Contenus haineux sur internet : en ligne ou hors ligne, la loi doit être la même

Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle un débat intitulé « Contenus haineux sur internet : en ligne ou hors ligne, la loi doit être la même », à la demande du groupe Les Indépendants - République et Territoires.

M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants  - République et Territoires .  - (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI) Autrefois, il y avait l'idiot du village. Actuellement, les idiots du village global sont sur internet : ils croient que la terre est plate ou que la lune est habitée. Ce sont les complotistes, harceleurs, racistes, haineux, radicalisés ou délirants... Cela ne serait pas important sans les réseaux sociaux qui leur permettent de se reconnaître, de se rassembler et de se réunir.

Ils sont bien plus nombreux qu'on ne le croyait. Staline demandait : « le pape, combien de divisions ? » L'armée des idiots du village en a beaucoup. Pourquoi ne pas laisser entre eux ceux qui croient que Bille Gates veut tuer 15 % de l'humanité avec un vaccin contre la covid ?

Mais les choses ont changé avec les élections américaines et la modification par Facebook de ses algorithmes, car les fake news avaient permis de peser sur le résultat du vote.

Hélas, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Une grande partie du contenu des fils d'actualité vient des groupes et de leurs centaines de liens, de vidéos et de commentaires indignés. Les plateformes sont remplies de bataillons soudés par leurs certitudes et leur combat contre ceux qui ne pensent pas comme eux. Les groupes sur Facebook et les combattants sur Twitter ressemblent de plus en plus à des gangs rivaux s'affrontant dans les quartiers mal famés.

« Nul ne ment autant qu'un homme indigné » disait Nietzsche. Mensonge, sexisme, racisme, injure, haine, homophobie, menace, violence, apologie du terrorisme : tout un pan d'internet est devenu un dépotoir.

Ce qui est dramatique, ce sont les conséquences sur la vie des victimes du harcèlement, du revenge porn, des vengeances, des dénonciations, des menaces de mort, obligés de quitter leur école ou leur ville, de voir leur réputation détruite, ou de vivre sous protection policière, comme Sonia Mabrouk.

L'affaire Mila, médiatisée dans toute son horreur, a permis à la France entière de prendre conscience du fléau et de l'urgence de l'endiguer. L'assassinat de Samuel Paty a été en grande partie dû aux torrents d'injure des fanatiques sur les réseaux sociaux.

Il est urgent de voter des lois enfin efficaces. Cela ne sera pas facile : les plateformes luttent pied à pied contre les régulations. Un ancien ingénieur de Twitter a expliqué que la polarisation de notre société faisait partie du modèle économique des plateformes, puisque pour chaque mot d'indignation, le taux de retweet augmente de 17 %.

La raison de la passivité des plateformes, c'est le pognon. Leur argument massue, c'est la liberté d'expression, et malheureusement, ça marche.

La loi Avia, ce n'était pas la privatisation de la censure. Celle-ci existe : ce sont les milliers d'internautes qui ne s'expriment plus sur les réseaux sociaux. C'est là qu'est le scandale.

La liberté d'expression, ce n'est pas la haine, les attaques, les menaces. C'est empêcher les autres de s'exprimer. Or on défend les agresseurs.

Pourquoi ne pas interdire aux plateformes ce que l'on interdit à la presse depuis 1881 : publier des contenus haineux, diffamatoires ou injurieux ? Elles ont les mêmes responsabilités. Il n'y a pas de raison que l'on puisse lire sur la toile ce que l'on ne verrait pas dans un journal.

J'étais heureux de lire que Thierry Breton, qui prépare le Digital Services Act européen, considère que ce qui est illégal offline doit être illégal online.

Le projet de loi du garde des Sceaux est une bonne idée mais la réponse doit être européenne, comme l'a montré le RGPD. Le Digital Services Act doit marcher sur ses deux jambes : une obligation de moyens et une obligation de résultats. Les opérateurs nous disent que c'est trop cher. Quelle indécence de la part des compagnies les plus riches du monde !

Le combat sera difficile mais il y va de la sécurité des victimes et de la stabilité de nos démocraties.

Barack Obama le disait il y a quelques jours dans une interview à The Altantic : « Internet et les réseaux sociaux sont devenus l'une des plus grandes menaces contre la démocratie. »

On ne peut pas se contenter de demi-mesures. Jean Castex s'y est engagé il y a quelques jours. Monsieur le ministre, cela figure aussi sur votre blog. La promesse doit être tenue. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP ; Mme Laure Darcos applaudit également.)

M. Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques .  - Ce sujet nous a déjà beaucoup occupés lors de l'examen de la proposition de loi Avia. Ce qui est en jeu, c'est la pertinence de l'action de l'État, dont l'une des missions principales est de protéger les citoyens.

Théoriquement, ce qui est interdit hors ligne est interdit en ligne, mais, compte tenu des spécificités de l'internet, ce n'est pas le cas.

Bien sûr, la régulation des grandes plateformes est centrale, mais aucune démocratie n'est capable de contrôler efficacement ce qui se passe en ligne en raison de la viralité, de la massification et de la persistance propres à internet.

Combien d'infractions en ligne par jour en France ? Probablement plusieurs dizaines de milliers. Cela se passe en quasi-impunité, en raison de problèmes d'identification et de remontée. Comment pourrions-nous juger rapidement et efficacement tous les contrevenants ? Même si le contenu a été retiré, l'auteur ne risque rien.

La chaîne police-justice-sanction est fondamentale mais reste problématique. Nous progresserons dans le retrait de contenus haineux mais nous arriverons à un paradoxe ontologique intéressant. Les contenus terroristes, facilement détectables, seront supprimés. Mais les contenus gris, comme des menaces contenant des fautes d'orthographe, resteront en ligne et seront les seuls à faire l'objet de plaintes et de sanctions pour leurs auteurs.

Je discute actuellement avec Gérald Darmanin et Éric Dupont-Moretti pour avancer sur ces sujets, notamment la plainte en ligne.

Les plateformes créent des effets de silo. Plus vous êtes complotiste, plus vous visionnez des contenus complotistes. Des obligations adaptées doivent donc être appliquées. Mais les boucles privées WhatsApp relèvent de la correspondance privée. Personne n'a jamais demandé à la Poste d'ouvrir les lettres pour les vérifier. Ce sujet délicat devra également être examiné, notamment au niveau européen qui est le bon niveau de la régulation.

Nous devons imposer aux plateformes des obligations de moyens pour qu'elles appliquent le bon niveau de modération. C'est le sens du texte qui sera présenté début décembre par Margrethe Vestager Hansen et Thierry Breton, sur lequel la France et l'Allemagne ont été très actives.

Tous les pays européens n'ont pas la même conception mais je pense que nous pourrons trouver un accord sur une obligation de moyens.

Nous sommes parfois sur une ligne de crête au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C'est un enjeu majeur pour les démocraties. Ne nous trompons pas : si nous ne sommes pas capables de réguler efficacement internet et de protéger nos citoyens, ils risquent de voter pour des solutions plus radicales. (Applaudissements sur certaines travées du groupe INDEP)

Débat interactif

Mme Nathalie Goulet .  - Oui, la réponse doit être la même en ligne ou hors ligne. Mais le temps presse. La chasse en meute provoquent des actes d'une violence inouïe. Réguler, c'est bien, interdire ou supprimer des contenus, c'est bien aussi, mais il existe des entités identifiées comme porteurs de la haine, comme les Frères musulmans, Islamic Relief, l'application Euro Fatwa.

Je sais qu'interdire internet c'est comme essayer d'arrêter le vent... Mais certains chassent en meute avec des propos antisémites. Ne pourrait-on pas les surveiller ab initio ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - Au-delà de la violence dans notre société et de la dérive liée à l'anonymat sur internet, la démocratie a du mal à gérer la question des professionnels de la haine. Alain Soral ou Démocratie Participative sont des spécialistes de ce qui est légal ou illégal en matière de liberté d'expression. La plupart de leurs déclarations sont parfaitement légales.

Sur le radicalisme musulman, des décisions ont été prises dernièrement par le ministre de l'Intérieur. Ce n'est pas un sujet numérique.

Mme Nathalie Goulet.  - Il n'y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté, qu'ils soient de droite, de gauche, suprémacistes blancs ou islamistes radicaux.

Il faut agir ; le texte sur les séparatismes va arriver. Les collectes de fonds en ligne pour financer des actes violents ou antisémites doivent être traquées : 60 milliards de livres sterling pour Islamic Relief ! Nous jouons au football avec les règles du basket. Il faut faire plus et mieux.

M. Jérôme Durain .  - Les réseaux sociaux, ce sont Twitter, Facebook, Snapchat, TikTok mais il y a aussi les plateformes de diffusion de vidéos comme YouTube et Twitch sur lesquelles on trouve le meilleur comme le pire. Il y a peut-être un angle mort.

Quelle est la politique du Gouvernement sur ces plateformes ? Certains éditeurs de jeux vidéo comme Nintendo interdisent toute discussion directe entre joueurs, d'autres laissent tout passer. C'est un sujet de jeunesse que nous devons considérer.

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - Le Digital Service Act est dans la lignée de la deuxième partie de la loi Avia qui n'a pas été censurée au fond par le Conseil constitutionnel. Il ne se limite pas aux réseaux sociaux mais concerne tout site diffusant des contenus. C'est un texte transversal, sans angle mort.

Je suis convaincu que la peur du gendarme est cruciale. Il faut retirer les contenus mais pas seulement : les gens ne fraudent pas dans le métro car ils ont peur d'être attrapés. Cette peur n'existe pas sur internet. La solution n'est pas simple. Comment susciter cette peur ?

M. Jérôme Durain.  - Je ne suis pas tout à fait d'accord sur la peur du gendarme. Il y a aussi, avec ces jeunes, une question d'éducation, d'acculturation, de codes... Nous ne parlons pas toujours la même langue. Il faut le gendarme, mais aussi l'instituteur, l'enseignant, le philosophe.

M. Christophe-André Frassa .  - Il faut lutter contre la haine sur internet comme dans l'espace physique. Ce n'est pas tant aux plateformes qu'il faut s'en prendre qu'aux auteurs de contenus.

Or les moyens ne sont pas là. Les services d'enquête ne sont pas nombreux. Comment se fait-il que la plateforme Pharos, dont l'actualité nous a douloureusement rappelé l'existence, soit à ce point sous-dotée ?

La régulation est aussi trop centralisée à Paris. Comment bien lutter contre les contenus antisémites et homophobes quand nous n'y arrivons pas contre le terrorisme ? Nous avons fait des propositions d'assignation de moyens autour d'un régulateur mais le Conseil Constitutionnel a eu raison de la proposition de loi Avia.

Au-delà de l'incrimination pénale proposée, que proposez-vous dans le futur texte sur les séparatismes pour lutter contre la haine en ligne ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - L'obligation de moyens est au coeur de la proposition européenne de Digital Services Act. Nous pourrions la traduire par anticipation dans le projet de loi sur les séparatismes, compte tenu de l'urgence.

Le crime de Conflans-Sainte-Honorine n'aurait pas été empêché par une meilleure régulation car les actions du père de l'élève n'étaient pas illégales. Pharos a vu ses moyens renforcés, les parquets ont été spécialisés. La plainte en ligne sera mise en place l'an prochain.

M. Christophe-André Frassa.  - Les deux doivent aller de pair. Les moyens de Pharos et du CSA doivent être renforcés. Et les services ne doivent pas être concentrés à Paris.

Mme Vanina Paoli-Gagin .  - Comme il existe un bon usage du monde, il doit y avoir un bon usage de la liberté d'expression. Elle est précieuse mais ne doit pas être absolue.

Les premiers à responsabiliser sont les usagers. Les plateformes sont des espaces régis par des acteurs privés, avec un business model et leur propre vision de la liberté d'expression, nous l'avons vu lors de la censure du tableau L'Origine du monde par puritanisme américain.

Les abus doivent être punis. À titre préventif, ne serait-il pas judicieux de n'autoriser l'accès aux réseaux qu'après vérification de l'identité de l'usager ? Des dispositifs existent pour les hooligans, les personnes accros au jeu : pourquoi ne pas les transposer afin de responsabiliser les individus qui ne doivent pas être des chauffards sur les autoroutes de l'information ? Il ne s'agirait pas d'empêcher le pseudonymat mais d'interdire l'anonymat.

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - À plusieurs reprises, je me suis prononcé contre l'obligation d'identification sur internet : je suis favorable au pseudonymat. Je ne suis pas enthousiaste à l'idée que chacun donne sa vraie identité aux réseaux sociaux. Cela pose un problème de vie privée. Il est en outre illusoire d'imaginer que c'est constitutionnellement faisable.

C'est tout aussi impossible d'un point de vue technique : en deux secondes, je géolocalise mon téléphone en Allemagne, où l'identification n'est pas obligatoire, et je peux vous insulter.

On sait retrouver les contrevenants, qui ne sont pas anonymes à 99 % mais sous pseudonyme, mais on peine à gérer la massification et la viralité. Il faut être efficace dans la chaîne police-justice.

M. Thomas Dossus .  - Ce sujet est capital, comme le montre la nouvelle campagne contre la jeune Mila.

Comment est-on passé de l'internet émancipateur à une oppression organisée et au harcèlement de masse ? On doit s'interroger sur le mécanisme économique. À qui profite la haine ?

Si la loi doit être la même en ligne et hors ligne, on doit s'interroger sur la massification. Les plateformes se concurrencent pour capter notre attention et enferment leurs utilisateurs dans des réseaux de plus en plus polarisés. Leur modèle économique favorise les discours choquants.

Il faut lutter contre ce phénomène, mais aussi réguler les algorithmes qui accélèrent une viralité provoquant des drames. Doit-on exiger leur transparence ? Que fait l'Union européenne et quelle est la contribution de la France ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - Nous avons travaillé avec les Pays-Bas et l'Allemagne pour pousser à la régulation et à la transparence des grandes plateformes avec le Digital Services Act.

Le premier élément est la transparence. Moi qui suis secrétaire d'État au numérique, je ne sais pas de combien de modérateurs en langue française dispose Twitter par exemple ni quels sont leurs algorithmes. Facebook est un peu plus transparent, mais je ne peux pas vérifier les dires. C'est un problème démocratique.

Je crois beaucoup à l'éducation et à la formation. Un Français sur six n'utilise jamais un ordinateur, un Français sur trois manque de compétences numériques de base. C'est pourquoi nous allons déployer 4 000 conseillers numériques.

Il faut éduquer les Français à la haine en ligne et aux réseaux sociaux notamment.

M. Thomas Dossus.  - Si nous souhaitons réguler, il faudra exiger l'ouverture des boîtes noires que sont les algorithmes. (Applaudissements sur les travées du GEST. M. David Assouline applaudit également.)

M. Julien Bargeton .  - Merci à M. Malhuret et à son groupe pour ce débat.

Les conditions de vie de Mila, que nous devons tous protéger, montrent que la menace n'est pas seulement en puissance mais a des conséquences concrètes.

La tâche est complexe compte tenu des particularités juridiques et techniques d'internet et de la dichotomie entre éditeur et hébergeur. Il s'agit d'adapter la législation à l'espace numérique.

La Commission européenne va prochainement présenter son Digital Services Act et la France a fait une déclaration avec l'Autriche. Nous devons renforcer la diligence et les obligations de moyens des plateformes. La transparence des algorithmes est nécessaire.

Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment réguler les plateformes sans leur abandonner la gestion du lien social, notre bien le plus précieux ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - Je comparerai le numérique et la banque. Notre banque n'est pas responsable d'un virement frauduleux mais doit se doter des moyens de les détecter efficacement et de les signaler aux autorités.

Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont chargées de ce contrôle interne, lui-même contrôlé par l'Autorité de contrôle prudentiel et de la résolution (ACPR), qui n'a que 800 à 1 000 contrôleurs. L'ACPR contrôle les contrôleurs. Nous voulons appliquer la même logique aux réseaux sociaux. Si les moyens ne sont pas au rendez-vous, l'opérateur doit être sanctionné.

M. Éric Gold .  - L'élection présidentielle américaine illustre les fractures des démocraties et les défis auxquels elles sont confrontées. Ces défis concernent aussi l'Europe.

Les réseaux sociaux sont un vecteur de ces discours mensongers, complotistes et cyniques favorisés par l'anonymat, qui donne un fort sentiment d'impunité. Les paysans seraient des assassins qui nous empoisonnent, les migrants des terroristes... Aucune loi n'empêchera jamais les discussions de comptoir sur internet. Seule l'éducation et la formation seront vraiment efficaces.

Il faut lutter contre l'illectronisme et réguler les plateformes. N'oublions pas leur responsabilité. Comment l'État peut-il renforcer leur rôle de modérateur ? En investissant dans l'intelligence artificielle ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - La question de la compétence et des capacités de l'État est centrale. Les développeurs des GAFA sont les meilleurs du monde et sont très bien rémunérés.

L'État se dote de moyens humains, mais ses capacités sont limitées. Nous avons créé un pôle d'expertise de la régulation, d'une dizaine de personnes, qui sera au service des administrations. Ces compétences sont rares et chères, nous essayons de les mutualiser entre acteurs publics.

M. Éric Gold.  - Le rôle du modérateur est souvent de mettre les contenus sous le tapis, sans action contre leurs auteurs. L'intelligence artificielle doit permettre de connaître la source de ces discours.

Je me réjouis de la création de ce pôle d'expertise.

M. Jérémy Bacchi .  - Le sordide assassinat de Samuel Paty a rappelé la nécessité de réguler les discours de haine en ligne. Mais les outils ne sauraient être les mêmes que pour d'autres supports, compte tenu des spécificités d'internet et de son modèle économique qui favorise la viralité.

Le groupe CRCE souhaite imposer l'interopérabilité pour que les victimes puissent se réfugier sur d'autres plateformes sans perdre leurs contacts. Qu'en pensez-vous ?

M. Cédric O, secrétaire d'État.  - J'ai discuté de ce sujet avec votre collègue Pierre Ouzoulias. Sans esprit polémique, je pense que l'interopérabilité est une solution pour accroître la concurrence, mais pas pour lutter contre la haine en ligne. Cela reviendrait à permettre à une victime de quitter un réseau pour un autre, sans sanctionner les auteurs. Or ceux-ci risquent de la suivre sur l'autre réseau. Ce ne peut être la réponse de l'État.

M. Jérémy Bacchi.  - Ce n'est pas l'unique moyen de lutter, mais c'est une aide aux victimes.

Mme Catherine Morin-Desailly .  - En ligne ou hors ligne, la réponse doit être la même. Encore faut-il des moyens. La justice ne peut s'appuyer que sur trois magistrats spécialisés dans ce domaine !

Je ne suis pas surprise de la censure du Conseil constitutionnel sur la loi Avia. Le Sénat l'avait prédite.

La multiplication des appels à la haine et leur viralité imposent une réponse afin de défendre notre souveraineté.

L'influence des algorithmes sur la radicalisation n'est pas nouvelle. Le scandale Cambridge Analytica avait montré la vulnérabilité des démocraties vis-à-vis des GAFAM. Dans son ouvrage L'âge du capitalisme de surveillance, l'universitaire américaine Shoshana Zuboff met en avant le détournement de notre attention.

Avec le Digital Service Act, l'Union Européenne, je l'espère, aboutira à une responsabilité véritable des plateformes.

Face à ces oligopoles, allez-vous aider au développement d'acteurs européens conformes à nos valeurs ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - J'ai eu l'occasion de discuter plusieurs heures avec Shoshana Zuboff cet été. Le fond du sujet, c'est la puissance de certaines grandes plateformes, liée à la gratuité auxquelles, en tant que consommateurs, nous sommes addicts, et à leur connaissance extrêmement fine de la personnalité de chacun d'entre nous. Ce problème est extrêmement compliqué. Aucune démocratie n'a trouvé la solution. L'Europe va mettre en place une régulation innovante pour limiter l'empreinte oligopolistique de ces acteurs.

Il est effectivement nécessaire de développer des champions nationaux et européens. En France, les investissements dans les start-up ont ainsi doublé en deux ans. L'écosystème français est de taille supérieure à l'écosystème allemand.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'ai été surprise de votre complaisance vis-à-vis des géants du numérique, alors que les Américains envisagent de les démanteler, tout comme Thierry Breton qui s'est fait attaquer par Google.

M. David Assouline .  - Monsieur le ministre, vous nous avez décrit l'énormité du phénomène et conclu qu'il n'était pas possible de le contrôler. Vous dites que c'est une question d'équilibre entre sanction et préservation de la liberté d'expression.

Internet est un reflet et un accélérateur de la haine dans notre société. Sur une chaîne régulée par le CSA, on peut entendre M. Zemmour proférer la haine tous les soirs, ce qui fait monter l'audimat.

M. François Bonhomme.  - Cela n'a rien à voir !

M. David Assouline.  - Il faut créer des consensus contre la haine et ceux qui en font commerce. Qu'en pensez-vous ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - J'essaie de répondre de manière claire et honnête, compte tenu de la complexité du sujet.

Je n'ai pas dit que nous ne pouvions rien faire mais que nous étions confrontés à des difficultés techniques et que nous devions envisager des solutions nouvelles pour être efficaces. Nous n'y sommes pas.

Vos questions relèvent plus du droit de la presse et de la loi de 1881. Comment distinguer ce qui relève du journalisme de ce qui n'en relève pas ? Ce sont des sujets sensibles qui vont au-delà du champ des plateformes.

M. David Assouline. - Il faut des moyens, pour Pharos comme pour la justice. Trois magistrats seulement pour la cybercriminalité, ce n'est pas possible ! (Le ministre le conteste.) Appliquons toute la loi, rien que la loi, sur le numérique !

M. François Bonhomme.  - Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?

Mme Laure Darcos .  - Les réseaux sociaux sont un formidable moyen de communication, mais il faut les dénoncer lorsqu'ils véhiculent les thèses les plus abjectes.

Tous les jours, des utilisateurs sont victimes d'un harcèlement devenu ordinaire. Le meurtre ignoble de Samuel Paty doit nous alerter.

Une prise de conscience et une action collective à l'échelle européenne sont nécessaires, comme le dit mon ami Geoffroy Didier, député au Parlement européen.

La fin de l'anonymat complet sur internet ne doit pas être taboue. Obligeons les utilisateurs à scanner une pièce d'identité à l'ouverture de leur compte ou les réseaux sociaux à afficher sur leur page d'accueil le lien vers le site de pré-plainte. Faisons évoluer la nature juridique des plateformes, qui ne doivent plus s'abriter derrière leur statut d'hébergeur pour s'exonérer de toute responsabilité.

Monsieur le ministre, êtes-vous prêts à vous engager sur ces mesures de bon sens, avec vos partenaires européens ? Il faut protéger les victimes et mettre un terme aux dérives d'internet.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Je fais une petite démonstration. (M. le ministre sort son téléphone portable) Une petite application gratuite, un VPN, me permet de me localiser en Allemagne - cela m'a pris trois secondes. Or l'Allemagne ne demande pas l'identification sur Facebook.

Mme Laure Darcos. - C'est pourquoi il faut agir au plan européen !

M. Cédric O, secrétaire d'État. - L'Union européenne ne demandera jamais l'identification obligatoire.

M. François Bonhomme. - Quel constat d'impuissance.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Inutile de se battre avec nos partenaires, avec la CNIL - cela n'aboutira pas. Ceux qui voudront contrevenir le feront.

La plupart du temps, on sait retrouver les gens ! Le fond du sujet, c'est de savoir traiter la massification, la viralité. Pharos, c'est quarante personnes, pas trois.

M. David Assouline. - On parlait de la justice, pas de Pharos !

M. Cédric O, secrétaire d'État. - C'est bien plus que trois personnes.

Quand la police interpelle une personne qui a publié des contenus haineux sur internet, elle provoque l'incompréhension : les personnes ne comprennent pas que certaines choses sont interdites sur internet !

Mme la présidente. - Vous avez dépassé votre temps de parole, monsieur le ministre.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Le fond du sujet, c'est la chaîne police-justice, pas seulement la question des moyens.

M. François Bonhomme. - Ce n'est pas gagné...

M. Franck Montaugé .  - Le projet de loi confortant les principes républicains va donc reprendre la loi Avia. Je m'interroge : vous voulez agir sans attendre la première copie qui sera présentée par la Commission européenne le 9 décembre, mais sur l'encadrement économique qui est au coeur du modèle numérique, vous vous opposez au Sénat. Pourquoi cette volte-face ?

Vous comptez réintroduire les dispositions de la loi Avia par amendement. C'est se priver d'un réexamen par le Conseil d'État... Reprendrez-vous les apports du Sénat ? Les plateformes doivent proportionner leurs actions aux risques encourus. Réduire la visibilité et la viralité d'un contenu peut être une réponse tout aussi pertinente.

Enfin, le texte européen sur le retrait de contenus terroristes semble enlisé. Pensez-vous légiférer sur ce point à cette occasion ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - La proposition de loi Primas pose un problème de timing. Nous sommes d'accord sur le fond mais attendons le projet européen début décembre, en espérant qu'il s'agira d'un règlement d'application directe.

Nous attendons le Digital Services Act sur les contenus haineux avant d'introduire les dispositions de la loi Avia dans le texte par amendement. Nous espérons avoir tout de même le temps de saisir le Conseil d'État, mais sommes tenus par le calendrier européen. Cela dit, je rappelle que sur la loi Avia, le Conseil d'État a été déjugé par le Conseil constitutionnel.

M. Franck Montaugé. - Je partage votre souhait d'agir vite et efficacement. Cela passe par la responsabilisation des plateformes, qui doivent évoluer vers un statut d'éditeur.

Les réseaux sociaux ont profondément affecté notre vie sociale et démocratique. Je souhaite que la lutte contre la haine en ligne renforce notre pacte républicain, fragilisé.

M. Jean-Pierre Grand .  - Les contenus haineux sur internet visent de plus en plus les forces de l'ordre. Les images diffusées sur les réseaux sociaux rendent ces agents facilement identifiables, les transformant, ainsi que leurs familles, en cibles potentielles.

La liberté de l'information prime alors sur le droit à l'image et le respect de la vie privée. Aucune contrainte légale ne permet aux policiers d'obtenir le floutage de leur visage, gage de leur efficacité et de leur sécurité.

Je suis intervenu à plusieurs reprises sur ce sujet qui me tient à coeur. Le projet de loi en cours d'examen à l'Assemblée nationale comporte un article 24, particulièrement commenté, qui prévoit enfin les mesures tant attendues par les forces de l'ordre, permettant de sanctionner la diffusion de leur image dans le but de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique.

Le Gouvernement va-t-il tenir le coup et inscrire rapidement ce texte à l'ordre du jour du Sénat, dès janvier ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Je ne connais pas la date d'inscription à l'ordre du jour du Sénat, mais je vous confirme que si le Gouvernement défend un texte sur un sujet aussi important, c'est avec la volonté d'aller au bout.

Une partie des problèmes sur internet tient à ce que certains jouent avec les règles existantes. Certains ont souligné que la divulgation de l'identité d'une personne était déjà sanctionnée. Mais ce n'est pas la même chose de hacker la base de données d'une entreprise ou de révéler l'adresse d'un policier et l'école de ses enfants, avec l'intention de lui nuire ! Le débat porte sur la question de l'intentionnalité. Je comprends les réticences de certaines, et les invite à proposer d'autres solutions.

M. Marc Laménie .  - Je remercie le groupe INDEP d'avoir inscrit à l'ordre du jour ce sujet de société.

N'étant pas sur les réseaux sociaux, ne possédant qu'un tout petit téléphone portable, je témoigne avec une autre vision des choses... (Sourires)

Je pense aux forces de sécurité mais aussi aux personnes fragiles, notamment les jeunes, que nous évoquons souvent à la Délégation aux droits des femmes. Comment les protéger ? Cela ne passe-t-il pas par une meilleure sensibilisation, au niveau de l'Éducation nationale ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Vous êtes au coeur du sujet. De très nombreux Français qui ne sont pas adeptes des réseaux sociaux se demandent comment on a pu arriver à cette folie.

Il faut accepter qu'il n'y ait pas de solution simple.

Une partie de la population ne comprend plus le monde dans lequel nous vivons. Oui, il faut mettre l'accent sur l'éducation. La France est le premier pays de l'OCDE à avoir généralisé la formation au code et à l'environnement numérique, à raison d'1h30 par semaine en seconde.

Nous déployons 4 000 médiateurs numériques, financés à 100 % sur sept ans ou 70 % sur trois ans : faites le savoir aux communes, dont nous attendons les candidatures.

La formation au numérique ne s'adresse pas qu'aux personnes âgées. De nombreux jeunes maîtrisent très bien leur téléphone mais sont incapables de rédiger un CV sur Pôle emploi... (M. François Bonhomme s'exclame.)

M. Marc Laménie. - Monsieur le Ministre, je sais votre compétence sur ces sujets. N'oublions pas toutefois de privilégier les fondamentaux que sont la lecture et l'écriture.

Mme Brigitte Lherbier .  - Si les divergences d'opinions sont essentielles à la démocratie, les discours de haine et les appels à la violence doivent être sanctionnés. Certains ici en ont été la cible.

L'association Point de Contact, créée par le général Marc Watin-Agouard, fondateur du Forum International de la cybersécurité, signale à Pharos les contenus illicites, repérés et triés, pour que les autorités engagent d'éventuelles poursuites.

Ses membres sont exposés à la haine et à la violence qui se déchaînent sans filtre, à des images parfois insoutenables. Les employés sont d'ailleurs suivis par des psychologues.

Les professionnels de la modération de contenu demandent que leur profession soit reconnue par la médecine du travail comme étant particulièrement pénible. Monsieur le ministre, qu'en pensez-vous ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Cette association fait partie du groupe du groupe de contact permanent qui associe le ministère de l'Intérieur, les plateformes et nombre d'associations et d'ONG. Nous parlons bien d'un sujet de société, et nous avons besoin de tout le monde : associations, éducateurs, policiers, professeurs, juges, médias...

Les modérateurs font un travail extrêmement pénible. Je l'ai vécu, à mon humble niveau, lors des attentats au Niger et lors de l'assassinat de Samuel Paty. Voir de telles images n'est pas facile - et ce n'était qu'une fois dans ma journée. Les modérateurs, eux, vident les poubelles de l'internet tous les jours. Je ne saurais vous répondre sur le cadre juridique de la profession, mais la difficulté de ce travail est indéniable.

Mme Brigitte Lherbier. - Je souhaitais mettre en avant ces associations.

M. Guillaume Chevrollier .  - Hors ligne ou en ligne, la loi doit être la même dans un monde complexe.

La liberté d'expression, garantie par la Constitution, recule partout en France. Nous devons la protéger, ce n'est pas négociable. Mais il y a aussi d'autres valeurs : le respect, la décence, le bien commun. Nous devons refuser la banalisation de la violence, décuplée par les réseaux sociaux.

Pourquoi cette explosion ? Il y a un problème d'éducation et un problème moral. La liberté d'expression, ce n'est pas la calomnie et l'injure, sources de violence, mais la contradiction, le débat et la recherche de la vérité.

Régis Debray, après les attentats de 2015, écrivait : « le désert des valeurs fait sortir les couteaux ». Comment s'étonner de l'augmentation de la violence dans un monde relativiste où il n'y a pas une vérité mais des vérités ? Certains débats sont interdits. La solution ne réside pas dans la censure, et les Gafa n'ont pas à se faire la police de la pensée. On ne combat pas un adversaire en le bâillonnant mais avec des arguments. Il faudrait davantage de prévention et d'éducation à l'esprit critique, au débat respectueux.

Mme la présidente. - Votre question ?

M. Guillaume Chevrollier. - Comment créer les conditions d'un débat serein en France ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Je remercie le Sénat pour ce débat. Nous avons besoin de plus d'échanges de ce type, dans un cadre apaisé.

La désinformation et sa propagation sont rarement dans l'illégalité - voyez le film Hold-Up, malgré son impact désastreux sur notre débat public, notre démocratie et sur la sécurité sanitaire.

Il y a un travail d'éducation à l'esprit critique. Ce n'est pas en disant que c'est faux et en proclamant la vérité, mais en éduquant les gens, que nous combattrons la désinformation, comme le dit le sociologue Gérald Bronner. C'est un travail de long terme, mais la seule solution pérenne. Jean-Michel Blanquer est conscient de l'urgence.

M. Pierre-Jean Verzelen, pour le groupe Les Républicains-République et Territoires .  - Je remercie le Gouvernement et nos collègues pour leurs contributions.

Facebook en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006, Instagram, Snapchat, TikTok rencontrent un succès phénoménal, car ils répondent à des aspirations profondes : s'exprimer, communiquer, partager. Les réseaux sociaux ont bouleversé nos vies. Le JT de 20 heures est remplacé par un fil d'actualités, l'éditorial par un post, le coup de fil à un ami par des notifications et échanges de messages... On peut le regretter, mais nous ne reviendrons pas en arrière.

M. Julien Bargeton. - C'est juste.

M. Pierre-Jean Verzelen. - Si la majorité utilise les réseaux sociaux avec bienveillance, d'autres y déversent la haine, insultent l'intelligence collective. Sous couvert de la liberté d'expression, ils mettent en danger la vraie liberté, celle des idées, des arguments, qui mène au progrès. Ils nous mettent face à nos responsabilités sur le vivre ensemble.

Chaque Français doit, dans sa vie publique, prouver qui il est, assumer son identité, montrer son visage - sauf sur internet. Facebook et Twitter sont trop contents d'accumuler les profils. Finissons-en avec le pseudo-anonymat, l'irresponsabilité qui entraîne les débordements.

La presse, les médias sont responsables devant la loi des contenus qu'ils publient. Pourquoi pas les réseaux sociaux ? Les mêmes règles doivent s'appliquer à tous les éditeurs de contenu.

M. Emmanuel Capus. - Très bien !

M. Pierre-Jean Verzelen. - Les algorithmes de Google et Facebook peuvent connaître la marque de nos chaussures, les lieux que nous fréquentons et les personnes que nous croisons mais ils n'auraient pas les capacités de lutter contre les contenus haineux ? Menteurs, triples menteurs !

Les plateformes sont en réalité obsédées par le nombre de leurs utilisateurs, leur cours en bourse et l'évasion fiscale.

Certains pays européens agissent, avec succès. Un pas avait été fait en France avec la loi Avia, censurée par le Conseil Constitutionnel.

Le législateur, le Gouvernement, l'Europe, doivent mettre les réseaux sociaux devant leurs responsabilités ; le Conseil Constitutionnel doit entendre qu'au nom d'une fausse liberté, on laisse une minorité prendre le pas sur la majorité. On ne doit pas mettre en cause les fondements de la démocratie. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDSE, UC et Les Républicains)