Supprimer la possibilité de rachat par le dirigeant après le dépôt de bilan

Mme le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à supprimer la possibilité ouverte au dirigeant d'une entreprise de déposer une offre de rachat de l'entreprise après avoir organisé son dépôt de bilan, présentée par Mme Sophie Taillé?Polian.

Discussion générale

Mme Sophie Taillé-Polian, auteure de la proposition de loi .  - Avant la crise sanitaire, l'article L. 642-3 du code de commerce était clair : dans le cadre d'une liquidation judiciaire, ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les débiteurs, ni leurs parents ou alliés jusqu'au deuxième degré, ni les contrôleurs lors de la procédure ne pouvaient déposer une offre de rachat partielle ou totale de l'entreprise placée en liquidation judiciaire.

Le Gouvernement a décidé d'assouplir cette règle au prétexte de protéger l'emploi et a pris à cet effet l'ordonnance du 20 mai 2020, sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19. Désormais et jusqu'au 31 décembre 2020, une requête peut être formée par un dirigeant ou par un administrateur judiciaire.

L'opportunité a été saisie par un certain nombre d'entreprises qui ont profité de l'effet d'aubaine. Dès le début de l'été, on a assisté à des dérives relayées par la presse.

Cette proposition de loi est née d'une double indignation. Une indignation de forme d'abord, car pour abroger cette disposition, il faut d'abord la ratifier. Il est baroque de voir combien la procédure parlementaire est mise à mal par l'inflation et par la banalisation des ordonnances, lesquelles ne sont presque jamais ratifiées ! Dans la loi du 23 mars 2020 précitée, le Gouvernement avait prévu trente-trois ordonnances, que le Parlement a ramenées à vingt-cinq. Je ne parle même pas des habilitations intégrées dans les textes à l'occasion d'un amendement... Les ordonnances se sont multipliées depuis le début de la législature, créant de l'insécurité juridique, nuisant à la clarté de la loi et mettant le Parlement à l'index.

Nous devons donc nous interroger sur le rôle du Parlement, quand l'exception devient la règle - comme pour la procédure d'urgence qui concerne désormais plus de 90 % des textes -et que les projets de loi de ratification, certes déposés, ne sont pas débattus. Cela doit constituer une préoccupation majeure pour le Sénat. Je salue la création, par le Président Larcher, d'un comité qui se penchera notamment sur le suivi des ordonnances.

J'ai aussi une indignation de fond s'agissant de l'assouplissement mis en place. En septembre, nous pouvions observer une multiplication des recours à cette possibilité par des propriétaires et anciens propriétaires profitant de l'effet d'aubaine, au risque de susciter une incompréhension sociale lorsque de mauvais gestionnaires s'en tiraient à bon compte.

Un certain nombre de grands groupes et de grandes familles en ont bénéficié : Phildar, Alinéa, de la famille Mulliez, sixième fortune de France, si bien conseillée. Les petites entreprises ont-elles la même capacité à accéder à l'information, au même niveau de conseil ?

Pire, ces offres de reprise n'étaient pas les mieux disantes en termes d'emploi. Souvent, les difficultés des entreprises précédaient la crise. Il est donc possible de créer des dettes, de placer son entreprise en redressement judiciaire, puis de revenir la diriger en ayant apuré les dettes et supprimé des emplois !

Tout est question de choix stratégique... Je pense ici à Orchestra et à ses 400 emplois supprimés. Quand un dirigeant commet des fautes majeures de gestion, il peut revenir et supprimer des emplois, alors que le salarié fautif est toujours licencié... Bien sûr, il faut sauver l'emploi, mais pas au détriment de l'intérêt général !

Cette proposition de loi revient donc à la situation antérieure, lorsqu'un dirigeant pouvait reprendre l'entreprise seulement sur requête du ministère public qui représente l'intérêt général. Un sentiment d'injustice sociale se répand dans le pays : pour certains, tout est permis, tandis que d'autres sont en permanence surveillés et culpabilisés. Je pense à Pôle Emploi dont le projet de loi de finances augmente les moyens pour lutter contre la fraude, mais pas pour aider les demandeurs d'emploi.

Il faut abroger cette disposition. La rapporteure a indiqué que le Gouvernement n'envisageait pas de la prolonger au-delà du 31 décembre 2020. Madame la ministre, pouvez-vous nous le confirmer ? (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)

Mme Claudine Thomas, rapporteure de la commission des lois .  - Cette proposition de loi, déposée le 21 septembre dernier par Sophie Taillé-Polian et plusieurs de ses collègues, a pour objet principal d'abroger l'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020 qui a assoupli temporairement la procédure de reprise des entreprises. Précédemment, interdiction était faite au débiteur, au dirigeant, aux parents et alliés jusqu'au deuxième degré et au contrôleur de se porter acquéreur d'une entreprise en liquidation judiciaire ou en redressement.

La disposition initiale du code de commerce visait à moraliser les affaires, à lutter contre la fraude aux intérêts des créanciers et à l'assurance et à éviter le risque de non-paiement des créances salariales. Elle n'était, en revanche, pas destinée à protéger les salariés qui relèvent du code du travail.

Le droit commun prévoit quelques dérogations à cette interdiction, notamment pour les exploitations agricoles ou sur requête et jugement motivé du ministère public, mais cette souplesse est peu utilisée.

Le dispositif a suscité l'émoi à cause de quelques affaires qui ont défrayé la chronique. Mais la disposition dérogatoire introduite par le Gouvernement est très encadrée : le ministère public doit être présent à l'audience, le jugement doit être motivé et l'appel est suspensif. En outre, l'offre choisie doit être la mieux disante sur trois critères : le maintien de l'activité, la préservation de l'emploi et l'apurement du passif. Cet assouplissement relève d'une double réflexion : la crainte que le nombre de repreneurs potentiels soit limité en raison de la crise et le souhait de soutenir des chefs d'entreprise en grande difficulté sans pour autant avoir été de mauvais gestionnaires.

Les tribunaux de commerce ont fait d'ailleurs bon usage du dispositif. Pour Camaïeu, le tribunal de commerce de Lille a retenu l'offre de la Financière immobilière bordelaise plutôt que celle d'un consortium dont faisait partie le dirigeant de l'entreprise, en raison de l'opposition du comité social et économique et du nombre d'emplois repris.

La commission des lois a considéré que cette disposition ne méritait ni excès d'honneur ni excès d'indignité. De surcroît, elle ne produira plus d'effet après le 31 décembre. Certes, des abus auraient pu être évités par un critère d'absence de faute de gestion.

Les difficultés des entreprises risquent d'exploser en 2021 : le dispositif aurait pu être utile pour nos TPE et PME. Du reste, les syndicats de salariés que nous avons auditionnés ne semblent pas hostiles à une mesure ciblée, mais le Gouvernement n'envisage pas la prolongation de la dérogation. Espérons que l'ordonnance du 20 mai 2020 ait sensibilisé sur les cessions d'entreprises et sur les souplesses permises par le droit commun.

La commission des lois vous propose de ne pas adopter cette proposition de loi.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargée de l'industrie .  - Depuis mars, le Gouvernement, sous l'impulsion du Président de la République, a mobilisé des moyens exceptionnels pour protéger les entreprises et leurs salariés de la crise : on compte ainsi 30 % de faillites en moins par rapport à 2019. Nous souhaitons accompagner les entreprises et sauver les emplois, comme le prouve la reprise de Daimler à Hambach.

La proposition de loi supprime l'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020, prise dans un contexte de crise sanitaire aiguë et d'arrêt presque total de notre économie. Le dispositif simplifie la procédure prévue par le code de commerce pour la reprise des entreprises. Des précautions et des garanties sont prévues.

Cette proposition de loi appelle deux remarques de ma part. D'abord, la mesure prendra fin le 31 décembre 2020, soit dans 21 jours : la sénatrice Taillé-Polian sera satisfaite avant longtemps. Nous l'avions indiqué à l'occasion d'une question d'actualité cet automne.

En outre, je m'interroge sur le titre du texte qui indique « après avoir organisé son dépôt de bilan ». J'échange beaucoup avec les chefs d'entreprise et j'ai moi-même eu une expérience dans ce domaine : je n'en connais pas beaucoup qui organisent sciemment leur dépôt de bilan ! Votre formulation est très déconnectée du quotidien des chefs d'entreprise marqué, sur fond de crise économique, par les incertitudes, les angoisses et les nuits sans sommeil. Le Gouvernement entend la détresse de ceux qui se battent pour sauver leur activité : le fonds de solidarité, les prêts garantis par l'État, l'exonération des charges sociales, l'activité partielle sont là pour les aider. Non, les chefs d'entreprise n'organisent pas leur liquidation judiciaire ! Je salue le travail de la rapporteure, Mme Thomas, très clair sur le sujet : le dispositif n'est pas un effet d'aubaine pour les entreprises.

En mars, les réponses économiques du Gouvernement ont été massives, alors que nous craignions que la crise sanitaire oblige certaines entreprises à fermer. Dans ce contexte et pour donner aux entreprises tous les outils de leur survie, nous avons simplifié la procédure prévue par le code de commerce. Le dispositif assoupli a sauvé de nombreux emplois, dans des entreprises de toute taille : 3 769 chez Orchestra, 9 429 chez Novares group, 59 chez le lunettier jurassien L'Amy.

Le droit existant permettait déjà au dirigeant de reprendre l'entreprise, sous condition : sur réquisition du ministère public, avec un jugement motivé et un avis des contrôleurs. Ces conditions sont maintenues dans le nouveau dispositif. En outre, le ministère public doit être présent à l'audience et l'appel est suspensif. Le changement est purement procédural : le dirigeant peut désormais faire la requête de reprise.

Il n'est jamais garanti, toutefois, que le dirigeant puisse reprendre son entreprise : il n'a aucun avantage ni aucune priorité. Il revient au tribunal de commerce de choisir la meilleure offre. Je profite de cette occasion pour saluer l'action essentielle des juges pendant la crise. Dans le cas de l'entreprise Camaïeu, par exemple, le tribunal de commerce de Lille a suivi la voix des salariés contre l'offre de reprise du dirigeant.

Désormais, les tribunaux de commerce fonctionnent quasiment normalement et ont été sensibilisés aux cessions d'entreprises : nous laisserons s'éteindre le dispositif dont la prorogation après le 31 décembre 2020 n'apparait pas nécessaire. Toutefois, j'ai demandé, avec le garde des Sceaux, qu'une mission soit lancée pour améliorer l'accompagnement des petites entreprises devant les tribunaux de commerce ; elle rendra ses conclusions à la mi-janvier. (Applaudissements sur les travées du RDPI)

Mme Nathalie Goulet .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Je suivrai la rapporteure. Cette disposition ne méritait pas tant d'indignité, mais nécessitait, même si elle ne portera plus d'effets dans quelques jours, d'être pointée du doigt ; je salue le travail de Mme Taillé-Polian qui nous permet d'en débattre.

Je souscris également à ses propos sur le recours aux ordonnances. Elles dessaisissent totalement le Parlement, d'autant que les ratifications sont en voie de disparition ! Le Sénat a organisé un suivi des nombreuses ordonnances et beaucoup ne sont pas ratifiées.

Vous avez annoncé le lancement d'une réflexion utile sur les tribunaux de commerce ; je m'en réjouis. Cette crise doit être l'occasion de revoir les procédures collectives et de réfléchir à des procédures spécifiques pour les entreprises fragilisées par la crise. Il faut aussi redonner des moyens aux tribunaux de commerce.

Dans son rapport de suivi des ordonnances, le Sénat a relevé un certain flottement du contrôle de la Chancellerie sur les juridictions. Les présidents des tribunaux de commerce n'ont pas été destinataires de la première circulaire du 14 mars 2020 ; seule une dépêche du 19 mars leur a été adressée. Ils étaient invités, de manière quelque peu surprenante, à surseoir à statuer sur les procédures non urgentes, notamment les procédures de conciliation et de sauvetage, avant abrogation de cette dépêche par la circulaire du 30 mars 2020.

Aucun plan de continuité de l'activité n'avait été prévu avant l'épidémie, mais, dans l'urgence, les greffiers ont organisé les modalités de travail des magistrats.

Certes, le nombre de dépôts de bilan n'a jamais été aussi faible, grâce aux dispositifs solidaires du Gouvernement - activité partielle et fonds de solidarité notamment. Selon l'Institut national des statistiques et des études économiques (Insee), 15 108 faillites ont été enregistrées entre janvier et juin 2020, du jamais vu depuis vingt ans.

D'après le conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, Il n'y a eu que 19 920 ouvertures de procédures collectives sur les neuf premiers mois de l'année. Cela est probablement dû aux aides du Gouvernement qui anesthésient l'économie, mais il s'agit d'une bombe à retardement : le réveil se fera dans la douleur !

Le nombre de procédures va exploser devant la réalité de la crise ou en cas de nouveau confinement. Les tribunaux de commerce et les mandataires seront alors saisis en premier. Il faut limiter le choc ; j'ai déposé plusieurs amendements à cet effet.

En plus des mesures de sauvegarde, la prévention et l'accompagnement sont essentiels. Le projet de loi de finances pour 2021 ne prévoit, hélas, aucune disposition pour les 134 tribunaux de commerce. Il leur faudra davantage de moyens et une meilleure organisation.

Les associations de commerçants et de TPE, comme l'association « 60 000 rebonds », se sont organisées pour accompagner les entrepreneurs. Il faut réformer et informer.

Je terminerai par un message personnel des tribunaux de commerce qui souhaiteraient disposer d'une adresse de messagerie électronique du type prénom.nom@justice.fr. Ils travaillent avec leur adresse personnelle ; cela pose un problème de confidentialité !

J'ai déposé plusieurs amendements sur le sort desquels j'ai peu de doute ; j'espère qu'ils attireront au moins votre attention...

Le groupe UC suivra la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe UC ; M. Marc Laménie applaudit également.)

M. Jean-Pierre Sueur .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Avant la crise sanitaire, l'article L. 642-3 du code du commerce était clair, ainsi que l'ont rappelé la rapporteure et la ministre. Dans le cadre d'une liquidation judiciaire, « ni le débiteur, au titre de l'un quelconque de ses patrimoines, ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu'au deuxième degré inclusivement de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre. » La loi est très protectrice à cet égard.

L'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020 prise sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 prévoit que, jusqu'au 31 décembre 2020, une offre de reprise partielle ou totale de l'entreprise en liquidation judiciaire peut être formée par le débiteur ou l'administrateur judiciaire après autorisation préalable du procureur de la République. Il s'agit d'une mesure exceptionnelle.

Remercions Sophie Taillé-Polian qui a mis le problème sur le devant de la scène. Cet assouplissement présente incontestablement un effet d'aubaine : en quelques semaines, certains dirigeants ont profité du dispositif pour effacer une partie de leur dette, licencier aux frais de l'Unedic avant de récupérer leur entreprise ainsi allégée. Cela interroge.

La possibilité ouverte par l'article 7 de l'ordonnance précitée est d'autant plus avantageuse que les indemnités de licenciement ne sont pas réglées par l'employeur en cas de liquidation judiciaire, mais prises en charge par l'Agence de garantie des salaires (AGS).

Vous avez cité, madame la ministre, le cas d'une entreprise dans laquelle la décision du tribunal de commerce avait suivi le conseil économique et social.

Mais dans d'autres cas que vous connaissez tout aussi bien, l'inverse s'est produit : les dirigeants ont organisé la faillite avant de reprendre l'entreprise allégée de sa dette, alors que les salariés souhaitaient un autre repreneur. Il y a évidemment un risque de dérive.

Le groupe SER votera cette proposition de loi, bien que la disposition s'arrête au 31 décembre 2020. Le Sénat doit souligner le risque d'effets pervers d'une telle mesure pour l'emploi et pour l'entreprise.

Même si le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) a estimé que ses effets pouvaient être positifs, le Gouvernement a jugé que les acteurs des procédures collectives étaient désormais suffisamment informés des souplesses possibles, et a décidé de ne pas proroger la mesure. Cela prouve que cette proposition de loi va dans le bon sens ! D'une certaine manière, vous la prenez en compte. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST)

M. Dany Wattebled .  - Pour moraliser la vie des affaires, dirigeant, débiteur, parents ou alliés ne peuvent se porter repreneurs d'une entreprise en difficulté. Il s'agit d'éviter la fraude aux intérêts des créanciers et aux assurances.

L'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020 a temporairement assoupli cette mesure par un changement procédural en permettant au débiteur ou à l'administrateur de formuler une offre de rachat sans exiger que le ministère public la reprenne à son compte.

Le dispositif reste très encadré, avec l'obligation de motivation du jugement, de recueil de l'avis des contrôleurs, de présence du ministère public à l'audience, d'appel suspensif du Parquet. L'offre retenue devait être la mieux disante au regard du maintien de l'activité, de la préservation de l'emploi et de l'apurement du passif.

Selon Sophie Taillé-Polian, cette disposition présente un effet d'aubaine pour des dirigeants de mauvaise foi. Certes, quelques affaires ont été très médiatisées, mais cet assouplissement temporaire se justifiait, du fait de crise, par le peu de repreneurs potentiels et par le caractère exogène des difficultés de l'entreprise.

Nous nous interrogeons sur l'opportunité de l'inscription de ce texte à l'ordre du jour, le dispositif n'ayant plus d'effet dans quelques jours. De fait, le groupe INDEP ne prendra pas part au vote.

M. Daniel Salmon .  - Le tribunal de commerce d'Orléans a scellé en octobre dernier le sort d'Inteva Products France : la maison-mère américaine de l'équipementier, qui avait organisé le dépôt de bilan, rachète l'entreprise et abandonne à l'occasion 169 millions d'euros de créances. L'usine de Saint-Dié-des-Vosges va fermer et ses 223 salariés seront licenciés, ainsi que 42 des 160 emplois du siège de Sully-sur-Loire, soit 265 licenciements au total. Voilà un bon exemple des abus que rend possibles le dispositif ! Auparavant, il fallait, pour reprendre sa propre entreprise, une réquisition du Parquet ou un délai de cinq ans minimum.

La mesure, qui devait limiter la casse économique et sociale, visait les entreprises fragilisées par la crise et a pu être salutaire pour certaines PME sans repreneur. Mais, insuffisamment encadrée, elle a permis des effets d'aubaine pour Inteva, pour Orchestra avec l'apurement de 500 millions d'euros, ou pour Alinea et ses 1 000 emplois supprimés, alors qu'en 2019, l'entreprise avait réalisé 257 millions d'euros de chiffre d'affaires pour 62 millions d'euros de pertes.

Les entreprises effacent leurs dettes auprès de l'État, de leurs fournisseurs, des organismes sociaux, puis repartent de zéro aux frais de la collectivité. Les entreprises profitent du dispositif pour s'alléger de dettes accumulées avant la crise. Dans une économie bienveillante, le dispositif aurait pu présenter des avantages, mais dans le monde réel, où des chefs d'entreprise cyniques optimisent les coûts et recherchent le profit, les salariés en paient le prix. Était-ce l'intention du Gouvernement ?

Nous étions attentifs à la non-prorogation de la disposition après le 31 décembre 2020. Cette proposition de loi aura au moins eu cet effet.

On n'entend pas le Gouvernement ni la majorité sénatoriale se plaindre de l'endettement public qui bénéficie aux entreprises. On renfloue les entreprises sur le dos des contribuables et, demain, on fera des coupes budgétaires sur les programmes sociaux...

Le GEST votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du GEST)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - L'article L. 642-3 du code de commerce pose le principe d'interdiction, pour certaines personnes, de présenter une offre de reprise. Le tribunal de commerce peut y déroger sur requête du ministère public et avec un jugement motivé.

Dans un contexte de crise, l'ordonnance du 20 mai 2020 a prévu un assouplissement de cette procédure. La proposition de loi supprime son article 7, considéré comme un effet d'aubaine pour des patrons voyous. La commission des lois, comme notre groupe, y est défavorable. Je salue le travail de la rapporteure.

L'article 7 précité ne modifie pas la liste des personnes qui ne peuvent, sauf dérogation, présenter une offre de reprise et ne porte que sur un assouplissement de la procédure. L'ordonnance l'assortit même de garanties supplémentaires avec un jugement motivé, la présence du ministère public à l'audience et un appel suspensif.

Le mécanisme de reprise ainsi assoupli ne bénéficie pas systémiquement aux anciens dirigeants, comme dans le cas de Camaïeu où la Financière immobilière bordelaise a été préférée. Madame la ministre, merci d'avoir transmis les chiffres des emplois sauvés par le dispositif.

L'article 10 de l'ordonnance prévoit la fin de la mesure au 31 décembre 2020. Madame la ministre, vous vous êtes engagée, en réponse à une question d'actualité le 6 octobre dernier, à ne pas la proroger. Par ailleurs, la procédure accélérée n'ayant pas été engagée sur ce texte, cette proposition de loi sera caduque avant son adoption définitive. Pourquoi encombrer ainsi l'ordre du jour du Sénat ? Le groupe RDPI ne votera pas cette proposition de loi.

Mme Maryse Carrère .  - « L'office de la loi est de fixer par de grandes vues les maximes générales du droit, d'établir des principes féconds en conséquence et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière » déclarait Portalis.

Ces mots doivent nous guider et nous interroger sur l'applicabilité des textes que nous votons. Le temps législatif est un temps long et ce texte ne serait adopté qu'après le 31 décembre, lorsque le dispositif qu'il abroge aura cessé.

Mais je salue l'initiative de Sophie Taillé-Polian qui est aussi tout un symbole et qui a au moins le mérite de nous permettre d'entendre la ministre nous apporter des précisions sur les intentions du Gouvernement.

Les dispositions du code du commerce ont un objectif de lutte contre la fraude à l'assurance entraînant le non-paiement des créances salariales.

La dérogation visait à protéger les emplois et à soutenir les dirigeants d'entreprises qui ne sont en aucun cas responsables du contexte économique et de ses conséquences pour leur carnet.de commandes.

Mais des chefs d'entreprise - comme ceux d'Inteva - en ont profité. Je partage l'objectif de cette proposition de loi mais il n'est pas généralisable. Le choix de l'offre de reprise ne se fait pas d'un claquement de doigts ; le juge doit choisir l'offre qui assure le maintien de l'emploi, celui des activités et l'apurement du passif.

Aux exigences du droit commun, prévoyant que le jugement soit rendu après avis des contrôleurs, s'ajoute la présence obligatoire du ministère public à l'audience qui peut présenter ses observations et même interjeter appel. Et l'affaire Camaïeu a prouvé que ces reprises ne sont pas dépourvues de tout contrôle.

Face à la poursuite de la crise, quelles réponses souhaitons-nous apporter pour les cessions qui perdureront après le 31 décembre ? La mission d'information sur les outils juridiques de traitement des difficultés des entreprises nous aidera, je l'espère, à y voir plus clair et à apporter des solutions.

Même s'ils en partagent le constat, les membres du RDSE s'abstiendront majoritairement sur ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; M. Bernard Buis applaudit aussi.)

M. Fabien Gay .  - Quelques jours après le premier confinement, Muriel Pénicaud a pris des ordonnances, non pas pour déclarer le covid-19 comme maladie professionnelle ou rappeler aux assureurs leurs obligations à l'égard des artisans et commerçants, mais pour déroger au code du travail, et faciliter les reprises d'entreprises - je vous renvoie à l'ordonnance du 20 mai.

Le code du commerce, en son article L. 642-3, avait prévu une disposition pour moraliser les affaires et protéger les créanciers. C'est une protection pour tous les créanciers, y compris l'État, afin d'éviter la « nationalisation » abusive des salaires ou leur prise en charge par le régime de garantie salariale.

L'ordonnance évite les études d'impact et le contrôle démocratique du Parlement. On nous avait rassurés : « Nous serons vigilants quant aux effets d'aubaine ; le tribunal et le ministère public seront intraitables, afin que ce ne soit pas l'occasion d'effacer des dettes et de réduire les effectifs ». C'est raté, car les entreprises qui ont fait appel à ces dispositions avaient déjà des dettes et des plans sociaux dans leurs cartons. Les exemples sont nombreux. Citons Orchestra, croulant sous ses 650 millions d'euros de dette et repris par son fondateur Pierre Mestre ; ou Alinea, propriété de la famille Mulliez - 6e fortune de France, qui détient 40 enseignes - repris par Alexis Mulliez le 14 septembre. Celui-ci ferme plusieurs points de vente et licencie 1 000 salariés. Il y a encore Phildar, propriété de la même famille, qui supprime 137 emplois et ferme 116 points de vente sur 131... Le plan de licenciement ne datait pas de la crise.

La famille Mulliez enchaîne les plans de licenciement et les fermetures de sites. Comment peut-on encore nier que la mesure a créé un réel effet d'aubaine ? Les licenciements en procédure collective seraient soumis aux mêmes procédures que les licenciements économiques, nous dit la commission des lois. Mais non ! Les délais ne sont pas les mêmes : ils sont bien plus courts dans le cadre d'une procédure collective.

Cette ordonnance doit prendre fin le 31 décembre, or la commission des lois propose de l'inscrire dans le droit commun. C'est inacceptable !

Nous voterons cette proposition de loi des deux mains. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE et celles du GEST, ainsi que sur quelques travées du groupe SER)

M. Édouard Courtial .  - À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Telles sont les raisons de l'adoption de l'article 7, né de la crise et qui ne saurait lui survivre. Il s'agissait de mieux prendre en compte la situation sanitaire. Nous étions alors sidérés, inquiets de la situation économique. C'est dans ce contexte que le dispositif a été rédigé.

L'objet de cette proposition de loi n'est autre que l'abrogation de cet article 7 mais il y a une échéance au 31 décembre...

Il y eut peut-être des dérives mais elles ne furent que très marginales. Ainsi s'explique, sans doute, la volonté de supprimer l'article 7 alors même que la crise couve toujours. Nous en mesurons les conséquences quotidiennes dans nos territoires. Mais peut-être les circonstances ont-elles obscurci les jugements... Je n'ose croire que l'on puisse voir dans tous les chefs d'entreprise des personnes sans scrupule alors qu'ils sont les forces vives de notre économie.

Le ministère de la Justice avait craint le manque de repreneurs potentiels et considéré que les dirigeants n'étaient pas responsables de la crise. Le dispositif est est très encadré avec notamment la présence obligatoire du ministère public. Les tribunaux en ont fait un usage prudent, avec l'assentiment de tous les acteurs concernés. La majorité des dirigeants est honnête. L'idée à l'origine du dispositif est légitime, son application prudente et efficace.

Demain, le sort du tissu productif français, notamment des petites et moyennes entreprises qui font la richesse et le dynamisme de nos territoires, sera suspendu à ce type de mesures de soutien. Je pense à nos restaurateurs et à tous ces chefs d'entreprise qui ne peuvent toujours pas exercer leur activité.

Je suis en accord avec la commission des lois, qui appelle le Gouvernement à proroger le dispositif, et je forme le voeu que le Gouvernement fasse tout ce qu'il est possible pour soutenir nos entreprises.

M. Cyril Pellevat .  - Je peux comprendre l'indignation de nos concitoyens lorsque la mesure a été présentée dans les médias. Cela peut, à première vue, sembler immoral. En vérité il n'en est rien. Un tel rachat était déjà autorisé par la loi, sous certaines conditions. Cette possibilité était peu utilisée mais elle était parfois avantageuse. Il s'agit donc d'une fausse polémique liée à une désinformation. C'est dommage de jeter ainsi l'opprobre sur les chefs d'entreprise.

Cet assouplissement répond aux faillites liées à la crise : les chefs d'entreprise n'y sont pour rien. Le risque, c'est que ces entreprises soient rachetées par des intérêts étrangers ou, pire, que les emplois soient supprimés. N'oublions pas que ce sont les entreprises qui créent les emplois. Cette souplesse doit bien évidemment être encadrée, notamment dans le temps. Il ne me semble nécessaire ni de l'abroger ni de la prolonger.

Faisons confiance aux juges pour prendre les bonnes décisions. La commission des lois estime qu'il n'y a pas besoin de modifier la loi et je salue son travail qui nous évite de nous embarquer dans la première polémique venue... (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Marc Laménie .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je salue l'initiative de Sophie Taillé-Polian et du GEST d'aborder un sujet hautement sensible. J'ai aussi suivi le travail de la commission des lois, de la commission des affaires économiques et de la délégation aux entreprises, et notamment les auditions. On a souligné les dérives. Tout est lié : les entreprises, l'État, nos territoires.

Cette proposition de loi a pour objectif de mettre fin aux dérives. Notre rapporteure a souligné l'existence de nombreux dispositifs pour soutenir nos entreprises, notamment les prêts garantis par l'État - 300 milliards d'euros d'encours -, le fonds de solidarité, etc. Je suivrai l'avis de la commission des lois et notre groupe ne votera pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLES ADDITIONNELS avant l'article premier

Mme le président.  - Amendement n°1 rectifié quinquies, présenté par Mmes N. Goulet et Loisier, MM. Le Nay, Moga et Canevet, Mmes Dindar et Billon, M. Delahaye, Mme Doineau, M. Delcros et Mmes Vérien, Gatel et C. Fournier.

Avant l'article 1er

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Jusqu'au 31 décembre 2021, la procédure de rétablissement professionnel sans liquidation prévue au chapitre V du titre IV du livre VI du code de commerce est ouverte, par dérogation au premier alinéa de l'article L. 645-1 du même code et sous les réserves prévues aux deuxième et troisième alinéas du même article L. 645-1 ainsi qu'à l'article L. 645-2 dudit code, à toute personne mentionnée au premier alinéa de l'article L. 640-2 du même code, en cessation de paiement et dont le redressement est manifestement impossible, qui n'a pas cessé son activité depuis plus d'un an et dont l'actif déclaré a une valeur inférieure à un montant fixé par décret en Conseil d'État.

Dans le cas où le débiteur a employé un ou plusieurs salariés au cours des six derniers mois, la procédure de rétablissement ne peut être ouverte que si toutes les créances salariales exigibles ont été payées à la date où le tribunal statue.

Mme Nathalie Goulet.  - C'est une procédure un peu cavalière d'amender ainsi une proposition de loi, mais c'est le moyen pour moi de faire passer des propositions.

Je propose d'étendre le bénéfice de la procédure de rétablissement professionnel aux entreprises de moins de dix salariés. Cela sauverait des emplois.

Mme Claudine Thomas, rapporteure.  - Sagesse.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée.  - C'est un amendement d'appel. La procédure de rétablissement professionnel est une procédure simplifiée permettant l'effacement des dettes du débiteur tout en continuant l'activité. La mesure a été prolongée jusqu'au 31 décembre 2021 grâce à la loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP) du 7 décembre 2020.

Nous sommes réticents à étendre cette procédure aux personnes morales ; cette extension mériterait au moins une étude d'impact. Avis défavorable.

M. André Reichardt.  - Je suis ancien directeur général de chambre de métiers et cet amendement me semble présenter un grand intérêt. Dans les situations difficiles que nous connaissons, il pourrait aider bon nombre d'artisans. J'aurais souhaité que nous puissions l'adopter.

M. Vincent Segouin.  - Une étude d'impact est toutefois nécessaire. L'entreprise française moyenne a six salariés. L'impact serait donc majeur !

L'amendement n°1 rectifié quinquies est adopté et devient un article additionnel.

Mme le président.  - Amendement n°3 rectifié, présenté par Mmes N. Goulet, Vérien et C. Fournier.

Avant l'article 1er

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Après le quatrième alinéa de l'article L. 144-1 du code monétaire et financier, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« La Banque de France intègre dans ses enquêtes toutes les informations liées à l'application éventuelle des dispositifs pris dans le cadre de l'urgence sanitaire. »

Mme Nathalie Goulet.  - La ministre a déjà répondu.

L'amendement n°3 rectifié est retiré.

ARTICLE PREMIER

M. Guy Benarroche .  -  L'article premier met en exergue le problème du recours aux ordonnances sur des sujets de moins en moins techniques : 232 depuis le début de la législature, le record va être battu ! Où est le respect du Parlement ?

Le défaut de ratification est encore plus choquant : les projets de loi de ratification ne sont pas inscrits à l'ordre du jour, que vous maîtrisez pourtant ! Certes, il y a urgence, mais quel contrôle est réalisé ? La délégation du suivi du travail parlementaire s'en charge, mais pourquoi cela doit-il passer sur le temps d'initiative parlementaire ?

Mme Claudine Thomas, rapporteure.  - La commission des lois est défavorable à cet article. L'ordonnance du 20 mai 2020 comprend de nombreuses dispositions, dont certaines ont été critiquées par les présidents Buffet et Kanner.

L'article premier n'est pas adopté.

L'amendement n°2 rectifié quater est retiré.

L'article 2 n'est pas adopté.

Mme le président.  - L'ensemble de la proposition de loi reste constitué par l'amendement n°1 rectifié quinquies de Mme Goulet.

À la demande du groupe Les Républicains, l'ensemble de la proposition de loi est mis aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°46 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 226
Pour l'adoption   56
Contre 170

Le Sénat n'a pas adopté.