déclarer. De ce fait, il n'existe aucun système d'information qui trace la donnée sur les sommes en question. Pour ces dispositifs, il est à peu près exclu, selon nous, de modifier le système déclaratif. Ponctuellement, nous pouvons y réfléchir, par exemple dans le cas où l'employeur aurait les informations. Mais en général, la situation est beaucoup plus complexe et la réglementation se trouve face à une aporie technique. Il en va ainsi pout un grand nombre d'exemptions des comités socio-économiques d'entreprise : l'employeur n'a pas les fichiers ni les informations. Dès lors, comment évaluer ce que représentent les avantages totalement exemptés ? Cela supposerait la construction totale d'un système d'information, qui n'a jamais été envisagée ni planifiée.

Pour ces 38 dispositifs, nous pensons toutefois faire figurer dans l'annexe une évaluation de leur coût et dans certains cas du coût par emploi créé - même si cela ne concerne parfois que quelques dizaines, centaines ou milliers de salariés. Si certains de ces dispositifs présentent un intérêt particulier, nous les ferons remonter dans la liste précédente, pour susciter des évaluations plus approfondies par des corps d'inspection. Mais, sauf manifestation d'intérêt, par exemple pour aller plus loin dans l'efficacité relative par rapport à d'autres mesures, nous ne pourrons pas le faire pour des dispositifs qui sont vraiment très petits.

Quant aux dispositifs sur lesquels il n'y a pas de données, la seule approche possible serait de faire appel à des économistes ou à des étudiants pour mener au cas par cas des études microéconomiques. Il faudrait aller voit comment ils sont attribués dans telle ou telle entreprise et faire des études sociologiques, mais par des biais non chiffrés, faute d'une banque de données.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Lorsque nous avons entamé notre analyse, en préparant le rapport sur le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour 2022, nous souhaitions qu'il y ait une évaluation d'un tiers des niches, avec les moyens dont nous disposions à l'époque. Tel n'a pas été le cas. Or notre travail est bien d'évaluer l'opportunité ou la cohérence d'un allègement ou d'une exonération. Lorsque nous avons examiné le projet de loi organique, le Gouvernement n'a pas précisé qu'il serait à ce point compliqué d'évaluer un tiers des niches sociales !

M. Morgan Delaye. - L'administration avait signalé que ce serait un très gros travail, de surcroît totalement nouveau. Les services pour le mener n'existent pas pour l'instant : nul n'est aujourd'hui capable de faire des évaluations vraiment fines de ces dispositifs. Par ailleurs, notre approche de ce qu'est une exonération ou une niche reste très large, puisque nous y incluons tout écart par rapport à la règle de droit. Cela constitue un ensemble, très vaste, de 150 dispositifs. Nous n'avons donc pas la capacité technique, actuellement, d'évaluer le tout.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - J'entends bien, mais je n'avais pas eu le sentiment que c'était un objectif impossible à atteindre. Le premier projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale a donc été pour nous une période de frustration, pour ce qui est de l'évaluation. Une première, c'est une première : on peut le comprendre. Mais à présent, comment faire ? Comment pouvons-nous obtenir des éléments ? La première audition nous a abasourdis. Nous avons eu le sentiment que c'était mission impossible. Vous avez énuméré les difficultés que vous rencontrez pour mettre en place une grille d'appréciation, et je les comprends.

Je souhaite vous interroger sur l'articulation avec les rapports précédents. En quoi un nouveau rapport purement méthodologique était-il nécessaire ? Lorsque nous examinons la pertinence d'un allègement ou d'une niche sociale, nous vérifions que la recherche a été faite dans tous les domaines. Ce n'est pas facile dans certains cas. Pourquoi, par exemple, est-il compliqué d'évaluer les exonérations portant sur les travailleurs saisonniers employés dans la récolte des fruits et légumes ? Ces exonérations ont-elles permis de conserver des emplois et de préserver une économie locale ? Ce n'est pas évident à évaluer, mais il faut dire pourquoi exactement. Les témoignages de chefs d'entreprise ou des élus locaux pourront apporter un éclairage complémentaire : l'évaluation n'est pas uniquement monétaire, financière ou budgétaire, et peut porter aussi sur le type de société que nous voulons demain.

Vous paraît-il opportun de noter les niches, comme dans les rapports de 2011 et 2015 ? Nous en avons parlé lors de notre dernière audition. Cela permettrait d'apprécier le rapport coût-bénéfice en quelque sorte.

M. Morgan Delaye. - La nécessité d'un nouveau rapport méthodologique se justifiait au moins par des considérations de périmètre. Le nombre de dispositifs recensés dans l'annexe s'est fortement accru au cours du temps, passant de quelques dizaines il y a quinze ans à 150 dispositifs aujourd'hui. Il est vrai que la présentation a changé et que l'on a mieux documenté l'existant.

Il était important pour nous d'obtenir une forme de validation du périmètre, car la loi organique ne dit rien sur ce point. Qu'entend-on au juste par « réduction » et « exonération » dans ce texte ? Nous avons eu des débats, notamment avec la Cour des comptes, pour savoir s'il fallait inclure certaines dépenses. Pour les services à la personne, par exemple, le complément de libre choix du mode de garde (CMG), qui est une dépense de la branche famille pour le soutien et l'aide à domicile, a des effets à peu près analogues au dispositif d'exonération des cotisations sociales sur les assistantes maternelles. Les deux vont ensemble et, financièrement, pour les bénéficiaires, le résultat est le même. Cet exemple est un peu caricatural, mais d'autres étaient plus subtils de sorte que la question méritait d'être posée.

Il fallait aussi classer les dispositifs, pas forcément par ordre d'importance, mais par blocs, en fonction de l'objet de l'évaluation et de son niveau de précision. Nous avons pu nous appuyer sur le travail réalisé en 2015.

Cette mission a eu pour résultat de favoriser une réflexion interministérielle. En effet, l'évaluation d'une exonération peut être différente selon l'administration qui y procède. Les administrations financières, tout comme la direction de la sécurité sociale, sans doute, manifesteront un intérêt très fort pour le coût de tel ou tel dispositif. En particulier, une exemption grève les droits sociaux, alors qu'une exonération ne le fait pas. D'autres administrations seront plus attentives à l'enjeu que représentent certains dispositifs pour les territoires ou pour certaines populations. La mission a donc rappelé qu'il fallait tenir compte de beaucoup de critères, les organiser et les prioriser.

Une conclusion importante du rapport a été de dire qu'il ne revenait pas aux administrations de procéder elles-mêmes à l'évaluation des dispositifs. En effet, elles les régissent, elles en définissent les règles et les modalités d'application, et elles en suivent la bonne application, en traitant les questions juridiques qu'ils posent. Elles savent les difficultés qu'ils peuvent poser à certains acteurs et connaissent leurs effets éventuels sur l'emploi. Elles reçoivent les représentants des secteurs qui en bénéficient. Elles disposent donc de beaucoup d'informations nécessaires pour mener une évaluation. Mais sont-elles les mieux placées pour le faire ?

D'abord, l'équipe chargée de l'ensemble des exonérations à la direction de la sécurité sociale ne compte que trois personnes. Vu l'actualité réglementaire et législative sur ces sujets, on ne peut pas envisager de lui confier une mission supplémentaire d'évaluation.

Surtout, les administrations ne sont pas dans la meilleure position pour assurer une telle mission, de sorte que le rapport propose de la déléguer à des acteurs offrant davantage de garanties d'indépendance et de liberté dans leur approche de ces dispositifs. En effet, une administration reste soumise par loyauté aux directives données par le ministre dont elle dépend. On gagnerait donc à confier l'évaluation à France Stratégie ou à des économistes missionnés par le Premier ministre. Quant au travail d'étude, il pourrait être mené par des inspections interministérielles qui bénéficieraient d'une certaine liberté d'approche dans leur mission.

La direction de la sécurité sociale considère qu'il serait utile de promouvoir une forme de notation, comme en 2015. Cela favoriserait la synthèse dans l'établissement des critères et la standardisation dans la restitution des résultats de l'évaluation. Nous considérons que cette notation pourrait faciliter une approche comparative des nombreux dispositifs, qui serait vertueuse. Bien évidemment, il faudra prévoir une marge de précaution : ce n'est pas parce qu'un dispositif sera mal noté qu'il faudra le supprimer. Et inversement un dispositif bien noté ne sera pas pour autant intouchable.

Certains de ces points de repère sont importants : la disponibilité des données, le coût global, le coût par emploi, la variabilité du dispositif, ou encore sa complexité. Il serait utile de disposer d'une grille qui tienne compte de ces éléments, même si l'on ne pourra sans doute pas en remplir toutes les cases pour l'ensemble des dispositifs. Cette année, sans aller jusque-là, nous pourrons peut-être faire figurer dans l'annexe une première notation de certains dispositifs, quitte à aller au-delà quand, après trois ans, on aura pu évaluer à peu près la totalité des dispositifs de manière à disposer d'une vision d'ensemble : il est difficile de noter les uns sans regarder les autres.

M. Bernard Jomier. - Nous avons bien compris la complexité de l'évaluation de ces dispositifs ; c'est un obstacle fréquent, au-delà du cas qui nous occupe aujourd'hui, notamment pour les élus locaux.

Ai-je bien compris que vous proposez, pour le premier bloc, de commencer le travail au moment du dépôt du projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale ? Pouvez-vous préciser le calendrier envisagé ?

Pour les territoires ultramarins, si je comprends bien, vous proposez de regrouper dans votre analyse l'ensemble des dispositifs qui s'y appliquent, pour la cohérence de l'analyse. Là encore, quel calendrier prévoyez-vous ?

M. Morgan Delaye. - Notre travail vise à mettre en oeuvre une obligation organique liée à la loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale. Les évaluations et inspections prennent à peu près trois mois. Il faut donc travailler dès à présent pour que les annexes soient prêtes au moment du dépôt du projet de loi, avant le 1er juin.

Concernant l'évolution des allégements généraux, dans leurs trois composantes, notre objectif est de tenir compte, dans l'annexe déposée à la fin du mois de mai, des premières conclusions de la mission demandée par la Première ministre à MM. Bozio et Wasmer.

Quant à l'outre-mer, l'évaluateur est maître de ses choix. Nous avons simplement signalé que sa conclusion sur les allégements généraux n'aurait pas grand sens outre-mer s'il n'intégrait pas à sa réflexion les exonérations Lodeom pour les employeurs, plus intéressantes que les allégements généraux, et dont la moitié des entreprises ultramarines bénéficient. Ne pas les prendre en compte serait travailler avec des oeillères. Nous avons donc recommandé à la mission de procéder ainsi. Je ne sais si elle pourra aboutir à une évaluation approfondie de ces dispositifs, mais les données le permettent. Nous sommes en revanche plus prudents sur la modélisation des effets de certains dispositifs sur l'emploi outre-mer, car les données en la matière n'atteignent pas la masse critique et que les séries ne sont pas assez stabilisées : le nombre de bénéficiaires est trop faible. D'ailleurs, les prévisions de l'Urssaf sur la masse salariale sont toujours prudentes pour l'outre-mer, au vu des particularités locales et de la difficulté d'extrapoler à partir de données métropolitaines. Voilà la principale limite que je vois à l'évaluation qui sera effectuée.

Mme Solanges Nadille. - Ne pourrait-on pas poser la question de l'évaluation dès la présentation des dispositifs d'allégement ? Pourriez-vous fournir, dès ce moment, des critères d'évaluation d'un futur dispositif ?

M. Morgan Delaye. - Lorsque le dispositif est d'initiative gouvernementale, on pourrait se fonder, pour une évaluation a posteriori, sur les objectifs définis dans le cadre de l'étude d'impact. C'est d'ailleurs à peu près ce que l'on fait pour les allégements généraux, dont l'objectif est de créer des emplois ; c'est d'autant plus simple qu'ils ne sont pas territorialisés.

Les exonérations zonées visent normalement à compenser la difficulté à attirer de l'activité et à créer de l'emploi d'une certaine zone. Il faudrait les évaluer à cette aune, mais c'est plus compliqué : les activités, les emplois ainsi créés ne l'auraient-ils pas été dans un autre territoire, auquel cas il s'agit plutôt de transferts ? En la matière, le débat est assez politique ; il convient donc de laisser le Parlement décider si l'objectif est atteint.

Par ailleurs, certains dispositifs - souvent anciens et de faible envergure - n'ont pas d'objectif identifié, même si l'on peut parfois les reconstruire a posteriori. Faut-il supprimer ces dispositifs, qui ont parfois plus d'un siècle, ou les évaluer au regard d'une grille d'objectifs contemporaine ? La question reste entière et il n'est pas toujours facile d'y répondre.

Quant aux nouveaux dispositifs, qu'ils soient d'origine gouvernementale ou parlementaire, il faut toujours se référer aux raisons pour lesquelles ils sont créés.

Un autre élément nouveau pourra nous aider : la loi organique du 14 mars 2022 a apporté une modification intéressante aux dispositions relatives au suivi des niches sociales. La pérennisation au-delà de trois ans d'une nouvelle exonération ne peut désormais être décidée qu'en LFSS, même si elle a été créée par un autre vecteur législatif. Cela favorise une évaluation triennale des dispositifs, au moment de leur pérennisation, au-delà de l'annexe au projet de loi d'approbation des comptes sociaux. C'est sans doute dès ce moment qu'il conviendra d'évaluer si les premiers objectifs de la mesure ont été atteints.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - L'exigence de transparence impose de reconnaître la difficulté d'évaluer tel ou tel dispositif ; dès lors, il convient de tirer les conséquences de l'absence de bénéfices visibles, en supprimant par exemple certaines niches anciennes, même si elles ont pu être utiles naguère, ou en revenant sur une disposition récente qui se trouve être moins efficace qu'il n'était prévu.

Mme Cathy Apourceau-Poly. - C'est quand même un souci qu'une niche sur trois ne soit pas évaluée, si je vous comprends bien. Ce n'est pas rien !

M. Morgan Delaye. - Pour au moins 22 des 150 niches étudiées, nous ne disposons pas de données tracées dans le système. On peut toujours chercher à les évaluer, mais ce ne sera pas très scientifique.

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Cela dure depuis très longtemps ! Chaque année, la question revient, mais l'on n'avance pas du tout. On maintient des niches sans savoir leur effet, qui peut très bien être nul. Quelle est la solution ? Les moyens humains nécessaires à l'évaluation ne font-ils pas défaut ?

M. Morgan Delaye. - La situation n'est effectivement pas satisfaisante, on voudrait une évaluation globale, mais ce n'est pas qu'une question de moyens humains : même si ceux-ci étaient plus grands, priorité serait sans doute donnée à l'évaluation d'autres dispositifs. En effet, ceux sur lesquels on manque d'information sont généralement d'importance modérée.

Ainsi du dispositif exonérant de charges juges et arbitres sportifs en dessous d'un certain seuil de revenus. Il est impossible d'en évaluer l'ampleur, parce qu'il y a un seuil de déclaration ; une obligation déclarative au premier euro ferait peser une charge très lourde sur les clubs et les fédérations, même avec des systèmes simplifiés ; des travaux approfondis ont été menés, un rapport de la Cour des comptes y a été consacré, mais on a abandonné l'entreprise, au vu des difficultés pour le secteur sportif.

Il faut accepter l'impossibilité d'évaluer certains dispositifs dont l'existence et la persistance résultent des choix du Gouvernement et du Parlement, au vu des charges administratives démesurées d'une telle évaluation. On tolère cette absence d'information au bénéfice de la souplesse souhaitée en la matière. Pour notre part, notre tâche est d'évaluer tout ce qui est évaluable au vu de la réglementation existante. Durcir les obligations de transmissions de données peut avoir des conséquences lourdes, qu'il faut évaluer au cas par cas : on aura toujours ce type de dilemme.

Mme Émilienne Poumirol. - Cet exemple est dérisoire. En tant qu'élus, nous nous intéressons à la sédimentation des dispositifs, car de nouvelles niches sont créées constamment, sans que jamais les précédentes soient remises en cause. Nous manquons de transparence sur l'impact et l'efficacité des niches. Cela dit, je comprends bien que l'analyse est difficile à mener.

Nous nous intéressons aux niches sociales les plus importantes, pas celles concernant les arbitres de football ou de rugby. Nous voulons savoir si l'argent dont on prive la sécurité sociale est utilisé à bon escient et s'il a des effets tangibles. Il en va de même pour l'impact territorial. Par exemple, l'exonération travailleurs occasionnels-demandeurs d'emploi (TO-DE) est utile à la viticulture et à l'arboriculture.

Nous ne serons jamais des techniciens : malgré vos explications, le côté technique nous dépasse. Nous voulons une réponse - même imprécise - sur l'efficacité de ces exonérations.

M. Morgan Delaye. - J'ai peut-être mal compris la question de Mme Apourceau-Poly. Nous ne disposons pas d'informations pour les plus petits dispositifs qui, de fait, ne peuvent faire l'objet d'une évaluation : voilà pourquoi je citais cet exemple.

La mission Bozio-Wasmer concentrera ses efforts sur les dispositifs les plus importants, qui représentent 70 milliards d'euros cumulés. Pour ceux-ci, les données sont fiables et les effets de ces mesures sont connus.

Trois blocs se dessinent.

Premièrement, les exonérations les plus nombreuses, qui sont aussi celles dont le coût est le plus important. Elles ont fait l'objet de très nombreuses évaluations et de multiples études.

Deuxièmement, un groupe rassemblant les niches créées au profit des outre-mer ou des services à la personne, entre autres : celles-ci interagissent souvent avec les premières, d'où des analyses plus complexes à mener.

Troisièmement, les dispositifs les moins importants, pour lesquels peu de données sont à notre disposition. Résultat : les évaluations sont moins poussées.

Mme Viviane Malet. - Je ne comprends pas pourquoi vous ne parvenez pas à analyser l'efficacité des dispositifs à destination des outre-mer. Nous sommes pourtant de petits territoires... Souvent, des secteurs nous sollicitent pour bénéficier des niches sociales. Des évaluations nous aideraient à y voir plus clair.

M. Morgan Delaye. - Le mandat de la mission Bozio-Wasmer est large et suscite de fortes attentes politiques.

Je ne sais pas jusqu'où ira leur analyse. Nous leur avons conseillé d'examiner les exonérations spécifiques aux outre-mer. Mais il faudra être prudent sur les conclusions, car les marges d'erreur sont importantes. C'est le cas pour les dispositifs ultra-marins, en raison de la combinaison d'un effet taille et de la complexité des instruments qui bénéficient à un nombre très restreint d'entreprises. Les quelques mouvements d'entreprises constatés chaque année ne sont pas représentatifs au niveau statistique et il ne faut pas ne pas tirer trop vite de conclusions - positives ou négatives, d'ailleurs.

Nous retrouvons le même problème pour les prévisions relatives à la masse salariale ou à l'évolution économique : la taille réduite de certains ensembles augmente les marges d'erreur, à l'inverse des dispositifs au périmètre plus large.

La réunion est close à 11 h 40.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.