Évolution des droits du Parlement face au pouvoir exécutif

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur « l'évolution des droits du Parlement face au pouvoir exécutif »

Je devrai lever la séance à minuit quarante-trois.

Mme Éliane Assassi .  - Le groupe CRCE a demandé ce débat pour alerter l'opinion sur les graves dérives en cours. Cette question concerne tous les citoyens. Le respect des prérogatives du Parlement est au coeur de l'actualité. Le contexte de cette journée, marqué par une nouvelle utilisation du vote bloqué sur une proposition de loi, met en exergue la pression de plus en plus ferme de l'exécutif sur le législatif.

Avec ce coup de force, vous vous rapprochez d'une ligne rouge au-delà de laquelle la Constitution au sens historique - la République - ne serait plus respectée. Cela nous inquiète sur tous les bancs.

Le discours du président de la République à Versailles en juillet dernier était long, tortueux, pour ne pas dire complexe. Sauf sur un point : la mise sous tutelle du Parlement, comme l'a dit le président du Sénat le 9 mai.

Le futur président de la République ne peut supporter la lenteur de la fabrication de la loi, pourtant chère à Mirabeau...

Je crois que l'objectif de limiter à trois mois le temps législatif reste dans la version actuelle du texte.

L'affaiblissement des droits du Parlement concerne chacun. Son impopularité est celle d'une institution incapable de répondre aux attentes des citoyens : chômage, pouvoir d'achat, école, hôpital entre autres.

Emmanuel Macron a bien perçu cette déception et l'utilise pour se débarrasser du Parlement, symbole de l'ancien monde. Le débat sera mené pendant les vacances, à l'Assemblée nationale, alors qu'il aurait dû se dérouler en pleine lumière - c'est tout dire.

Depuis des années, nous alertons sur la limitation du droit d'amendement, aujourd'hui dans le collimateur du président de la République : règle de l'entonnoir, interprétation extensive de l'article 40, développement des irrecevabilités...

Cette obsession du tri entre « bons » et « mauvais amendements » est un assaut contre le droit d'amendement. Nous n'aurons bientôt que des débats sans saveur et sans enjeu !

Prenons l'exemple de la SNCF ; le choix d'une violence archaïque n'aurait-il pas pu être évité en laissant la parole au Parlement ? Si le Parlement est réduit au silence, le peuple devra trouver d'autres moyens.

Restaurer la plénitude du Parlement passe par l'inversion du calendrier électoral, qui lie les élections législatives à celle du président de la République, la représentativité des parlementaires - ce n'est pas 10 % de proportionnelle verrouillés par le seuil de 5 % qui changeront la donne !

La remise en cause de la navette veut faire basculer ce qui reste du pouvoir législatif vers l'Assemblée nationale, soumise par définition au pouvoir présidentiel. Emmanuel Macron a aussi décidé de limiter l'initiative parlementaire en empiétant sur le temps des assemblées.

Les origines de ce coup de force remontent à loin. Il faut tout remettre à plat, de manière non parcellaire.

Nous aurons l'occasion de présenter nos positions pour tourner le dos à ces orientations, par une Constitution qui redonne au peuple toute sa place. Dans le domaine budgétaire, par excellence celui de la souveraineté, le pouvoir confié aux instances européennes rogne celui du Parlement.

Le Gouvernement méprise le Parlement en considérant tout texte présenté comme adopté et passe à l'étape suivante...

Ce mépris et ces coups de force à répétition exigent une prise de conscience, une réaction démocratique et républicaine forte, c'est pourquoi nous avons lancé ce débat et nous nous opposerons avec force dans le rassemblement le plus large aux réformes profondément antidémocratiques annoncées ces derniers jours. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)

Mme Françoise Gatel .  - Il ne pouvait être de débat plus brûlant et plus pertinent à la suite de l'utilisation du vote bloqué, et dans l'impatience de la révision constitutionnelle.

La Ve République a souhaité rompre avec l'instabilité ministérielle de la IVe en instituant un « parlementarisme rationalisé », privant en partie le Parlement de son rôle de contre-pouvoir.

La révision du 23 juillet 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a marqué une évolution fondamentale. Après plusieurs décennies de subordination, la tutelle du Gouvernement était réduite. Il ne peut plus utiliser de manière abusive et illimitée le 49-3, il n'est plus le seul maître de l'ordre du jour et les commissions réhabilitées voient leur travail servir de base au débat parlementaire. Les droits de l'opposition ont également été renforcés. Cette révision, très importante dans l'histoire de notre démocratie, a rééquilibré les pouvoirs.

Le Gouvernement entend faire une réforme pour une « démocratie plus représentative, plus responsable, plus efficace ». 

Le groupe centriste s'interroge sur des orientations qui ressemblent fort à une limitation des droits du Parlement.

Attention à une confiscation de l'ordre du jour par l'exécutif, si l'urgence se transforme en norme et l'ordre du jour des parlementaires se réduit comme peau de chagrin.

Le Gouvernement veut encadrer sévèrement le droit d'amendement, alors qu'il est notre seule arme législative -  pacifique - et que l'écrasante majorité des textes adoptés au Parlement sont des projets de loi.

Le contrôle du Parlement sur l'action du Gouvernement est oublié, alors que c'est une mission essentielle dans toutes les grandes démocraties libérales.

Certes le travail parlementaire doit être amélioré. Nous nous sentons certes parfois encombrés par une incontinence d'amendements. Mais la responsabilité de l'exécutif est à interroger, qui propose des textes souvent mal préparés. Le projet de loi Égalité et citoyenneté en est un exemple flagrant...

M. Patrick Kanner.  - Un excellent texte !

Mme Françoise Gatel.  - De la part d'un excellent ministre !

Les mesures que vous proposez ressemblent fort à une rationalisation aveugle. Le Parlement ne doit pas être une chambre d'enregistrement des volontés d'un exécutif si légitime soit-il.

Notre pays puise son équilibre démocratique dans ses deux chambres. La spécificité du Sénat, cette chambre de la sagesse, de la réflexion et du temps long, qui s'affranchit d'une opinion publique souvent volatile, pourrait être perdue, puisque le Gouvernement veut limiter la navette. C'est un très mauvais coup porté au bicamérisme, dialogue constructif qui donne le temps nécessaire à l'amélioration des textes.

Le bicamérisme est un obstacle à l'omnipotence d'une chambre unique que le quinquennat a soumise de fait à l'exécutif. L'impatience réformatrice du Gouvernement n'est pas bienvenue.

La démocratie a besoin d'un pouvoir exécutif fort et d'un pouvoir législatif fort. N'insultons pas l'avenir ; qui peut parmi nous prévoir qui sera demain au pouvoir ? Notre Constitution doit protéger la démocratie et les atteintes qui pourraient lui être portées. (M. Pierre Charon applaudit.)

M. Éric Kerrouche .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe SOCR) La loi est un substitut aux vertus, disait Montesquieu. L'instabilité gouvernementale de la IIIe et de la IVe Républiques, a amené à construire un exécutif fort. Ce dernier n'est pas indispensable : d'autres démocraties fortes s'en passent. C'est un élément issu de circonstances historiques précises.

Nous avons un régime parlementaire qui s'est hyperprésidentialisé ; même si cela s'est amendé, la réforme constitutionnelle nous propose de revenir en arrière.

La Ve République a donné des pouvoirs marginaux au Parlement et a complètement déplacé le centre du pouvoir du législatif vers l'exécutif, à qui il revient de déterminer les grandes orientations.

L'élection au suffrage universel du président de la République a produit un régime semi-présidentiel et un système de responsabilité durable : le Gouvernement doit avoir la confiance du président de la République et du Parlement.

Le passage au quinquennat rend improbable la cohabitation. Les élections législatives sont désormais des élections « lunes de miel ».

L'article 5 donne au président de la République le « vrai pouvoir d'État ». L'article 19 - avec les pouvoirs du président de la République dispensés de contreseing - et l'article 16 - même si son usage est exceptionnel - ne sont pas en reste.

Les experts sont unanimes pour classer notre Parlement parmi les parlements faibles. Cela reste vrai malgré les corrections successives. Or vous proposez de revenir sur ces dernières.

Ce n'est pas la peine après l'illustration de ce soir de revenir sur les outils du « parlementarisme rationalisé ». De tout temps, on a eu recours aux comités d'experts. Ces atouts de la révision de 2008 sont importants, mais ils ne corrigent pas entièrement la faiblesse du Parlement.

Ce projet de révision a ceci de particulier que, quand notre histoire constitutionnelle va en progressant, on nous propose, en l'espèce, de revenir en arrière, de retourner à une période où le Parlement était infantilisé. Le président de la République a appelé l'Europe à résister aux tentations autoritaires mais son projet de réforme revêt toutes les caractéristiques de l'autoritarisme. C'est, pour reprendre un titre célèbre, un retour vers le futur. Fini le partage de l'ordre du jour, ce qui réduira les droits des groupes minoritaires et d'opposition.

Le Sénat a fait preuve de responsabilité dans l'usage du droit d'amendement. Au lieu d'interroger la qualité initiale de la loi et d'éviter les textes fourre-tout, le Gouvernement encadre au maximum le droit d'amendement. Si le Parlement n'est plus le lieu de l'éloquence, il doit rester l'arène essentielle du débat démocratique. Et que dire de la réforme de la navette qui ravale le Sénat au rang de spectateur ? De l'instauration de nouveaux délais d'examen des textes ? L'Allemagne adopte ses textes en 152 jours, contre 149 en France. Bien sûr, on peut ériger en modèle la Hongrie où c'est 30 jours...

M. Jean-Claude Requier.  - Et en Corée du nord ? (Sourires)

M. Éric Kerrouche.  - Que dire, enfin, du renouvellement complet du Sénat en 2021 quand le renouvellement partiel de la chambre haute garantit la stabilité des institutions ? Sans doute les résultats des dernières sénatoriales n'ont-ils pas eu l'heur de lui plaire.

En définitive, quel est le sens de cette réforme : améliorer la fabrication de la loi ? Répondre au désenchantement démocratique ? Remettre le citoyen au centre des décisions publiques ? Que nenni. En usant à l'envi de la sémantique managériale, le Gouvernement pose de mauvaises questions auxquelles il apporte de mauvaises réponses. Cette révision est celle de l'exécutif, par l'exécutif et pour l'exécutif. Elle traduit une crainte du débat contradictoire, qui est l'essence même de la démocratie.

Quant à la représentation, ce n'est pas en abaissant le nombre de parlementaires qu'on rendra plus légitime. Bref, cette réforme mène à une impasse démocratique qui atrophie les contre-pouvoirs.

Le groupe socialiste et républicain fera des propositions de fond pour rééquilibrer les pouvoirs entre le président de la République, le Gouvernement et le Parlement.

Revenons à l'esprit initial de la Ve République. Dans son discours de Bayeux en 1946, le général de Gaulle rappelait la réponse que faisait Solon à la question de savoir quelle était la meilleure Constitution : pour quel peuple et à quelle époque ? Que cette parole forte nous inspire. (Applaudissements sur les bancs du groupe SOCR ; Mme Éliane Assassi applaudit également.)

M. Claude Malhuret .  - La Constitution de 1958 visait à mettre fin à des années d'instabilité gouvernementale. Le Parlement s'est ainsi vu, dès la naissance de la Ve République, limité. La révision de 2008, qui a nécessité de modifier plus de la moitié des articles de notre loi fondamentale, a renforcé le Parlement législateur. Ordre du jour partagé, rôle législatif des commissions partagé, instauration d'un délai d'examen des textes, précision des règles de recevabilité des amendements, encadrement du recours à l'article 49-3 et j'en passe, toutes ces dispositions poursuivaient le même objectif : établir un nouvel équilibre entre pouvoirs exécutif et législatif. Le Parlement contrôleur aussi a été renforcé, admettons collectivement que nous ne nous sommes pas approprié l'ensemble des moyens de contrôle du Gouvernement. Utilisons la réforme constitutionnelle annoncée pour conforter le travail de rééquilibrage commencé en 2008.

La semaine dernière, a été présenté en Conseil des ministres le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace. Nous partageons ce triple objectif. Le texte concrétise l'annonce faite par le président de la République aux parlementaires réunis en Congrès le 3 juillet 2017.

Il suscite néanmoins quelques interrogations. Le droit d'amendement serait encadré ; c'est pourtant une des libertés fondamentales des parlementaires, constitutionnellement garantie. C'est le sens même de la fonction du législateur, même si l'on peut considérer que certains amendements s'éloignent parfois du coeur du débat.

L'Assemblée nationale n'aurait plus à se prononcer sur le texte sénatorial. Le but est pourtant d'élaborer une loi bien construite, bien travaillée et l'importance du Sénat dans cet exercice n'est plus à démontrer. Enfin, même si l'on peut comprendre le désir de l'exécutif de vouloir modifier le principe d'ordre du jour partagé, cela ne doit pas se faire au détriment des assemblées.

Si répondre à l'attente de nos concitoyens en rationalisant davantage le fonctionnement du Parlement est louable et souhaitable, des discussions seront nécessaires. Le groupe Les Indépendants y prendra toute sa part en cherchant l'efficacité et la célérité du travail parlementaire. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM et RDSE)

M. Jean-Claude Requier .  - Depuis l'installation d'un régime parlementaire sous la IIIe République, les droits des parlementaires ont varié. Ils ne peuvent pas être considérés comme acquis et doivent toujours être défendus, ce qui commence par le fait de les exercer pleinement et entièrement.

Plusieurs projets sous la IIIe République et la IVe République sont à mettre au crédit de parlementaires radicaux, comme les lois scolaires des républicains opportunistes et la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État, dont l'équilibre final fut imposé par la chambre conduite par son rapporteur Aristide Briand. Ironiquement, c'est le nom du ministre, le petit père Combes qui est passé à la postérité.

Les fondateurs de la Ve République, pour éviter l'instabilité gouvernementale, ont considérablement encadré les droits des parlementaires : le droit d'interpellation tant redouté par les présidents du Conseil a été réduit à néant, la règle de l'irrecevabilité financière a fortement limité le droit d'amendement. Parallèlement, la croissance de la production normative européenne constitue un défi grandissant pour notre Parlement qui y est peu associé, à l'inverse des pratiques que l'on observe en Allemagne. Il faut y associer un faible pouvoir de contrôle ; nos commissions d'enquête ont un champ et des moyens réduits si on les compare à ceux de la Chambre des représentants et du Congrès aux États-Unis.

Malgré sa capacité d'action restreinte, notre assemblée a pourtant toujours fait un usage raisonnable de ses droits. Lors de l'examen de la loi Société de confiance en commission, 35 amendements ont été déclarés irrecevables au titre de l'article 45 et 5 au titre de l'article 40. La procédure de législation en commission montre la capacité du Sénat à s'autoréguler dans un souci d'efficacité législative.

Jean Jaurès décrivait dans LDépêche du 30 juillet 1887 sa conception du travail parlementaire : « des efforts incessants de conciliation et de transaction » pour dépasser les clivages et soutenir les progrès sociaux et économiques. Cela suppose minima de laisser les parlementaires exercer leur droit d'amendement dans des conditions symétriques à celles offertes au Gouvernement. La meilleure réponse à apporter à la demande de transparence de nos concitoyens est la publication des amendements qui favorise la traçabilité des positions de chacun, tout comme la publicité des débats.

Il n'est pas anodin que ce débat ait lieu après l'épisode du vote bloqué sur la proposition de loi revalorisant les retraites agricoles et plusieurs réformes amoindrissant les capacités des parlementaires - je pense à l'encadrement du cumul des mandats et à la fin de la réserve parlementaire. En cherchant la vertu à tout prix, on crée des parlementaires hors sol. L'inadéquation entre les moyens juridiques accordés aux parlementaires et la grande responsabilité collective que leur attribuent les citoyens a atteint un point critique. Ce sera le point de départ de la réflexion que mènera le groupe RDSE sur le projet de révision constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE, SOCR et CRCE)

M. François Bonhomme .  - Nous avons la chance, en France, de bénéficier d'un régime politique stable. La Ve République a fait preuve de sa robustesse. Ces institutions, que d'aucuns veulent bouleverser, ont évité à notre pays de connaître des crises politiques majeures et la paralysie politique que vivent nos amis italiens.

La recherche d'équilibre entre les légitimités présidentielle et parlementaire est au fondement de nos institutions. Vingt-quatre révisions de la Constitution ont affiné cette mécanique délicate afin de l'adapter aux nouvelles réalités, notamment européennes. Saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, session unique depuis 1995, renforcement du pouvoir de contrôle en 2008, le fonctionnement du Parlement a gagné en efficacité et en modernité.

Pour autant, ne soyons pas béats : la Ve République souffre de maux qui lui sont propres. Le passage au quinquennat dans une quasi-unanimité aurait dû faire réfléchir davantage. Le couplage du moment présidentiel et du moment législatif, s'il a écarté le risque de cohabitation, s'est fait au prix de l'affaissement de l'Assemblée nationale. Pour autant, il y a bel et bien eu des améliorations : nous sommes passés du « parlementarisme rationalisé » des origines de la VRépublique à un « parlementarisme rationnel ».

Le credo présidentiel est que l'exécutif manque d'outils mais qui peut croire que la Constitution forgée par le général de Gaulle souffrirait d'un excès de parlementarisme ? Ce prurit réformateur est incompatible avec l'essence même du travail parlementaire, qui demande du temps. Nous avons tous en tête des lois express bâclées par une mauvaise impatience et tronquées par la précipitation. La loi de 1881 sur la liberté de la presse a été débattue six mois, celle de 1905 de séparation de l'État et de l'Église, devant laquelle le président Requier a fait sa génuflexion, neuf mois ; la loi Neuwirth, sept mois. Ce n'était pas du temps perdu à voir leur longévité.

Autre motif de préoccupation : le sort réservé au Sénat. Notre « grand conseil des communes de France », d'après Gambetta, est trop souvent présenté comme un poids voire un obstacle à la poursuite de l'intérêt général. Gare à l'hubris présidentielle qui cherche à diminuer les droits du Parlement, celui-ci doit être un lieu solennel et souverain. Les mots savent des choses de nous que nous ne savons pas, dit le poète : c'est aussi vrai pour le débat parlementaire parce que la délibération aboutit à des positions que nous n'aurions pas prises seuls. Le Sénat n'est pas un pouvoir d'opposition systématique, un contre-pouvoir stérile ; s'il peut être un contrepoids, il est surtout un lieu de proposition et d'enrichissement de la loi. Le prurit réformateur n'aboutira qu'à une fausse réponse ; il affaiblira la démocratie parlementaire, un pléonasme précieux auquel nous tenons. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)

M. Alain Richard .  - Je salue la démarche à tous égards honorable du groupe CRCE. Ignorant qu'il s'agissait d'une sorte de répétition du débat que nous aurons sur la réforme constitutionnelle et dépourvu de capacités divinatoires, je m'en tiendrai à l'examen de nos pratiques institutionnelles actuelles autour du point particulier mais central de la relation entre le pouvoir exécutif et législatif.

Sommes-nous dans une situation inquiétante ou acceptable qui justifierait toutefois des perfectionnements ? Concernant la contribution du législatif et de l'exécutif à la fabrication de la loi, j'observe une prééminence universelle de l'exécutif, y compris dans les régimes facialement les plus parlementaires. Si l'on consacre ne serait-ce que deux minutes à observer la vie politique britannique, rien n'est plus évident. Il y aura toujours un équilibre ou plutôt, soyons francs, un déséquilibre entre l'initiative gouvernementale et l'initiative parlementaire.

Condition de la loyauté et de la transparence du débat parlementaire, l'objet même de la loi ne doit pas se transformer par l'intégration d'objets désordonnés, les convictions des parlementaires en seraient dénaturées. Il est cohérent et éthique qu'un cadre délimite l'objet législatif.

Le droit d'amendement est-il un droit d'expression absolue ? L'amendement ne saurait être un commentaire de la loi, il a pour objet de transformer la loi. Cela ne retire rien au droit de contester, de protester, propre à chaque parlementaire. Du reste, la Constitution écarte depuis soixante ans les amendements sortant du domaine législatif sans que cela n'ait démangé de trop les parlementaires. De fait, mettre de côté les amendements sans portée normative n'entrave pas le droit d'amendement.

Un mot sur la capacité de contrôle du Parlement. Depuis 2008, celle-ci est complète : nous interrogeons les ministres à tout moment, créons des commissions d'enquête et des missions d'information, communes ou à l'intérieur des commissions permanentes... Si le jeu de ce soir semble être de distribuer des mauvais points à l'exécutif, regardons ce qu'il en est de notre côté et pratiquons l'autoévaluation. Nous produisons une littérature luxuriante mais qui signe nos rapports ? Votons-nous pour un rapport ou sa publication ? Dans le flou, nous nous trouvons parfois associés à des conclusions revêtues de l'autorité du Sénat que nous désapprouvons. Les préconisations que nous formulons - elles doivent dépasser la cinquantaine pour franchir le seuil de la crédibilité, c'est le même que pour les conférences de presse ministérielles, ressortent du domaine du souhaitable, laissant le possible au suivant, c'est-à-dire au Gouvernement.

Notre pays est-il ingouvernable ? Les groupes qui siègent dans cet hémicycle ont tous, à un moment donné, participé à l'exécutif. Si nous comparons notre situation à celle qui prévalait avant 1958 et celle qui prévaut ailleurs, nous observons qu'un pays ingouvernable est préjudiciable, et à commencer pour les plus pauvres et les plus fragiles. Faire des réformes est un pouvoir légitimement détenu par l'exécutif. Nous avons atteint un bon équilibre, ne le cassons pas. (M. Jean-Claude Requier applaudit.)

M. Pascal Savoldelli .  - Lorsque mon groupe réfléchit à une modification de la Constitution, il le fait avec une visée, l'émancipation humaine. Quand cette réforme touche aux institutions, il ne peut pas concevoir qu'elle ne se traduise pas par des droits nouveaux, tant pour les citoyens que pour le Parlement.

Une « démocratie plus représentative et plus efficace » ? La future réforme ne sert ni l'un ni l'autre objectif. En vérité, elle est une proclamation, une fable que raconte un système en crise. Et cette crise, c'est celle de la démocratie. La procédure parlementaire sera accélérée ; l'ordre du jour sera cadenassé - alors que tous les parlements européens en disposent. Jamais une révision constitutionnelle n'a réduit les droits du Parlement, jamais !

Comment favoriser l'émancipation citoyenne et renforcer la démocratie en réduisant les droits de l'opposition et les pouvoirs des parlementaires ? Il va falloir l'expliquer, Madame la Ministre.

Pour éviter l'abus de pouvoir, disait Montesquieu, il faut que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Nous en sommes loin. Un député pour 241 000 habitants ? Un sénateur pour 400 000 habitants ? De nombreux départements y perdraient la moitié de leurs élus nationaux. Le pouvoir glisserait aux mains des technocrates, des experts et managers - certains ont la double casquette. Pour eux, il n'y a qu'une vision du monde, celle des détenteurs du pouvoir. Le président de la République considère le pays comme sa start-up et la somme d'être efficace ne supportant pas que quiconque puisse proposer un autre horizon que la marchandisation du monde. Or le Parlement, s'il doit être une institution de contrôle, doit aussi être une force de propositions. Où est l'audace, Madame la Ministre, la modernité ?

Une réforme institutionnelle ambitieuse serait de proposer de nouveaux droits, de traduire le pluralisme social dans nos institutions, de faire preuve de confiance dans la démocratie en inversant le calendrier des élections présidentielle et législatives par exemple.

M. François Bonhomme.  - Ce serait amusant !

M. Pascal Savoldelli.  - Une réforme moderne et ambitieuse serait d'inscrire le droit de vote des étrangers et le principe de solidarité, de repenser toutes nos procédures à l'aune de la correction des injustices et de construire de nouveaux critères d'appartenance à la Nation. Bref, elle acterait que le peuple s'exprime au pluriel et que le Parlement doit en conséquence l'être aussi. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE ; M. Marc Laménie et Mme Françoise Gatel applaudissent également.)

M. Pierre Charon .  - En 2008, la majorité à laquelle j'appartenais était consciente de devoir renforcer le Parlement alors qu'on l'accusait de nourrir l'hyperprésidence. C'est elle qui a fait inscrire à l'article 24 la fonction de contrôle du Parlement. La révision de 2008, précédée certes par de riches débats au sein du comité Balladur, avait fait une large place au Parlement, fait le pari de sa maturité ; nous étions loin du climat actuel de défiance. Le fragiliser, c'est fragiliser l'exécutif. Il est préférable que le débat ait lieu dans l'hémicycle plutôt que dans la rue. (Mme Françoise Gatel et M. François Bonhomme approuvent.) Le Sénat avait fait preuve de créativité en 2009. Notre assemblée a su être au rendez-vous quand il le fallait.

La réduction du nombre de parlementaires affaiblira encore leur mission. Abréger le mandat de la moitié des sénateurs, c'est du jamais vu dans les annales de la Ve ! Les élus du futur siégeront protocolairement aux séances de questions d'actualité avant de rejoindre leur circonscription où ils se contenteront de saluer leurs concitoyens avant de remonter en voiture. Leur proximité sera de pure façade. La réduction drastique du nombre de parlementaires est indigne. À ce compte, pourquoi ne pas réduire le mandat du président de la République en cours d'exercice ? Nous refuserons ce couperet inique. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Merci infiniment pour ce débat riche. Je salue à mon tour l'initiative du groupe CRCE, qui nous permet d'aborder avant l'heure des questions qui nous occuperont les prochaines semaines et les prochains mois.

Le projet de révision constitutionnelle dont le premier volet a été présenté le 9 mai en Conseil des ministres, n'est pas le fruit du hasard. L'un d'entre vous a parlé de désenchantement démocratique : abstention, votes extrêmes, on ne peut échapper à ce souhait de rénovation de notre vie politique. J'y insiste pour démentir ceux qui estimeraient que ces débats ne les concerneraient pas.

La méthode du président de la République est simple pour y parvenir : respecter les engagements qu'il a pris en 2017. Les deux textes organique et ordinaire traduisent ces engagements précis : ce n'est donc pas, Monsieur Bonhomme, un prurit réformateur.

Parmi ces engagements : la réduction du nombre de parlementaires, l'introduction d'une dose de proportionnelle, la limitation du cumul des mandats dans le temps. Ces modifications infléchiront la façon de concevoir la fonction de parlementaire. Nous avons une nouvelle conception de la représentation et de la relation avec les Français à inventer. Mais rien de tout cela ne doit nous conduire à revenir à un Parlement infantilisé, ou un retour vers le futur, Monsieur Kerrouche.

Cette révision constitutionnelle n'a pour objet ni de revenir à la IVe ni de s'aventurer vers une VIe République, mais de revenir aux objectifs fixés par le général de Gaulle dans sa célèbre conférence de presse de 1964 : « assurer aux pouvoirs publics l'efficacité, la stabilité, la responsabilité ».

Démocratie plus efficace, avec plus de pluralisme grâce à la proportionnelle, plus de renouvellement grâce à la limitation du cumul dans le temps, plus de participation citoyenne avec un Conseil économique social et environnemental transformé en chambre de la société civile.

Je mesure bien les considérations politiques et la passion que suscitent ces questions mais permettez-moi de revenir aux faits. Cette révision constitutionnelle s'inscrit dans la voie tracée par celle de 2008 (M. Pierre Charon le nie.) en en corrigeant certains aspects. Le rapport de François Pillet, rédigé sous l'autorité du président Larcher, montre que nous avons des préoccupations communes : améliorer la qualité de la loi et le contrôle du Gouvernement. Nous en discuterons le moment venu car je crois en la conjonction des bonnes volontés et à la bonne foi de chacun.

Ce projet ne portera pas plus atteinte au bicamérisme à la française. Obstacle à l'omnipotence et à l'impétuosité de l'Assemblée nationale, disait Mme Gatel - je n'irai pas si loin  - mais c'est un pilier, assurément, de notre édifice constitutionnel, assurant la représentation des territoires, que nul ne songe à ébranler.

Il n'est pas davantage question de réduire les droits du Parlement, mais de parfaire et corriger la révision constitutionnelle de 2008. Pour une meilleure qualité de la loi, il est impératif que des amendements parlementaires et gouvernementaux - j'y insiste - qui seraient sans portée normative, ou réglementaires, c'est-à-dire les « cavaliers » soient irrecevables.

Cela conforte un mouvement que le Sénat a déjà engagé depuis 2015 grâce au président Larcher. L'exigence du caractère symétrique, chère à M. Requier, est satisfaite. Il est seulement question de faire respecter les règles constitutionnelles. Écarter des amendements sans lien avec le texte, sans portée normative, cela réduirait le droit d'amendement ? Penser cela serait d'autant plus infondé que le Gouvernement devra lui aussi s'y astreindre.

Le Sénat prévoit dans son Règlement que les débats en séance publique se concentrent sur l'essentiel - c'était un des objectifs de 2008. Nous allons dans le même sens : la célérité et la qualité des travaux parlementaires - aujourd'hui, un texte peut être débattu jusqu'à treize fois, en incluant l'examen en commission.

Après l'échec d'une CMP, le projet de loi constitutionnelle prévoit de fusionner la nouvelle lecture et la lecture définitive à l'Assemblée nationale ; la nouvelle lecture au Sénat sera maintenue et l'Assemblée nationale ne pourra retenir que les amendements déposés devant votre assemblée.

Le temps parlementaire est trop précieux pour que nous n'en prenions pas le plus grand soin. Nous devons le préserver. D'où notre souhait d'une plus grande efficacité et d'une plus grande célérité. Soulager l'ordre du jour de la séance, c'est l'une des ambitions de la réforme.

Pour ce faire, nous proposons de considérer certains textes comme prioritaires. Les règles issues de la réforme de 2008 conduisent à un ordre du jour complexe et à une arythmie préjudiciable, que le Sénat avait relevée - et c'était l'une des motivations de la proposition alternative faite par votre commission des lois.

Dans tous les pays, c'est l'exécutif qui prépare la loi. Le Gouvernement cherche une voie pour résoudre les difficultés, je suis certaine que nous la trouverons ensemble.

« Nous ne nous sommes pas approprié l'ensemble des moyens de contrôle » a dit M. le sénateur Malhuret. C'est exact. C'est pourquoi le projet de loi constitutionnelle prévoit de reconfigurer les liens entre la loi de finances initiale et la loi de règlement. Il ne s'agit nullement de restreindre le pouvoir du Parlement lors du vote du budget, mais d'augmenter le contrôle lors du vote de la loi de règlement : le ministre devra répondre de l'usage des budgets qu'il gère. Qui plus est, le Parlement, et lui seul, pourra, à l'issue d'un contrôle, proposer des mesures législatives correctrices.

Dans la certitude de ce contrôle effectif, il y a sans doute de cette audace, de cette modernité qu'appelait de ses voeux le sénateur Savoldelli...

Ce n'est pas une révolution qui nous attend.

M. Pascal Savoldelli.  - On s'en était rendu compte. (Sourires)

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux.  - Mais ce n'est pas non plus une contre-révolution. C'est une évolution profonde souhaitée par les Français. (M. Jean-Claude Requier et Mme Françoise Gatel applaudissent.)

Les conclusions de la Conférence des présidents sont adoptées.

Prochaine séance, aujourd'hui, jeudi 17 mai 2018, à 14 h 30.

La séance est levée à minuit quarante.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus