Crise du Covid-19 et dimension du numérique dans notre société

M. le président.  - L'ordre du jour appelle un débat, à l'initiative du groupe de l'Union Centriste, sur le thème : « La crise du Covid-19 : révélateur de la dimension cruciale du numérique dans notre société. Quels enseignements et quelles actions ? »

Mme Anne-Catherine Loisier, pour le groupe Union centriste .  - Depuis vingt ans, le numérique s'inscrit dans notre vie quotidienne et modifie nos habitudes, nos façons de communiquer, de travailler, d'acheter, de consulter les services et les administrations.

Nous subissons parfois avec fatalisme les débordements des réseaux sociaux, et nous demandons sans cesse plus de numérique. Pour certains, il est devenu essentiel, tandis que d'autres l'ignorent. Avec la crise et le confinement, notre dépendance au numérique - qui rompt l'isolement et permet de travailler - s'est accrue.

Dans ce domaine, nous avons renoncé à notre souveraineté, spoliée par des réseaux de l'étranger, et regretté notre incapacité à faire émerger des champions numériques.

Plus qu'une fracture numérique, c'est un gouffre, avec treize millions d'exclus, par choix, par appréhension ou faute d'accès. Pour identifier les carences territoriales, sécuritaires et liées à l'illettrisme en matière de numérique, le groupe UC a souhaité ce débat sur la société numérique que nous souhaitons pour demain.

L'application Stop Covid nous interroge quant à l'équilibre entre sécurité et liberté, sur le traçage, ainsi que sur la nécessaire régulation du secteur qui reste à approfondir, en particulier sur les plateformes structurantes et les places de marché.

Dans le domaine de l'interopérabilité, le Sénat a déjà fait des propositions. Peut-être gagnerons-nous la bataille des données stratégiques après avoir perdu celle des données personnelles ? La politique de la donnée reste encore à construire. On parle 5G, nanotechnologies et blockchain, tandis que des millions de Français peinent encore à utiliser les outils numériques. Les efforts déployés depuis vingt ans, cybercafés ou pass numérique, n'ont pas réussi à raccrocher les treize millions de Français qui souffrent d'illectronisme. Peut-être la méthode employée n'était-elle pas la bonne ? Le Parlement n'a pas été associé, par exemple, au New Deal Mobile de 2018... Une loi de programmation numérique s'impose, au profit des territoires et de la relance.

La couverture des zones blanches et le déploiement de prises constituent des enjeux économiques et industriels majeurs. La couverture à 100 % du territoire en Très Haut Débit sera-t-elle effective en 2022 ? Accompagnerez-vous les territoires en abondant les crédits dédiés aux réseaux d'initiative publique (RIP) ? Mobiliserez-vous les crédits encore disponibles du Fonds pour la société numérique ? La société du gigabit que souhaite l'Union européenne à échéance 2025 est-elle une utopie ?

Comment aider les entreprises à s'équiper, notamment les plus petites ? Comment favoriser la digitalisation des entreprises françaises, parmi les plus mal loties avec la disparition du fournisseur d'accès Kosc ? Comment faire émerger des champions français ? Comment former davantage d'ingénieurs en numérique et, plus largement, former les Français au codage ? Faut-il créer un crédit d'impôt pour la numérisation, renforcer le suramortissement ?

Le numérique inquiète. Or le virage numérique nécessite de la confiance. Le débat sur la 5G et son utilisation dans la crise sanitaire en témoigne. Il est vrai que les risques - le piratage notamment - existent.

Comment envisagez-vous de renforcer la sécurité, en particulier sur les données personnelles ? Comment mobiliser les systèmes de sécurité numérique ? Comment transposer le modèle platform to business dans le droit français ? Pensez-vous revenir sur la loi de blocage de 1968, étendre les principes protecteurs du règlement général sur la protection des données (RGPD) aux données des personnes morales, comme le préconise le rapport Gauvin ?

La crise pourrait alors avoir été l'occasion d'une prise de conscience salvatrice, montrant la nécessité d'une société numérique plus inclusive, plus protectrice de l'environnement, plus sécurisée. Nous imaginons un numérique qui change le destin des territoires et fasse renaître des provinces délaissées.

M. Yvon Collin .  - Essor du télétravail, de l'enseignement à distance, de la télémédecine : la crise a transformé la France en une start-up internet, même si la tendance existait déjà. Ainsi, les démarches administratives avaient déjà commencé à être dématérialisées. Je souscris à l'objectif de 100 % des services publics accessibles en ligne en 2022. Mais pour y parvenir, il faudra réduire la fracture numérique.

Car il y a des obstacles. Plus de 500 communes sont encore dépourvues de tout réseau. Les laisser au bord du chemin, ce serait abîmer le pacte républicain. Il faut accélérer le déploiement. Le plan France Très Haut Débit est-il suffisant ?

L'inclusion numérique doit également constituer une priorité. La crise a accru des inégalités entre les familles. Dans certaines, l'éloignement du numérique a conduit à des difficultés pour suivre l'école à distance.

Je salue La Banque postale qui a mis en place 300 bureaux pour aider les personnes en difficulté, ainsi que les collectivités territoriales pour les actions menées, notamment la mise en place de tiers lieux pour l'accès au numérique.

Il reste des efforts à faire, notamment dans l'aide à l'achat d'équipements. En matière d'e-santé, j'aborderai les enjeux de protection des données au coeur de l'appli Stop Covid.

Il faudra respecter la loi Informatique et libertés ainsi que l'anonymat des données. La crise a accéléré la révolution numérique mais a révélé une France à plusieurs vitesses.

M. André Gattolin .  - Je remercie le groupe UC pour ce débat ambitieux. En guise d'oral du Bac ou de Sciences-Po, nous aurions pu espérer un sujet plus facile et bienveillant en cette période de déconfinement...

Les propos tenus par mes collègues sont riches, plus de questionnements et de suppositions que de réponses assurées. Bien malin en effet qui pourrait tirer à ce stade de la crise des enseignements objectivement évaluables, dans tous les domaines de la société.

Nous connaissons l'importance du numérique pour le télétravail, le e-commerce et l'usage croissant des plateformes de distribution de services, la montée de l'enseignement à distance, l'accès à la culture, à l'information.

Mais les données actuelles sont-elles prédictives ou circonstancielles ? Est-ce une évolution au long cours de nos manières de vivre, ou un changement temporaire lié au confinement ?

Le livre est le seul secteur culturel à avoir résisté à la dématérialisation, à la différence des industries de la musique, du cinéma, ou la presse. Après un décollage il y a quinze ans, le livre numérique n'a jamais connu d'envol. Avec la fermeture des librairies et des bibliothèques, il a été davantage utilisé mais, avec le déconfinement, les librairies ont retrouvé leurs clients. Le livre est manipulable, annotable, exhibable, donnable, prêtable, échangeable. Cependant, quid de l'avenir du livre physique si les petits et moyens éditeurs connaissent des difficultés, si les librairies indépendantes, dont beaucoup sont précaires, disparaissent ?

Autre sujet : le télétravail, qui a évité le risque d'activité zéro pendant le confinement, semble perdurer depuis le déconfinement. Entreprises et salariés ont découvert là de ressources nouvelles.

Le télétravail a ses avantages et ses défauts ; ne soyons pas dogmatiques sur le sujet. Si le télétravail venait à se développer sur le long terme, il faudrait un nouveau contrat de travail pour que les salariés ne soient pas les dindons de la farce.

De même le risque d'une ubérisation des rapports sociaux est bien réel. Mais, après les débuts idylliques d'internet, puis la période dystopique de Big Brother, nous entrons peut-être dans une troisième phase, celle d'une relation plus équilibrée avec le numérique.

M. Stéphane Ravier .  - En 2020, nous ne sommes qu'au début de la révolution numérique. Mais, 6,8 millions, soit 10 % de Français, sont encore privés d'un accès minimal à internet, c'est-à-dire 3 mégabits par seconde. Le haut débit performant n'est accessible qu'à 12,8 millions d'entre eux, soit moins de 20 % de la population.

Le confinement a confirmé cette répartition inégalitaire, cette fracture entre des métropoles branchées et une France profonde enracinée mais déconnectée et oubliée.

Certes, pendant le confinement, le numérique a permis de maintenir le lien social et de poursuivre l'activité.

Il faut cependant mettre des limites à la place du numérique. Il s'installe partout : or il faut que la sécurité reste prioritaire. Au Sénat, nous avons utilisé pour nos premières téléréunions l'application Zoom, qui n'est pas sécurisée.

S'agissant du télétravail, il convient de rappeler que la présence physique permet seule l'esprit d'équipe, la cohésion et le parage. Le numérique ne doit pas brader nos libertés, comme avec le tracking, cette solution de facilité choisie par le Gouvernement. Le télétravail doit rester un choix du salarié, une flexibilité ponctuelle voire exceptionnelle. « Métro-boulot-dodo » ne doit pas devenir « boulot-boulot-boulot ».

Toute révolution comporte ses excès. Comment le Gouvernement compte-t-il faire pour donner au numérique toute sa place, rien que sa place ? Car celui-ci doit rester un moyen ; le havre de paix de la vie privée doit être sacralisé.

Mme Éliane Assassi .  - Le débat touche au lien entre les individus. Comment continuer à apprendre, à comprendre et à travailler pendant le confinement ? La période a accru les fractures.

Elle a bousculé nos habitudes et nos certitudes. Elle est l'occasion d'un inventaire et d'une exploration des pistes d'action.

L'accès au numérique est devenu un pan essentiel des services publics, de la communication, de l'information. Le très haut débit doit entrer dans le champ du service universel.

Quelque 15 % du territoire sont encore mal couverts. Les objectifs de couverture du territoire assignés aux opérateurs ne sont pas respectés, faute de sanctions.

Les collectivités territoriales ne sont pas assez soutenues. En privatisant France Télécom, l'État s'est privé de la rente du cuivre qui aurait pu financer la fibre sur tout le territoire. Toutes les infrastructures de haut débit devraient être sous protection publique, tant l'accès à ces réseaux est important. Toutes les infrastructures de communication, routes, autoroutes, aéroports, devraient être sous maîtrise publique. Les modèles d'aménagement urbain, de structures de l'habitat, de logement ne peuvent plus être le parent pauvre des politiques publiques.

Nous avons vu comment le numérique a renforcé la fracture scolaire. La continuité pédagogique prônée par les ministres Blanquer et Vidal n'était pas possible pour tous ! Les enseignants n'ont pas eu les outils nécessaires. Le retour aux écoles n'a pas profité à ceux qui en avaient le plus besoin. La rentrée de septembre doit servir ces 600 000 à 900 000 jeunes « perdus ».

L'un des faits les plus marquants de l'épidémie est la généralisation du télétravail. Mais beaucoup ont continué à se rendre au travail, pour maintenir la continuité du service public ou la chaîne alimentaire.

Quant à ceux qui ont travaillé à distance, beaucoup ont déchanté : abandon, solitude, surcharge cognitive, détresse psychologique. Le télétravail doit respecter les droits, avec des plages horaires précises. Pourquoi ne pas développer la semaine de quatre jours et 32 heures, comme en Nouvelle-Zélande ? L'avenir est au partage du temps de travail.

Si le numérique a maintenu le fonctionnement de notre société, il en a aussi souligné les inégalités criantes. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE)

Mme Colette Mélot .  - Merci au groupe centriste de proposer ce débat. Le 5 mars, Margrethe Vestager appelait à faire des choix numériques clairs. Le numérique est devenu incontournable dans notre quotidien ; le Parlement doit s'emparer de ce sujet.

La crise a fourni plusieurs enseignements. D'abord, dans l'éducation. Le corps professionnel a permis à notre jeunesse d'accéder à l'enseignement à distance, avec quelques limites : inégalités d'équipement, besoin simultané d'accès des parents en télétravail, manque de temps et de compétences des parents pour encadrer l'apprentissage. On sait que 13 millions de Français ont des difficultés avec le numérique. Les états généraux de la réussite éducative prévus à la rentrée fourniront des enseignements ; mais l'humain doit rester au coeur de la transmission.

Second enseignement : le télétravail, où la France accuse un certain retard ; il y a 7 % de télétravailleurs réguliers en France contre 14 % en Finlande et 0,5 % en Bulgarie. Au sein de notre pays, seulement 1 % des employés et 0,2 % des ouvriers pratiquent le télétravail, contre 11 % des cadres.

Les grandes entreprises, longtemps réticentes, se sont adaptées rapidement. Il y a des avantages pour l'environnement, avec la réduction des déplacements pendulaires - la réduction des émissions a été de 30 %, selon l'Ademe.

Il y a un effet sur les territoires aussi : en se rendant au bureau deux jours par semaine, il devient intéressant de s'installer à une heure des métropoles. Il y a aussi des limites : isolement, équilibre entre vies professionnelle et privée, questions juridiques. Il faudra penser un travail hybride.

Le numérique est crucial dans notre société. La réflexion devra porter sur sa place dès avant la crise, en approfondissant des chantiers engagés au niveau européen. Ne négligeons pas les questions d'indépendance, de sécurité et de souveraineté. Le numérique doit trouver sa juste place dans notre société.

Mme Denise Saint-Pé .  - Le confinement a mis en évidence la place incontournable du numérique dans notre société : télétravail massifié, téléconsultations multipliées, enseignement à distance généralisé. Ces changements nécessaires ont eu lieu dans la précipitation du fait de la pandémie.

Un premier bilan s'impose. Je crains que la priorité, la résorption de la fracture numérique, ne soit oubliée, alors que selon le Défenseur des droits, un quart de la population française n'a pas accès à internet ou ne sait pas l'utiliser, ce que l'on nomme l'illectronisme. De plus, la couverture réseau reste insuffisante dans nos communes rurales. Le plan France Très Haut Débit, qui prévoit que 80 % des territoires seront couverts en 2022, a pris du retard avec la crise.

Je salue l'ordonnance du 20 mai qui prévoit que les assemblées générales de copropriétés peuvent se tenir par visio-conférences. Cela permettra de voter l'installation de la fibre !

Dans les territoires ruraux, beaucoup de départements déploient la fibre jusqu'à l'habitation, mais ils le font sur les réseaux téléphoniques aériens, qui tombent souvent en désuétude faute d'entretien. La desserte risque alors d'être de mauvaise qualité. Le bon sens voudrait que l'usage des réseaux électriques, propriété des collectivités et entretenus par les syndicats d'énergie, soient privilégiés. Le déploiement de la fibre dans le monde rural en serait accéléré.

Comment le Gouvernement accompagnera-t-il les acteurs de la filière, publics comme privés, pour que tous les Français puissent avoir accès au numérique ? (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur quelques travées du groupe RDSE)

M. Patrick Chaize .  - Le confinement a été un test grandeur nature concernant l'état des réseaux numériques. Côté face, le numérique a été un outil de résilience et les réseaux ont tenu alors que l'on craignait des saturations. Côté pile, la crise a révélé des failles et des injustices : des millions de Français ont souffert d'isolement numérique. Certains sont déconnectés faute de compétences, c'est l'illectronisme ; d'autres n'ont pas de réseau de qualité. Près de la moitié du territoire n'est pas couvert en Très Haut Débit fixe.

La bataille de l'aménagement numérique du territoire est portée par France Très Haut Débit, qui doit couvrir tout le territoire haut débit d'ici à 2022, en fibre pour 2025 et New Deal Mobile pour la téléphonie, avec une couverture satellite intégrale en 2025. Malheureusement, la crise sanitaire menace ces objectifs, même si les chantiers se sont souvent poursuivis même lors du confinement.

Beaucoup de promesses n'ont pas été tenues. La crise ne doit pas empêcher l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) de contrôler et sanctionner les opérateurs, notamment quant au respect des échéances. Il ne faudra pas accepter les retards sans en vérifier les causes.

De plus, alors que le Sénat avait proposé dans le dernier projet de loi de finances 322 millions d'euros de plus pour France Très Haut Débit, le Gouvernement l'avait refusé ; la crise a pourtant montré la nécessité d'un tel investissement, bien modeste. Monsieur le ministre, le déploiement de la fibre sera-t-il prioritaire ?

Je suis convaincu que, sur des sujets techniques, nous pouvons trouver des simplifications. Je pense à l'utilisation des poteaux électriques pour déployer la fibre en aérien. Il faut donner compétence aux maires pour la Base Adresse nationale, car 30 % des Français n'y sont pas répertoriés, ce qui les empêche d'être reliés à la fibre.

Les chantiers sont nombreux, le Sénat est prêt à vous aider. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

Mme Viviane Artigalas .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR) Les deux mois de confinement ont été rendus en grande partie supportables grâce au numérique, qui apparaît désormais comme un nouveau droit fondamental. Mais il a aussi accéléré les inégalités : tous les Français ne sont pas égaux et le Défenseur des droits nous a alertés là-dessus.

La question centrale est celle de l'inclusion, des territoires - ruraux, montagnards,... - mais aussi de certains usagers qui se sentent abandonnés. Certains cumulent les handicaps : réseau, matériel, difficulté d'utilisation.

Selon le Gouvernement, treize millions de Français ne savent pas se servir d'internet et 20 % de la population a un accès limité ou inexistant aux procédures dématérialisées. C'est pourquoi la dématérialisation généralisée de services publics comme les préfectures, les trésoreries, Pôle emploi ou l'Agence nationale de l'habitat n'est pas forcément une bonne idée, sans accompagnement des usagers.

Les plus petites entreprises sont pénalisées par la dématérialisation des marchés publics, alors qu'internet pourrait nous aider à relancer l'économie et à améliorer le quotidien de nos concitoyens.

Un vrai service public de la médiation numérique est nécessaire, ainsi que des moyens massifs pour accompagner les publics qui en sont les plus éloignés. Il faut conditionner le 100 % du service public dématérialisé en 2022 à un accompagnement des usagers, aller vers les exclus par un accompagnement d'ultra-proximité, équiper chaque foyer de matériel performant d'ici à 2022, optimiser le recyclage des équipements obsolètes et redéployer le fonds pour la société numérique de la Caisse des dépôts, qui est doté de 4,5 milliards d'euros. Il est indispensable de prendre ce tournant du numérique sans aggraver les inégalités. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR)

M. Jean-Marie Mizzon .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) L'usage du numérique est devenu vital pour l'économie et la société, où la fracture numérique est également culturelle. La formation au numérique, la lutte contre l'illectronisme doivent devenir une grande cause nationale. Telle est la première conclusion de la mission d'information que j'ai l'honneur de présider. Il y a urgence à lutter contre la fracture numérique, et à tirer les leçons de la crise.

L'administration se dématérialise à grande vitesse. Il y a vingt ans, 4 500 contribuables déclaraient leurs impôts en ligne ; 20 millions aujourd'hui. Mais attention à une dématérialisation trop rapide, nous avertissait le Défenseur des droits dès avril 2018. Pour embarquer le plus grand nombre, il faut des financements à la hauteur ; le sont-ils ?

Pour résorber l'illectronisme, il faut des fonds importants et beaucoup d'énergie : l'inclusion numérique est l'affaire de tous mais l'État intervient de façon sans doute trop dispersée. Les collectivités territoriales, associations, opérateurs du numérique devront se coordonner.

L'école doit construire l'égalité des savoirs numériques, où trop souvent se manifeste une suprématie masculine. La formation professionnelle devra intégrer cette dimension, les administrations également. Déployer des infrastructures, dématérialiser les procédures, enrichir les plateformes d'e-commerce : le monde d'après doit s'accompagner d'une ambition : éradiquer l'illectronisme pour ne pas laisser un trop grand nombre de nos concitoyens hors du pacte national et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe UC)

Mme Élisabeth Lamure .  - La crise sanitaire a eu un impact soudain sur la place du numérique dans nos vies quotidiennes. Les entreprises se sont adaptées de manière ingénieuse : production de matériel sanitaire, drive, Click&Collect, télétravail... La créativité et l'agilité des Français ont trouvé à s'exprimer.

Le rapport de Mme Gruny, adopté en juillet 2019, montre le retard pris par les TPE et PME dans leur transformation numérique. La France était au quinzième rang européen en 2019. La crise amplifie le coût du retard de la digitalisation. Il est indispensable d'accompagner les entreprises tant le rôle du numérique est crucial pour la reprise et la croissance.

Je rappelle quelques propositions de notre rapport : créer un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement numérique pour les artisans et commerçants de détail ; pérenniser le dispositif de suramortissement pour les investissements de robotisation ; donner à l'Arcep les moyens de contrôler avec réactivité les engagements pris par les opérateurs de télécom ; renforcer l'efficacité de l'autorité de la concurrence en transposant rapidement la directive ECN+ du 11 décembre 2018.

Avec Patrick Chaize, président du groupe numérique au Sénat, nous avons produit en décembre un rapport d'information intitulé : « Accès des PME à la fibre : non-assistance à concurrence en danger ? »

Deux éléments sont essentiels pour la compétitivité des entreprises : l'accès au très haut débit et l'accompagnement de l'écosystème numérique. Les opérateurs doivent avoir accès au réseau FTTH. Il faut développer une concurrence effective et loyale sur le marché des télécoms. Malgré les efforts des pouvoirs publics, les résultats ne sont pas à la hauteur. Les PME sont victimes de défaillances en matière de complétude. On observe des restrictions dans le dégroupage des infrastructures fibre pour les entreprises par rapport au marché résidentiel. La concurrence n'existe que dans des zones de réseaux d'initiative publique où les entreprises bénéficient d'un meilleur service à des conditions plus favorables.

Ailleurs, la régulation doit être améliorée afin de favoriser une réelle concurrence sur le marché de la fibre à destination des TPE-PME. Nous alertons le Gouvernement depuis près d'un an sur le sujet.

Dans quelques jours, nous déposerons une proposition de loi avec Patrick Chaize pour renforcer la concertation entre les deux autorités de régulation.

Derrière ce sujet technique, les enjeux stratégiques sont majeurs pour l'adaptation des PME aux défis d'aujourd'hui ; nous devons agir vite pour soutenir les entreprises et leurs salariés, où qu'ils soient. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Jean-Michel Houllegatte .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR) À la faveur de la crise, le numérique s'est affirmé comme un formidable outil de continuité et de résilience de notre société, devenant un service de base comme l'eau ou l'électricité.

Transposons la directive ECN+ pour en débattre au Parlement afin d'en définir les contours et les modalités.

Les réseaux ont tenu face à l'augmentation des usages ; le trafic internet a augmenté de 20 % et le trafic voix a été multiplié par deux.

Mais les limites existent : treize millions de naufragés du net ont bénéficié de quelques bouées de sauvetage insuffisantes ; le télétravail a créé une nouvelle barrière sociale entre les protégés et les exposés.

Nous devons poursuivre et accélérer le déploiement des réseaux pour réduire la fracture territoriale. Les opérateurs ont été peu touchés, à la différence des entreprises du BTP ou de maintenance que nous devons soutenir au risque de perdre les compétences durement acquises ces derniers temps.

Les réseaux d'initiative publique doivent être soutenus car ce sont un bien commun. Nous devons prendre en compte les résultats de l'expérience pour fluidifier les mesures administratives. Le New Deal mobile doit être approfondi.

Cette crise a également montré la vulnérabilité du net et la nécessité de nouvelles régulations. Dans la précipitation, Webinar et Zoom se sont développés et nous avons largement ouvert nos systèmes d'information au risque d'encourager la cybercriminalité.

Nous devons développer des services numériques sécurisés, sans laisser aux Gafam la possibilité d'accroître leur monopole. Il faut aussi gérer les flux pour ne pas bloquer le trafic sur les autoroutes de l'information. Des opérateurs ont appelé au civisme numérique ! Certes, Netflix et YouTube ont réduit la qualité de leurs vidéos. Mais la crise a mis en évidence le poids considérable pris par le streaming vidéo dans les usages numériques. En outre, nous sommes dépendants des grands acteurs du streaming, presque tous américains. Rappelons la nécessaire neutralité du web qui a aussi un impact environnemental grandissant.

La crise montre la nécessité de construire un réseau numérique républicain, comprenant les infrastructures, les services et les usages, au bénéfice de tous les citoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR)

M. Jean Bizet.  - Très bien.

M. Guillaume Chevrollier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Référent de la commission des affaires économiques sur l'aménagement numérique du territoire, je partage le constat des inégalités territoriales d'accès au numérique. La crise confirme, hélas, nos analyses. Le confinement a rimé avec isolement pour beaucoup de Français éloignés du travail, de l'éducation, de la santé, faute d'accès aux infrastructures numériques.

J'appelle le Gouvernement à placer l'aménagement numérique du territoire au coeur de la relance à venir.

Co-rapporteur de la mission d'information relative à l'empreinte environnementale du numérique, je rappelle que le numérique représente 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde ; ce chiffre pourrait doubler d'ici 2025, ce qui obèrerait notre capacité à respecter l'accord de Paris.

Le numérique devra être plus sobre, ce doit être une exigence de la relance. Les projets smart, comme les projets de ville intelligente, visent à réduire la pollution urbaine et la consommation des bâtiments : il faudra néanmoins des évaluations environnementales préalables intégrant une analyse du cycle de vie des équipements numériques, ce qui suppose de quantifier les impacts. Notre mission d'information propose de mettre à disposition du public une base de données en ce sens.

Pendant le confinement, il y a eu un report de la connexion internet des réseaux fixes vers les réseaux mobiles, plus énergivores. Évitons ces pratiques non optimales. Il faut informer le consommateur même si, dans certaines zones, ce report tient à l'insuffisant déploiement de la fibre. Sa généralisation sera un moyen de réduire l'empreinte environnementale du numérique.

Un numérique plus sobre est aussi plus accessible. Une page internet lourde est d'autant plus longue à charger que la connexion est limitée. Plusieurs pistes existent : interdire le lancement automatique de vidéos, rendre obligatoire l'écoconception des sites des administrations et grandes entreprises, avec pouvoir de sanction de l'Arcep.

Nous vous détaillerons prochainement les résultats de nos travaux. Nous avons l'occasion de bâtir une société numérique plus inclusive, plus durable et plus résiliente. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement .  - À mon tour de remercier le groupe UC d'avoir mis cette question importante à l'ordre du jour. Je vous prie d'excuser Cédric O, retenu à l'Assemblée nationale pour le débat sur Stop Covid qui vous occupera ce soir.

Ma première conviction, c'est que le numérique n'est pas un luxe mais un droit. C'est une nécessité, car l'égalité n'est pas assurée si tout le monde n'a pas accès au numérique.

Ma deuxième conviction, c'est qu'on a eu tort de présenter le numérique comme une solution miracle pour l'aménagement du territoire. Année après année, des services ont disparu au motif que le numérique allait arriver... Loin de sa promesse initiale de combler les inégalités territoriales, le numérique les a accentuées. D'où la nécessité d'une couverture intégrale du territoire et d'un accompagnement des usages.

Ma troisième conviction, c'est que la question des usages a supplanté celle des infrastructures, car beaucoup de choses ont été faites dans ce domaine. La collectivité territoriale est donneur d'ordre, mais l'équipe collectivités-État-opérateurs a permis un déploiement rapide des infrastructures en trois ans.

Les réseaux ont tenu durant le confinement, et nous pouvons être fiers de nos acteurs du numérique. Je salue la mobilisation de Cédric O.

Vous avez évoqué le progrès des infrastructures. En janvier 2018, nous avons changé de paradigme avec le New Deal, en rompant avec l'ancien système des enchères, qui a conduit les opérateurs, pour rentabiliser leur investissement, à couvrir prioritairement les zones les plus rentables. Désormais, nous imposons des obligations de résultats sur le territoire.

Fin 2019, la couverture de 1 361 zones blanches a été lancée ; un prochain décret en rajoutera 481 nouvelles, avec obligation de mise en service. Sous le précédent quinquennat, nous avions identifié 600 zones blanches - qui n'avaient pu être couvertes, faute d'obligation de résultat.

En 2019 ont été installées 4,8 millions de prises raccordables, deux fois plus qu'en 2017, grâce à l'équipe État-collectivités-opérateurs.

Les installations ont été impactées pendant la crise, bien sûr. Nous dégageons une enveloppe de 280 millions d'euros au titre du Fonds de solidarité numérique (FSN) et permettons le versement d'acomptes. Nous veillerons au respect des engagements calendaires. Bref, nous mettons une forte pression dans le tube.

Nous avons annoncé un guichet cohésion des territoires, donnant un coup de pouce de 150 euros pour ceux qui ont besoin d'une technologie autre que filaire ; les critères seront élargis.

Nous avons beaucoup travaillé avec Enedis, et créé une plateforme des incidents : plus de 200 signalements ont été remontés.

Notre méthode est celle du comité de pilotage qui réunit les associations d'élus, y compris de montagne, les opérateurs et l'État pour un suivi précis. La Base Adresse, chère à M. Chaize, sera améliorée avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Les objectifs de haut débit pour tous en 2020 et de très haut débit en 2022 seront tenus.

Pendant la crise, beaucoup de nouveaux usages sont apparus, comme le lien social et éducatif. En tant que père de quatre enfants, j'ai pu mesurer toute l'utilité de la classe à distance, de la « Nation apprenante ». Mais en tant que ministre de la ville, j'ai été frappé par les inégalités. Le taux de décrochage dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) est énorme ; à Trappes, des mères de famille m'ont dit toutes les difficultés rencontrées. C'est pourquoi nous avons prévu un fonds de 10 millions d'euros pour acheter du matériel informatique afin d'assurer la continuité éducative ; la moitié a déjà été consommée.

Le deuxième usage est celui de la télémédecine. On comptait 10 000 téléconsultations avant le confinement, 500 000 fin mars, 1 million début avril. Comment poursuivre ? Nous y travaillons, sur le remboursement notamment.

On a également observé un usage de solidarité, par exemple avec des plateformes mettant en lien associations et volontaires. Cette solidarité s'organise.

J'en viens à la question de la formation. Les treize millions de Français en situation d'illectronisme voient passer le TGV sans pouvoir y monter. Le Gouvernement a déployé un certain nombre de mesures, en lien avec les collectivités : pass numérique, lieux de formation et de médiation, mais aussi 1 800 tiers-lieux, formidables éléments de déploiement, en zone urbaine comme rurale. Nous en développerons 300 autres, dont 150 dans les QPV, car le numérique est vecteur d'excellence.

La plateforme Solidarité numérique créée par Cédric O a été très utilisée.

Je prends note des propositions de Mme Artigalas et M. Mizzon et de la proposition de loi évoquée pour aller plus loin.

J'en viens au volet économique. Nous avons consacré 3 milliards d'euros pour soutenir les start-up françaises, futurs fleurons de notre économie. Au-delà des investissements d'avenir, nous avons agi avec la création du Next40.

Vous avez posé les bonnes questions sur le télétravail. Nous avions une utilisation moitié moindre que la moyenne européenne ; le confinement a changé le regard sur le télétravail, qui a bouleversé notre société. Les ordonnances de la ministre du Travail autorisent un salarié à demander la mise en place du télétravail à son employeur. Mais attention aux inégalités sociales : il ne faudrait pas d'une France de cols blancs en télétravail et de cols bleus qui en seraient exclus. L'isolement social pose aussi problème. Nous n'avons pas de solutions préconçues et devons travailler sur le sujet. On observe aussi, depuis la sortie du confinement, que le logement devient un nouveau lieu d'usage. C'est un élément à prendre en compte.

S'agissant de la régulation européenne du numérique, la Commission européenne a adopté à l'été 2019 le règlement Platform to business qui entrera en vigueur le 12 juillet 2020 et vise à renforcer la protection des consommateurs sur les grandes plateformes. Le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne adapte le droit français à ces nouvelles dispositions en renforçant notamment les pouvoirs de la DGCCRF.

L'humain doit toujours rester au centre. Le numérique a trop longtemps été facteur de creusement des inégalités. Avec le New Deal, nous avons changé de paradigme. Le numérique doit être un élément essentiel d'une relance économique inclusive, durable et résiliente. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM et RDSE)