Mardi 5 mars 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 15.

Audition des chefs de juridiction du tribunal judiciaire de Marseille

M. Jérôme Durain, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie de votre présence. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Leurent, Mme Couderc, M. Bessone et Mme Fort prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - J'ajoute que les membres de notre commission d'enquête se rendront à Marseille les 7 et 8 mars prochains.

M. Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire de Marseille. - Nous vous remercions pour le temps que vous allez consacrer à la juridiction marseillaise dans le cadre de vos travaux.

Le constat que nous dressons concernant la lutte contre le narcotrafic à Marseille ne vous surprendra guère : la situation s'aggrave constamment sur l'ensemble des indicateurs, Marseille paraissant même constituer l'épicentre d'un phénomène national. Ladite aggravation a été particulièrement marquée en 2023 et s'est traduite par une forte hausse des assassinats en bande organisée, au nombre d'une cinquantaine contre vingt en 2020, vingt-six en 2021 et trente-trois en 2022. Il faut y ajouter les blessés : 123 en 2023 contre 12 en 2020.

Les perspectives sont donc très préoccupantes, avec le sentiment d'une forme de désarmement complet des institutions policière et judiciaire. L'État semble mener une guerre asymétrique contre le narcobanditisme, un conflit dans lequel il se trouve en situation de vulnérabilité face à des trafiquants disposant d'une force de frappe considérable en termes de moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs. À court terme, le risque est de voir l'État de droit se déliter, comme l'ont illustré récemment et de manière particulièrement inquiétante les exemples hollandais et belge.

Sans verser dans une stigmatisation outrancière, la ville de Marseille est incontestablement le territoire au sein duquel les conséquences du narcobanditisme se manifestent dans leur expression la plus violente, en provoquant d'importants troubles à l'ordre public, en blessant, voire en tuant, des victimes dites collatérales, et en altérant considérablement les conditions de vie des habitants des quartiers. En d'autres termes, le narcobanditisme agit à Marseille comme une sorte de gangrène qui abîme jour après jour le tissu social, comme le mesurent pleinement les quatre élus des Bouches-du-Rhône ici présents.

L'explosion des règlements de comptes en 2023 s'est traduite pour le siège - et en particulier pour l'instruction - par un quasi-doublement du nombre d'ouvertures d'informations judiciaires liées à ces assassinats ou tentatives d'assassinat : soixante-neuf ouvertures en 2023 contre trente-six en 2022. En moyenne, cinq informations judiciaires ont été ouvertes chaque mois en 2023, dont 80 % relèvent du conflit entre la DZ Mafia et Yoda, deux réseaux criminels que vous connaissez bien.

Ces instructions criminelles s'avèrent extrêmement lourdes, chronophages et complexes à mener en termes d'investigation, tant pour les magistrats que pour les policiers. La problématique marseillaise est accentuée par le fait que notre compétence au titre de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) couvre quatre cours d'appel - Aix-en-Provence, Montpellier, Nîmes et Bastia - représentant vingt tribunaux judiciaires, sur un périmètre allant de la frontière italienne à la frontière espagnole, Corse comprise. Nous devons donc traiter de front le contentieux marseillais et le contentieux interrégional, qui tend lui aussi à exploser.

L'augmentation est à ce point significative que les renforts des effectifs de magistrats et de greffiers dont a heureusement pu bénéficier la juridiction en 2022 à la suite d'un contrôle de fonctionnement diligenté par l'inspection générale de la justice (IGJ) - qui correspondaient en réalité à un rattrapage après de nombreuses années de sous-dotation - s'avèrent d'ores et déjà insuffisants. Ces renforts, pourtant considérables, ont abouti à la création de trois cabinets d'instruction supplémentaires et à la mise en oeuvre du cloisonnement de la Jirs « Criminalité organisée », afin de dissocier le contentieux strictement marseillais, dévolu à la section « Délinquance organisée », de la délinquance interrégionale, voire internationale, confiée à la Jirs à proprement parler.

Sur les vingt-sept cabinets d'instruction du service - le plus important de France après celui de Paris -, onze sont dédiés au traitement de la criminalité organisée, quatre à la délinquance organisée et sept à la Jirs pour les réseaux interrégionaux et internationaux. Par ailleurs, une chambre correctionnelle composée de huit magistrats traite à temps plein ce contentieux. Cette proportion est unique au niveau national et traduit l'emprise du narcotrafic sur l'arrondissement judiciaire marseillais.

Comme je l'indiquais, les effectifs sont débordés, d'où des tensions sur l'ensemble de la chaîne pénale affectant à la fois les juges d'instruction, les juges des enfants, les juges de l'application des peines, le juge des libertés et de la détention (JLD) et les juges correctionnels. Je vous invite à ne pas oublier, dans le cadre de votre réflexion, les juges d'appel, de la chambre de l'instruction et de la cour d'assises, le niveau d'appel étant actuellement le plus engorgé par cette délinquance de masse.

Nous constatons également que la surpopulation carcérale à Marseille peut avoir un lien avec cette activité délinquante, une proportion importante des prisonniers étant en détention provisoire. Le taux d'occupation de la prison des Baumettes a ainsi atteint 188 % en début de semaine.

Face à l'importance des réseaux criminels, les risques d'atteinte à l'intégrité physique des acteurs judiciaires luttant contre le narcobanditisme ne doivent plus être considérés comme virtuels. Certes, lorsque j'avais interrogé les magistrats sur leur propre sécurité deux ans plus tôt, ils m'avaient indiqué ne pas ressentir un réel danger, mais les risques paraissent aujourd'hui accrus avec de nouveaux modes de recrutement de tueurs, notamment via les réseaux sociaux. Ces derniers sont de plus en plus jeunes et immatures : 62 % des tueurs ou auteurs de tentatives d'assassinats en 2023 étaient âgés de moins de 21 ans. Or personne n'a oublié, à Marseille, la figure emblématique du juge Pierre Michel.

Les freins à l'action des magistrats correctionnels et d'instruction sont extrêmement nombreux et doivent être énumérés sans misérabilisme, mais avec lucidité. Compte tenu du caractère vital du défi auquel nous sommes confrontés, le fatalisme ne saurait être de mise : il nous incombe collectivement d'être force de proposition afin de débloquer ces freins à l'action des services de l'État, qui ont trait aux effectifs, à la gestion des ressources humaines, aux moyens logistiques et à la procédure.

En termes d'effectifs, tout d'abord, les renforts obtenus pour lutter contre le narcotrafic ne suffisent déjà plus. Les sept cabinets d'instruction de la Jirs gèrent en moyenne une quarantaine de dossiers, alors que le volume communément admis se situe entre vingt-cinq et trente dossiers. Les mêmes cabinets s'occupent chacun de trente à quarante détenus, sachant que le contentieux de la détention est très chronophage. En ce qui concerne la délinquance organisée, les chiffres sont encore plus inquiétants avec soixante-dix dossiers et soixante à soixante-dix détenus par cabinet.

Cette problématique d'effectifs s'observe aussi au niveau du tribunal pour enfants. Le directeur départemental de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a proposé de mettre en oeuvre des mesures d'assistance éducative pour chaque mineur déféré en matière de stupéfiants : il considère à juste titre qu'il faut alors s'interroger sur les risques encourus par les frères et les soeurs appartenant à la même fratrie et sur la situation de la famille. Le surcoût correspondant a été évalué à environ 200 procédures supplémentaires, ce qui équivaut au travail de la moitié d'un cabinet du juge des enfants. Afin de déployer ces mesures supplémentaires et de renforcer le suivi des familles touchées par le narcotrafic, les douze juges des enfants actuellement présents estiment qu'un treizième cabinet serait nécessaire.

Toujours en matière d'effectifs, la problématique du greffe est essentielle pour gérer de nombreuses notifications et convocations. Or nous ne disposons d'aucun greffier volant pour suppléer aux inévitables absences qui peuvent toucher l'un des cabinets : un système de remplacement existe, mais au détriment des autres structures. Nous manquons également d'assistants spécialisés, personnels qui peuvent intervenir tant dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou de flagrance qu'au stade de l'instruction, voire du jugement. Actuellement au nombre de douze, lesdits assistants sont communs au siège et au parquet : au-delà de la question de leur impartialité, il nous apparaît indispensable de disposer d'assistants dédiés pour chacune des entités. De la même manière, nous manquons de juristes assistants pour la section Jirs, ces personnels étant la plupart du temps affectés aux commissions rogatoires techniques et aux techniques spéciales d'enquête, qui impliquent une gestion administrative assez lourde.

Les effectifs de police judiciaire ne sont pas non plus suffisants, alors que ce domaine nécessite une grande expérience et un certain temps de formation à ce type de délinquance. Enfin, l'administration pénitentiaire souffre d'un déficit de personnels, de nombreux cabinets d'instruction se plaignant de ne pouvoir procéder à des actes d'interrogatoire ou de confrontation de détenus faute d'effectifs suffisants pour réaliser les extractions.

Les freins logistiques, ensuite, recouvrent des difficultés informatiques telles que l'absence d'un véritable atelier de numérisation, tant et si bien que les greffiers numérisent eux-mêmes leurs procédures. Les salles d'audience dédiées aux dossiers Jirs, qui impliquent souvent entre dix et vingt détenus, font également défaut puisqu'une seule salle est aujourd'hui suffisamment sécurisée pour accueillir de telles audiences.

Pour ce qui est des freins législatifs, nous appelons de nos voeux une simplification de la procédure pénale, dont la complexité a hélas été renforcée par la loi du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice, notamment en matière de démise en examen et de droits des personnes entendues comme témoins assistés. Le temps de traitement des requêtes en nullité s'établit à environ un an, soit un délai totalement inadapté au regard de la nécessité d'apporter une réponse rapide en la matière.

Dans le domaine de la lutte contre le blanchiment, nous aurions besoin de policiers mieux formés et d'assistants spécialisés sur l'entraide et l'analyse criminelle. Par ailleurs, nous constatons un problème de gestion des ressources humaines pour ce qui concerne les magistrats : alors que ces postes hautement spécialisés nécessitent du temps et que des magistrats du second grade sortant de l'école sont prêts à s'y investir, ils ne peuvent gravir un échelon dans la hiérarchie judiciaire sans quitter la juridiction, ce qui nous prive de certaines compétences.

En conclusion, la mise en oeuvre d'un plan Marshall contre le narcotrafic est indispensable : il y va de notre État de droit et de la stabilité de nos institutions républicaines.

M. Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille. - Je partage naturellement le constat dressé par M. Leurent sur les moyens. Le nombre de magistrats affectés à la lutte contre la criminalité organisée a progressé de manière importante, passant de neuf à douze. La moitié d'entre eux sont chargés de la délinquance organisée - c'est-à-dire des affaires marseillaises stricto sensu -, les autres sont affectés à la Jirs. Lors de ma prise de fonctions, j'ai voulu que nous ne soyons pas vampirisés par les guerres « marseillo-marseillaises » et que nous puissions lutter contre le haut du spectre, sur l'ensemble du périmètre interrégional.

Nous nous posons quotidiennement des questions liées aux saisines. Par exemple, deux ressortissants espagnols ont été interpellés dans le ressort du parquet de Grasse avec soixante-dix kilogrammes de cocaïne à destination des mafias italiennes : si nous prenons habituellement ce type de dossiers en charge, nous allons peut-être laisser le tribunal de Grasse juger cette affaire en comparution immédiate, ce qui permettrait de faire le lien avec les autorités italiennes, la coordination entre nos deux pays étant souhaitable compte tenu des ramifications de la Ndrangheta.

Pour en revenir aux constats, Marseille compte toujours, en dépit des actions de « pilonnage » très volontaristes de la préfète de police, une centaine de cités abritant un ou plusieurs points de deal. Si l'arrêté pris par le préfet du Var interdisant l'arrivée de dealers marseillais a récemment défrayé la chronique, il est établi que le « savoir-faire » marseillais s'exporte dans les départements voisins, qu'il s'agisse de prêt de main-d'oeuvre - lorsque les milieux locaux recrutent des tueurs marseillais - ou, à l'inverse, de coups de force visant à prendre le contrôle de certains points de deal locaux, le marché marseillais n'étant pas extensible à l'infini : les quartiers difficiles de Nîmes peuvent ainsi être visés. Des associations entre clans marseillais et clans locaux afin d'évincer certains adversaires sont également possibles, d'où une augmentation des « narchomicides » dans le Vaucluse ou dans le Var, phénomène qui ne manque pas de nous inquiéter.

L'augmentation exponentielle de la concurrence entre groupes criminels a conduit à une explosion des narchomicides en 2023. Je souligne que 109 des 113 faits constatés sont directement liés au narcotrafic, le milieu traditionnel corso-marseillais ayant été totalement submergé par le narcotrafic des cités. Il en résulte une démultiplication des règlements de comptes liés au trafic de drogue, alors qu'ils découlaient plutôt, par le passé, de la lutte pour le contrôle du racket ou des machines à sous et qu'ils étaient menés par le chef de l'organisation ou par ses principaux lieutenants, en visant les dirigeants et les lieutenants du gang rival et en s'assurant d'une certaine discrétion.

Désormais, les crimes sont commis à visage découvert et parfois revendiqués sur les réseaux sociaux, ce qui entraîne une explosion du nombre d'élucidations, mais sans rien régler au problème puisque seules les petites mains du trafic sont concernées et qu'il est malaisé de remonter jusqu'aux commanditaires.

J'ai mentionné, lors d'une interview, une baisse des narchomicides : là où deux à trois faits étaient enregistrés chaque semaine en 2023, seuls deux faits pouvant être qualifiés de narchomicides sont survenus depuis le début de l'année. Dans une vision optimiste, les vagues d'interpellations mises en oeuvre par les juges d'instruction et par la police judiciaire ont permis de mettre les équipes de tueurs derrière les barreaux, mais nous nous inquiétons d'une « mexicanisation », c'est-à-dire d'une poursuite des affrontements entre bandes criminelles dans les établissements pénitentiaires. Un assassinat et une tentative d'assassinat y ont eu lieu récemment, ce phénomène étant très préoccupant.

Dans une analyse moins optimiste quant à l'efficacité des services, le combat a peut-être cessé faute de combattants, la DZ Mafia semblant avoir pris l'avantage sur le réseau concurrent Yoda. La situation reste cependant très fragile, puisque la personne assassinée en prison l'aurait été par des membres de Yoda, par vengeance.

Une autre différence par rapport aux règlements de comptes du milieu traditionnel réside dans le déploiement d'une stratégie d'intimidation et de terreur, d'où le choix de la procureure précédente de ne plus parler de règlements de comptes pour y préférer le terme de « narchomicides », ce qui me semble judicieux : nous pourrions même parler de narcoterrorisme, tant les victimes sont dépersonnalisées. Celles-ci se répartissent en plusieurs catégories, à commencer par les personnes ancrées dans la criminalité, mais qui ne représentent plus la majorité des victimes. Particulièrement jeunes, les petites mains du trafic - ravitailleurs, « charbonneurs » et « chouffeurs » - sont les premières à faire les frais d'une logique de terreur qui les expose à une rafale de kalachnikov dès lors qu'il est question de prendre en main un point de deal.

En outre, ce narcoterrorisme induit une multiplication des victimes collatérales n'ayant aucun rapport avec le trafic, que la mort du jeune Fayed, âgé de 10 ans, à Nîmes, et de la jeune Socayna, dans les quartiers sud-est de Marseille, a tragiquement illustrée.

Les auteurs comme les victimes sont toujours plus jeunes, la majorité des auteurs étant âgés de 16 à 21 ans. Un autre phénomène préoccupant est observé, à savoir celui de la féminisation. Jusqu'à présent, les femmes étaient en effet cantonnées à des rôles de « nourrices » ; or elles occupent désormais d'autres fonctions, dans le cadre d'une dérive similaire à celle qu'avait connue la Camorra napolitaine au milieu des années 2000. Dans un tel processus, les femmes prennent la relève une fois les hommes derrière les barreaux, en étant parfois plus dures encore.

Une autre difficulté majeure réside dans le fait que les têtes de réseau gèrent leurs affaires depuis l'étranger ou derrière les murs de leurs prisons, désignant des cibles et continuant à organiser le trafic. L'incarcération ne remet pas nécessairement en cause les capacités opérationnelles des trafiquants, d'où la nécessité de développer une coopération judiciaire encore embryonnaire avec des États refuges tels que le Maroc, l'Algérie ou Dubaï. Une autre piste de réflexion a ainsi trait à la mise en place d'un régime pénitentiaire distinct pour ce type de public.

Enfin, cette violence tient au caractère particulièrement lucratif des points de deal, d'où cette logique de concurrence. J'ajoute que le recrutement des petites mains du trafic se diversifie, leurs rangs étant désormais constitués en partie de « jobbeurs » venant de la France entière, ainsi que d'étrangers en situation irrégulière, mineurs comme majeurs.

Mme Isabelle Fort, procureure adjointe de la République de Marseille, responsable du service « Jirs Criminalité organisée » au parquet. - La majorité des faits d'assassinats et de tentatives d'assassinat qu'a connu le département des Bouches-du-Rhône et en particulier Marseille sont en lien avec un trafic de stupéfiants en constante augmentation.

En 2023, nous avons saisi plus de 3,3 tonnes de résine de cannabis et 350 kilos de cocaïne, soit le double des volumes saisis en 2022. Lesdites saisies sont corrélées avec un nombre important et en constante augmentation de saisies d'armes, dont des fusils d'assaut de type kalachnikov et des pistolets de calibre 9 millimètres. De plus, des grenades vraisemblablement destinées à défendre les points de deal ont été saisies pour la première fois.

Le trafic de stupéfiants constitue un enjeu majeur pour la juridiction, le tribunal judiciaire de Marseille y consacrant plus de 20 % de son activité juridictionnelle, contre 12 % en moyenne pour les juridictions du groupe 1 - les treize juridictions les plus importantes du pays - et 9 % en moyenne à l'échelle nationale.

M. Nicolas Bessone. - Nous détenons un triste record, le nombre de narchomicides de la juridiction étant supérieur à celui de toutes les autres juridictions réunies.

Mme Isabelle Fort. - L'activité de la Jirs à Marseille est principalement concentrée sur les assassinats et tentatives d'assassinats en bande organisée.

Plus largement, notre travail porte sur les réseaux et un approvisionnement très diversifié : la résine de cannabis transite par la route, les drogues de synthèse plutôt par la voie postale, tandis que la cocaïne emprunte la voie aérienne via la Guyane et la voie maritime par le biais de navires en provenance d'Amérique du Sud, qui font souvent plusieurs escales en Italie et en Espagne avant d'arriver à Marseille.

Afin de contrecarrer les groupes criminels et leurs canaux d'approvisionnement, nous avons initié un travail plus approfondi dans les ports pour détecter et cibler les points de faiblesse, qu'il s'agisse des dockers, des conteneurs ou des bateaux de croisière. Nous avons ainsi mis en place des bureaux de lutte (BDL) regroupant les juridictions dotées d'un port méditerranéen, dont Sète, Marseille et Fos-sur-Mer ; Toulon n'est pas répertoriée comme une entrée pour les navires transportant de la cocaïne. L'objectif des BDL consiste à détecter les failles et à partager les informations entre les services de police et la direction des opérations douanières (DOD), afin d'élaborer des axes stratégiques visant à lutter contre le phénomène. Nous souhaitons élargir ces BDL à l'international, avec un travail en direction de l'Italie et de l'Espagne dans un premier temps.

La lutte contre le trafic de stupéfiants est menée à plusieurs niveaux, en tâchant de sensibiliser et de responsabiliser les clients ; en « pilonnant » les points de deal et en visant les ravitailleurs et les vendeurs, le plus souvent jugés en comparution immédiate ; en s'attaquant, enfin, aux groupes criminels. Extrêmement bien structurés, ces derniers sont très concurrentiels et mènent une politique de ressources humaines et d'emploi très dure via les réseaux sociaux, sur lesquels ils vantent les mérites du travail de vendeur et de guetteur, en affichant le salaire susceptible d'être gagné, en promettant la sécurité du point de deal et en soulignant l'écart avec les revenus tirés d'une activité licite. Ces propos publicitaires sont en décalage total avec la réalité, la plupart des embauchés finissant par être traités comme des esclaves, sans oublier un risque extrêmement élevé pour leur sécurité.

Disposant de moyens considérables, ces réseaux sont dirigés la plupart du temps par des chefs éloignés des cités, opérant depuis l'étranger ou depuis leur détention. De surcroît, ils font appel à des services spécialisés et cloisonnés, ce qui rend notre tâche plus complexe. Lesdits réseaux font également preuve d'une forte capacité d'adaptation : le nombre de points de deal a certes diminué pour s'établir à 128 en zone police et à 4 en zone gendarmerie, mais cette diminution masque une restructuration de ces points de vente, regroupés dans certaines cités en un seul lieu mieux sécurisé et doté d'une équipe de guetteurs plus étoffée, plus difficile d'accès pour nos forces de l'ordre.

L'adaptabilité des réseaux s'illustre aussi au niveau de canaux de vente, avec le développement de services « Uber shit » et « Uber coke » permettant aux acheteurs de ne plus se déplacer dans des cités dangereuses et de se faire livrer à leur domicile, la part des drogues de synthèse et de l'héroïne étant très faible dans notre ressort.

Si les saisies de stupéfiants ont considérablement augmenté, elles n'ont pas permis de freiner l'expansion des réseaux criminels : seul un travail dédié au blanchiment permettrait peut-être de les contrer. Jusqu'à présent, nous avons beaucoup recouru à la présomption de blanchiment, un outil extrêmement efficace en ce qu'il nous permet d'agir indirectement sur le trafic de stupéfiants en utilisant d'autres qualifications pénales telles que le travail dissimulé ou la fraude fiscale.

Cette présomption ne nous permet cependant pas d'identifier totalement l'origine des fonds en lien avec le trafic de stupéfiants ; de plus, elle intervient souvent une fois que le patrimoine criminel est acquis et placé dans des restaurants, boîtes de nuit ou dans d'autres biens immobiliers.

Nous avons souhaité, de manière complémentaire, conduire un travail sur l'argent qui sort des cités : la plupart des achats s'y effectuent au moyen de petites coupures. Nous souhaitons nous intéresser au « banquier », qui vient régulièrement ramasser l'argent pour ensuite le déposer chez une « nourrice » ; celle-ci le fait ensuite remonter via des collecteurs, souvent dans d'autres régions de France, en vue d'un blanchiment par des moyens classiques ou plus sophistiqués.

Dans notre travail sur la provenance de cet argent, nous avons mis en place plusieurs comités opérationnels de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac), dont des Colbac-S, sur les stupéfiants, avec des échanges d'informations entre partenaires, dont la police, la gendarmerie, la DGFiP et les douanes.

À Marseille, nous travaillons beaucoup avec la division chargée des affaires économiques et financières, pour monter des dossiers communs « écocrim' ». Nous avons ainsi deux visions contre le trafic de stupéfiants.

Nous travaillons aussi contre la corruption de basse intensité. Une fois le dossier monté, il faut se protéger des fuites et de la corruption nourrie par l'argent du narcotrafic, qui pénètre tous les milieux et met à mal nos procédures. Nous travaillons avec l'inspection générale de la police nationale (IGPN), dont les moyens humains, à Marseille, sont extrêmement limités.

La détention ne met plus fin aux activités des têtes de réseau, qui, malgré un à dix mandats de dépôt criminel, continuent de commanditer des assassinats ou gèrent leurs points de deal comme si elles étaient à l'extérieur. La détention est prise comme un risque du métier.

Les nouvelles technologies posent également problème. Les drones livrent presque à la fenêtre des détenus stupéfiants, téléphones et autres objets inquiétants. La sécurité flanche, avec 188 % de surpopulation carcérale. Les groupes criminels se reconstituent à l'intérieur de la maison d'arrêt et y importent les conflits de l'extérieur. Pour un directeur d'établissement pénitentiaire, il est très difficile de séparer les clans adverses tout en évitant de rassembler les membres d'un même clan.

Les douze magistrats de ma division gèrent 499 dossiers. Le nombre de mis en examen et de détenus est extrêmement important. Les moyens en soutien sont limités, avec un seul analyste criminel, commun au parquet et au siège, et deux assistants de la DGFiP pour toute la juridiction.

Nous ne pouvons mener ces enquêtes-là sans sources humaines, mais le travail est très délicat : il faut à la fois protéger la source et mener une procédure loyale vis-à-vis de la défense. Notre travail se fait en totale transparence vis-à-vis de la partie adverse, dont les moyens financiers sont bien plus importants que les nôtres.

Nous nous renouvelons grâce aux partenariats et à la coopération internationale, qui fonctionne très bien avec les pays européens - Eurojust, l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale, est un allié incontournable -, moins bien avec les pays du Maghreb et Dubaï.

Mme Isabelle Couderc, vice-présidente chargée de la coordination de la section « Jirs criminalité organisée » de l'instruction. - Marseille est la seule ville de France gangrénée à ce point par le trafic de drogue. Si ses acteurs sont majoritairement issus de Marseille, leur influence s'est considérablement étendue aux régions limitrophes des Bouches-du-Rhône, touchant Arles, Nîmes, Montpellier, Avignon, mais aussi Valence et Perpignan, et même l'Espagne, où des Marseillais impliqués dans ces trafics sont allés assassiner deux des leurs, réfugiés sur la Costa Brava. C'est pourquoi il est intéressant que ces dossiers soient traités par une juridiction spécialisée et interrégionale à la compétence étendue et aux moyens adaptés.

Le trafic de stupéfiants fonctionne sur un mode pyramidal. En haut, on trouve des individus qui, depuis l'étranger - Émirats arabes unis, Maghreb, Pays-Bas, Espagne -, gèrent le trafic et en récoltent les fruits. Parfois, ils y vivent au grand jour et y développent des affaires dans le cadre de sociétés qui sont d'efficaces blanchisseuses. Leur grande aisance financière est évidente lorsqu'ils se montrent capables de rémunérer très généreusement plusieurs avocats, et non des moindres, malgré leur absence de ressources légales en France.

Le flux de l'argent de la drogue est difficile à tracer, puisqu'il n'est pas bancarisé. Il circule parfois grâce à des saraf, véritables pseudo-banquiers occultes par lesquels des fonds s'échangent entre pays, en toute clandestinité, sans aucun transfert physique d'argent, par un processus de compensation avec commission.

Tout en bas de la pyramide, sur les points de deal, on trouve les guetteurs, dits choufs, qui assistent les vendeurs, dits charbonneurs ou « jobbeurs ». Ils sont très jeunes, déscolarisés, parfois en rupture familiale, manifestement attirés par l'argent. Bien que précaires, ils gagnent en moyenne 150 à 200 euros par jour. On les trouve au bas des immeubles. Ce sont les cibles faciles des règlements de compte.

J'ai lu récemment qu'à Marseille, la mort frappe souvent sur les coups de vingt heures ; mais de 20 ans aussi. Fait nouveau, cette petite main d'oeuvre devient difficile à enrôler, au point que le recrutement se fait désormais dans des régions de France parfois lointaines et que le réseau s'occupe de loger ses petits dealers. Le développement des « Uber shit », la livraison du client à domicile, est en partie lié à cette pénurie de main-d'oeuvre. Mais le réseau est aussi particulièrement intransigeant et sans pitié face aux défaillances : régulièrement, nous sommes sidérés, nous, juges d'instruction, en découvrant des vidéos d'une violence extrême où de très jeunes gens sont frappés, humiliés, torturés dans des caves, et parfois exécutés. Des trafiquants ont également enlevé, séquestré et violenté le gérant d'une pizzeria implantée à cinquante mètres d'un point de deal, parce qu'il avait soi-disant trop parlé ; ils ont ensuite multiplié les coups de pression pour qu'il cède son établissement à vil prix.

Une multitude de métiers se développe avec, à chaque strate, le prélèvement d'une commission. Un des mis en examen, gérant à Marseille trois points de deal, dont deux étaient fermés pour pénurie de main-d'oeuvre, se plaignait de la rémunération confortable de ceux de l'équipe feu, c'est-à-dire les tueurs, appelés aussi « tapeurs » et « charcleurs », chargés de récupérer les points de deal de la concurrence à l'aide de « guitares », c'est-à-dire de kalachnikovs. Il a évoqué la promotion qu'il y a à passer de gérant de point de deal, rémunéré 8 000 euros par mois, à membre de l'équipe feu.

Existent aussi les ravitailleurs des points de deal ; les « nourrices », qui gardent les produits stupéfiants ou l'argent ; les garages, qui cachent les équipes feu après leur forfait. Cette dernière mission semble de plus en plus dévolue à des filles, qui apparaissent désormais à des postes non négligeables. Le réseau comprend également un « Monsieur Propre », missionné pour brûler la voiture et les vêtements des tueurs et faire disparaître les armes, et des logisticiens. Dans un dossier d'importation en bande organisée de plusieurs tonnes de cocaïne, un individu s'occupait exclusivement de la logistique automobile : récupération des voitures volées, location des box, GPS, plaques d'immatriculation, bidons d'essence... D'autres se consacrent à l'acheminement du produit, grâce à des liens dans les pays d'origine. Dans un dossier, une des têtes de réseau a envoyé son subordonné, rompu à la plongée sous-marine, en Amérique du Sud pour se former à la récupération des produits stupéfiants sous les coques de navire.

Les blanchisseurs se trouvent classiquement dans des activités économiques ayant besoin de cash, comme les restaurants, les établissements de nuit, les entreprises du BTP. Alors que les individus au bas de la pyramide sont pratiquement illettrés, ceux du haut de la pyramide, qui organisent et dirigent le trafic, peuvent présenter des capacités intellectuelles performantes, notamment dans l'utilisation des outils modernes de transmission et de communication.

Cela atteste de l'existence d'organisations criminelles particulièrement structurées et actives, capables d'importer de grosses quantités de produits stupéfiants. Il faut donc une approche judiciaire forte et coordonnée.

Les règlements de comptes existent depuis longtemps à Marseille, en raison de l'affrontement territorial des bandes rivales. Nous avons connu la guerre entre les Blacks et les Gitans. Le nombre de règlements de comptes a considérablement augmenté en 2023, avec la guerre implacable que se mènent deux organisations, la DZ Mafia et Yoda. Certains mis en examen, revendiquant leur appartenance à l'un des deux clans, évoquent des sommes conséquentes perçues pour exécuter des contrats, dont le montant varie selon que la victime est tuée ou seulement blessée. Ils expliquent aussi qu'une nouvelle équipe est en préparation, prête à prendre le relais en cas d'interpellation ou de perte fatale.

Les équipes actuelles pratiquent l'anticipation, le balisage des véhicules pour mieux suivre leurs cibles, ont recours à des donneurs de « go » pour renseigner les tueurs, et tirent des rafales à l'aveugle. Il n'est pas toujours aisé de comprendre la raison d'un passage à l'acte. S'il est facile d'identifier l'exécution d'un concurrent, il est plus difficile de décoder l'exécution d'un rival ou d'un traître réel ou supposé. Les grilles de lecture sont complexes et nécessitent une grande connaissance du milieu, tout comme des surnoms, systématiques et incontournables.

En tant que magistrats, nous avons besoin de moyens humains, matériels, mais aussi juridiques pour être plus efficaces. Pour traiter ces dossiers XXL, il nous faut du temps, et donc un renfort d'effectifs. Il est également souhaitable que les juges d'instruction puissent rester durablement dans les cabinets de Jirs afin que la connaissance des dossiers et des réseaux locaux ainsi que la maîtrise des techniques spéciales d'enquête inhérentes à ces procédures soient bien assimilées. À cet égard, l'accession aux premiers grades sur place de jeunes collègues doit être favorisée. Les changements de juges d'instruction obèrent inévitablement le bon déroulement des procédures, particulièrement complexes et volumineuses.

L'équipe autour du magistrat doit être renforcée. Un cabinet d'instruction doit être systématiquement doté d'un greffier, ce qui est loin d'être le cas. Un juge peut se trouver durant plusieurs mois sans greffier attitré. Nous demandons l'affectation de greffiers volants pour pallier les absences ponctuelles. Les greffiers doivent eux-mêmes être aidés d'agents pour certaines tâches purement matérielles, telles que la cotation.

Nous demandons un pool d'assistants spécialisés, formés à ce type de contentieux et capables d'aider véritablement le juge, par exemple dans la gestion des techniques spéciales d'enquête soumises à échéance, l'évolution de la jurisprudence ou encore la numérisation des dossiers, exercice délicat.

Pour les interrogatoires de détenus, nous sommes soumis aux aléas de l'Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (Arpej). Par manque de personnel, elle nous prévient la veille pour le lendemain que le détenu ne sera pas conduit à notre cabinet ou nous demande de procéder par visioconférence, alors que cela relève du choix du seul magistrat.

Le manque de moyens humains rejaillit sur la chambre de l'instruction d'Aix-en-Provence, avec une centaine de requêtes en nullité pendantes. En effet, si un juge d'instruction n'a pas convoqué une personne mise en examen et détenue dans les quatre mois suivant sa comparution devant lui - ce qui est impossible à cause de notre charge de travail -, celle-ci peut saisir la chambre de l'instruction directement d'une demande de mise en liberté.

Il faut aussi renforcer les moyens matériels. L'équipement informatique est insuffisant. Nous ne disposons pas du matériel adéquat pour traiter les données extraites des téléphones et ordinateurs des délinquants. Nous avons aussi besoin d'un logiciel de recherche et de recoupement des données performant. Le logiciel Cassiopée (chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants) a toujours été considéré comme inadapté pour l'instruction ; pourtant, nous devons l'utiliser, ce qui entraîne des risques d'erreurs.

Enfin, il nous faut des moyens juridiques. Nous souhaitons la criminalisation de l'infraction d'association de malfaiteurs en vue de la commission d'un crime ainsi que l'instauration d'un régime carcéral spécifique pour les détenus relevant de la criminalité organisée. Il faut faciliter la rotation de détenus, la mise à l'isolement et le brouillage des cellules, mais aussi la possibilité de saisir et de confisquer les avoirs criminels sans application systématique du principe jurisprudentiel de proportionnalité et l'exigence de la démonstration d'un grief à l'appui d'une requête en nullité.

Des dispositions législatives, telles que la possibilité pour une personne qui vient d'être mise en examen de demander aussitôt sa démise en examen, ou jurisprudentielles, qui privent l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de son effet de purge des nullités, sont des mesures regrettables et de nature à entraîner de nouveaux types de recours. Je pense qu'il faut encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours, qui paralyse l'instruction et encombre les chambres de l'instruction. Nous devons pouvoir instruire nos dossiers sans remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis par une certaine défense qui n'est pas constructive. Les délinquants paient très cher une défense qui se bat non pas sur le fond du dossier - souvent accablant -, mais sur la procédure, en multipliant les remises en cause de certains actes d'enquête afin d'obtenir la remise en liberté des délinquants ou en recourant à d'autres méthodes, par exemple, en envoyant un courrier contenant une saisine directe de la chambre de l'instruction avec la seule mention « Greffe de la cour d'appel », qui peut donc concerner le greffe commercial ou social : si ce courrier n'est pas immédiatement orienté vers la chambre de l'instruction pour être traité dans les délais, l'intéressé devra être remis en liberté.

L'actualité criminelle locale et les délais raisonnables appréciés rigoureusement par la Cour de cassation imposent que les procédures de Jirs puissent être diligentées avec efficacité et célérité, ce qui n'est clairement pas le cas. Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille. Alors même que nous sommes freinés par toutes les contraintes et entraves que j'ai évoquées, les avocats créent le site nullitator.fr, qui recense les cas de nullité.

Je veux croire que l'accroissement des moyens humains, matériels et juridiques permettra un traitement optimal des dossiers et renforcera l'autorité que nous sommes censés incarner. En effet, nous assistons à une grave remise en cause de notre fonction. Les plaintes d'avocats à l'encontre des juges d'instruction pour les déstabiliser ne sont plus un phénomène rare. Des mis en examen insultent le magistrat, ou pire, lui crachent dessus en cours d'interrogatoire. Très récemment, les locaux professionnels d'un expert judiciaire souvent désigné dans nos dossiers ont été incendiés par des individus cagoulés selon un mode opératoire digne du crime organisé.

M. Nicolas Bessone. - Je ne voudrais pas alourdir les débats. Nos propositions ont déjà été largement évoquées par mes collègues.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous propose de nous transmettre vos propositions par écrit.

M. Nicolas Bessone. - Bien sûr.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment ne pas être effaré en apprenant ce qui se passe dans les prisons : réorganisation des réseaux et gestion directe de ceux-ci depuis les cellules. Quelles dispositions avez-vous prises pour lutter contre cet état de fait ?

M. Nicolas Bessone. - Nous avons développé des liens très importants avec le renseignement pénitentiaire.

Certains éléments nous échappent. Le bon sens dirait qu'il faut brouiller totalement les cellules. On nous explique que, techniquement, c'est très compliqué, à cause des riverains. Mais ce serait le moyen d'interdire les communications non autorisées vers l'extérieur.

Nous estimons que le régime pénitentiaire de la détention provisoire appliquée à ce type de public est inadapté. Il faudrait des prisons de haute sécurité comme aux États-Unis et en Italie. Le ministre de la justice a eu une formule forte : pour ces gens-là, la prison, c'est la même chose que l'extérieur sans les femmes. Il faudrait un régime pénitentiaire spécifique, très dur, sous forme de quartier de sécurité sans communication avec l'extérieur. À défaut, en l'état, nous sommes dépassés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Menez-vous des actions spécifiques contre la corruption des agents pénitentiaires ou ceux des greffes ?

M. Nicolas Bessone. - La bataille contre la corruption de basse intensité est perdue avec l'administration pénitentiaire. Drogues et téléphones mobiles entrent très facilement en prison. Nous notons de plus en plus de corruption de fonctionnaires de police. Nous entamons une réflexion, avec le procureur général, sur des cabinets qui seraient sujets à beaucoup d'annulations de procédure. Cela peut être dû à l'incompétence, mais aussi à la corruption. Deux enquêtes sont en cours, à Marseille, sur des membres du greffe suspectés de renseigner le crime organisé. Chaque personne a un prix et les moyens de ces réseaux sont quasiment illimités. Oui, on constate une augmentation de la corruption.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez bien raison de fournir un effort particulier contre le haut de la pyramide.

On entend que s'il n'y avait pas de consommateurs, il n'y aurait pas de trafic : c'est très logique, mais assez simpliste. Comment faut-il traiter les consommateurs ? Sont-ce des délinquants ?

Monsieur le procureur, vous avez parlé du régime pénitentiaire et des prisons de haute sécurité. Un intervenant nous a parlé du temps où les prisons étaient bien tenues - je ne suis pas sûre de la signification de cette expression. Y a-t-il des prisons plus corrompues que d'autres ?

Faut-il des tribunaux dans lesquels les jurés ne pourraient être menacés, composés de spécialistes ? Faut-il mieux protéger les magistrats ? Nous souhaitons un sursaut, avec une volonté politique plus forte. Marseille est-elle une « narcoville » ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Monsieur le procureur, souvent des parallèles sont dressés entre Marseille et l'Amérique du Sud. Mon territoire, la Guyane, est situé sur ce continent et subit aussi le type de faits qui nuisent à l'image de la cité phocéenne. Coopérez-vous avec la Guyane ? Les peines prononcées pour trafic de stupéfiants en Guyane sont plus faibles que dans l'Hexagone. Ne serait-il pas temps d'harmoniser les peines dans tout le territoire national ?

M. Michel Bonnus. - Merci beaucoup pour vos propos très clairs. Pour faire ce que vous faites, il faut être courageux. Vous courez un danger permanent.

Le préfet n'a visé que la ville de Hyères, à ma grande surprise. Je lui demande : « Pourquoi pas tout le Var ? »

Vous avez, les uns et les autres, parlé de blanchiment. Dans le quartier Saint-Jean-du-Var à Toulon, sur 600 mètres, j'ai compté dix-sept épiceries et lieux de restauration rapide ouverts à une heure du matin, sans clients. Comment survivent-ils, alors qu'ils sont ouverts toute la nuit ?

Vous avez dessiné un profil très jeune. Les réseaux créent une vraie appétence. Comment les élus peuvent-ils vous aider à renverser cette tendance ? On a l'impression que tant que l'on ne s'oriente pas vers une politique inspirée du Portugal, on perd la guerre. Cela fait froid dans le dos. Dans les 153 communes du Var, les gens ont très peur de ce qu'ils voient à la télévision et sur les réseaux, même s'ils n'ont pas de trafic chez eux. La politique du Portugal donne des résultats probants. Qu'en pensez-vous ?

Mme Valérie Boyer. - Vous avez dit que Marseille était une ville à part. Néanmoins, le trafic touche toute la France. Aucun territoire n'est épargné. Effectivement, Marseille est-elle une narcoville ? Y en-a-t-il d'autres en France ?

Quelle est la part des mineurs non accompagnés (MNA) ? Je devrais plutôt parler des dits « mineurs » et dits « non accompagnés », car plus de la moitié d'entre eux ne sont ni mineurs ni seuls. Ils sont en fait aux mains de trafiquants d'êtres humains, qui participent au trafic de drogue. D'où viennent-ils ? Quelle est leur nationalité ? Quel est leur profil et quel rôle ont-ils ? Quel sort leur est-il réservé ? Le code civil dispose que, dès lors que l'on est hébergé trois ans par l'aide sociale à l'enfance (ASE), on devient automatiquement Français. Quel est le destin de ces MNA lorsqu'ils deviennent majeurs ?

M. Nicolas Bessone. - Il faut traiter la problématique dans sa globalité, avec une mobilisation de la société entière. Pour ce qui concerne les consommateurs, nous avions mis en oeuvre une politique dynamique, avec une répression accrue, en augmentant le montant des amendes forfaitaires délictuelles (AFD). Le prédécesseur de Mme Fort avait décidé de la confiscation du véhicule en cas de conduite sous l'emprise de stupéfiants, après des contrôles à la sortie de la cité. Le tribunal, qui applique la loi, a estimé que nous portions atteinte au principe de proportionnalité.

Nous essayons de mettre en place une justice résolutive des problèmes des toxicomanes les plus enkystés. Mais ce ne sont pas eux qui font le chiffre d'affaires des trafiquants - il y a une diffusion totale de la drogue dans la société.

La question de la légalisation du cannabis se pose légitimement. Moi, je n'y suis pas favorable, en raison du degré de pureté de la résine de cannabis, sans commune mesure avec ce que l'on a connu quand nous avions 20 ans. Un État ne pourra jamais vendre à sa population, dans un bar-tabac, une drogue si fortement dosée qu'elle rendra sa population schizophrène, et la légalisation d'une drogue moins fortement dosée maintiendra un marché parallèle.

Les collaborateurs de justice peuvent représenter un instrument très fort pour taper sur le haut de la pyramide. Pour que des gens au coeur de l'organisation acceptent de coopérer avec l'État, il faut faire sauter le verrou juridique. Il semblerait que la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) y travaille. On se prive du haut de la pyramide puisque notre législation, un peu moraliste, empêche d'accorder ce statut à celui qui a du sang sur les mains. C'est une erreur : le but recherché doit être l'efficacité de l'État.

Le criminel accepte de devenir collaborateur après avoir dressé un bilan coûts-avantages. Souvent, il accepte quand il sait qu'il sera éliminé par l'organisation adverse ; il demande alors la protection de l'État. Pour un nabab marseillais qui sort en boîte de nuit à Cassis ou Bandol tous les soirs, la perspective de devenir cantonnier à Valenciennes n'est pas de nature à faire rêver. Il faut que sa perspective soit de passer les vingt prochaines années de sa vie derrière les barreaux ; or ce n'est pas possible aujourd'hui, puisque la probabilité d'être condamné à une telle peine devant une cour d'assises composée d'un jury populaire est proche de zéro.

Le service interministériel d'assistance technique (Siat) ne peut pas recruter. Qui, aujourd'hui, ferait juger des actes de terrorisme par des jurés ordinaires ? C'est la même problématique : les gens ont peur de la menace, qui suinte dans ces audiences. Avec l'individualisme de notre société actuelle, les gens ne s'engagent pas à glisser « oui » dans une urne. Il faut une cour d'assises spécialement composée et un régime pénitentiaire très dur.

Les moyens de la juridiction de Cayenne ne sont proportionnels ni à la problématique de la drogue ni à celle de l'orpaillage illégal. Je suis allé en Guyane. Dans chaque vol Cayenne-Paris se trouvent une quarantaine de mules. La police aux frontières de Guyane et celle d'Orly ont la capacité d'en gérer dix de chaque côté : il y a un vrai problème de moyens.

J'en viens aux peines. Nous restons un État de droit. La peine est dictée par le code pénal. Ne perdons pas nos fondamentaux en imposant une peine automatique au juge guyanais.

Je ne suis pas contre le principe de l'arrêté préfectoral relatif à Hyères, même s'il stigmatise les Marseillais, dont je suis. Son arrêté n'interdit pas l'accès à tous les Marseillais sans motif légitime, mais à ceux qui ont déjà été condamnés pour narcotrafic. Mais l'applicabilité de l'arrêté est délicate puisque le policier, sur le terrain, n'a pas accès au casier judiciaire.

En ce qui concerne les épiceries, il faut agir avec les autorités préfectorales et municipales. On sait bien que ce sont des officines de blanchiment. Il faut y consacrer des moyens.

M. Michel Bonnus. - Citons aussi les services fiscaux et l'Urssaf.

M. Olivier Leurent. - Sur le sujet de la consommation, nous sommes confrontés à un double niveau de difficulté : nous avons des consommateurs parfaitement intégrés dans la société, dont les habitudes de consommation remontent à vingt-cinq ou trente ans en arrière ; nous avons aussi des consommateurs très jeunes. La lutte contre la drogue doit constituer une politique publique prioritaire. Je vois peu de messages diffusés à l'échelle nationale sur la nocivité des produits stupéfiants. Il faut absolument développer des campagnes publiques d'information et de prévention. Il faut que l'éducation nationale en fasse une priorité : le message doit être clair.

Le médecin de prévention, à Marseille, m'a raconté que les fonctionnaires et les salariés questionnés sur leurs addictions répondaient, voilà dix ans, qu'ils buvaient peut-être un peu trop ; aujourd'hui, ils révèlent leur consommation de cannabis, jusqu'à dix joints par jour, sans conscience de transgresser la loi. C'est un vrai problème. Le sentiment de transgression lié à la nocivité du produit doit de nouveau être propagé.

Nous instruisons un dossier à Marseille où le « go » du passage à l'acte de l'homicide a été enregistré en direct depuis une cellule sonorisée. Il n'y a plus d'étanchéité entre liberté et détention : il faut revoir le système carcéral.

Je rejoins M. le procureur sur les assises.

Notre difficulté, concernant les MNA, est surtout de démontrer leur minorité. En comparution immédiate notamment, on constate que le sous-prolétariat de la revente de cannabis, recruté via les réseaux sociaux, concerne les personnes extrêmement vulnérables et précarisées que sont les migrants.

Marseille est-elle une narcoville ? Elle n'est pas que cela. Elle a d'autres aspects et il s'y passe des choses fantastiques. Marseille a la particularité d'être un carrefour interrégional, international, un port ouvert sur la Méditerranée, qui compte une population précarisée qui constitue un terreau du trafic de produits stupéfiants.

À Marseille, les peines prononcées sont extrêmement lourdes, régulièrement de dix ans de réclusion, parfois plus. Ce n'est qu'une réponse, car manifestement, la répression n'est pas suffisante pour endiguer ce fléau national.

M. Guy Benarroche- Merci de vos interventions, qui détaillent très bien ce qui se passe réellement à Marseille et les moyens d'intervention dont dispose la justice dans son ensemble.

C'est un fait, un certain nombre de produits illégaux, qui exigent une vaste politique de contrôle et de répression, sont aujourd'hui de mieux en mieux acceptés socialement. On estime qu'en soi la consommation de ces produits n'est pas spécialement critiquable. De plus en plus de personnes consomment et le font en toute bonne conscience - ils ne se rendent absolument pas compte qu'ils ont ainsi du sang sur les mains -, dans toutes les strates de la société. C'était très différent au temps de ma jeunesse, dans les années 1970.

Depuis, une véritable économie de la drogue s'est développée. Elle répond aux normes du capitalisme financier et du libéralisme le plus débridé. Elle dégage des profits monstrueux et nous ne luttons pas à armes égales avec les trafiquants : en la matière, la puissance publique ne dispose pas des mêmes moyens qu'eux. Voilà pourquoi la justice a tant de mal à lutter contre le phénomène.

Nous n'avons pas parlé de la production, et pour cause : sauf exception, elle n'a pas lieu sur notre territoire. Gardons toutefois à l'esprit que, pour un certain nombre de pays, ces produits sont une ressource économique considérable.

Après l'étape de production viennent le transport et la diffusion, cette dernière faisant l'objet d'un vaste merchandising. Or, pour contrer efficacement le narcotrafic, il faut à la fois réprimer la consommation et s'attaquer aux profits dégagés. Quels outils d'action supplémentaires pourrions-nous vous donner, notamment pour agir au début et à la fin de la chaîne ?

M. Francis Szpiner. - Tout d'abord, de quelle manière entendez-vous adresser vos propositions à notre commission d'enquête : via la conférence des procureurs ou bien à titre personnel ?

J'ai noté que vous êtes pour une cour d'assises spécialisée, solution retenue en matière de terrorisme et qui a fait la preuve de son efficacité. J'ai également cru comprendre que vous aviez des propositions à émettre au sujet du service interministériel d'assistance technique et du statut des repentis : ces sujets méritent effectivement d'être traités. En parallèle, avez-vous réfléchi au statut de l'informateur ? Actuellement, ce dernier ne peut pas être mêlé au trafic. Or, pour obtenir de bons renseignements, il doit l'être dans une certaine mesure. La jurisprudence et l'attitude des parquets semblent, en la matière, un peu flottantes et variables.

Ensuite, quelles sont vos propositions pour la réforme de la procédure pénale ? Un comité de réécriture doit s'y consacrer. À mon sens, il serait plus sage de revenir au temps où la nullité devait justifier d'un grief, exception faite des cas d'ordre public.

Enfin, j'ai conscience des pressions que subissent un certain nombre d'avocats pour donner tel ou tel dossier ; ces situations sont on ne peut plus délicates. Mais je tiens à insister sur un autre problème, qui demeure tabou dans la profession : sauf en cas d'abus de bien social (ABS), en France, on n'a jamais posé la question de l'origine des honoraires. Elle devra être tranchée un jour ou l'autre - la conférence des procureurs devrait se rapprocher du Conseil national des barreaux (CNB).

En théorie, un avocat ne peut pas recevoir plus de 1 000 euros en espèces - le plafond est plus élevé quand le client est ressortissant d'un pays qui n'est pas membre de l'Union européenne. Mais, en pratique, les montants perçus en espèces peuvent être bien plus élevés. Il faudra un jour lever ce tabou. Présomption d'innocence oblige, certains magistrats ont accepté que l'on dépose telle ou telle somme sur des fonds versés à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) : cette méthode a au moins le mérite de la transparence. Cela étant, si l'on parle régulièrement de la corruption qui sévit chez les gardiens de prison et les autres fonctionnaires, les avocats font eux aussi l'objet de pressions. Je vous invite à soumettre ces sujets aux instances ordinales.

M. Michel Bonnus. - En tant que restaurateur, je ne pouvais bien sûr pas soumettre mes clients à des enquêtes de moralité ; mais certains montants réglés en espèces provenaient très vraisemblablement du trafic.

Mme Valérie Boyer. - On pourrait en dire autant pour les boutiques de certaines grandes marques.

M. Nicolas Bessone. - Monsieur Szpiner, qu'il s'agisse des constats ou des observations, M. le président Leurent, les magistrats du siège et moi-même sommes sur la même longueur d'onde. Ces observations sont celles des praticiens du tribunal judiciaire de Marseille, que nous représentons devant vous ; elles n'engagent pas la conférence des procureurs de la République, dont je suis par ailleurs membre.

Monsieur Benarroche, sauf erreur de ma part, pour ce qui concerne le blanchiment, une directive européenne va nous imposer la confiscation sans condamnation. C'est une mesure que nous appelons de nos voeux et qui, au-delà de la présomption de blanchiment, entraîne un véritable changement de paradigme.

Pour avoir été directeur de l'Agrasc, je connais très bien cette problématique. Actuellement, la confiscation est prononcée au terme d'une condamnation définitive, dans une procédure judiciaire qui peut durer des mois, voire des années. Comment la population des cités peut-elle croire à l'efficacité de l'État ? Tant qu'elle n'est pas condamnée, la personne garde son train de vie, ses moyens de corrompre ou d'acheter de la drogue.

Conformément aux principes démocratiques, auxquels je suis très attaché, la confiscation sans condamnation sera toujours prononcée par une juridiction, mais elle pourra être immédiate et décorrélée de l'infraction à l'origine de la saisie initiale. Il faudra simplement démontrer que la personne gravite dans un environnement criminel et ne peut justifier son train de vie, direct ou par prête-nom.

La France est un pays plus riche que l'Italie. Or nos homologues italiens saisissent et confisquent dix fois plus que nous. Ils n'ont pas l'administration la plus efficace du monde - je le dis avec beaucoup d'amitié, étant moi-même d'origine italienne -, mais ils disposent d'outils juridiques adaptés.

Monsieur Szpiner, vous nous interrogez au sujet des collaborateurs de justice. Un instrument juridique insuffisamment employé permettrait de résoudre la difficulté que vous soulevez : l'« indic » n'est pas censé prendre part au trafic, alors qu'il doit être au coeur du réacteur. Mais, depuis la loi Perben de 2004, on peut recourir à l'infiltration par des fonctionnaires de police ou de gendarmerie.

Cela étant, qui gère l'information ? Le procureur de la République et le juge d'instruction, ou bien la seule police judiciaire ? Voilà le vrai sujet. Pourquoi la police judiciaire ne s'est-elle pas totalement emparée du dispositif ? Parce que le recours aux collaborateurs de justice est beaucoup plus démocratique. Il implique une procédure judiciarisée et contradictoire. Si des agents infiltrés apparaissent dans une procédure, sous un véritable statut, l'information passe de la police judiciaire aux magistrats. Or, celui qui a le pouvoir, c'est celui qui détient l'information ; et ceux qui disent la messe à la fin, ce sont quand même les juges. C'est une question de démocratie et d'efficacité.

Mme Isabelle Fort. - Pour travailler sur les réseaux criminels, l'informateur doit obligatoirement être au contact du réseau criminel. Sinon, il ne pourra pas donner de véritables éléments sur le trafic. C'est évident.

M. Francis Szpiner. - C'est pourtant censé être interdit en France ; selon certaines jurisprudences, ces méthodes sont à la limite de la provocation.

Mme Isabelle Fort. - De fait, la source ne doit pas inciter à l'infraction. Cette dernière doit être préexistante. Les informateurs sont inscrits et rémunérés ; ils travaillent, en général, avec deux traitants. Cette procédure est donc assez encadrée et les magistrats doivent en avoir connaissance, même si, évidemment, l'identité de la source reste une information d'ordre interne.

Notre position est claire : nous ne voulons pas d'une personne commettant une infraction plus considérable que les éléments qu'elle pourrait fournir. En parallèle, nous sommes très attentifs à la problématique de la protection.

Le régime juridique en vigueur me semble encore un peu trop flou. Quant au positionnement de la source, il est rarement d'une clarté absolue. Ce qu'un informateur affirme ne correspond pas forcément à la réalité. Son intervention peut fragiliser certaines procédures et sa loyauté peut être sujette à caution.

Ce régime a déjà fait l'objet d'une charte en interne. À mon avis, il devrait être encore mieux défini ; il deviendrait ainsi plus rassurant pour les policiers eux-mêmes.

M. Nicolas Bessone. - J'ajoute quelques précisions au sujet de la perception des honoraires.

Dès lors que l'avocat ne relève pas de l'aide juridictionnelle, on suppose d'où vient l'argent des honoraires qu'il perçoit en défendant un trafiquant de drogue.

Je participe assez régulièrement à des actions de formation auprès de jeunes avocats et, à ce titre, je les mets en garde. Je suppose que l'Ordre fait de même : si, chaque fois que vous faites des actes tout à fait basiques, comme des demandes de mise en liberté, un client vous donne 10 000 ou 15 000 euros, ou si, dans les dossiers corses, tous les truands de toutes les maisons d'arrêt de France et de Navarre se mettent spontanément à vous désigner en vous payant grassement, ce n'est pas nécessairement du fait de vos compétences, qui plus est quand vous êtes un jeune avocat... Vous devenez l'obligé de ces clients, vous perdez de facto votre indépendance. Il faut multiplier les actions de formation en ce sens, à l'heure où les avocats sont de plus en plus nombreux et où, pour la profession, le contexte est de plus en plus concurrentiel.

C'est vrai, nous ne nous intéressons pas à l'origine des honoraires, sauf quand les problèmes s'imposent à nous, par exemple quand un avocat placé sur écoute tient tel ou tel propos imprudent. Je pense au cas d'un avocat que nous avons poursuivi et qui a été condamné récemment. Sur une écoute téléphonique, il déclarait à son interlocuteur : « Votre fils m'a dit d'aller sur le point de deal pour récupérer mes honoraires. »

Actuellement, que fait la justice ? Quand un cas lui saute à la figure, elle engage et mène des poursuites, elle diligente des enquêtes, mais elle n'est pas proactive. On jette un voile pudique sur les honoraires que perçoivent certains avocats - peut-être M. le président du tribunal n'a-t-il pas, toutefois, la même opinion sur ce sujet.

C'est compliqué : si le montant des honoraires correspond au travail accompli ou à la réputation de l'avocat, qui elle aussi a un prix, on peut savoir d'où vient l'argent, mais il me paraît difficile d'engager une enquête d'initiative.

M. Francis Szpiner. - Je rappelle qu'il n'en est pas de même dans d'autres pays du monde, par exemple aux États-Unis.

M. Olivier Leurent. - Monsieur Benarroche, vous nous demandez les outils dont nous avons besoin et vous souhaitez savoir où il faut agir en priorité. Il faut agir sur toute la chaîne, de la base au sommet de la pyramide, sans hésiter.

On l'a vu à Marseille, la politique de pilonnage menée par Mme la préfète n'est pas incompatible avec des enquêtes judiciaires approfondies ; simplement, la temporalité n'est pas la même. On le sent bien, on a notamment besoin d'une réponse immédiate, qui passe par des actions de police de terrain, qui ne vont pas viser à démanteler un réseau entier. Le démantèlement des réseaux exige plusieurs années ; or nos concitoyens et nos élus demandent des résultats rapides.

À mon sens, au titre de l'instruction, il faut développer les assistants spécialisés en matière d'entraide et de coopération pénale internationale ainsi qu'en matière d'analyse criminelle. Les juges d'instruction sont formels : ces réseaux s'enchevêtrent et l'on ne peut les affronter qu'en les mettant en miroir. Mais, pour cela, il faut procéder à des recoupements, et ce travail d'analyse criminelle suppose des moyens humains et informatiques en conséquence.

À mon sens, nous avons effectivement besoin d'un régime mettant un terme au débat sur les nullités après renvoi devant la juridiction de jugement ; sinon, les recours sont absolument systématiques et la procédure se révèle sans fin.

On peut également s'interroger sur le régime de la confusion de peine, en matière de trafic de stupéfiants ; peut-être faut-il mieux l'encadrer, car, la plupart du temps, les intéressés sont récidivistes, voire multirécidivistes.

Enfin, Monsieur Szpiner, l'origine des honoraires d'avocat appelle non seulement une discussion au sein de la profession, mais aussi un débat de société. Nous parlons d'éventuels blanchiments de fonds servant à financer la défense. À l'évidence, la question se pose et il me semble que vous avez raison de la poser.

M. Jérôme Durain, président. - Merci, mesdames, messieurs, d'avoir répondu à nos questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Associations d'aide aux consommateurs de stupéfiants - Audition de MM. Florian Guyot, directeur général, Léon Gomberoff, directeur d'activité sur le territoire Paris-Nord, de l'Association Aurore, Benjamin Tubiana-Rey, responsable « plaidoyer et communication » de la Fédération Addiction, et Auguste Charrier, président de la fédération Entraid'Addict

M. Jérôme Durain, président. - Messieurs, merci d'être venus devant notre commission d'enquête. Nous allons aborder avec vous la question de l'aide aux consommateurs de stupéfiants, que nous n'avons que peu traitée jusqu'à présent.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure, MM. Florian Guyot, Léon Gomberoff, Benjamin Tubiana-Rey et Auguste Charrier prêtent serment.

M. Benjamin Tubiana-Rey, responsable « plaidoyer et communication » de la Fédération Addiction. - Depuis toujours, de très nombreux Français sont consommateurs de drogue. Selon l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), 47 millions d'entre eux ont expérimenté l'alcool - il s'agit là d'une drogue licite, mais d'une drogue quand même - et 43 millions en ont bu dans l'année ; 2,1 millions ont expérimenté la cocaïne et 600 000 en sont consommateurs réguliers ; en outre, un demi-million de Français ont expérimenté l'héroïne.

Il est important de distinguer consommation et addiction, pour toutes les drogues, qu'elles soient licites ou illicites. Beaucoup de personnes expérimentent des drogues, puis arrêtent, ou continuent en suivant une consommation maîtrisée ; c'est même le cas de la majorité des consommateurs de drogues, y compris les drogues dites dures. D'autres, en revanche, développent une addiction et ont besoin d'aide : en pareil cas, des dispositifs de soins sont essentiels.

La Fédération Addiction est le principal réseau de structures et de professionnels de l'addictologie en France. Nous regroupons 850 établissements et services de santé, soit 80 % du secteur médico-social en addictologie.

Il s'agit principalement de centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), lieux où toute personne - il s'agit aussi bien des consommateurs que de leur entourage - peut bénéficier d'une prise en charge médicale, psychologique, sociale ou éducative. Certains Csapa animent des consultations « jeunes consommateurs » (CJC), dédiées aux personnes de moins de 25 ans et à leur entourage. D'autres déploient des dispositifs de soins résidentiels avec un hébergement de courte ou de longue durée.

S'y ajoutent les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). Les personnes à qui ces structures sont dédiées ne sont pas forcément engagées dans une démarche de soins ; elles sont exposées à des risques majeurs en raison de leur consommation, qu'il s'agisse d'accidents ou d'infections - on pense notamment aux hépatites C et au VIH. Les usagers les plus marginalisés y font l'objet d'une attention particulière.

Il existe d'autres dispositifs encore, comme les haltes soins addictions (HSA). Parmi nos adhérents, nous comptons aussi des services sanitaires, notamment des équipes de liaison hospitalières, et des adhérents individuels, qui sont tous professionnels - personnels de santé, infirmiers comme médecins, dont certains exercent en libéral, éducateurs spécialisés, travailleurs sociaux, etc.

La Fédération Addiction se consacre à l'ensemble des conduites addictives, qu'il s'agisse de produits licites ou illicites. Elle se penche également sur les addictions sans substance, comme les jeux d'argent et de hasard. Nous travaillons à développer des réponses adaptées aux usages de drogues, plaçant les personnes au centre.

Nous ne parlons pas à la place des consommateurs de drogue. Certains d'eux s'organisent d'ailleurs en collectifs et en associations ; peut-être serait-il intéressant pour vous de dialoguer avec eux.

Vous l'avez compris, nous ne sommes clairement pas des spécialistes du narcotrafic ou des questions de sécurité. Mais nous accompagnons des consommateurs et des consommatrices de drogue, ainsi que leur entourage, et les politiques pénales relatives aux stupéfiants ont un impact direct sur la vie de ces personnes.

En France, ces politiques sont centrées sur la répression, non seulement des trafics, mais aussi et surtout des usages. L'article L. 3421-1 du code de la santé publique prévoit une peine d'un an de prison et de 3 750 euros d'amende pour la simple consommation d'une substance classée comme stupéfiant. Depuis 2020, on peut avoir recours à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui n'est pas sans soulever un certain nombre de questions.

J'insiste sur la pénalisation de la simple consommation. Ce choix, retenu par la France, n'est pas nécessairement celui de nos voisins.

Le code pénal réprime la vente ou encore l'échange de stupéfiants. En vertu de l'article du code de la santé publique précédemment cité, si vous vous promenez seul dans la rue, si vous trouvez par terre un joint de cannabis et si vous avez le malheur de le fumer, vous commettez un délit. Pourtant, a priori, s'il y a une victime de cet acte, c'est vous-même et personne d'autre.

Dans leur immense majorité, les actions de répression menées en France ne visent pas le trafic, mais les simples consommations. Concrètement, 80 % des interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants concernent l'usage simple et non le trafic. Ces chiffres sont ceux d'Ivana Obradovic, publiés en 2021 et cités par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le cannabis. Entre 2015 et 2018, le nombre d'infractions pour trafic a même diminué de 16,8 %, alors que les constatations de simple usage ont progressé de 10,6 %.

De plus, l'application de la législation sur les stupéfiants en France subit un certain nombre de biais et donne lieu à des discriminations qui ne font pas honneur à la République. Les personnes en situation de grande précarité ont 3,3 fois plus de risques que la moyenne de faire de la prison ferme pour infraction à cette législation. Les personnes mises en cause par la justice sur ces questions sont à 91 % des hommes et 74 % d'entre elles ont moins de trente ans. Ces chiffres ne reflètent ni la population générale ni la démographie des consommateurs. Ils confirment ce qu'avancent plusieurs études : les interpellations et arrestations se focalisent de manière disproportionnée sur les jeunes hommes noirs et arabes. Par ailleurs, le risque de détention provisoire pour simple usage de drogue est cinq fois plus élevé pour les personnes étrangères.

Si je cite tous ces chiffres, c'est parce qu'ils ont des conséquences directes sur les personnes que nous accompagnons, nous, professionnels de l'addictologie, et peut-être plus encore sur toutes celles que, malheureusement, nous n'accompagnons pas, alors qu'elles en auraient besoin.

En rejetant les consommateurs de drogue aux marges de la loi, la France entrave leur accès aux services de santé. De nombreuses personnes qui rencontrent des problèmes dans leur consommation et souhaitent se faire aider par des professionnels de santé sont freinées dans leur démarche par la peur des sanctions et par la stigmatisation liée à l'interdit pénal. Pis, les personnes qui ont besoin de soins en urgence - je pense notamment aux cas d'overdoses - sont trop souvent réticentes à appeler les secours. Ces réactions ont parfois des conséquences dramatiques.

L'interdit pénal pesant sur la simple consommation est un obstacle au déploiement des actions de terrain que nous nous efforçons de mettre en oeuvre, et qui seraient susceptibles de prévenir les consommations et de réduire les risques. Comment s'adresser à des personnes se livrant à une consommation censée être interdite ? Trop souvent, associations et professionnels sont accusés d'inciter à la consommation et voient bloquer leurs capacités d'intervenir auprès des personnes qui en ont besoin.

Les actions de prévention sont chroniquement sous-financées en France. Elles sont de surcroît dispersées. Prévues par la loi, elles sont censées être obligatoires. Pourtant, les Csapa ne reçoivent pas de financement pérenne pour leurs actions de prévention : ils ne peuvent passer que par des appels à projets. Les consultations « jeunes consommateurs » souffrent d'un manque chronique de moyens. En moyenne, leurs ressources humaines se limitent à 0,9 équivalent temps plein (ETP). Comment, dans ces conditions, accueillir les jeunes qui s'interrogent sur leur consommation ?

Où va l'argent ? Vers la répression de l'usage. Dans son budget pour 2023, l'État a consacré 1,72 milliard d'euros à la répression des consommateurs de drogue. En 2018, les forces de l'ordre s'étaient vu attribuer 1,08 milliard d'euros ; ces crédits ont donc augmenté de 91 % en cinq ans. Pour les forces de l'ordre, ce budget est devenu aussi important que celui de la prévention routière. Or les crédits en question pourraient être utilement réinvestis dans la prévention et la réduction des risques. Ils pourraient améliorer le fonctionnement des associations du secteur médico-social, qui traversent une grave crise de recrutement.

Je souligne que tout cet argent dédié à la répression des usagers est investi à perte. Contrairement à ce que l'on prétend souvent, les sanctions pénales pour usage de drogue sont inefficaces pour diminuer les consommations. La France est ainsi le premier pays d'Europe à consommer du cannabis. Près de la moitié des Français de 15 à 64 ans, 44,8 % précisément, l'ont déjà expérimenté. Plus d'un sur cinq en a même consommé dans les douze derniers mois ; c'est le deuxième chiffre le plus élevé d'Europe et ce taux est bien plus élevé que dans des pays que l'on croit plus permissifs.

La tendance ne se limite pas au cannabis. La consommation de cocaïne connaît ainsi une progression continue en France. Au total, 6 % des adultes français avaient déjà expérimenté cette drogue en 2017, contre 1,8 % en 2000. La France fait partie des plus gros consommateurs de cannabis en Europe. Elle est également au-dessus de la moyenne pour la consommation de MDMA et d'ecstasy.

Sur la base de ce constat, notre première recommandation est de faire évoluer la loi. Il faut supprimer les sanctions pénales pour simple usage de stupéfiants, pour les raisons de santé évoquées. Cette mesure permettra, au passage, de désengorger les services de police et de justice.

Vous vous penchez sur la lutte contre le narcotrafic ; or la police et la justice se concentrent essentiellement sur l'usage des drogues. C'est une priorité à revoir : il y va de l'efficacité budgétaire et sanitaire.

S'il n'est pas possible de supprimer toutes les sanctions pour usage, nous recommandons a minima de créer une immunité pour les personnes appelant les secours en cas d'urgence, que ce soit pour elles-mêmes ou pour un tiers, notamment en cas d'overdose. De telles dispositions législatives existent au Canada et aux États-Unis. Elles permettent de sauver des vies.

Nous souhaitons que l'argent dédié à la répression soit réinvesti dans les services et campagnes de prévention, dans la réduction des risques et dans les soins. La prévention et la réduction des risques sont des politiques qui fonctionnent. Leur efficacité est établie. Il convient en particulier de s'adresser aux jeunes pour retarder ou réduire la consommation.

Nous souhaitons que les actions de prévention des structures d'addictologie disposent d'un financement pérenne, en étant comprises dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam).

Enfin, il faut envisager la création d'un marché légal et régulé de substances psychoactives - nous pensons notamment au cannabis. Un certain nombre d'expériences ultralibérales ont été menées en ce sens aux États-Unis ; elles peuvent avoir des effets délétères sur la santé publique, mais une légalisation contrôlée peut bel et bien porter ses fruits. Le Québec a ainsi interdit la vente de cannabis aux mineurs et créé un monopole d'État dont les bénéfices sont réinvestis dans la prévention et la recherche. De tels choix créent des filières de produits sûrs pour les consommateurs, assèchent les marchés illégaux et aboutissent même à une diminution de la consommation chez les jeunes.

M. Florian Guyot, directeur général de l'association Aurore. - Permettez-moi de vous remercier de votre invitation.

Vos travaux mettent en lumière la question du narcotrafic et des drogues en général, lesquelles posent un véritable problème de sécurité et de santé publiques.

Depuis plus de 150 ans, l'association Aurore accueille des personnes vulnérables et les accompagne vers l'autonomie. Historiquement, elle accompagnait des personnes sortant de prison. Aujourd'hui, elle agit dans trois grands métiers : l'hébergement, le soin, dont celui qu'exigent les addictions, et l'insertion professionnelle. Nous comptons près de 2 800 collaborateurs.

En matière d'addictions, notre association intervient essentiellement auprès de personnes précaires, sur l'ensemble de leur parcours.

Nous intervenons dans la rue, avec des maraudes et des équipes mobiles qui vont à la rencontre des consommateurs pour leur proposer un accompagnement. Nous agissons aussi en matière de prévention, de soins et d'accompagnement dans des Caarud ou des Csapa. Nous déployons des dispositifs d'hébergement spécialisé pour lutter contre la précarité des consommateurs de drogue. Enfin, l'association intervient auprès de personnes qui souhaitent quitter l'usage de tout produit, dans deux communautés thérapeutiques ainsi qu'au sein de la maison de Kate : créée par Kate Barry à Bucy-le-Long, cette structure applique la méthode d'abstinence dite Minnesota.

À Paris, le Caarud Espoir Goutte d'Or (EGO), dirigé par Léon Gomberoff, accueille près de 4 500 personnes par an ; notre Csapa en reçoit près de 800, pour 46 000 consultations. Notre Caarud de Seine-Saint-Denis a, lui, une file active de près de 850 personnes.

L'association Aurore intervient principalement en Île-de-France, mais nous accompagnons aussi des consommatrices et des consommateurs dans l'Aube, dans l'Aisne, en Loire-Atlantique et en Dordogne. Dans la capitale, nous sommes très mobilisés sur les scènes de consommation du nord-est parisien, où l'usage du crack par inhalation est extrêmement important. Nous gérons ainsi un espace de repos Porte de La Chapelle, qui a vu passer près de 3 600 personnes en 2023, et 610 places d'hébergement pour consommateurs de crack dans un dispositif nommé Assore (accès aux soins, aux droits sociaux, à l'orientation et à la réinsertion ensemble), sur lequel je reviendrai.

La lutte contre les trafics est à la fois un enjeu majeur de politique publique et un objet particulièrement complexe, pour au moins trois raisons.

La première raison, c'est la très grande disponibilité des produits et leur forte évolution. La cocaïne est aujourd'hui très accessible, très répandue, dans toutes les classes sociales et dans tout le pays. À cet égard, la France est dans la même situation que les autres pays d'Europe. Selon l'OFDT, le prix du gramme a baissé au cours des dernières années, entraînant une augmentation de la consommation dans tous les publics, en particulier chez les plus précaires, qui la consomment souvent sous la forme basée appelée crack, laquelle est à la fois facile à réaliser et moins chère. Cette tendance est très perceptible. Elle est visible dans l'espace public, non seulement à Paris, mais aussi dans de nombreuses autres villes françaises et dans certaines zones rurales.

Parallèlement, en tout cas dans les centres que nous gérons, la consommation d'héroïne a baissé au cours des dernières années. Nous l'observons dans la plupart de nos services. Néanmoins, il faut garder à l'esprit que l'offre est très changeante, ce qui rend la lutte contre les trafics extrêmement difficile. Outre l'alcool, le cannabis, la cocaïne et l'héroïne, qui sont très répandus, les médicaments détournés voient leur consommation augmenter fortement et de nouveaux produits voient sans cesse le jour. Nous avons récemment dû gérer en Seine-Saint-Denis une forme d'épidémie d'overdoses dues à des cannabinoïdes de synthèse, crises accompagnées des souffrances extrêmement fortes. Les victimes de ces overdoses pensaient avoir acheté de l'héroïne.

La deuxième raison, c'est l'intrication des liens entre la vente, la consommation et la précarité.

Le commerce de la drogue, c'est le commerce de la souffrance. Notre expérience nous en a donné la conviction : la précarité est le principal facteur conduisant à une addiction. L'usage d'un psychotrope est tout simplement une tentative d'oublier les difficultés et les souffrances d'un parcours d'errance.

Dans nos centres de soins et nos communautés thérapeutiques, les personnes se livrent. Elles expliquent leur parcours et nous les écoutons : c'est le rôle de nos professionnels. Qu'entendent-ils ? Des récits d'abus sexuels, d'incestes, de maltraitances physiques et psychologiques, de relations toxiques avec des parents ou des proches, des traumatismes vécus dans des parcours de migration et à la rue, en particulier par les femmes. Tous ces psychotraumatismes sont à l'origine d'une souffrance extrême, que la consommation de psychotropes vise à soulager l'espace d'un instant, même si elle induit une dépendance.

Très souvent, les consommateurs financent leur propre consommation en revendant une partie de leurs produits ou de leurs médicaments. Nous sommes face à une économie d'échange de services, à la frontière entre la consommation et le trafic, ce qui rend la lutte contre le narcotrafic particulièrement difficile.

J'insiste, ces frontières sont floues. À ce titre, il faut souligner l'existence de réseaux de domination, où l'addiction sert à exercer une emprise, principalement sur des jeunes. Je pense aux mineurs non accompagnés (MNA) enrôlés dans des réseaux de trafiquants, soit en devenant guetteurs ou revendeurs, soit en commettant des larcins pour le compte de dealers souvent après avoir été rendus dépendants à telle ou telle substance. À ce sujet, nous avons pu collaborer avec la police, grâce à la parole de jeunes qui se sont livrés à nos services. Nous avons ainsi contribué à faire tomber un réseau de trafic d'êtres humains qui embrigadait de jeunes migrants et dont le procès s'est achevé au début de l'année 2024.

Ces relations de domination se retrouvent aussi dans les réseaux de prostitution. À cet égard, j'appelle votre attention sur la pratique du « michetonnage ». L'usage de produits permet d'abord aux jeunes filles d'oublier les violences qu'elles subissent ; puis il devient une nécessité et, souvent, ces jeunes filles sont utilisées pour transporter des produits. Lorsqu'un individu est jugé suffisamment bon client par les dealers, elles sont offertes « en cadeau » lors de la livraison. Pardonnez-moi ces images sordides : elles sont le reflet de la réalité à laquelle nos professionnels sont confrontés, laquelle me semble être au coeur du sujet. Il y va de la dignité humaine. Nous parlons à la fois de souffrances et de maladies.

Vous cherchez des solutions pour lutter contre le trafic de drogue, qui relève de la grande criminalité. Soyez assurés que nous nous tenons à vos côtés.

À en croire certains, quand il n'y a pas de consommateurs, il n'y a pas de dealers. La réalité, c'est surtout que s'il y avait moins de souffrance il y aurait moins de consommateurs.

Parce que la lutte contre les drogues est avant tout une lutte contre la souffrance, nous devons rechercher des solutions médico-sociales, non pas à la place, mais en parallèle des approches sécuritaires : les unes et les autres ne s'opposent pas, elles se complètent.

D'ailleurs, nous collaborons étroitement avec les services de police. Nous avons pu contribuer à faire tomber un réseau de trafic d'êtres humains et nous en sommes fiers. Nous travaillons extrêmement bien avec le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris. En misant sur la bonne volonté des uns et des autres, nous essayons de concilier lutte contre les trafics et accompagnement des consommateurs de crack.

C'est possible de conjuguer les enjeux sécuritaires et les impératifs de santé publique, mais il faut aller plus loin. Il est nécessaire de lutter contre la souffrance et la maladie pour restaurer la dignité des personnes.

Par le dispositif Assore, nous proposons un hébergement aux consommateurs de crack. Cette simple réponse, consistant à leur offrir un toit, a des effets considérables. Une étude menée avec les hospices civils de Lyon a montré que 80 % des personnes accompagnées à ce titre réduisent leur consommation et que 19 % d'entre elles y mettent un terme.

Ce n'est pas parce qu'il n'existe pas de traitement de substitution efficace à la cocaïne qu'il n'est pas possible d'accompagner les personnes. Il faut nouer des liens de confiance avec des équipes pluridisciplinaires, qui proposent des temps de pause sur les consommations, aident les personnes à retrouver progressivement des plaisirs et des sensations en dehors du produit et, surtout, cherchent à résoudre leurs problèmes sociaux - qu'il s'agisse du logement ou de questions de soins, somatiques, psychiques ou d'accès aux droits. Bref, il faut réhumaniser les personnes en établissant un dialogue, en réduisant la consommation compulsive et en cherchant des solutions à la précarité.

Il est possible de construire un parcours pour les consommateurs, conduisant parfois à l'arrêt des consommations. Mais, pour mener ce travail, il faut d'abord chercher à résoudre les problèmes qui ont conduit à l'addiction, à savoir les problèmes de précarité. Il faut également que la personne soit volontaire, sinon la rechute n'est jamais très loin. C'est ce que nous faisons dans nos trois centres pratiquant l'abstinence sur la base de méthodes communautaires, où la cocaïne et le crack représentent à peu près le quart des substances consommées à l'admission des personnes.

L'approche contraire, par laquelle on cherche à contraindre les personnes à s'arrêter, ne fonctionnera que le temps de la contrainte ; le jour où cette dernière se lève, les problèmes à l'origine de l'addiction reviennent et la rechute est à deux pas. Or tout l'enjeu est de trouver des solutions qui fonctionnent dans la durée.

La troisième et dernière raison pour laquelle vos travaux sont particulièrement complexes, mais essentiels, c'est la grande incompréhension à laquelle nous avons l'impression de faire face aujourd'hui. Elle est le fait d'une profonde déshumanisation des consommateurs, qui est visible dans l'espace public et qui engendre de la peur. Or la peur entraîne le rejet, en particulier celui des approches médico-sociales.

M. Tubiana-Rey l'a dit : nous sommes parfois accusés d'inciter à la consommation, alors que nous faisons tout le contraire. Certains discours font la promotion de méthodes simplistes face à un problème complexe. Ils sèment une grande confusion et mettent en avant des solutions contradictoires.

Il est contradictoire de parler de prévention des addictions tout en faisant la promotion de l'alcool à grand renfort de publicité.

Il est aussi contradictoire de vouloir concilier la sécurité publique et la santé publique sans traiter la question des consommations de rue. Je pense en particulier aux scènes de consommation à ciel ouvert, que l'on a pu connaître à colline du crack ou au square Forceval, Porte de La Villette, à Paris.

Ces scènes entraînent une consommation compulsive et dégradent profondément l'état de santé des personnes, au point qu'elles sont complètement déshumanisées - la presse en vient même à les qualifier de zombies. Elles accumulent des comorbidités psychiques, voire psychiatriques. En résultent de graves troubles à l'ordre public, dont les riverains ont raison de se plaindre. Mais la peur et le rejet provoqués par l'image de ces personnes, se livrant à des consommations compulsives, rendent en fait impossible la recherche de solutions qui pourtant existent dans de très nombreux pays.

Si les personnes ne doivent pas consommer dehors, elles doivent consommer dedans ; elles doivent disposer de lieux pour consommer. Ces initiatives peuvent être reliées à des actions policières et sanitaires, via des échanges, des formations ou des coopérations avec les forces de police. C'est possible de le faire à l'échelle locale et même à plus grande échelle, en dépassant le seul recours aux bonnes volontés.

Enfin, il est contradictoire d'opposer les approches de soins, alors qu'elles constituent tout un parcours. La prévention commence avec de simples programmes d'échange de seringues. Contrairement à ce que la presse a pu affirmer ces derniers jours, lesdits programmes ont permis de sauver de nombreuses vies, depuis les « années sida » jusqu'à nos jours. La prévention se poursuit par ce que l'on appelle la réduction des risques, consistant à éviter que l'état de la personne ne s'aggrave, à traiter ses problèmes de précarité et à susciter l'adhésion aux soins pour que la personne soit volontaire. Cela peut prendre du temps, mais in fine c'est du temps gagné sur le rétablissement de la personne.

L'arrêt des consommations est possible - c'est un élément de ce parcours -, et nous le recherchons, mais pas à n'importe quelle condition. Il ne peut pas se décréter. Ce qu'il faut, c'est autant que possible éviter la rechute.

Il faut comprendre que, dans les cas de consommation extrême, le produit a pris toute la place. Il a pris la place de la famille, du travail et du quotidien. L'accompagnement que nous assurons se déploie dans le temps long. Les personnes doivent d'abord retrouver une forme d'hygiène et manger à leur faim. C'est ainsi qu'elles parviennent de nouveau à se respecter. C'est une fois que ce lien est créé qu'elles peuvent prendre une distance avec le produit et, de proche en proche - il faut accepter les rechutes -, sortir de l'usage compulsif.

La drogue est un fléau qui se nourrit de la souffrance et de la précarité des personnes, tant dans les réseaux de trafics que dans l'addiction qu'elle provoque. Face à ce fléau, des solutions existent. Nous sommes face à une question de sécurité publique et de santé publique, mais c'est surtout une question de dignité humaine.

M. Auguste Charrier, président de la fédération Entraid'Addict. - La fédération Entraid'Addict est composée de bénévoles. Je parlerai surtout de l'humain, de notre quotidien. Notre fédération couvre 55 départements et compte environ 4 500 membres. Elle s'appuie sur des échelons régionaux, départementaux, et, au niveau local, sur des antennes. Cette structure a été fondée en 1910 : elle s'appelait à l'origine la Croix d'Or ; elle est devenue Alcool Assistance, puis Entraid'Addict en 2021. Ces changements de nom correspondent à l'évolution concomitante de la consommation des populations rencontrées.

Bénévoles, les aidants-accompagnants de nos structures sont en formation permanente, car les produits consommés évoluent sans cesse et arrivent désormais dans nos campagnes.

Quel est notre rôle ? Nous aidons et accompagnons les personnes souffrant d'une addiction, ainsi que leurs familles. Une personne addicte génère autour d'elle des souffrances qui concernent une dizaine de personnes. La population touchée est donc considérable !

Nous fournissons en fait une aide par les pairs. Nous avons en général souffert d'une addiction dans le passé - j'ai moi-même été addict à l'alcool autrefois - et nous avons été formés à aider les autres. Nous nous occupons des addicts, mais aussi de l'entourage adulte, et des enfants, que l'on oublie trop souvent dans ces cas-là. Or un enfant qui vit dans une famille marquée par l'addiction est un enfant qui souffre ; il ne peut se confier à personne. Nous avons ouvert des espaces de parole spécifiques pour eux, qui sont animés par des psychologues. Notre fédération est donc composée de patients experts, même si nous n'avons pas tous le même degré de formation. L'essentiel est d'écouter la personne dépendante comme son entourage.

L'addiction ne se produit jamais dans un ciel bleu. Il y a toujours une raison. Celle-ci est souvent insoupçonnée, d'ordre psychologique. Elle peut venir de très loin, voire de la prime enfance. Au début, le produit consommé est souvent considéré comme un médicament, et non comme un poison. Malheureusement il est devenu tel sous l'effet de l'addiction.

En tant que bénévoles, nous sommes préoccupés par le développement des structures médicales. Les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), les structures professionnelles capables d'accueillir ces personnes, aux côtés des bénévoles, sont en grande souffrance. Elles manquent d'effectifs. Or lorsqu'une personne décide de se soigner, il faut agir vite. La situation est donc très difficile. Il est compliqué de faire en sorte que ces personnes restent motivées, déterminées à se soigner.

Les polyaddictions se multiplient. Les consommateurs passent d'un produit à un autre, en fonction de leur aisance financière, du lieu où ils vivent. Ils consomment souvent deux ou trois produits. Il faut aussi mentionner les troubles alimentaires, les formes d'achat compulsif, etc. Il faut aider tout le monde.

En tant que bénévoles, nous avons besoin des professionnels, car nous ne pouvons tout faire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il semble que la consommation des adolescents baisse. Confirmez-vous cette évolution ? Quelles en seraient les causes ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Selon les chiffres de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), on observe en effet une baisse de la consommation d'alcool, de tabac, de cannabis et d'autres produits chez les adolescents.

On ne connaît pas vraiment les causes. Il n'y a pas vraiment eu d'étude sur le sujet. Selon l'enquête Escapad, l'une des causes serait la « dénormalisation » de l'alcool et du tabac dans la société. La politique de lutte antitabac semble plutôt efficace en France. La baisse de la consommation de cannabis serait liée à celle du tabac, car les deux vont souvent ensemble.

En ce qui concerne les autres substances psychoactives, nous pouvons émettre différentes hypothèses. On peut supposer, par exemple, que le temps passé devant les écrans joue un rôle de compensation : une consommation d'écrans se substituerait à une consommation de substances. En outre, beaucoup de personnes sont confrontées, dans leur entourage, à des proches qui ont eu des problèmes de consommation et elles connaissent donc les dommages occasionnés par ces pratiques. Peut-être aussi que les campagnes de communication et « d'aller vers » qui sont menées, en dépit du manque de moyens, ont des effets.

Des programmes de prévention sont réalisés en milieu scolaire. Certes, c'est du saupoudrage et ils mériteraient d'être systématisés, mais ils se fondent sur l'acquisition des compétences psychosociales : plutôt que de dire aux jeunes que consommer c'est mal, on leur apprend à acquérir les ressources pour s'opposer à la pression sociale. Mais, encore une fois, il n'y a pas vraiment eu d'études sur le sujet.

M. Florian Guyot. - Je voudrais modérer légèrement ces propos. Certes, des études en population générale montrent de manière incontestable que la consommation d'alcool et de drogue baisse, mais de nouveaux produits apparaissent et se répandent, comme le protoxyde d'azote.

Surtout, au-delà du lien entre consommation et jeunes, il faut faire le lien entre consommation et précarité. Si nous centrions les études sur les jeunes précaires, je ne suis pas sûr que nous observerions les mêmes faits et les mêmes phénomènes. J'ai longuement parlé des jeunes migrants qui sont pris dans des trafics et dans des réseaux de domination. Je pense aussi tout simplement aux jeunes en situation de précarité, qui cherchent à compenser les difficultés quotidiennes qu'ils vivent, ou aux jeunes filles qui sont sous la coupe de réseaux de domination.

Certes, les statistiques générales montrent une évolution, mais il serait hâtif de crier victoire. Il faut étudier le comportement des personnes en situation de précarité.

M. Léon Gomberoff, directeur d'activité sur le territoire Paris-Nord, de l'association Aurore. - Dans l'enquête citée, on peut d'ailleurs observer l'existence de grandes différences entre les jeunes selon leur situation scolaire : les jeunes déscolarisés consomment plus de drogue que les autres. Il faut tenir compte des différences sociales et économiques.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La baisse de la consommation est plus forte parmi les jeunes scolarisés dans les lycées généraux que parmi ceux qui sont déscolarisés ou qui sont dans des lycées techniques. L'inégalité sociale dans la consommation s'accroît. C'est un problème. De plus, même si le niveau de consommation globale baisse, il reste assez élevé par rapport à celui que l'on trouve chez nos voisins européens.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ne faut-il pas combiner des campagnes d'information et une politique de répression ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La France a une politique centrée sur la répression de l'usage des produits psychoactifs. Or la consommation de ces produits n'y est pas plus basse - elle a même tendance à être plus élevée - que dans les pays voisins, qui, comme le Canada, ont parfois légalisé la consommation de cannabis. La peur de la sanction ne suffit pas. Les organismes internationaux ou le haut-commissaire aux droits de l'homme des Nations unies considèrent que la politique de répression constitue même un frein à l'accès à la santé. En outre, on constate qu'elle n'entraîne pas, en France, de baisse de la consommation.

L'Inserm a montré que les campagnes de prévention fondées sur un message de peur - « si vous consommez, il vous arrivera tel ou tel problème de santé » - ont un faible impact sur les comportements et que leur effet est limité dans le temps. En revanche, les campagnes de prévention fondées sur une information factuelle, vérifiable, auront un meilleur impact, et celles qui ont en plus un aspect très motivationnel, dispensant des messages positifs sur les effets bénéfiques d'une moindre consommation, sont beaucoup plus efficaces pour modifier les comportements. La campagne du « mois sans tabac » ne s'articule pas autour du message que les fumeurs auront tous un cancer, mais vise à montrer à quel point arrêter de fumer à des effets formidables. Un tel changement de paradigme aurait des effets plus efficaces en termes de changement de consommation. La campagne sur le Dry January est fondée sur le même principe : montrer les effets bénéfiques de l'arrêt de l'alcool. Ces campagnes fonctionnent beaucoup mieux que celles qui sont basées sur la peur ou sur des injonctions.

M. Jérôme Durain, président. - La prohibition ne fonctionne pas, notamment pour l'accès aux soins, et génère des coûts très importants pour assurer la répression, mais à l'inverse, sans vouloir me faire l'avocat du diable, les expériences dépénalisation et de légalisation n'ont pas abouti non plus à des baisses considérables de consommation.

M. Florian Guyot. - Permettez-moi de revenir sur le lien entre la consommation et la précarité. Il faut comprendre quel est le facteur déclencheur de la consommation d'un produit psychotrope.

Que cherchent à obtenir les consommateurs ? Ils veulent mettre un couvercle sur leurs problèmes, qu'ils ne veulent pas voir. La crainte d'une sanction permettra-t-elle de changer cette situation ? En fait, la sanction risque, si elle se matérialise, de s'ajouter aux problèmes et d'aggraver la situation. Il convient donc d'abord, si on établit un lien de cause à effet entre la consommation et la précarité, de traiter cette dernière, c'est-à-dire d'accepter de considérer les consommateurs comme des gens malades, qui sont en souffrance, et qui peuvent donc être soignés. Or le discours de la pénalisation consiste à les considérer non pas comme des malades, mais comme des délinquants. Ce n'est pas tout à fait le même discours : on n'agit pas sur les mêmes leviers, on ne mobilise pas les mêmes messages, et les politiques publiques sont différentes. Il convient donc de s'interroger sur la cause que l'on cherche à traiter et sur le message que l'on souhaite diffuser. Ces deux voies ne sont pas les mêmes...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Mais elles ne sont pas exclusives ! Est-ce que l'on amplifie les effets d'une campagne de médiatisation, de prévention, en disant que le produit est interdit ?

M. Léon Gomberoff. - Il est vrai que la prohibition a des effets sur certaines personnes, mais elle n'en a pas sur d'autres, notamment pas sur celles que j'accompagne : celles-ci continuent à consommer des produits psychoactifs, alors même que la drogue contribue plus à aggraver leurs problèmes qu'à les soigner. Mais certaines personnes ont arrêté de fumer parce que c'est interdit dans certains lieux.

M. Florian Guyot. - C'est là toute la différence qu'il faut faire entre un public de consommateurs précaires et un public de population générale. Les leviers, les messages, les politiques publiques à mobiliser ne sont sans doute pas identiques.

Mme Karine Daniel. - Observez-vous des disparités territoriales ? Les maires ruraux nous ont fait part de l'émergence de nouvelles formes de consommation, liées aussi à des enjeux de précarité. Estimez-vous qu'il existe un déficit de structures d'accompagnement, de santé, de prévention ?

Notre commission travaille sur le narcotrafic. Vous semblez nous décrire une sorte de spirale entre la consommation et le trafic. La précarité peut inciter quelqu'un à consommer des produits psychoactifs, avec l'espoir d'y trouver un refuge face à ses problèmes, même si ce n'est pas le cas. Dans quelle mesure cette consommation est-elle susceptible d'entraîner une participation à un trafic, afin de pouvoir financer sa consommation ? Constatez-vous un tel phénomène ? Comment réagissez-vous ?

M. Florian Guyot. - La plupart des consommateurs que nous accompagnons contribuent aussi, d'une manière ou d'une autre, à la vente : ils vendent une partie des médicaments qu'on leur a prescrits ou des produits qu'ils possèdent pour financer leur propre consommation. Le lien entre consommation, trafic et domination est très ténu et la frontière est floue entre ces notions.

Notre association est surtout présente en Île-de-France, dans l'Aube ou en Loire-Atlantique. La présence de la cocaïne est très répandue sur tout le territoire, dans les territoires urbains comme ruraux, dans les grandes villes comme dans les petites. Le crack est présent à peu près partout. La seule différence, c'est qu'à Paris, il se vend sous forme de cailloux déjà préfabriqués, alors qu'ailleurs, les gens les fabriquent eux-mêmes.

M. Léon Gomberoff. - Le consommateur sait où se fournir ; cela incite à la consommation compulsive. Où qu'ils soient, même à la campagne, les consommateurs peuvent commander leur drogue, de la cocaïne par exemple, par le biais des réseaux sociaux ou par téléphone. Ils sont en contact avec des plateformes spécialisées. Pour arrêter la drogue, il ne suffit pas d'effacer le numéro de son dealer dans son téléphone, car les plateformes contactent souvent elles-mêmes les clients pour leur proposer des offres. Ces problèmes se rencontrent partout. Les usagers eux-mêmes transforment parfois la cocaïne en crack.

M. Auguste Charrier. - Je ne connais pas suffisamment la structuration des trafics, mais je parlerai, encore une fois, de l'humain. Dans la ruralité la plus reculée, les produits toxiques sont désormais là. Ils ont envahi tout le territoire. C'est indéniable.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La consommation d'héroïne a beaucoup évolué. Autrefois, elle concernait les grandes villes. Elle s'est déplacée vers les campagnes. À Paris, elle a été remplacée par la consommation de Skenan, un médicament détourné de son usage. La consommation de drogue en outre-mer prend aussi des formes spécifiques, en raison des particularités sociales et géographiques de ces territoires. On peut penser à la cocaïne en Guyane ; à Mayotte, il existe certaines drogues spécifiques.

Mme Valérie Boyer. - Avez-vous réalisé des études sur le lien entre la consommation de drogue et le décrochage scolaire ? Travaillez-vous avec des établissements scolaires ? L'élaboration d'un programme de santé publique depuis la maternelle jusqu'à la terminale pourrait-elle être utile ? On diffuse en effet des informations sur les effets de l'alcool, mais il n'existe rien de pareil pour la drogue.

Les parents d'adolescents qui consomment de la drogue se sentent isolés ; ils n'osent pas en parler, car ils ont honte. Ils ne savent pas vers qui se tourner. Il n'y a pas de médecine scolaire. Serait-il pertinent de doter chaque établissement d'un médecin scolaire, payé le cas échéant par les collectivités territoriales ? Travaillez-vous avec les parents d'élèves et leurs associations ? Un maire nous disait qu'une mère avait remonté seule la filière qui fournissait de la drogue à son fils. Elle avait informé la police, mais cette dernière n'a rien fait, car elle souhaite se concentrer sur les gros trafics.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Un dispositif existe pour accompagner les jeunes et les parents : il s'agit des consultations « jeunes consommateurs » ou CJC, déjà citées. Elles ont été créées voilà vingt ans. À l'origine, elles étaient centrées sur la question de la consommation du cannabis chez les jeunes, mais elles concernent aussi désormais les autres drogues. Les jeunes, les familles peuvent aller consulter sans rendez-vous, de manière anonyme. Le problème est que ces structures sont sous-dotées. L'effectif moyen d'une CJC représente moins qu'un équivalent temps plein en moyenne - 0,94 ETP. Ces structures sont rattachées aux Csapa.

Mme Valérie Boyer. - Elles dépendent de l'hôpital ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Certains Csapa dépendent de l'hôpital, mais la majorité d'entre eux relèvent du secteur médico-social, ou des associations, comme Aurore, par exemple.

Mme Valérie Boyer. - Quel est le lien avec les agences régionales de santé (ARS) ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Les CJC sont financées sur la base d'appels à projets, grâce à des financements annuels ou pluriannuels. Pour leur activité hors prévention, elles sont financées par l'assurance maladie, dans le cadre de l'Ondam.

Mme Valérie Boyer. - Figurent-elles dans le schéma régional de l'offre de soins (Sros) ?

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Je ne sais pas. En tout cas, il s'agit de structures spécialisées, mais elles sont sous-dotées et elles n'ont pas les moyens de se faire connaître, de faire le travail « d'aller vers » les jeunes ou les parents.

Il nous manque vraiment dans notre pays des campagnes de santé publique. Des programmes existent. Je pense au programme Unplugged, coordonné par la Fédération Addiction, qui est destiné aux collégiens de 6e et de 5e, mais il n'est pas facile à mettre en oeuvre, car il consiste en douze séances dans l'année, animées par un enseignant et un professionnel d'une structure d'addictologie. Il suppose donc une bonne coordination entre l'établissement, le rectorat, les professeurs volontaires, les Csapa, les intervenants, etc. Ce programme a lieu dans une demi-douzaine de régions en France, il n'est donc pas généralisé ; il est pourtant extrêmement efficace. On constate que la consommation de drogue parmi les collégiens qui le suivent est bien plus faible que parmi les autres élèves. L'idée est d'intervenir en amont, avant le développement d'une addiction, afin de permettre aux jeunes d'acquérir les compétences psychosociales qui leur permettront de prendre leurs propres décisions, de ne pas subir la pression sociale. C'est très efficace.

D'autres programmes existent, comme le programme Primavera qui vise les jeunes à l'école primaire. Mais tout cela reste du saupoudrage. L'idée est de développer les compétences psychosociales, plus que de parler des substances. Le ministère de l'éducation nationale a pris une circulaire sur ce sujet, mais on manque encore de moyens et ces initiatives restent très parcellaires.

M. Jérôme Durain, président. - Il existe une prohibition légale, mais aussi une tolérance morale à l'égard de la consommation de drogue. Les intervenants de la table ronde précédente ont indiqué que les consommateurs n'éprouvaient pas de sentiment de transgression.

D'où ma question : de même qu'il existe un taux de chômage résiduel en économie, existe-t-il dans les sociétés un taux de consommation résiduel ?

Ensuite, existe-t-il une consommation de drogue heureuse, sans nocivité ? Ou bien toutes les formes de consommation sont-elles dangereuses ?

M. Léon Gomberoff. - La consommation des produits psychoactifs accompagne plusieurs types de relations sociales. On consomme de l'alcool lors d'un afterwork, on boit du café ou on fume une cigarette le matin au travail, etc. La consommation de drogue est donc très fréquente, très tolérée. Les produits psychoactifs légaux et illégaux font partie de la vie humaine. Le phénomène d'addiction est toutefois un peu plus complexe, car il implique d'autres dimensions, médicales notamment.

Peut-on pour autant parler de tolérance ? Je ne le pense pas. Au contraire, les consommateurs de drogue sont fortement stigmatisés.

L'OFDT ne parle pas dans ses études de la population générale, de la consommation au travail par exemple. C'est une lacune. En fait, la consommation de drogue est beaucoup plus fréquente qu'on ne le croit. La cocaïne est très répandue dans toutes les soirées parisiennes. Cette consommation qui semble un peu « heureuse » semble exister. En tout cas, la consommation de la part de personnes socialement insérées est un fait, tandis que certaines personnes consomment de la drogue pour s'insérer, notamment dans certains métiers.

M. Florian Guyot. - Vous nous demandez s'il existe une consommation résiduelle, comme il existe un taux de chômage résiduel. La question sous-jacente est celle de savoir s'il existe une forme de souffrance résiduelle, car c'est bien la souffrance qui entraîne la consommation.

M. Jérôme Durain, président. - Existe-t-il alors une consommation sans souffrance ?

M. Florian Guyot. - Dans certains milieux, la consommation de drogue peut être habituelle. Mais on ne sait pas ce qu'il y a derrière. Je pense aux publics reçus dans nos communautés thérapeutiques. Dans le centre de Bucy-le-Long, inspiré de la méthode Minnesota, le public n'est ainsi pas constitué uniquement de personnes en situation de précarité. Il est plus large. Dans les milieux artistiques, la consommation de cocaïne est très développée, mais quand on creuse les parcours, on voit qu'il y a souvent des souffrances. Le chemsex se développe : ses adeptes représentent jusqu'à 20 % des personnes que nous admettons dans nos communautés thérapeutiques. Or, s'il s'agit au début d'une pratique festive, on constate que ses adeptes en arrivent parfois à ne plus pouvoir avoir de relations sexuelles sans prendre de psychotropes. La frontière est donc floue entre la consommation heureuse et la consommation pathologique.

M. Jérôme Durain, président. - Il n'y a pas de connotation négative lorsque l'on parle de consommation récréative ; au contraire, cela incite plutôt, d'une certaine manière, à consommer.

M. Auguste Charrier. - Je m'exprime en tant que bénévole de l'accompagnement. La consommation commence toujours par une phase de plaisir, ludique. Malheureusement, pour 10 % des gens, cette pratique se transforme en « consommation guillotine », qui mène vers la déchéance.

Depuis 45 ans, je n'ai jamais rencontré une personne addicte heureuse. Jamais ! Toutes les personnes qui franchissent le Rubicon de l'addiction sont en souffrance. Il faut distinguer l'apparence et la réalité, la frime et son envers. L'apparence peut être trompeuse, mais derrière, lorsque l'on parle avec ces personnes, on trouve souvent une grande souffrance, une grande détresse. L'addiction heureuse n'existe pas !

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Il est important de faire la distinction entre l'addiction et la consommation. Nicole Maestrcci, quand elle était présidente de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), qui est aujourd'hui la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), a dit qu'il n'y a pas de société sans drogue.

Je pense en effet que la consommation de substances psychoactives est quasiment universelle. Certains n'ont jamais de problème, parce que leur consommation est occasionnelle, à titre expérimental. Ce n'est pas parce que vous buvez un verre d'alcool de temps en temps que vous êtes addict ! Il en va de même pour les autres substances.

En revanche, il n'existe pas de consommation sans risque. L'addiction est un risque parmi d'autres, mais justement il y en a d'autres, selon le mode de consommation, la substance, la situation : risque d'infection en cas de prise de drogue par injection, risque d'accident de voiture si l'on prend la route, etc. Il n'y a pas de consommation sans risque. Il faut distinguer le risque et l'addiction.

Je ne sais pas s'il existe des consommations sans souffrance. C'est la règle des 80-20 : 80 % des personnes qui consomment des substances psychoactives n'auront pas de problème, mais les 20 % restant en auront. C'est pourquoi il faut prévoir des dispositifs de soins. Il convient aussi de travailler sur toutes les consommations, même si elles n'entraînent pas forcément des addictions. Plus la consommation intervient à un âge précoce, plus le risque de développer des addictions est grand. D'où l'importance de la prévention.

Il a été question d'interdiction. Nous défendons l'idée d'une régulation pour toutes les substances - l'alcool, le cannabis, etc. Les interdits sont protecteurs, notamment pour les jeunes. L'interdiction de la vente du tabac ou d'alcool aux mineurs n'est pas assez appliquée, par exemple, dans notre pays.

Il faut faire la distinction entre la consommation et l'addiction, tout en sachant qu'il n'y a pas de consommation sans risque.

M. Jérôme Durain, président. - J'imagine que la règle du 80-20 ne vaut pas pour toutes les substances.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - Non, c'est un chiffre général. Ce n'est pas non plus parce que vous prenez des drogues qu'on dit dures - héroïne, cocaïne - que vous allez nécessairement développer des problèmes. La majorité des consommateurs a une consommation occasionnelle, régulée, qui n'entraînera pas de problèmes, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de risque. Consommation ne rime pas avec addiction.

L'addiction résulte de la rencontre entre une personne, un contexte et une substance. La nature de la substance importe, mais une personne qui consomme un produit à un moment de sa vie peut ne pas avoir de problème, alors que si elle le reprend à un autre moment de sa vie, lorsque cela va mal, elle pourra basculer dans l'addiction. Il faut donc adopter une approche biopsychosociale, prendre en compte toutes les dimensions de la personnalité et du contexte.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On voit surgir aujourd'hui des drogues de synthèse et des produits pharmaceutiques qui sont transformés et détournés de leur usage. Je pense par exemple au fentanyl. Ces produits de synthèse, qui sont largement diffusés, entraînent une baisse des coûts des produits stupéfiants et celle-ci engendre mécaniquement une augmentation considérable de la consommation.

M. Léon Gomberoff. - L'évolution que vous décrivez est juste. J'ai tendance à penser que c'est le futur. Le fentanyl est 40 fois plus puissant que l'héroïne, qui se raréfie dans le monde en raison de la répression en Afghanistan. L'héroïne est donc davantage coupée avec d'autres produits. Or lorsque l'on transporte des produits illicites, plus ces derniers sont forts, mieux c'est. C'est une règle d'or de la prohibition : lorsque l'on a interdit la bière, la consommation de spiritueux plus forts, donc plus dangereux, a augmenté. En France, d'après ce que me disent mes collègues dans les centres de soin, on ne trouve pas beaucoup de fentanyl. Pour l'instant. Mais l'héroïne est davantage coupée, par exemple avec des cannabinoïdes de synthèse.

Pour la cocaïne, il existe d'autres substituts synthétiques : ce sont les cathinones, parmi lesquelles la 3-MMC donne des effets très semblables à ceux de la cocaïne, mais en étant beaucoup plus addictive. C'est le danger. Je connais une personne qui consomme de la cocaïne pour arrêter la 3-MMC. Je ne sais pas toutefois si c'est efficace.

On trouve beaucoup de produits pharmaceutiques sur le marché noir : notamment la Prégabaline, le Rivotril, les opioïdes, etc. Je travaille à Barbès : c'est une pharmacie à ciel ouvert, on peut y acheter tout ce que l'on veut ! La majeure partie des consommateurs d'opiacés que je reçois consomment non pas de l'héroïne, mais des antidouleurs, c'est-à-dire du sulfate de morphine acheté au marché noir.

Cette évolution est-elle négative ou positive ? En tout cas, mieux vaut consommer un produit pharmaceutique que de l'héroïne frelatée dont ne sait pas ce qu'elle contient.

M. Benjamin Tubiana-Rey. - La France possède un réseau d'addictovigilance qui surveille cette question et analyse les produits. Il existe un réseau d'analyse des drogues qui est conçu comme un service de réduction des risques : les personnes peuvent donner à une association le produit qu'elles consomment pour l'analyser. Ce réseau fonctionne bien. On l'a vu dans le cas des overdoses liées à des cannabinoïdes de synthèse : il a été possible d'identifier le problème en quelques jours et d'alerter les usagers sur la présence de ces substances dangereuses. Lorsque l'on parle du fentanyl, on pense surtout aux États-Unis. Il existe des garde-fous en France, même s'il faut rester vigilant.

M. Léon Gomberoff. - Dans le cas des cannabinoïdes de synthèse, la police a été alertée et je crois que les vendeurs ont été arrêtés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La recherche en médecine et en pharmacie s'efforce de trouver des molécules susceptibles de constituer des traitements de substitution. La science pourra-t-elle soigner chimiquement certaines maladies qui provoquent des dépendances ? Êtes-vous associés à ces réflexions ?

M. Léon Gomberoff. - Nous travaillons avec l'équipe de recherche de l'hôpital Fernand-Widal. Nous avons participé à plusieurs études sur différentes molécules. Mais depuis dix ans on n'a encore trouvé aucune molécule qui fonctionne sur des patients difficiles. Avec des patients moins difficiles, qui sont très volontaires, je peux vous dire que presque tout fonctionne ! Nous testons plusieurs types de traitements. Selon la littérature internationale, le traitement le plus efficace est le « management des contingences » associé à l'accompagnement communautaire. Ce management des contingences est apparu dans les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2010 sur la prise en charge des consommateurs de cocaïne, mais il n'a jamais été mis en oeuvre en France.

M. Florian Guyot. - Il m'est difficile de répondre à votre question sur la recherche, car ce n'est pas notre métier. En tout cas, nous participons à tous les travaux de recherche. Nous avons bon espoir que des percées médicales interviennent. Des recherches ont été menées sur des méthodes de prise en charge, mais ces travaux sont dénigrés ou négligés. Pour que la recherche progresse, il est important de tenir compte de ses avancées. Je pense, par exemple, aux travaux sur les salles de consommation à moindre risque, ou à différentes initiatives dans le monde. La recherche est un phénomène global et elle doit servir les politiques publiques.

M. Auguste Charrier. - Je ne voudrais pas contredire ce qui a été dit ; la recherche a le mérite d'exister et il faut espérer. Toutefois, de mon point de vue, l'addiction est une maladie de la communication. L'aide que l'on peut apporter aux gens est de les accompagner, de les écouter. C'est un travail social, un travail humain.

M. Florian Guyot. - Si votre commission se déplace, nous serions heureux de l'accueillir.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci pour votre proposition. Notre agenda est très serré. Mais nous sommes allés à Lyon. Ce que nous avons vu corrobore ce que vous dites, mais ils ont plus d'espoir en la recherche.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 25.

Mercredi 6 mars 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 16 h 40.

Audition de Mme Frédérique Camilleri, préfète de l'Essonne, ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône

M. Jérôme Durain, président. - Bonjour madame la préfète. Merci de vous présenter devant notre commission d'enquête sur le narcotrafic. Vous êtes préfète en poste dans l'Essonne, mais nous vous auditionnons aujourd'hui en tant qu'ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône. Avant toute présentation de votre part, puis les questions du rapporteur, Étienne Blanc et de mes collègues sénatrices et sénateurs présents, je dois aborder la partie formelle de la prestation de serment puisqu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Frédérique Camilleri prête serment.

Merci madame la préfète. Je vous donne la parole pour un propos liminaire. Notre rapporteur, Étienne Blanc, interviendra ensuite.

Mme Frédérique Camilleri, préfète de l'Essonne, ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône. - Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs. J'ai été nommée préfète de police des Bouches-du-Rhône en novembre 2020 et ai pris mes fonctions à la mi-décembre. La feuille de route que m'a fixée le ministre de l'Intérieur comportait en premier point, en priorité absolue, la lutte contre les trafics de stupéfiants à Marseille, et plus largement dans les Bouches-du-Rhône. J'ai pris le temps en arrivant, même si celui-ci est souvent compté dans ces fonctions de préfet de police, d'essayer de comprendre le fonctionnement de ces trafics avant de pouvoir élaborer, avec mes services et les services de police et de gendarmerie, une stratégie visant à s'attaquer le plus efficacement possible à la question des trafics de stupéfiants.

J'ai assez vite acquis la conviction que le marché de la drogue est un marché comme les autres. Il fonctionne sur un principe d'offre et de demande. Il fait appel à des clients, une main-d'oeuvre qui travaille sur des lieux de vente physiques ou virtuels. Ce marché est organisé en strates hiérarchiques comme n'importe quel autre type de marché ou d'offre commerciale, avec une main-d'oeuvre, des donneurs d'ordre sur le terrain qui supervisent le trafic ainsi que des « grands patrons », si j'ose dire, qui sont pour certains installés à l'étranger et qui, sans commercialiser directement des produits stupéfiants, perçoivent les bénéfices de la vente de ces produits.

La stratégie était assez simple. Elle tendait à s'attaquer à chacun des maillons de la chaîne des trafics, avec les différents outils dont nous disposions et selon une modalité que j'ai appelée le « pilonnage », concept très parlant qui consiste à « taper » de façon répétée et forte sur la chaîne du trafic pour l'effriter progressivement.

Cette chaîne comprend trois types de maillons. Le premier est celui du client, consommateur de stupéfiants. Le deuxième est celui du point de deal, ou lieu de vente. On y trouve les trafiquants de la base, que l'on appelle les « petites mains » du trafic, l'argent de la vente du jour et les produits qui y étant stockés. À partir de ces points de deal, nous avions le plus souvent la possibilité d'identifier rapidement les lieux de stockage à proximité, abritant également de la main-d'oeuvre. En s'attaquant aux points de deal et à l'ensemble de ses composantes, la stratégie était de créer une disruption de la logistique du trafic, tout en évitant que ces points de vente ne se reforment ailleurs après la fin de nos opérations.

Le troisième maillon de la chaîne est celui du haut du spectre des narcotrafiquants, des personnes qui sont installées le plus souvent à l'étranger. Les moyens utilisés contre celles-ci sont très différents. Ils mobilisent les enquêtes judiciaires approfondies, la coopération internationale qui est absolument essentielle et des enquêtes sur les circuits de l'argent. C'est en effet aussi dans le cadre de la lutte contre le blanchiment que l'on peut atteindre ces grands patrons du trafic qui prennent le plus souvent la précaution de ne pas être directement liés au produit lui-même.

Pour mettre en oeuvre cette stratégie, j'ai eu la chance de bénéficier de moyens absolument inédits, notamment pour Marseille dans le cadre du plan Marseille en Grand qui a été porté par le président de la République et dont le volet « sécurité » a été élaboré avec le ministre de l'Intérieur. Ce plan prévoyait 300 effectifs de police supplémentaires à Marseille en deux ans : nous en sommes à plus de 436 arrivées effectives à Marseille.

Il comportait également un volet judiciaire - et pas uniquement l'action de voie publique - avec le renforcement à hauteur de 21 enquêteurs de la police judiciaire de Marseille, un nombre important pour la police judiciaire.

Le volet judiciaire du plan a trouvé également sa traduction dans les moyens du tribunal judiciaire de Marseille. Vous avez entendu hier les magistrats de cette juridiction avec un renforcement des capacités à la fois du siège et du parquet puisque tout le travail policier se déverse évidemment un moment dans la machine pénale. Des moyens supplémentaires étaient nécessaires pour traiter l'ensemble des dossiers.

Enfin, trois compagnies de CRS sont présentes quotidiennement à Marseille, ou en tout cas à la main du préfet de police pour mener des opérations. Initialement, il n'était prévu qu'une à deux compagnies de CRS. Nous en sommes désormais à trois, auxquelles s'ajoute une nouvelle compagnie créée et basée à Marseille, la CRS 81 qui travaille préférentiellement dans les Bouches-du-Rhône lorsqu'elle n'est pas appelée sur des urgences dans les environs de Marseille. Nous menons deux à trois opérations par semaine avec cette CRS 81.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce bien trois compagnies plus une ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - C'est bien trois plus une. Les trois compagnies sont affectées au préfet de police des Bouches-du-Rhône, et la CRS 81 est à disposition quand elle n'est pas appelée en mission ailleurs dans les environs de Marseille.

Cette stratégie a donné des résultats. 53 000 amendes forfaitaires délictuelles pour usage de stupéfiants ont été dressées en trois ans dans les Bouches-du-Rhône, soit 13 % du total national. En trois ans, nous avons interpellé 6 500 trafiquants, soit une hausse de 80 % par rapport à 2020, en prenant le chiffre annuel. Parmi ces trafiquants, figurent des narcotrafiquants de haut vol. Ils sont peu nombreux mais ils sont absolument déterminants puisque le marché des stupéfiants est un oligopole qui repose sur quelques organisations très structurées dont les « patrons » sont absolument essentiels. Leur interpellation est un point clé. Nous en avons interpellé 18 qui étaient particulièrement recherchés par les services de police et de justice. Certains ont été interpellés à l'étranger ; plusieurs ont été extradés et sont de retour en France.

S'agissant des manifestations physiques du deal, nous avons supprimé définitivement, et j'insiste sur ce mot, 74 points de deal à Marseille. C'est une baisse de 46 % en 3 ans du nombre de points de deal recensés. Nous avons également supprimé 24 points de deal dans le département des Bouches-du-Rhône.

Ces 74 points de deal n'existent plus à Marseille ; ils n'ont pas été déplacés, ils ont été supprimés. C'est notamment le cas de points particulièrement emblématiques, tels que ceux de la cité de La Paternelle, très haut lieu du trafic de stupéfiants à Marseille, situé près des autoroutes, avec de très nombreux consommateurs qui pouvaient générer pour chacun des quatre points de deal jusqu'à 50 00 à 80 000 euros par jour de chiffre d'affaires et qui ont disparu depuis plusieurs mois déjà. C'est évidemment un combat permanent, mais je peux affirmer qu'il n'y a plus de deal à La Paternelle - en tout cas, quand j'ai quitté Marseille dimanche soir, il n'y en avait pas.

Au cours de ces années, nous avons saisi 19 tonnes de cannabis, 3,5 tonnes de cocaïne et 72,5 millions d'euros d'avoirs criminels. Nous avons multiplié par deux le nombre d'armes saisies dans le département de Bouches-du-Rhône ; en particulier, nous avons saisi beaucoup plus de fusils d'assaut - notamment utilisés dans les assassinats commis par les trafiquants - puisque ce chiffre a été multiplié par sept en trois ans.

Toutefois, dans le même temps, il ne vous a pas échappé que la violence, elle, n'a pas cessé. Celle-ci a eu plutôt tendance à augmenter au cours des trois dernières années, avec un nombre jamais atteint de morts et de blessés par balle dans des assassinats liés au trafic de stupéfiants l'année dernière à Marseille. Je peux y revenir et vous expliquer peut-être les causes de ce paradoxe et la raison pour laquelle il y a eu ce regain de violence. Je pourrais également revenir sur le changement de la nature des auteurs et des victimes de ces fusillades liées au trafic de drogue. Je peux d'ores et déjà vous dire une seule chose, qu'il y a un seul mobile à tout cela, c'est l'argent.

Ce que je retiens de ces trois années en fonction à Marseille, c'est qu'il n'y a pas de fatalité dans la lutte contre la drogue. Il faut de la constance. C'est cette constance qui a produit de bons résultats ces trois dernières années. Il faut aussi pouvoir mettre des moyens, ce qui a été fait. Mais les résultats, on le voit, portent leurs fruits dans la durée.

Je constate aussi que le travail policier, que je vais vous décrire plus en détail, est un travail en bout de chaîne. Il faudra sans doute réfléchir aux questions de prévention, puisque nous sommes le réceptacle de tout ce qui n'a pas pu être traité au préalable, ou qui n'a pas fonctionné. Il convient également de changer durablement l'image de la drogue dans notre société, dont l'usage est encore perçu comme une infraction sans victime. Or lorsque l'on se plonge dans le monde des stupéfiants, au-delà des assassinats qui font la une des médias, on se rend compte de la violence quotidienne au sein des gangs de trafiquants qui concerne l'ensemble de leur hiérarchie, y compris et surtout les petites mains du trafic. On observe en effet des abus sur mineurs, puisqu'ils sont nombreux à travailler sur les points de deal. Des faits de séquestration, de torture, de viol et des actes de barbarie ont été perpétrés sur ces petits trafiquants.

Il faut également changer l'image de ce trafic, en prenant conscience que l'argent perçu sert à financer de véritables organisations criminelles. On a pu constater dans d'autres pays à quel point celles-ci sont structurées. Leur puissance financière peut parfois venir concurrencer l'État, ou tenter de lui nier son pouvoir et ses compétences. C'est contre tout cela que nous nous sommes battus. Nous continuons à nous battre à Marseille et dans les Bouches-du Rhône.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci madame la préfète. Vous avez évoqué ces enquêtes qui ciblent le haut du spectre pour appréhender ceux qui sont à l'origine de l'approvisionnement de stupéfiants en France. À plusieurs reprises, on nous a révélé que les enquêtes qui sont menées contre ces gros trafiquants sont parfois perturbées par les opérations « place nette » sur un point de deal. Ces deux types d'enquêtes, ou ces deux types d'actions, peuvent parfois se heurter. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - La coopération entre services de police est nécessaire pour que chaque service sache ce sur quoi l'autre travaille. C'est ce qui a été réalisé à Marseille de façon exemplaire au sein de commissions qui ont été le modèle des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), qui ont ensuite été généralisées à l'ensemble du territoire, pour mettre en commun de façon transparente, entre tous les services travaillant sur les questions de trafic, les renseignements qui remontent du terrain. Elles permettent de signaler explicitement et ouvertement ce sur quoi chaque service travaille, dans quelle cité, afin d'éviter que des actions de voie publique ne soient menées à des moments-clés de l'enquête.

Les enquêtes qui visent à atteindre le haut du spectre, menées par la police judiciaire, la gendarmerie, la section de recherche et les services judiciaires sont rarement perturbées par des opérations ponctuelles de voie publique car on ne s'attache pas dans ces enquêtes à démanteler le point de deal, mais à essayer d'identifier les donneurs d'ordre. Il peut arriver que ponctuellement les enquêteurs aient besoin de calme dans la cité, sans intervention d'autres policiers. Dans un tel cas, la coordination est organisée soit au sein des Cross, soit au niveau de chaque commissariat. En effet, les commissaires sont associés au Cross et participent au bureau de liaison - une instance où est réalisé mensuellement un point sur les différents renseignements, leur permettant de donner des instructions à leur service de voie publique ou de ne pas programmer d'opérations certains jours pour ne pas perturber une enquête. Je n'ai pas connaissance de situation dans laquelle des opérations « place nette » aient affecté fondamentalement une enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En conséquence, selon vous, la coordination entre le renseignement, les actions et les enquêtes fonctionne bien. Vous confirmez donc que les Cross sont efficaces ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - C'est mon sentiment. Il existe à Marseille une culture du « travailler ensemble » qui est extrêmement développée. En outre, le volume d'affaires des services est tel qu'il est rare de se marcher sur les pieds. Lorsqu'il y a une interaction, la culture de transparence permet une réattribution des affaires pour que personne n'agisse de façon non concertée sur les mêmes personnes ou les mêmes cités.

Vous évoquez le renseignement. Toutes les informations qui sont recueillies sont toutes transmises à la Cross pour être analysées, que ce soit des informations communiquées par les services de voie publique, par les informateurs d'une brigade anticriminalité (BAC), par voie électronique via la plateforme moncommissariat.fr, sur laquelle n'importe quel citoyen peut saisir des informations, telles que « Je vois une voiture suspecte », « Il y a telle chose à côté de mon appartement », « Je vois des allées venues suspectes ». Nous constatons que ces informations sont très souvent utiles pour les enquêtes.

J'ai le sentiment que cela fonctionne bien parce qu'il n'y a pas de déperdition d'informations et qu'il n'y a pas de logique de concurrence entre les services - je parle bien de l'ensemble des services : ceux de la douane, l'ensemble des services de police judiciaire, les services de voie publique, la police et la gendarmerie, et au sein de la gendarmerie, les services du groupement de gendarmerie départemental et ceux de la section de recherche. Tout est mis sur la table. Le rôle du préfet de police est de veiller à cela.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans cette organisation, quelle est la place qu'occupent la police municipale, les pouvoirs locaux, les maires, et les adjoints en charge de la sécurité. Selon vous, sont-ils utiles ? Les moyens de communiquer et d'échanger avec eux, sont-ils suffisamment pertinents ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - La coopération entre police ou gendarmerie nationale et police municipale passe par des conventions de coordination. Nous avons, dans les Bouches-du-Rhône, une très bonne dynamique en la matière. En ce qui concerne Marseille, à mon arrivée, nous étions en plein renouvellement de cette convention, ce qui a donné lieu à de véritables échanges avec le maire de Marseille et ses équipes, au sujet de la répartition des tâches.

Il est très clair que ce n'est pas le rôle de la police municipale de lutter contre le narcotrafic. Toutefois, étant sur le terrain, elle peut recueillir des informations. Cela demeure toutefois marginal. S'il est indispensable de travailler avec les maires, les adjoints, les équipes municipales et les polices municipales dans bien des domaines, la lutte contre le narcotrafic relève d'une autre logique. Dans un tel cas, est à l'oeuvre d'une part, un échange d'informations de l'État vers la mairie de Marseille pour l'informer des évènements sur le terrain, et d'autre part, un travail sur les « à côté », telles que la gestion des habitants et des bailleurs concernés par les trafics, la question des aménagements et celle de la vidéoprotection - nous avons d'ailleurs développé la vidéoprotection dans le cadre du plan Marseille en Grand. Ce n'est donc pas forcément dans ce domaine de la lutte contre les points de deal ou du narcotrafic que la mairie a les moyens d'agir directement puisque ce n'est pas la compétence de sa police municipale.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ma question suivante porte sur les armes. Nous sommes tous saisis en consultant l'actualité par la place que prennent les violences criminelles particulièrement lourdes et par le développement de l'usage des armes, notamment importées, telles que les Kalachnikov. Ces armes qui tirent en rafales, sont souvent confiées à des jeunes qui ne savent pas s'en servir. Quelle est votre analyse de ce phénomène ?

L'usage des armes suppose généralement un trafic d'armes. Ce trafic d'armes est-il identifié ? Est-il est particulièrement important à Marseille ?

Cette question me conduit à vous en poser une autre. Ce trafic de drogues, est-il complété parfois par du trafic de cigarettes ou de produits pharmaceutiques ? Existe-t-il une mixité des trafics, armes, stupéfiants, cigarettes ou autres produits ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Il y a beaucoup d'armes en circulation. Un travail a été réalisé afin d'essayer de les retirer des circuits et de contrôler les armuriers pour s'assurer de l'absence de collusion. Les chiffres sont en nette augmentation parce qu'a été notamment mise en oeuvre une stratégie de recherche d'armes sur la voie publique, mais aussi une politique de dessaisissement des armes et de contrôle général des armes en circulation.

Il y a du trafic d'armes, c'est évident. Cependant, nous n'en avons pas constaté de très organisés. En trois ans, on a pu identifier deux ou trois réels trafiquants d'armes, dotés d'un arsenal important. La circulation des armes relève plutôt de l'opportunisme, avec des armes parfois volées dans des cambriolages qui se retrouvent ensuite sur le marché. Nous avons malgré tout créé une cellule, dite IMPACT, qui consiste à mettre en commun l'ensemble des informations issues des saisies d'armes lors des différentes opérations afin d'éventuellement identifier un trafiquant commun à toutes ces armes : cela n'a pas donné grand-chose. Notre sentiment est donc que le trafic d'armes est très éclaté, avec de l'opportunisme, des modes d'achat qui sont moins structurés qu'en matière de drogues et des volumes saisis chez chaque vendeur d'armes qui restent assez faibles.

Un nouveau phénomène nous préoccupe, à la lumière d'opérations récentes : celui de la fabrication d'éléments d'armes avec des imprimantes 3D. Deux affaires récentes sur ce sujet ont concerné les Bouches-du-Rhône, qui nous conduisent à nous intéresser aussi à cette question de la fabrication d'armes létales de façon presque artisanale.

En somme, les trafics d'armes ne sont pas aussi structurés que le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il n'y a donc pas d'organisation par les narcotrafiquants d'un trafic d'armes, selon vous ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Les trafiquants ne se fournissent pas chez un même trafiquant ou chez un oligopole de trafiquants d'armes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce sont des achats ponctuels sur le marché.

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Ce sont des armes qui circulent dans les cités.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Y-a-t-il une organisation voulue par eux pour s'approvisionner et se fournir en armes ? C'était la question.

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Je ne le vois pas comme ça. Nous n'avons pas observé une telle mixité des trafics : ils s'opèrent de manière séparée. Il y a des délinquants qui sont spécialisés dans le trafic de cigarettes, d'autres dans celui des stupéfiants, ou des médicaments - quoique les médicaments constituent un marché très éclaté, fonctionnant sur l'opportunisme, avec un profil de trafiquants totalement différent. En revanche, le fait que le trafic de stupéfiants génère autant d'argent nécessite des mécanismes de blanchiment qui ensuite irriguent une partie de l'économie. Nous avons pu effectivement constater, à la lumière d'affaires récentes, des interpénétrations avec des milieux économiques et des entreprises qui, pour des raisons totalement différentes du trafic, ayant besoin d'argent liquide, se livraient à ce blanchiment.

M. Guy Benarroche. - Je tiens à saluer le travail que vous avez accompli lorsque vous étiez à Marseille. J'entends bien que les résultats que vous avez obtenus sont indéniables. Toutefois, une insatisfaction naît de ce que le narcotrafic ne diminue pas alors que vous avez obtenu des résultats en matière de démantèlement des points de deal, de saisies de produits et d'arrestation de membres de réseaux y compris ceux à leur tête. Je ne doute pas que le travail de coopération s'effectue dans les termes que vous avez définis à Marseille. C'est une très bonne chose.

Je me permettrai de poser des questions sur trois points particuliers. Quelle a été votre action, en dehors des points de deal, une fois que vous aviez identifié un certain nombre de réseaux de blanchiment ? Ma deuxième question porte sur l'approvisionnement. Comment empêcher l'arrivée de produits dans le port de Marseille ? Enfin, j'ai discuté longtemps avec des victimes, des familles de victimes, avec le directeur de l'Assistance publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM) ; tous partagent le même constat sur les jeunes menacés, torturés, blessés dans des règlements de compte, qu'il conviendrait de mettre à l'abri du réseau, ainsi que leurs familles, ne serait-ce que pour empêcher celui-ci de les récupérer. De nombreux obstacles s'érigent. Avez-vous des préconisations en la matière ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - S'agissant du blanchiment, le sujet relève essentiellement des affaires judiciaires. J'ai toujours exprimé au procureur de la République et aux services de police ou à la gendarmerie le fait que, si je pouvais agir du point de vue administratif sur certaines structures pour les faire fermer ou pour les entraver, je le ferais volontiers. Nous avons tenté d'explorer cette voie de l'entrave administrative sur des structures qui pouvaient participer, selon nous, à des réseaux de blanchiment ou des réseaux de trafic de manière générale. Cela reste, je dois le dire, assez marginal, l'essentiel étant traité par les affaires judiciaires.

S'agissant du Grand Port Maritime de Marseille, c'est un sujet sur lequel j'ai beaucoup travaillé. La préfecture de police a, depuis 2022, la compétence de sûreté portuaire sur le Grand Port Maritime de Marseille. Nous avons décidé d'aborder la question de la sûreté générale avec un oeil attentif aux problèmes de trafics, notamment pour empêcher les trafiquants d'utiliser le Grand Port comme point d'entrée ou d'influence. Par ailleurs, les salariés du port peuvent être eux-mêmes des victimes, on l'a vu au Havre lorsque des dockers ont été pour certains menacés, voire assassiné pour l'un d'entre eux.

De très belles affaires en 2021 et 2022 ont démontré que nous savions travailler sur le Grand Port de Marseille avec d'une part, une meilleure connaissance du milieu portuaire et, d'autre part, un renforcement des moyens physiques. Le service des douanes a obtenu un premier camion scanner, avec un second camion attendu au cours de l'année ainsi qu'un renforcement des effectifs de la douane sur le port, annoncé par le président de la République lors de son dernier déplacement à Marseille et prévu en 2024. La stratégie de sûreté consiste à empêcher l'accès au port à des personnes qui sont connues de nos services pour différents types de trafic. Je tiens à souligner que la drogue arrive essentiellement à Marseille par la route, le port restant une voie d'entrée marginale pour des raisons diverses et variées, notamment parce que les porte-conteneurs n'arrivent pas directement à Marseille en provenance des pays de production et que les trafiquants prennent rarement le risque de faire faire des détours à ces bateaux.

S'agissant des familles victimes de ces assassinats ou qui sont menacées, ces situations sont communiquées à la préfecture de police - peut-être pas systématiquement et de façon un peu artisanale, même si j'ai développé des liens forts avec des associations de victimes, accueillies à la préfecture de police. Ces associations ont été également, pour la première fois, reçues par le président de la République, le ministre de l'Intérieur et le garde des Sceaux. Nous avons résolu des situations individuelles. Nous sommes souvent bloqués par la question des règles liées à l'attribution de logements sociaux lorsque ces personnes en bénéficient. Le préfet de département a toujours veillé dans des situations très particulières à trouver des solutions, mais c'est encore artisanal. Il n'y a pas de mécanisme systématique en raison des contraintes juridiques qui nous empêchent de le faire.

M. Laurent Burgoa. - Merci madame la préfète, pour ces informations. J'ai deux questions à vous poser. Nous constatons depuis le début de nos auditions que le sujet du trafic de stupéfiants est souvent corrélé à celui de la corruption, de la pression exercée sur des employés portuaires ou des fonctionnaires territoriaux, des policiers ou des agents pénitentiaires. Avez-vous eu connaissance, en tant que préfète de police de Marseille, de pressions ou de corruption de certaines personnes ?

En tant que sénateur du Gard, élu nîmois, je constate depuis quelques mois un transfert de certaines problématiques marseillaises vers d'autres départements - le Vaucluse, voire Nîmes. Pouvez-vous nous confirmer que la délinquance marseillaise franchit le Rhône sans problème pour sévir à Nîmes ou à Avignon ? Comment pouvez-vous répondre à cela ? Travaillez-vous en concertation avec vos collègues préfets des autres départements ? Comment pouvez-vous expliquer ce lien ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Les pressions ne visent pas uniquement les fonctionnaires. Elles concernent tout le monde, et avant tout sur ceux qui gravitent dans le milieu des trafiquants, les familles, même les « petites mains » du trafic qui peuvent être menacées, subir des pressions, se voir attribuer des dettes fictives.

En ce qui concerne la corruption d'agents publics, bien sûr, cela existe, mais à mon sens pas dans des proportions importantes si on les compare à la problématique des stupéfiants, notamment à Marseille. Il y a assez peu d'affaires qui ont été portées à ma connaissance. Dans les services de police et de gendarmerie dont j'avais la charge, étaient mis en oeuvre des mécanismes d'autocontrôle extrêmement forts, soit de nature technologique, permettant d'identifier qui accède aux fichiers et de retracer les opérations, soit de la surveillance afin de s'assurer que personne ne dérive. C'est souvent comme cela que l'on détecte les difficultés, qui sont par ailleurs traitées sans état d'âme.

Quant au Grand Port maritime de Marseille, nous avons aussi souhaité effectuer de la prévention quant aux pressions que peuvent subir les personnes qui travaillent dans l'environnement portuaire et qui peuvent être amenées, contre leur gré, par la violence ou parce qu'elles sont en difficulté financière, à céder à la tentation de l'argent. Nous tentons donc de leur expliquer les mécanismes souvent irréversibles qui entrainent des personnes vers des activités criminelles graves et dangereuses, pour elles comme pour leur famille.

En ce qui concerne la situation nîmoise, on ne peut pas la réduire aux délinquants marseillais qui se déplaceraient à Nîmes. Le trafic de stupéfiants va vers son client. Il y a certainement des clients à Nîmes, et donc du profit. Il se trouve que Marseille dispose dans le domaine des trafics de stupéfiants d'une certaine assise, d'une antériorité et d'une puissance qui lui permettent peut-être d'atteindre des zones de clientèle à proximité. Toutefois, il existe surtout des phénomènes de mimétisme conduisant à une exportation de la violence marseillaise via les réseaux sociaux et la mise en scène d'assassinats qui est une stratégie de terreur des trafiquants. On observe donc des phénomènes de réplique de la violence ou du point de deal « à la marseillaise » ailleurs en France, sans qu'il y ait un lien formel établi.

En ce qui concerne le Gard et les Bouches-du-Rhône, la police judiciaire a une vision globale de la situation sur l'ensemble de la zone sud ; toutes les interpénétrations entre les différents départements sont connues de ses services. Elles font l'objet d'un travail très concerté entre les services de police judiciaire du Gard, des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, du Var, voire au-delà. Le ressort de la direction zonale de la police judiciaire sud permet d'avoir une vision globale des affaires. Les enquêteurs travaillant sur les trafics dépassent largement les frontières administratives pour enquêter sur les trafiquants et aller les chercher, quel que soit le département dans lequel ils sont localisés. La frontière administrative ne crée pas de difficultés pour mener ces enquêtes : j'ai de nombreux exemples pour le prouver.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Madame la préfète, permettez-moi de vous féliciter pour vos résultats. Je suis persuadée que votre expérience dans les Bouches-du-Rhône vous est bénéfique aujourd'hui dans l'Essonne où le trafic de stupéfiants existe aussi. La cocaïne vendue et consommée dans l'Essonne provient en grande partie de la Guyane et des Antilles. Que faut-il faire pour essayer de tarir ces sources ?

Je sais qu'à Marseille, vous avez eu affaire à des trafiquants qui importaient de la cocaïne depuis la Guyane. Un précédent rapport indiquait que 30 % de la cocaïne consommée en France hexagonale provenait de la Guyane. Je rejoins mon collègue pour vous poser à peu près la même question : avez-vous eu des échanges avec vos collègues en poste en Guyane pour mieux cerner le trafic ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Je vous remercie, madame la sénatrice, pour vos félicitations que je partage avec l'ensemble des policiers, gendarmes et toutes les personnes avec lesquelles j'ai travaillé à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône.

La question des sources de la drogue est évidemment essentielle. Cette problématique est traitée essentiellement au niveau central, notamment par l'Office antistupéfiants (Ofast) qui a une vision globale de la situation nationale. Il a recours à la coopération internationale qui est fondamentale dans ce domaine pour être efficace. Vous comprendrez pourquoi les préfets n'ont pas de contacts directs entre eux sur ces questions. Je n'en ai donc pas eu avec mon homologue en Guyane. Cependant, un plan a été développé pour tarir les flux venant de Guyane, avec notamment des contrôles systématiques à l'aéroport de Cayenne, pour identifier les « mules » et dissuader les passages.

La cocaïne vient aussi beaucoup par bateau ; elle arrive dans les grands ports du Nord de l'Europe et ensuite transite en camion dans toute l'Europe. Nous avons pu ainsi saisir, à Marseille, plus de 3 tonnes de cocaïne dans des camions en provenance d'Europe du Nord. Ce point d'entrée demeure le plus essentiel. Il convient évidemment de tarir l'ensemble des flux par tous les moyens possibles, que ce soit dans les ports, en haute mer - la Marine nationale y travaille - ou à l'aéroport de Cayenne. Toutefois, la gestion de cette problématique relève du niveau national.

En ce qui concerne les préfets, l'objectif consiste à effectuer un travail de sape contre les consommateurs et les points de deal et à essayer de favoriser le travail judiciaire auquel nous ne participons pas en tant qu'autorité administrative. Ainsi, j'ai pu, à Marseille, expliquer pourquoi la police judiciaire avait besoin de moyens supplémentaires, justifier la nécessité d'ouvrir des postes pour traiter les affaires de blanchiment des avoirs criminels et aider les services enquêteurs dans leurs missions.

M. Jérôme Durain, président. - Madame la préfète, vous avez évoqué l'explosion de la violence. Pourriez-vous développer vos propos ? Nous n'avons eu que des mots aimables sur votre action et l'efficacité de l'action policière ainsi que sur la relation que vous avez entretenue avec les élus du territoire. Quelles sont les limites à l'action que vous avez engagée ?

Si vous étiez magicienne, dans un monde idéal, que feriez-vous de plus avec votre baguette magique, pour éviter la gangrène, le délitement et le chaos qui nous ont été présentés par les magistrats auditionnés hier, sachant que le trafic de stupéfiants de nature internationale connait des problèmes d'acheminement, de criminalité associée, de consommation, et de blanchiment ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Monsieur le président, avec tout le respect que j'ai pour ces magistrats avec qui j'ai très bien travaillé à Marseille, je vous confie que je ne partage pas leur constat catastrophiste. En revanche, je partage la nécessité d'être vigilants et de continuer à renforcer les moyens de la lutte contre le narcotrafic. On a pu voir à l'étranger ces organisations criminelles se développer dès que la puissance publique a diminué l'intensité de sa lutte. C'est donc un travail de longue haleine.

S'agissant de l'explosion de la violence, elle s'explique par une guerre de positions et de territoires entre deux clans de trafiquants. Les années les plus meurtrières dans les Bouches-du-Rhône correspondaient systématiquement à des conflits entre gangs. L'oligopole est construit sur un marché fini, marqué par des enjeux très forts de récupération de points de deal du concurrent et de parts de marché. Cela fut le cas en 2016, 2021 et 2023, années très meurtrières, où des clans différents à chaque fois s'attaquaient mutuellement.

Ce conflit s'est encore déroulé l'année dernière à Marseille, en débutant en janvier pour s'achever en septembre, non pas par magie mais grâce au travail de la police judiciaire à qui il faut rendre hommage. Celle-ci a interpellé des dizaines de personnes liées à ces assassinats, en quelques mois, ce qui est très long quand vous êtes confrontés aux victimes, à la pression de la société, des élus et des médias, mais ce qui est extrêmement court dans le temps judiciaire. 78 personnes ont été écrouées et sont incarcérées, en attente de jugement. Ce sont ces arrestations qui arrêtent la vague de violence.

Cette violence ne survient pas spontanément. Elle a généralement pour origine un conflit qui commence pour des raisons apparemment futiles. En l'espèce, il s'agissait d'une dispute en boîte de nuit en Thaïlande entre les deux principaux trafiquants qui se partagent le marché de la cité de la Paternelle. Il s'est traduit à des milliers de kilomètres à Marseille par l'attaque de points de deal et par des ripostes successives. Cette violence s'appuie donc toujours sur un fait et cesse grâce au travail judiciaire et policier. Nous n'avons recensé depuis le début de l'année qu'un seul homicide lié aux stupéfiants, en tout cas catégorisé comme tel. Cette accalmie permet à la police judiciaire de s'occuper davantage des dossiers en cours, d'élucider chaque semaine des assassinats qui ont eu lieu les années précédentes et d'arrêter les personnes impliquées dans ces assassinats.

Je ne peux malheureusement faire aucun pari car la situation est très évolutive. Ce n'est pas nous qui décidons de la violence, mais les trafiquants. Je crois qu'il est bon de rappeler devant la représentation nationale que les premiers coupables sont les trafiquants eux-mêmes, car parfois dans le débat on a oublié de rappeler que ceux qui assassinent, ce sont les assassins et qu'il faut remettre les choses à leur place. Cette vague de violence ne peut s'arrêter que par le travail judiciaire.

Force est de constater l'émergence d'un autre phénomène, celui du rajeunissement des auteurs - vous l'avez évoqué. On leur met des armes dans les mains mais ils ne savent pas s'en servir. Un certain nombre de personnes n'appartenant pas aux réseaux des narcotrafiquants ont ainsi été blessées ou tuées par défaut de manipulation de l'arme, sans savoir été personnellement visées. Cela relève du phénomène des serial killers car certaines personnes sont mises en cause pour de multiples assassinats commis sur une période de temps très courte. Sont donc à l'oeuvre des assassins, ou en tout cas des personnes qui sont mises en cause pour un assassinat, et qui ont très peu de liens avec les trafiquants qu'ils servent - par le passé, les choses étaient différentes : les tueurs faisaient partie du clan et ce rôle leur était dévolu. Désormais, ils sont recrutés notamment sur les réseaux sociaux, ou en région parisienne. Ce nouveau phénomène induit un travail plus difficile pour les enquêteurs.

Si j'étais magicienne, que ferais-je ? J'abandonnerais ma casquette de préfète parce que sur les questions de répression, je pense que les moyens sont mis, que le travail est fait et qu'il porte des fruits policiers, puisqu'il a permis d'arrêter la vague de violence de l'année 2023. En revanche, je l'ai mentionné en préambule, la question de la prévention se pose, à plusieurs égards. La drogue a encore une image d'infraction un peu morale, qui n'est pas grave parce qu'il n'y a apparemment pas de victime. L'usager de stupéfiants se dit « je consomme de la drogue, ce n'est pas très grave car je ne fais de mal à personne » ; ce discours revient souvent lors des contrôles des usagers. Ces derniers n'ont pas conscience d'être au début d'une chaîne extrêmement violente ni d'être à l'origine du financement d'organisations criminelles.

La question de la prévention en santé publique sur la consommation de drogue est également cruciale. La consommation de cannabis a des effets ravageurs sur le cerveau des jeunes. On ne le sait pas assez, on ne le dit pas assez, on n'y insiste pas assez.

Enfin, la prévention visant à empêcher l'entrée des jeunes dans les réseaux de narcotrafic est essentielle. La préfecture de police des Bouches-du-Rhône a développé des modules dans les collèges afin d'expliquer de façon concrète et factuelle aux jeunes comment ils peuvent, sans s'en rendre compte, être recrutés dans un trafic de stupéfiants, en subir les conséquences néfastes et y être tellement engagés qu'ils ne peuvent plus en sortir.

Nous avons testé ces modules de prévention. Notre ambition est d'en poursuivre le développement, en y faisant participer non seulement des policiers mais également des familles de victimes afin d'éviter toute approche moralisante. Nous souhaitons donner la parole aux mères de famille, aux soeurs et aux frères qui ont perdu un être cher afin de témoigner des conséquences concrètes sur une famille - notamment l'éclatement de la cellule familiale - lors de l'entrée d'un jeune dans un réseau. Je crois fermement à la prévention. Tout ce qui sera fait en plus ou en mieux en ce domaine permettra aux policiers de se concentrer sur des actions plus importantes de lutte contre le narcotrafic, notamment en remontant encore plus haut dans la chaîne du réseau. C'est donc cela que je ferais.

M. Jérôme Durain, président. - J'ai deux questions complémentaires en réaction à vos développements. Vous avez dit ne pas partager les propos sur le catastrophisme de la situation et notamment sur une certaine anomie des jeunes qui commettent des assassinats, sans codes moraux et sans conscience morale. Avons-nous été victimes d'un effet d'amplification, ou d'un effet d'agenda ? Je crois déceler que finalement les observations réalisées sont peut-être plus simples que ce que les commentaires suggèrent.

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Elles ne sont pas simples. En fait, je ne partage pas le constat selon lequel nous serions en train de perdre la bataille contre la drogue. Ce n'est pas une bataille facile. Toutefois, on y consacre les moyens. Elle demeure une priorité absolue du gouvernement et des préfets qui la mettent en oeuvre. Si on a évité, dans notre pays, des phénomènes de type mafieux, avec une corruption à grande échelle, des situations où les autorités publiques sont directement menacées par les trafiquants ou des organisations criminelles, comme on peut l'observer dans certains pays européens, non loin de la France, c'est parce que nous dédions énormément de moyens à la lutte contre les trafics, avec des gendarmes, des enquêteurs et des magistrats engagés et que nous disposons d'une législation qui est efficace en ce domaine.

Nous ne sommes donc pas en train de perdre cette guerre. En revanche, si nous cessons notre effort de lutte contre le narcotrafic, des situations catastrophiques peuvent advenir très rapidement. Vous ayant donné les résultats, je ne souscris pas à cette idée que tout ce que l'on fait ne sert à rien, parce que nous avons obtenu des résultats tangibles, y compris pour les habitants. On m'objecte que, malgré la suppression de points de deal, le trafic et la consommation demeurent. Certes, mais est-ce une raison pour ne pas supprimer des points de deal ? Lorsque vous échangez avec les habitants de la Cité de la Paternelle à Marseille, vous constatez qu'un point de deal en moins change la vie de dizaines, voire de centaines d'habitants. Or nous l'avons fait à l'échelle de 74 points de deal à Marseille. C'est pour moi une fierté. C'est la voie que nous devons poursuivre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je souhaite revenir sur un chiffre que vous avez donné, le montant de 72,5 millions d'euros de saisies d'avoirs criminels. Que faut-il faire pour améliorer aujourd'hui ces saisies ? Que manque-t-il dans les dispositifs d'enquête et judiciaires pour procéder à la saisie et à la vente de ces avoirs ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - L'argent est le mobile du crime. C'est donc en s'attaquant aux biens des trafiquants du haut du spectre qui organisent ces trafics, en saisissant davantage leurs avoirs criminels que l'on pourra les atteindre de manière décisive. Cela constitue par ailleurs un moyen d'arrêter les trafiquants suffisamment habiles pour ne pas participer directement au trafic. La seule solution pour les mettre en cause est souvent l'argent. Je ne suis pas spécialiste de ce sujet. Il apparait que la procédure demeure complexe car elle est protectrice de la propriété. Il faut donc démontrer que ces avoirs ont été acquis de façon malhonnête : cela peut s'avérer être long et fastidieux pour les services de police.

L'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), spécialisée dans la saisie des avoirs criminels, effectue un travail important en ce domaine. Son ancien directeur général, Nicolas Bessone, devenu procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille, souhaite développer ces saisies. Même si les services se sont appropriés l'ensemble des règles qui y président, rechercher les avoirs criminels est difficile. Les montages financiers sont particulièrement sophistiqués. Démontrer le lien entre l'avoir criminel et le criminel lui-même demeure ardu dans un certain nombre de montages et nécessite une grande expertise. En conséquence, tout ce qui ira dans le sens d'une simplification de la procédure, d'une sorte de présomption que ces avoirs ont été acquis de façon malhonnête, pourra favoriser les saisies qui entrainent un fort préjudice pour les trafiquants.

Un autre point essentiel non encore évoqué est la question du traitement des narcotrafiquants dans le système pénitentiaire. Nous avons constaté que depuis leurs cellules, certains d'entre eux continuent soit à gérer leur trafic, soit, plus grave encore, à commanditer des assassinats. Imaginer un système différent ou plus dur pour les narcotrafiquants serait utile afin de les mettre à l'isolement plus facilement et de les changer d'établissement plus rapidement. Vous avez évoqué le phénomène de corruption : il peut concerner le système pénitentiaire. Éviter que ces narcotrafiquants ne puissent continuer à intervenir, d'une façon directe ou indirecte, dans les trafics depuis la prison, est essentiel.

Enfin, nous avons assisté ces derniers jours à des phénomènes de représailles en prison entre différents clans. Il convient d'appréhender totalement ce phénomène et mettre en oeuvre une stratégie ciblée sur les narcotrafiquants dans les établissements pénitentiaires, ce que le droit en vigueur ne facilite pas toujours.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes-vous régulièrement adjoint les services de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ? Comment jugez-vous les travaux entre les autorités de police et les services fiscaux ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Nous avons travaillé en toute confiance avec la direction régionale et interrégionale des finances publiques (DRFiP) à Marseille, notamment sur la question de l'entrave administrative de certaines structures qui nous paraissaient être liées à des narcotrafiquants ou en tout cas, gravitaient dans leur environnement. La DRFiP a utilisé ses pouvoirs pour enquêter. Sur le même principe que la lutte contre l'islamisme radical, l'idée est d'utiliser des outils de droit commun pour entraver l'action de structures qui sont liées à des activités répréhensibles. Notre coopération est extrêmement fructueuse et confiante au niveau local. Elle peut être répliquée au niveau national. Des pistes sont explorées pour que la DRFiP soit associée de manière plus systématique aux procédures d'identification des structures de narcotrafiquants ou dans le cadre d'enquêtes fiscales autour des sujets de narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez parfaitement raison de dire que s'attaquer aux biens des narcotrafiquants est très efficace, parfois même plus efficace qu'une peine d'emprisonnement. Cette stratégie requiert d'effectuer des enquêtes qui sont souvent complexes. Les services de police ne sont pas forcément formés à cette fin. On nous a suggéré à plusieurs reprises de mettre en oeuvre des enquêtes financières systématiques, à un certain niveau d'affaires. Conviendrait-il de confier ces enquêtes à la DGFiP ou à la DRFiP ? Faut-il former des policiers pour qu'ils soient mieux aguerris sur ces questions financières ?

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Disposer d'une force de frappe plus importante dans le domaine de la lutte contre le blanchiment et la circulation de l'argent sale, qui puisse percer les subtilités des montages financiers réalisés par ces narcotrafiquants, constitue un véritable axe stratégique. Ce dernier requerrait davantage de personnels spécialisés, qu'ils soient policiers ou issus des services fiscaux, ou ensemble dans une même structure interministérielle. Cela existe déjà à une échelle qui demeure plus modeste.

Il en est de même pour les crypto-monnaies, phénomènes nouveaux et complexes. Là aussi, on gagnerait à développer nos capacités d'expertise en ce domaine et à créer - pardon pour l'utilisation d'un anglicisme - une ou des task forces composées de personnes qui viennent d'horizons professionnels différents, capables d'en comprendre les mécanismes pour ensuite les traduire dans les procédures. On le fait déjà, mais cela constitue sans doute un axe de progrès.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez parfaitement répondu à nos questions, avec une très grande clarté. Nous vous souhaitons bon courage dans vos nouvelles fonctions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci surtout pour votre optimisme.

Mme Frédérique Camilleri, préfète. - Merci de votre écoute. Je vous souhaite un très bon voyage à Marseille. Vous verrez que les habitants de Marseille dont certains vivent dans de grandes difficultés ont l'optimisme chevillé au corps, ce qui rend cette ville superbe.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de maîtres Steeve Ruben et Philippe-Henry Honegger, avocats associés du cabinet Ruben & Associés

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de vous présenter devant notre commission d'enquête sur le narcotrafic et les moyens d'y remédier.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, maîtres Steeve Ruben et Philippe-Henry Honegger, prêtent serment.

Maître Steeve Ruben, avocat associé du cabinet Ruben & Associés. - Je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui. La question s'est posée à moi de savoir si nous avions notre place ici, au-delà de la convocation qui est évidemment impérative. Répondre à la représentation nationale, c'est évidemment un devoir pour nous. Des questions de libertés fondamentales se posent. En écoutant les personnes auditionnées, qu'elles soient issues du monde judiciaire ou de la police, nous avons été convaincus de venir devant vous pour évoquer les questions que la commission pourrait se poser. Lutter contre le narcotrafic, c'est évidemment très important ; mais, même si nous avons écouté et entendu les magistrats du tribunal judiciaire de Marseille que vous avez reçu, nous ne sommes pas convaincus que cette lutte se gagne en grappillant sur les droits de la défense.

Les avocats sont le dernier rempart avant l'enfer. À chaque fois remise en liberté d'une personne mise en examen, à chaque acquittement ou relaxe, un avocat s'est élevé pour déconstruire le travail qui a pu être fait par certains fonctionnaires de police. C'est dur pour la justice de se dire qu'elle s'est parfois trompée.

Notre métier a considérablement évolué, au gré des activités qui se sont présentées à nous, au gré des modes de communication, et nous devons nous aussi nous adapter. J'ai très vite compris les besoins de ceux que nous avons défendus. Je n'avais évidemment aucune prédisposition à défendre des gens accusés de se livrer à un trafic de stupéfiants, mais cela se produit au gré des affaires car plus vous défendez ces personnes, plus vous êtes sollicité.

Le parcours et les motivations de ceux que nous défendons sont faits de choix imposés par la vie, par la société ou par leur environnement, ou dans d'autres cas de choix assumés. Certains arrêtent mais la plupart terminent en détention. Dans tous les cas, la motivation est évidemment l'argent.

J'ai 20 ans d'expérience, j'ai commencé dans ce métier en défendant des gens qui étaient des guetteurs ou des rabatteurs dans des quartiers difficiles du 93. Certains ont évolué et, parfois, gravi certains échelons. Nous sommes contactés par les frères, les soeurs, les parents des mis en cause, et parfois par des personnes qui ont des intérêts sur un trafic de stupéfiants. Je l'ai souvent plaidé : c'est facile pour le parquet de Bobigny d'avoir de la matière pénale, il suffit de mettre un fonctionnaire de police qui fait une surveillance en bas d'une cité, et puis d'interpeller les gens qui viennent vendre des stupéfiants, puis de recommencer le lendemain. Ces trafics ne s'arrêtent jamais. Les plaidoiries sont quotidiennes. La justice et la police font comme elles peuvent. Lorsqu'on écoute les auditions que vous avez conduites, notamment avec des fonctionnaires de police et des douanes, On entend des propos récurrents sur le manque de moyens, le manque d'assistants de justice, le manque de greffiers... La police est épuisée dans les quartiers, et cela a des conséquences sur l'efficacité des enquêtes.

Notre métier, comme avocats, est de défendre. La première de nos missions est de déconstruire car nous sommes le dernier rempart. Nous faisons partie du monde judiciaire et notre rôle porter certaines contradictions devant les juridictions ; sinon, on serait dans un espace bien-pensant. Vos auditions convergent sur la gravité de la situation mais personne ne propose des solutions adéquates. Il faut éviter cette confusion terrible qui a été faite par tous ceux qui ont été entendus, qui est de confondre stratagème et stratégie. On met en cause les avocats car nous sommes capables de vérifier la régularité de la procédure, de porter un propos avec un certain crédit devant une juridiction répressive. Il n'y a aucun stratagème. Il n'y a pas de subterfuge. Nous tentons de convaincre et d'élever ce contentieux devant des juges, et parfois devant la chambre de l'instruction - et le rôle de celle-ci est essentiel pour prendre position sur les difficultés que nous révélons.

Les avocats pénalistes constituent un petit monde, qui grandit d'ailleurs par recherche de sensations fortes car c'est un métier qui suscite beaucoup d'émotions, mais il est fait de beaucoup d'échecs et de quelques succès. Nous n'épousons pas les thèses de nos clients : nous représentons ceux qui viennent nous confier leur défense. Lorsque nous faisons le choix d'apporter un éclairage différent et de pointer des difficultés procédurales, des inexactitudes qui emportent parfois la conviction des juges, nous ne faisons que porter cette voix. Il n'est pas question de pouvoirs extraordinaires, mais un code de procédure pénale qui est commun à tous les acteurs du monde judiciaire. On dit souvent que nul n'a le monopole de la vérité, et c'est juste ; chacun porte un propos et a tantôt raison ou tort. Les juges ne sont pas nos adversaires : ils font, comme nous, leur métier, et c'est tant mieux. Il y a quelques mois, sur un retour de commission rogatoire important, nous avions besoin de savoir quelles étaient les positions des uns et des autres ; or les deux juges d'instruction saisis avaient convoqué en même temps les deux prévenus les plus importants. Pourquoi ? C'était pour éviter que chacun puisse prendre connaissance des déclarations de l'autre, pour pousser chacun à prendre position.

Les avocats de la défense doivent défendre ceux qu'ils représentent et ils le font dans le strict respect de la loi.

Maître Philippe-Henry Honegger, avocat associé du cabinet Ruben & Associés. - C'est une position un peu particulière qui est la nôtre car votre commission d'enquête a pu penser que nous étions des avocats qui défendions les trafiquants. Mais nous ne défendons pas le trafic de stupéfiants. La lutte contre le trafic de stupéfiants est une cause louable à laquelle nous nous associons pleinement. Sur la procédure pénale, les personnes que vous avez auditionnées ont majoritairement pour intérêt principal, du fait de leur profession, la répression pénale. Tous ont dit peu ou prou la même chose, qu'il faut renforcer le système, qu'il faut permettre de mieux poursuivre, de mieux condamner et donc donner davantage de moyens à la justice. Dans leur position, ils ont raison. En revanche, il ne faut pas oublier que, quand on se pose la question de la procédure pénale, il faut trouver un équilibre entre cette nécessité répressive et la protection des libertés publiques, des libertés individuelles, voire de la tranquillité des citoyens, c'est-à-dire la protection de ceux qui sont innocents et qui seront mis en cause dans une procédure, mais aussi la protection de ceux qui sont peut-être coupables et à qui on doit éviter des abus de pouvoir. Pour le dire clairement, pour trouver les coupables et les condamner, il n'y a pas besoin de procédure pénale - c'est le cas dans certains pays comme les Philippines, où on veut chercher les trafiquants de drogue et les tuer. Le rôle des parlementaires, en tant que législateurs, est à l'inverse de créer des règles qui vont éviter l'arbitraire. C'est aussi le rôle des avocats pénalistes, qui ne font que servir la loi et défendre des principes pour éviter les abus. On vous a dit que les avocats avaient pour seule mission de saboter les procédures, qu'ils étaient payés pour inventer des stratagèmes dans le but de faire tout « sauter », qu'ils s'en prenaient presque personnellement aux magistrats. On vous a donc conseillé de vous débarrasser des avocats ou de limiter leurs droits. Or les avocats n'ont strictement aucun pouvoir, à part celui de poser des questions. Les remises en liberté, les procédures annulées relèvent de la décision d'un juge ; c'est à celui-ci qu'il appartient d'apporter des réponses. L'annulation d'une procédure suppose toujours l'erreur d'un policier ou d'un magistrat, et il est problématique d'en rendre responsables les avocats.

Il y a, à mon sens, trois sujets. Le premier concerne les moyens logistiques et humains de la justice. Le deuxième est relatif aux moyens juridiques qui sont donnés à la justice. Et le troisième porte sur les nullités qui seraient trop nombreuses, trop fréquentes et abusives.

Sur le premier point, je suis en accord absolu et total avec tout ce qui vous a été dit. On manque de greffiers, de magistrats de procureurs. Ce manque de moyens conduit aux problèmes que j'ai évoqués, et plus encore : les temps de traitement des recours en nullité à la fois par la chambre de l'instruction et par la Cour de cassation sont tellement longs qu'ils peuvent conduire à des remises en liberté, mais est-ce à cause des avocats qui soulèvent légitimement des difficultés, ou est-ce à cause du manque de moyens qui fait qu'il faut six mois ou un an pour traiter un recours ? Il est évident que les procédures sont trop longues. Nous-mêmes nous subissons des reports d'interrogations et nos clients en détention provisoire attendent parfois trois mois ou six mois avant d'être entendus dans un dossier. La priorité de la lutte contre le narcotrafic devrait donc être de donner plus de moyens à la justice et à la police.

Sur le deuxième point, celui des moyens juridiques, on vous a indiqué lors des précédentes auditions qu'il fallait simplifier la procédure, accroître les moyens juridiques pour identifier et interpeller les auteurs d'infractions, par exemple en recourant davantage aux repentis ou au dossier « coffre ». Certes, parfois la procédure est trop complexe ou difficile à suivre pour les services de police, et cela peut effectivement donner lieu à des erreurs dont profitent les avocats pour obtenir des nullités. Il faut donc réfléchir à une simplification, tout en se rappelant que les règles ne sont pas là par hasard. Des réflexions ont déjà été menées sur ce sujet mais en pratique, on se rend rapidement compte qu'on ne peut pas aisément simplifier. Si on prend l'exemple des techniques spéciales d'enquête, pour sonoriser le domicile d'une personne sur laquelle on enquête, il faut l'autorisation préalable d'un juge et une motivation précise ; la durée est également limitée à 15 jours, car écouter ce qui se dit chez un individu - notamment s'il est innocent - est extrêmement invasif. Or ce que veulent certains est un blanc-seing absolu qui permettrait d'installer des caméras et des micros sans autorisation et sans limitation de durée. Vous pourriez voter une telle loi, mais elle serait contraire aux normes de valeur supérieure ; vous pourriez augmenter la durée d'autorisation, mais il faudra toujours une demande au départ et une motivation, ce qui ne changera rien au sujet des nullités.

On vous dit qu'il ne faut de nullité que s'il y a grief, mais ceux-ci sont désormais partout ; ce serait un levier très marginal au vu de la réalité de la procédure pénale aujourd'hui. Imaginons qu'on considère qu'on peut, sans nullité, oublier de solliciter le renouvellement d'une technique spéciale d'enquête : quel intérêt auront alors les policiers à solliciter ce renouvellement ? Certes, les policiers et magistrats n'ont aucun intérêt à tordre la procédure ni à mentir ; mais il faut des limites à leur action, et certaines ne sont pas assorties de sanction - par exemple, un juge d'instruction dispose de huit jours pour se prononcer sur une demande de mise en liberté, mais à défaut il n'y a ni nullité, ni remise en liberté ; il n'y a aucune conséquence si ce délai n'est pas respecté, et il en va de même en cas d'absence de réponse à une demande d'aménagement de peine dans le délai imparti par la loi. Cela montre que lorsqu'il n'y a pas sanction, l'obligation n'est pas respectée. En supprimant la possibilité de soulever une nullité, on créerait un système dans lequel les policiers et les magistrats feront ce qu'ils veulent et attenteront de fait aux libertés individuelles.

Les problèmes liés aux délais ne concernent pas les avocats, mais les moyens de la justice ; les problèmes liés aux nullités ne relèvent pas des avocats, mais des abus de la justice.

M. Jérôme Durain, président. - La commission d'enquête ne vous accuse pas ; elle met à sa manière en place le principe du contradictoire et je vous remercie pour votre apport intéressant.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Ma première question porte sur les nullités liées à des manquements purement formels : faut-il distinguer selon que ces manquements portent atteinte aux libertés ou non, et faut-il une proportionnalité entre l'ampleur du grief et ses conséquences ?

Maître Steeve Ruben. - Vous visez le cas des nullités formelles comme, par exemple, celui d'un procès-verbal signé par un agent de police judiciaire et non par un officier de police judiciaire, donc des problèmes juridiques qui ne concernent pas les faits pour lesquels la personne est mise en cause. Aujourd'hui, certains vous demandent de considérer que de tels manquements ne sont pas si graves, mais ils ne remettent pas en question les règles qui rendent irrecevable le mémoire envoyé à la chambre de l'instruction par l'avocat avec quatre minutes de retard. Or ces règles existent parce que nous sommes dans un État de droit ; elles participent à une procédure pénale qui est rassurante non seulement pour ceux qui rendent la justice, mais également pour les justiciables, car elles sont autant d'autant d'éléments vérifiables et qui peuvent être soumis à l'appréciation des juges au fond.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - S'agissant des modalités de mise en oeuvre des nullités, faudrait-il un système où celles-ci doivent être soulevées rapidement, pour éviter que leur invocation ait des effets catastrophiques pour la procédure ?

Maître Steeve Ruben. - Cette question ne se pose que pour les informations judiciaires et non devant le tribunal correctionnel, cas dans lequel la loi fixe déjà un délai court, de six mois après la mise en examen. Mais que se passe-t-il dans la réalité ? On attend parfois de nombreux mois avant d'être entendu, sans compter les recours qui peuvent être faits derrière, les éventuels suppléments d'information, les éventuels pourvois en cassation. Il faudrait absorber les problèmes en amont.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Je ne comprends pas le sens de cette question. La purge des nullités existe déjà de manière automatique dans notre droit, soit dans un délai de 6 mois, soit à la fin de l'instruction. À partir du moment où l'ordonnance de renvoi est rendue, les nullités sont purgées. Je ne comprends donc pas qu'on soutienne que les nullités peuvent être soulevées au mauvais moment et, en rajoutant une audience de purge des nullités, vous ne feriez que rajouter une complexité procédurale à un système qui fonctionne déjà. Une tentative en ce sens a déjà été faite avec une modification de l'article 175 du code ; cela a conduit à un revirement de jurisprudence qui a in fine pesé sur les greffiers et les magistrats, puis à une proposition de suppression du dispositif. Une nouvelle purge des nullités subirait le même sort.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Ma troisième question porte sur les techniques spéciales d'enquête et sur le dossier « coffre ». Révéler les conditions dans lesquelles on a obtenu des preuves avec des technologies très sophistiquées peut poser des problèmes aux enquêteurs et fragiliser une procédure. Que pensez-vous des propositions tendant à placer les éléments de procédure relatifs aux techniques spéciales d'enquête dans un dossier qui ne serait pas accessible à la défense, ni aux accusés ou aux prévenus ?

Maître Steeve Ruben. - Vous n'imaginez pas l'émoi que cela a suscité dans la profession.

M. Jérôme Durain, président. - Nous en sommes conscients et entendrons prochainement les organismes représentatifs des avocats.

Maître Steeve Ruben. - Ce serait un retour en arrière de dix, voire de cent ans ! Cette proposition, dont nous n'avons même pas compris les contours, balaie le socle du contradictoire qui fait toute la fierté de notre procédure pénale. L'avocat est de plus en plus présent et le principe du contradictoire a été croissant au profit d'une justice transparente. Ici, on prend le problème à l'envers. Les techniques spéciales d'enquête sont extrêmement intrusives et supposent un contrôle du juge sur leurs conditions de mise en oeuvre ; cette procédure agira comme un blanc-seing donné aux policiers. Ce n'est pas une question de confiance, mais d'attentes vis-à-vis de la justice. Lutte-t-on contre le narcotrafic en empêchant les avocats de mettre en avant les cas où la loi n'a pas été respectée, ou en renforçant la formation des policiers, en travaillant sur les consommateurs ou en renforçant le renseignement ? La procédure est une garantie pour tout le monde, y compris pour ceux qui sont amenés à juger ; il n'est nul besoin de cachoteries.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Que diriez-vous si les éléments contenus dans ce « coffre » restaient placés sous le contrôle d'un magistrat ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Prenons un exemple concret et imaginons qu'on place quelqu'un sur écoute. Va-t-on mettre dans le « coffre » la décision pour laquelle on a décidé cette écoute, les moyens techniques par lesquels cette personne a été écoutée, le raisonnement qui a conduit aux écoutes ? Prenons maintenant l'hypothèse de quelqu'un qui est innocent (ce n'est pas une hypothèse d'école : j'étais hier en audience et, après trois ans d'enquête et un an et demi de détention provisoire, sur huit personnes mises en cause pour un trafic de cannabis, deux ont été intégralement relaxées). C'est justement en regardant ce qu'il y a dans le « coffre » qu'on obtient la relaxe, lorsqu'on se rend compte que des numéros de téléphone ont été confondus, lorsqu'on constate une erreur, probablement de bonne foi, dans la retranscription d'une écoute, etc. Sans accès à ces éléments, l'avocat ne peut pas faire son travail et la justice ne peut plus se rendre compte de ses erreurs. Il y a une affaire judiciaire très connue en France dans laquelle il y a eu une procédure coffre : c'est l'affaire Dreyfus ! Elle ne repose que sur un dossier inaccessible à qui que ce soit, sauf à un magistrat à qui on dit de regarder dans le dossier les preuves de la culpabilité. On voit très bien où ça a mené. Plus de 120 ans après, c'est exactement la même chose, et on vous donne les clés pour commettre massivement des erreurs judiciaires !

M. Jérôme Durain, président. - Certains disent que nous sommes au bord du gouffre avec des organisations criminelles qui sont d'une violence inégalée. On voit l'influence de la Moccro mafia aux Pays-Bas et en Belgique. Dans ce monde de menaces, les avocats ne sont pas épargnés. Est-ce selon vous un risque que peut se concrétiser en France ? Peut-on imaginer que les avocats appelés à intervenir sur les dossiers de narcotrafic soient soumis à un statut particulier ?

Maître Steeve Ruben. - J'ai 19 ans d'exercice, je ne sais pas j'interviens sur le haut du spectre du narcotrafic, mais je prends plaisir à défendre mes clients. Nous n'avons jamais été menacés, ou peut-être une ou deux fois par des écervelés, dans l'exercice de nos fonctions. Le système français n'a rien de commun avec celui des Pays-Bas où, effectivement, des avocats et des journalistes ont été assassinés.

Selon l'état annuel de la menace établi par l'Office antistupéfiants (Ofast) dont la presse a rendu compte, les groupes criminels français ne figurent pas parmi ceux qui constituent le niveau de menace maximale où l'on retrouve des Colombiens, des Mexicains, des Italiens, des Albanais et des Hollandais. Ce qui se passe aux Pays-Bas et en Belgique est évidemment extrêmement préoccupant - comme en atteste l'exploitation de Sky ECC, si fournie qu'elle va permettre aux juges de travailler pendant les cinq prochaines années. Or sur les 164 000 utilisateurs de cette messagerie, il y en a 12 000 aux Pays-Bas, 6 000 en Belgique et seulement 1 200 en France. Il y a peut-être de la main-d'oeuvre recrutée en France pour exécuter certaines tâches au service du narcotrafic hollandais, mais à aucun moment nous n'avons ressenti, dans notre quotidien, de la corruption. Je ne me sens pas concerné par des cas d'avocats payés pour communiquer des dossiers, ou que sais-je encore.

M. Francis Szpiner. - J'entends bien, mais vous ne pouvez pas dire qu'il n'y a pas d'avocats qui subissent des pressions pour remettre le dossier ou la connaissance du dossier à des gens qui ne devraient pas l'avoir. Ça ne vous est certainement pas arrivé, mais dans le cadre de votre exercice professionnel, vous n'avez jamais entendu des confrères être inquiets de devoir transmettre un dossier parce qu'ils subissent des pressions des clients, voire des menaces ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Personnellement, je ne l'ai jamais entendu. C'est possible puisque vous en faites état. Je crois aussi qu'il a été évoqué au cours des différentes auditions des faits, même sans menace, en promettant une récompense. Mais si l'on veut avoir une influence très concrète et drastique sur un dossier, la dernière personne à qui il faut s'adresser, c'est l'avocat. Mais soyons absolument honnêtes. Si, en tant qu'avocat, je dispose d'une information, c'est que j'ai eu accès au dossier, donc que j'y ai un client ; or dans ce cas, mon premier réflexe est de donner l'information à mon client. Ainsi, si une personne veut absolument cette information, il lui suffit de contacter mon client. Pour faire « tomber » une procédure, on vous l'a évoqué, il faut corrompre des greffiers ou des magistrats. L'avocat ne peut que poser des questions : même corrompu, il ne pourra pas faire de miracle. C'est d'ailleurs ce qu'on dit à nos clients et c'est probablement la raison pour laquelle ils ne nous menacent pas.

M. Francis Szpiner. - Je reviens sur la question des nullités. Vous savez faire la différence entre les nullités d'ordre public et les nullités relatives, différence qui a toujours existé dans notre droit. Estimez-vous, ou non, qu'il y a trop de nullités d'ordre public, donc absolues, par exemple si l'interprète qui a traduit les propos d'un mis en cause n'a pas prêté serment ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - C'est une excellente question. Il faudrait examiner la situation au cas par cas, comme le fait au demeurant la Cour de cassation qui, d'ailleurs, revient de plus en plus sur sa jurisprudence historique et rend relatives des nullités auparavant absolues en exigeant la démonstration d'un grief. Les nullités d'ordre public se comptent sur les doigts d'une main. Mais comment démontre-t-on l'existence d'un grief ? J'en reviens à votre exemple de l'interprète qui ne prêterait pas serment. J'ai également prêté serment en me présentant devant vous ; j'aurais pu le faire et raconter n'importe quoi, mais ce serment m'engage. Sans prestation de serment, comment garantir qu'un interprète ne sera pas payé par un tiers pour raconter n'importe quoi ? Le fait de prêter serment est une sécurité. Plutôt que de critiquer les nullités, vous pouvez modifier le droit pour supprimer la prestation de serment des interprètes, l'obligation de signature des procès-verbaux, la parole donnée aux avocats en dernier lieu. ; à défaut, il faut continuer à considérer que ces formalités sont nécessaires, et donc qu'il est normal qu'il y ait une sanction si elles ne sont pas respectées.

M. Francis Szpiner. - Je m'interroge également sur le sujet des honoraires. Aujourd'hui, les sommes qu'on peut percevoir en espèces sont plafonnées, si bien qu'un certain nombre de nos confrères se retrouvent avec deux difficultés : soit ils violent la loi pour contourner ce plafond, soit ils ont recours à un ressortissant étranger. Que pensez-vous de cette situation comme des systèmes qui, comme le système des États-Unis, prohibent l'acceptation des fonds dont on sait qu'ils proviennent du crime ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Nous nous sommes naturellement posé cette question. L'origine du plafonnement des versements en liquide est moins d'éviter le blanchiment que de s'assurer du respect des obligations déclaratives en matière fiscale. Sur le plan juridique, si une personne me rémunère pour un travail que j'ai effectivement accompli avec des fonds qui proviennent d'un trafic de stupéfiants, ce n'est pas du blanchiment au sens de la loi. Ce n'est pas, non plus, une opération de dissimulation : je ne contribue pas à ce que cette personne puisse échapper à ses obligations fiscales. Ce n'est pas non plus du recel, car cela supposerait une connaissance de l'origine frauduleuse des fonds ; or, lorsque je défends un mis en cause, non seulement il est présumé innocent, mais de plus, n'étant pas enquêteurs, je ne suis pas en capacité de savoir d'où provient l'argent qu'on me verse. Il est évident que si un client me donne une liasse de billets en m'indiquant qu'elle vient du « four », je ne la prendrai pas - ne serait-ce que parce qu'une personne aussi inconsciente ne manquera pas de raconter cette histoire et qu'elle se retournera contre moi. La réalité de mon quotidien c'est que, comme beaucoup d'avocats pénalistes, je ne suis pas payé par mon client mais par ses proches - la maman, le frère, le cousin, l'ami, ou encore des personnes qui se mutualisent pour trouver en urgence des fonds pour payer l'avocat.

En revanche, votre commission pourrait suggérer de créer un statut plus protecteur pour les honoraires d'avocats afin que de telles questions ne se posent plus et que nous ne soyons plus mis en difficulté. Votre rôle est aussi de s'assurer que la défense des personnes puisse se faire de manière effective, et donc de protéger les avocats.

M. Francis Szpiner. - La profession d'avocat ne pourra pas faire l'économie de cette réflexion, parce qu'en réalité le jeune avocat qui contourne le plafond est en infraction.

Maître Steeve Ruben. - Sur ce point, on est absolument d'accord. Cela ne doit pas être un tabou. Mais nous travaillons dans l'urgence : nous pouvons être appelés un matin pour une comparution immédiate quelques heures plus tard, avec un chèque encaissable plusieurs jours plus tard et c'est, pour nous, une difficulté. En revanche, la facturation à la diligence ne tombe pas sous le coup du code pénal ou du code monétaire et financier. Dans le cas contraire, des sanctions existent et une amende peut être appliquée.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je voudrais revenir sur la question du dossier « coffre ». Vous faites référence au fameux bordereau de l'affaire Dreyfus qui va provoquer le suicide du Colonel Henry. La différence, c'est que les pays qui aujourd'hui utilisent ce système placent le dossier « coffre » sous le contrôle d'un magistrat, avec la possibilité d'un recours devant une juridiction qui pourrait éventuellement le désavouer. Un certain nombre de pays d'Europe utilisent ce procédé, notamment la Belgique, sans qu'il porte atteinte aux libertés publiques ou aux droits de la défense.

Maître Steeve Ruben. - Puis-je vous interroger sur votre parcours professionnel ?

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je suis un avocat qui a mal tourné.

Maître Steeve Ruben. - Nous comprenons bien que votre proposition ne tend pas à supprimer tout processus de vérification. Mais il faut rappeler que, pour de tels recours, toute décision favorable rendue soit par la chambre criminelle, soit par la chambre de l'instruction l'est aujourd'hui à la suite d'efforts de la défense. Vous n'obtiendrez pas le même résultant si la chambre de l'instruction vérifie seule. Nos regards divergent ; ce n'est pas parce que la procédure n'est pas la même, mais car nous n'avons pas la même manière de lire les procès-verbaux ou d'aller chercher l'information.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Votre raisonnement repose sur l'idée que la société civile et les personnes mises en cause doivent faire confiance aux magistrats répressifs pour voir eux-mêmes s'il y a des failles dans la procédure et soulever des problèmes qui permettraient de prouver leur innocence. Cela existe déjà : le procureur de la République en France est le garant des libertés individuelles, le juge du siège est le garant de la procédure et ils peuvent, d'initiative, soulever toutes les nullités qu'ils veulent dans tous les dossiers qu'ils veulent. Depuis que je suis avocat, combien de fois ai-je vu un procureur soulever d'initiative une nullité ? Aucune ! Comment peut-on faire confiance demain à ces magistrats pour exercer une mission dont ils ne se sont jamais saisis ?

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Je parle bien d'un contrôle par un magistrat du siège.

Maître Philippe-Henry Honegger. - C'est la même chose. Les magistrats du siège, en audience, ne soulèvent jamais les nullités d'eux-mêmes, parce que ce n'est pas leur métier. On pourrait aussi imaginer qu'un avocat extérieur au dossier ait un accès au dossier « coffre » et vérifie la validité des éléments de procédure qui y seront stockés, mais il faut s'assurer de confier cette tâche à une personne dont c'est le métier.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Quel est votre avis sur le statut des repentis ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Nous ne partageons pas ce qui vous a été exposé jusqu'à présent. Les collaborateurs de justice peuvent aller du petit informateur, source anonyme, dont le témoignage a une faible valeur probatoire jusqu'à un témoin anonymisé, identifié par la justice mais dont l'identité est cachée aux parties, ou au statut de « repenti », c'est-à-dire une personne qui va donner des informations en échange, étant elle-même impliquée dans le dossier, d'une réduction de sa peine, d'une dissimulation de son identité ou d'une rétribution financière. En tant qu'avocat, je pense que si vous promettez quelque chose à quelqu'un en échange d'informations, il vous dira ce que vous voulez, mais pas forcément la vérité. L'affaire de Viry-Châtillon est un des plus gros naufrages judiciaires de ces 20 dernières années et repose sur une seule chose : la promesse (illégale d'ailleurs) faite à un gamin de 17 ans que, s'il donnait la liste de tous les gens qui étaient prévus pour participer aux violences contre des policiers, il aurait le droit à un statut de protection pour lui et sa famille, à une belle maison, etc. Il a donné une liste de noms sur laquelle tout le dossier a été construit, avec des détentions provisoires de six ans pour certaines et, à la fin, l'acquittement de huit accusés sur 15 car ce gamin avait menti. Si vous renforcez les rétributions, les informations que vous obtiendrez seront la source d'erreurs judiciaires.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Une observation sur la spécialisation de la chaîne pénale ?

Maître Steeve Ruben. - Les intervenants sont déjà spécialisés, qu'il s'agisse de l'Ofast, de la police judiciaire, de la brigade des stupéfiants de la préfecture de police de Paris, ou des magistrats. Les audiences de la 16e ou de la 33e chambre à Paris en témoignent. Les avocats sont tout autant spécialisés dans le trafic de stupéfiants : face à une telle accusation, vous n'iriez pas avoir un avocat qui est spécialisé en droit social...

On vous recommande une spécialisation sur le modèle du parquet national financier (PNF) ou du parquet national anti-terrorisme (PNAT). Il y a d'ailleurs des similitudes entre le régime du trafic en bande organisée et celui du terrorisme, à l'exception de la durée de la garde à vue. Il n'y a aucun sens à vouloir davantage de spécialisation. Les juges ne s'intéressent pas à la situation des gens : lorsqu'ils sont détenus, ils ne sont plus rien, ils sont un numéro d'écrou.

M. Francis Szpiner. - L'affaire de Viry-Châtillon est un mauvais exemple : en matière de stupéfiants, la police peut vérifier la véracité des indications données par ses informateurs. Le risque tient à l'utilisation d'informateurs qui donnent des affaires pour se débarrasser de leurs concurrents et éliminer leurs rivaux : c'est un sujet de morale publique.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Le repenti donne des informations a posteriori. Il pose donc le même problème quant à la valeur de son témoignage. J'ai beaucoup d'exemples de personnes aux déclarations fantaisistes, y compris pour des témoins anonymisés qui peuvent avoir davantage intérêt à enfoncer certaines personnes qu'à dire la vérité. Il faut se méfier.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Vous considérez l'opportunité de soulever une nullité comme essentielle pour la défense des intérêts des prévenus ou des accusés. Je reviens sur l'exemple d'une nullité liée au fait qu'un procès-verbal a été signé par un APJ plutôt que par un OPJ : est-ce que cela doit emporter l'annulation de la procédure ?

Maître Philippe-Henry Honegger. - Je vous ai déjà répondu. Soit vous estimez que les APJ peuvent signer ces PV, et il faut changer la loi ; soit, vous vous pensez que cette tâche doit être réservée aux OPJ car ils sont formés pour ce faire et qu'à défaut, il existe un risque. Dans ce second cas, la règle doit être assortie d'une sanction. On peut même imaginer qu'il ne soit plus nécessaire de signer les procès-verbaux : j'y suis à titre personnel favorable, dès lors qu'on filme tout, de l'interpellation à l'audition. En cas de divergence, l'avocat pourrait ainsi regarder la vidéo et n'aurait plus intérêt à ce que le procès-verbal soit une retranscription fidèle des propos tenus. Dans l'exemple de l'affaire de Viry-Châtillon, les vidéos montrent que les procès-verbaux, bien que signés par tous et pleinement valables sur le plan juridique, racontaient n'importe quoi.

Maître Steeve Ruben. - Dans cette affaire était en huis clos, le procès-verbal faisait quelques pages et la vidéo a révélé que l'audition avait duré pendant 2 ou 3 heures.

Maître Philippe-Henry Honegger. - Interrogé dans cette affaire, un mis en cause se voit demander dix-sept fois s'il était sur le lieu de l'infraction ; il répond autant de fois « non », et finit par céder par fatigue pour indiquer qu'il y était peut-être. La retranscription, sur ce procès-verbal que tous ont signé, est celle du mis en cause auquel on pose une seule fois la question et qui répond « oui ».

M. Jérôme Durain, président. - Merci de cet échange intéressant, très vivant et qui éclaire nos travaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 05.