Cour pénale internationale

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la proposition de loi tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale.

Discussion générale

M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi et président de la commission des lois .  - Le sujet dont nous débattons cet après-midi est majeur pour la France, pour tous les pays du monde et pour l'espèce humaine car l'histoire, tant ancienne que moderne et contemporaine, nous a appris, hélas, que l'horreur fait des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers, des millions de victimes. Face à cela, la civilisation, l'humanisme et notre détermination veulent que nous donnions force au « Plus jamais cela ! ».

Chacun a ces horreurs à l'esprit, en même temps que ces trésors d'altruisme et d'amour qui ont conduit, après les tribunaux de Tokyo et de Nuremberg, à la création de la Cour pénale internationale. Il a fallu attendre cinquante ans, 1998, pour qu'une telle juridiction internationale voie le jour par la signature de la convention de Rome, notre excellent rapporteur l'a rappelé ce matin en commission. Il s'agissait non pas seulement de créer une Cour mais d'unir les justices du monde entier pour que le droit s'instaure partout et que partout les auteurs des crimes de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes et délits de guerre soient poursuivis et châtiés.

Notre droit a tiré les conséquences de la convention de Rome dans sa Constitution, puis par la loi du 9 août 2010. Cette dernière s'est révélée insuffisante car trop restrictive, d'où cette proposition de loi déposée le 6 septembre dernier, avec un grand nombre de collègues socialistes. Si j'en suis le premier signataire, ma dette est immense envers Robert Badinter, Mireille Delmas-Marty, Simon Foreman, président de la Coalition française pour la Cour pénale internationale, sans oublier le doyen Patrice Gélard.

L'article 689-11 du code de procédure pénale, introduit par la loi du 9 août 2010, limite par quatre restrictions la compétence universelle du juge français. D'abord, la condition de résidence habituelle de l'auteur de l'infraction dans notre pays, qui suppose de sa part une « grande imprudence », pour citer Robert Badinter. C'est en effet une restriction absurde. Faut-il attendre que ces personnes viennent séjourner en France dans leur pavillon entouré de thuyas et n'en sortent que pour jouer tranquillement au tiercé chaque dimanche ? C'est absurde ! Il suffit d'écrire que la personne soupçonnée de tels actes se trouve sur le territoire national.

Deuxième restriction, la double incrimination, soit la nécessité d'être poursuivi pour la même infraction dans le pays d'origine de l'auteur d'infraction. La Cour de cassation, dans sa décision du 23 octobre 2002, a dit qu'une juridiction française était fondée à exercer une compétence universelle sur des actes de torture, même si une loi d'amnistie a été votée dans l'État où ces faits ont eu lieu. Il serait tout à fait choquant de subordonner la possibilité de poursuivre ou de juger les crimes les plus odieux aux dispositions juridiques de l'État concerné. J'ajoute que le rapporteur propose un excellent amendement qui donnera aux juges français compétence à connaître tous les auteurs soupçonnés de ces crimes contre l'humanité partout dans le monde, que leur pays d'origine ait signé ou non la convention de Rome et quand bien même ce pays aurait adopté une loi d'amnistie à leur bénéfice.

Mme Nathalie Goulet et Mme Esther Benbassa.  - Très bien !

M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi et président de la commission des lois.  - Oui, la justice doit passer !

La troisième restriction, celle dite de « primauté de la Cour pénale internationale » est tout aussi absurde car elle provient d'une interprétation erronée de la convention de Rome. De fait, cette dernière prévoit une complémentarité de la Cour des juridictions nationales. « C'est donc aux États qu'il revient au premier chef d'agir », comme l'a montré Robert Badinter ; à défaut, la Cour pénale internationale intervient. Cette troisième restriction est donc contraire à l'esprit de la convention de Rome.

Reste une quatrième restriction : le monopole reconnu au parquet pour engager les poursuites. Je suggèrerai de le remettre en cause. Nous avons eu à ce propos des débats riches avec la Coalition, les magistrats et les ministères. Pour éviter une instrumentalisation de la justice et la situation qu'ont connue la Belgique et l'Espagne, nous avons trouvé un chemin que nous décrira bientôt M. Anziani, le chemin de la justice et du réalisme. Cette proposition ne doit pas fermer le débat, je crois profondément aux vertus de la discussion parlementaire.

Il faut aller de l'avant, je n'ai rien à apprendre à Mme la ministre sur ce terrain là tant elle a démontré sa volonté et sa capacité ces dernières semaines. Simplement, pour aller de l'avant, ce texte doit être examiné rapidement à l'Assemblée nationale, de même que le texte sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et donc, du nouveau statut du parquet.

Je souhaite vivement l'adoption de ce texte pour porter haut la défense de l'humanité contre les criminels qui ont commis ces horreurs et doivent être jugés. C'est une nécessité. (Applaudissements à gauche et au centre)

Mme Nathalie Goulet.  - Très bien !

M. Alain Anziani, rapporteur de la commission des lois .  - Faut-il élargir la compétence du juge français à poursuivre les crimes contre l'humanité, les crimes de génocide et les crimes et délits de guerre ? Telle est la question simple que pose ce texte. Il nous a fallu attendre 1993 et 1994 pour voir, un demi-siècle après les procès de Nuremberg et de Tokyo, créer les tribunaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Il a fallu attendre encore plus longtemps pour que soit mise en place la Cour pénale internationale en 2002. Sa compétence est complémentaire, et je dirai même subsidiaire, par rapport à celle des juridictions nationales ; je salue le rôle joué par notre pays et M. Robert Badinter dans l'émergence de cette justice pénale internationale. Nous avons attendu encore la loi du 9 août 2010 pour adapter notre droit pénal à la Cour pénale internationale et je salue le travail qu'avaient mené M. Gélard et M. Zocchetto à l'occasion de ces débats.

Reste que cette loi du 9 août 2010, avec le recul, se révèle insatisfaisante. Il y a consensus pour supprimer les trois premiers verrous posés à l'article 698-11 du code de procédure pénale, je n'y reviens pas. Le quatrième soulève une question délicate simple à formuler, comme toutes les questions délicates : qui doit poursuivre ces infractions, le parquet ou les parties civiles ?

L'une et l'autre position sont défendables. Pour des infractions qui sont autant hors du commun, parce qu'elles sont imprescriptibles et peuvent avoir eu lieu à des milliers de kilomètres de notre pays, faut-il maintenir le droit commun ? Voilà la question posée par les associations.

Pour y voir clair, quittons les questions de doctrine pour observer ce qui s'est passé ailleurs. En 1993, la Belgique s'était dotée d'une compétence universelle concernant les crimes contre l'humanité, sans aucune condition, ce qui enchantait les défenseurs des droits de l'homme dont je suis. Cela a duré quatre ans. Elle a été saisie de plaintes contre Ariel Sharon, Yasser Arafat, George Bush senior. Lorsque les États-Unis ont menacé de déménager le siège de l'Otan et Israël de rappeler son ambassadeur, la Belgique a fait marche arrière et rétabli le filtre du procureur fédéral. Cela, c'est l'expérience, c'est le concret, les législateurs que nous sommes doivent y prendre garde. L'Espagne a également posé des verrous après avoir adopté une loi extrêmement généreuse ; les poursuites sont maintenant à l'initiative du parquet qui exige un « lien fort » avec l'Espagne ou la nationalité espagnole de l'auteur ou de la victime. En Grande-Bretagne non plus ces dispositions très larges n'ont pas duré très longtemps.

Pour être complet, car je veux vous convaincre, je veux citer un dernier argument : les associations soutiennent que la constitution de parties civiles est acceptée pour les crimes de torture et qu'il convient, par parallélisme, de l'étendre aux crimes contre l'humanité. Néanmoins, la comparaison ne tient pas : la torture est un crime commis par des personnes physiques, les crimes visés par la Cour pénale internationale peuvent l'être par des personnes morales. Va-t-on poursuivre la moindre entreprise qui livrera du matériel électronique à une personne soupçonnée de crime de guerre ? Il faut prendre garde aux risques de recours dilatoire à la justice pour des enquêtes et vérifications approfondies, ce qui suppose de maintenir le monopole du parquet, un parquet dont le statut aura été remanié et l'indépendance garantie par une réforme constitutionnelle. Mme la garde des sceaux pourra également publier une circulaire de politique générale pour préciser les conditions dans lesquelles le juge peut et doit engager des poursuites. Enfin, nous avons retenu, ce matin en commission, un amendement qui prévoit un débat contradictoire devant le procureur.

Pour finir, une marotte : avant le procès, on parle de personnes « soupçonnées » de crimes et non « coupables » de crimes. Je connais la jurisprudence de la Cour de cassation mais je tiens à cette distinction ; c'est au législateur qu'il revient de mettre les textes en accord avec l'esprit de la loi. Je sais que vous y êtes attachée, madame la garde des sceaux. (Applaudissements à gauche)

Mme Nathalie Goulet.  - Très bien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Le Gouvernement approuve cette proposition de loi. Après la deuxième guerre mondiale, les États se sont engagés à rétablir la paix par la justice et la liberté. Les quatre conventions de Genève mentionnent explicitement, parmi les principes essentiels du monde d'après-guerre, la lutte contre l'impunité. Grâce à elles, nous avons pu poursuivre les auteurs de crimes de guerre depuis plus de cinquante ans. Cependant, seuls les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo ont véritablement mis en oeuvre cette justice pénale internationale que nous appelions de nos voeux. Leur ont succédé les tribunaux pénaux internationaux spéciaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie ; à ce propos, je vous précise que nous achèverons de transposer des dispositions telles que le mécanisme résiduel mi-avril, le texte étant passé devant le conseil des ministres le 20 février.

Pour autant, ces tribunaux étaient limités dans leur objet géographique et leur durée. D'où la création de la Cour pénale internationale, à vocation permanente et universelle, par la convention de Rome du 17 juillet 1998. Le 17 janvier, le président de la République, lors de l'audience solennelle de la Cour de cassation, a dit toute l'importance qu'il accordait à la promotion de la justice internationale et au rôle que la France devait y jouer.

M. le président de la commission des lois et M. le rapporteur ont rappelé les enjeux de ce texte : parachever la loi du 9 août 2010 en élargissant la compétence extraterritoriale du juge français. Cette dernière est, je le rappelle, déjà considérable si un élément constitutif de l'incrimination a lieu sur le territoire national, si l'auteur des faits ou une de ses victimes est français, en cas de refus d'extradition vers un pays où existe encore la peine de mort. La France a aussi cette compétence extraterritoriale pour les actes de torture, dégradants, cruels et inhumains visés à l'article 689-2 du code de procédure pénale. En outre, notre juridiction peut saisir la Cour pénale internationale en vertu de l'article 14 de la convention de Rome.

M. le président de la commission des lois a expliqué en quoi la notion de résidence habituelle faisait obstacle aux poursuites.

Ainsi, la disposition que vous avez introduite marque un incontestable progrès. Le Gouvernement l'approuve totalement.

La double incrimination suppose la concomitance de la vérification de l'incrimination selon la Cour pénale internationale et selon la juridiction nationale. Il faut qu'elle soit postérieure à la définition de l'incrimination en vertu du principe de non-rétroactivité, un principe que les deux tribunaux internationaux militaires de Nuremberg et Tokyo respectent déjà puisqu'ils se référent à la convention de la Haye de 1907 pour fonder les poursuites.

Grâce aux travaux des trois éminents juristes que sont Robert Badinter, le doyen Gélard et Pierre Truche, l'admirable procureur du procès Barbie et le remarquable président de la commission de déontologie de la sécurité, nous savons que dès le XIXe siècle, ces incriminations sont introduites dans les droits nationaux. Cette double incrimination est donc superfétatoire, sous une forme ou sous une autre, et complique la procédure. Il fallait s'en défaire.

J'en viens à la troisième condition posée à l'article 689-11 du code de procédure pénale. La complémentarité reconnaît que chaque État est mieux placé pour juger ses ressortissants, en raison de la proximité des preuves, des faits, des témoins. L'efficacité et la pédagogie rendront à la population davantage confiance en la justice. Dans la mesure du possible, les jugements doivent avoir lieu sur les territoires nationaux.

Lorsqu'un crime a été commis à l'étranger, par et sur des personnes étrangères, la compétence de ces juridictions doit être subsidiaire. A la Cour pénale internationale ne peuvent être opposées ni l'immunité diplomatique ni la prescription, à charge pour chaque État partie de dénoncer, de signaler.

Le monopole du ministère public est un sujet délicat entre tous. Toute personne ayant capacité de signaler devrait pouvoir le faire. Monsieur le rapporteur, vous avez opportunément rappelé les expériences belge et espagnole qui nous conduisent, ainsi que les dispositions prises par l'Allemagne, à réfléchir. Il n'a pas été simple de trancher. Ne pas laisser les crimes impunis est une exigence absolue.

Si nous ne sommes pas efficaces, nous ferons reculer la confiance dans la justice. Les poursuites engagées doivent aboutir. C'est sur cette base que l'arbitrage en faveur du monopole du ministère public a été rendu.

J'ai entendu vos demandes, monsieur le président de la commission des lois, sur une réforme constitutionnelle qui se limiterait à la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Je veux vous rassurer : demain, en conseil des ministres, le Premier ministre présentera les textes constitutionnels sur lesquels nous avons travaillé, dont la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil constitutionnel, du statut du chef de l'État, le dialogue social, les langues régionales, bref plusieurs sujets et plusieurs véhicules législatifs.

M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi et président de la commission des lois.  - Très bien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Je n'en dis pas plus, vous en saurez davantage en lisant le compte rendu du conseil des ministres. Monsieur le rapporteur, je vous propose de tenir une séance de travail pour définir conjointement le contenu de la circulaire de politique générale aux parquets, qui rappellera l'intention du législateur.

Je m'arrête sur la vocation réellement universelle des compétences du juge, y compris sur les ressortissants des pays non signataires. Le ministère partage votre point de vue. Nous verrons ensemble comment faire évoluer les choses sur ce point.

Conforme aux principes de notre droit interne, cette proposition de loi représente un progrès considérable. Le Gouvernement salue cette initiative. En un demi-siècle, nous avons vu, cahin-caha, se mettre en place des juridictions internationales pour juger ces criminels. Longtemps, nous avons aussi constaté notre impuissance, comme Sisyphe condamné à pousser perpétuellement son rocher. Avec cette proposition de loi, nous pouvons peut-être imaginer Sisyphe heureux. (Applaudissements à gauche)