Construire le monde d'après

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle visant, face à la crise actuelle à construire le monde d'après fondé sur la préservation des biens communs, présentée par Mme Nicole Bonnefoy et plusieurs de ses collègues.

Discussion générale

Mme Nicole Bonnefoy, auteure de la proposition de loi constitutionnelle .  - Depuis que je siège au Sénat, j'ai consacré mes travaux à la santé environnementale, ainsi qu'aux risques climatiques et industriels, qui trouvent leur origine dans le fonctionnement même de nos sociétés dites modernes. Nos réponses sont-elles suffisantes ? Non. Nous constatons l'impuissance de l'État et son recul face au rouleau compresseur du libéralisme économique.

Le coût de la pandémie est immense : 1,5 million de morts à travers le monde, paralysie économique, conséquences socio-économiques extrêmement graves. Son irruption en Chine n'est pas un hasard.

La Chine, où la croissance économique est insolente, est un véritable contre-modèle en crise, représentatif d'une stratégie économique qui a donné trop longtemps la priorité à la croissance à tout prix, au détriment de la santé et de l'environnement. C'est un système insoutenable qui travaille à sa propre perte. La Chine est-elle la seule coupable ? Ce mode de production de masse a été créé dès les années 1950 ; il a dorénavant atteint ses limites comme le montrent les crises de la vache folle, et autres épizooties. Ce système pollue et crée des crises climatiques.

Pauvreté, famine, augmentation des réfugiés climatiques : on voit que ce système est à bout de souffle. Nous sommes dominés par notre propre domination.

Il faut une gouvernance mondiale rénovée, grâce notamment l'inscription des biens communs mondiaux dans notre Constitution.

Comment mieux protéger notre environnement ? Préserver la diversité du monde vivant ? Sauvegarder la forêt amazonienne ? Cette forêt est un bien commun mondial. Cette qualification juridique nouvelle semble préférable à un droit de la nature comme le souligne Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France.

Le futur vaccin de la covid-19 ne doit-il pas être, lui aussi, un bien commun accessible à toutes et tous ?

Il faut en conséquence établir un régime juridique adapté pour encadrer le droit de propriété et la liberté d'entreprendre. L'article 2 établit ainsi un nouvel équilibre pour la protection des sols, le partage du foncier agricole et la sécurité alimentaire.

L'article 3 instaure lui aussi un équilibre nouveau entre le droit de la propriété, la liberté d'entreprendre et les biens communs, sans nuire à l'entreprise.

Il faut changer de paradigme aux niveaux international et national, grâce à la notion de bien commun mondial. Les six articles sur « Le retour des communs » publiés dans Le Monde sont éclairants à cet égard.

Le Président de la République soulignait que cette pandémie révèle que certains biens et services devaient être placés hors d'atteinte des lois du marché. Les biens communs sont des choses matérielles et immatérielles nécessaires aux droits et libertés constitutionnellement garantis, comme les définit l'économiste italien Stefano Rodotà.

Les biens communs ne sont pas la propriété de personne, car nous en avons tous besoin pour vivre.

Cette proposition de loi constitutionnelle vise à réencastrer l'économie dans la société. C'est une réponse à la crise démocratique.

Puisse cette crise nous offrir l'opportunité de changer notre regard sur le monde. L'homme n'est plus au centre de la terre mais est une composante de la nature. Ne l'oublions pas ! Tel est l'objet de cette proposition de loi dont le vote honorerait le Sénat.

Je regrette que la commission des lois ait rejeté ce texte malgré un travail sérieux du rapporteur qui en a bien cerné les enjeux. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST)

M. Arnaud de Belenet, rapporteur de la commission des lois .  - (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP) La commission des lois invite le Sénat à ne pas reprendre à son compte ce texte aux effets juridiques incertains. Mais cette proposition de loi ouvre un débat très riche, qui doit se poursuivre.  Le législateur est légitime pour le mener.

Les questions abordées sont fondamentales et j'en remercie Nicole Bonnefoy et les membres du groupe SER. Je remercie aussi le président de la commission des lois pour sa confiance.

Nicole Bonnefoy constate les dysfonctionnements de notre système économique et l'affaiblissement de la coopération internationale.

Elle nous propose de modifier la Constitution pour y inscrire la notion de bien commun. De nouveaux objectifs de valeur constitutionnelle seraient également ajoutés.

La thèse de la tragédie des communs a été battue en brèche par Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie en 2009, qui a montré qu'une gestion adaptée permet d'éviter l'épuisement de la ressource. Ces avancées ont débouché, en pratique, sur les logiciels libres ou les semences libres.

La notion de bien commun n'existe pas en droit français, mais il existe les prérogatives de la puissance publique, les formes collectives de propriété privée, les droits d'usage ou de jouissance.

La notion de bien commun devrait être définie et articulée aux catégories existantes. La tâche n'est pas impossible : nous pourrions nous inspirer des travaux de la commission italienne Rodotà, qui proposait d'inscrire les beni comuni dans le code civil italien. Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle souhaitent contrebalancer de la sorte le poids jugé excessif du droit de propriété, de la liberté d'entreprendre et de la liberté contractuelle. Or ceux-ci ne se sont pas prépondérants dans la Constitution par rapport aux autres principes et objectifs de valeur constitutionnelle.

Le droit à un emploi, à un logement décent, la lutte contre la fraude fiscale existent aussi.

Les auteurs du texte considèrent que le droit de propriété doit céder devant les exigences de la protection de l'environnement. Depuis l'entrée en vigueur de la Charte de l'environnement, des interrogations demeurent. Cette proposition de loi constitutionnelle ferait entrer la protection de l'environnement dans le corps même de la Constitution.

Le renforcement de la coopération internationale repose avant tout sur la conclusion de nouveaux accords internationaux et non pas sur la modification de notre droit interne. Une modification de notre Constitution ne serait pas sans effet. Le contrôle constitutionnel pourrait s'exercer sur nos engagements internationaux et ces nouveaux droits deviendraient opposables au droit interne.

Par exemple, le 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a interdit l'exportation de produits phytosanitaires non autorisés en France. Cependant, la continuité de nos engagements devrait être suffisamment claire et précise. Tel ne semble pas être le cas.

Le législateur souhaite-t-il s'autoriser à prendre en compte plus largement les effets des règles du droit interne sur la protection et l'accessibilité des biens communs mondiaux ? Souhaite-t-il affirmer lui-même l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement déjà consacrée par la Charte et y ajouter explicitement le climat ; consacrer le principe de non-régression en matière environnementale, non encore dégagé par la jurisprudence constitutionnelle ? Enfin, souhaite-t-il définir lui-même les biens communs et leur régime juridique, en s'inspirant, éventuellement, de la commission Rodotà ? Ce sont quelques pistes ouvertes par cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP)

Mme Barbara Pompili, ministre de la transition écologique .  - Des feux géants, des océans de plastique, des espèces qui disparaissent : voilà la tragédie des biens communs ! Ce n'est plus une fiction, c'est une réalité cinquante ans après le cri d'alarme de Garrett Hardin.

Les hêtres ne survivront pas au sud du pays et les glaciers auront disparu dans un siècle.

L'eau, l'air, la terre, la biodiversité sont les piliers qui soutiennent l'existence humaine. Notre devoir, notre responsabilité, c'est de les protéger et de les transmettre. De ne pas laisser le poids des renoncements imprimer une marque indélébile sur notre planète.

En tant qu'humains, nous subissons déjà cette tragédie : je pense aux migrants climatiques, à tous ceux qui sont en première ligne du changement climatique. Pour eux, pour nous, inventons un autre avenir.

Il est encore temps d'agir.

Je connais votre engagement de longue date, madame Bonnefoy, et celui du Sénat. Le futur ne passera que par la préservation des biens communs.

Chaque génération a son combat. Le nôtre, le mien, c'est l'écologie. Je crains cependant que votre proposition de loi constitutionnelle ne soit pas la réponse adaptée.

Notre Charte de l'environnement contient en substance ce que vous souhaitez dans cette proposition de loi constitutionnelle. Elle a une valeur constitutionnelle. Les biens communs bénéficient donc du plus haut niveau de protection. (On le conteste sur les travées du groupe SER.)

En outre, la notion de « communs » est trop peu définie pour que nous puissions la placer au sommet de la pyramide des normes.

M. Vincent Éblé. - Amendez !

Mme Barbara Pompili, ministre. - Le Président de la République a mis en garde sur le risque de placer la protection de l'environnement au-dessus des libertés publiques.

Notre planète nous demande surtout d'agir résolument, rapidement et concrètement. Il y a urgence. C'est pourquoi nous plaçons l'écologie au coeur de la relance.

Jamais un Gouvernement n'avait consacré 30 %, soit 30 milliards d'euros, d'un plan de relance à la transition écologique. Ce sont des moyens historiques pour décarboner l'économie, construire les filières d'avenir, en accompagnant chacun dans le changement.

Nous avançons. Nous célébrons les cinq ans des accords de Paris et constatons que le monde a changé en cinq ans : six fois plus de voitures électriques, mille kilomètres de pistes cyclables déployés en quelques semaines, un million de vélos réparés, chaudières au fioul interdites dès 2022, et un accompagnement de l'État pour en changer. Bientôt nous atteindrons 30 % des espaces naturels protégés ; deux parcs nationaux ont été créés, au Mont Ventoux et en baie de Somme. Tout cela était impensable, et pourtant nous l'avons fait.

Ces exemples peuvent chacun paraître bien peu, mais l'écologie, ce sont toutes ces actions de fourmi qui aboutissent à un résultat titanesque. C'est une révolution dans nos idées, dans nos valeurs, dans notre manière de vivre. Enfin, nous changeons de modèle ! (Exclamations à gauche) Nous construisons la France de demain, neutre en carbone, respectueuse des biens communs, résiliente.

Notre pays y est prêt, la Convention citoyenne sur le climat en témoigne. (On ironise à gauche.)

Nous allons au-delà d'un plan de relance en plaçant l'écologie en haut de l'agenda. Imaginait-on il y a cinq ans qu'on mettrait un terme à l'étalement urbain, qu'on régulerait la publicité, qu'on éduquerait à l'environnement tout au long de la vie, qu'on interdirait les vols intérieurs quand une alternative existe ?

M. Jean-Pierre Sueur.  - Il y a cinq ans, nous étions dans les ténèbres ! (Sourires à gauche)

Mme Barbara Pompili, ministre.  - Jamais aucun pays n'a fait autant en si peu de temps, jamais aucun Gouvernement n'a répondu si rapidement à l'appel des citoyens. (Marques d'exaspération à gauche) Je serai toujours à vos côtés pour faire plus encore.

M. Vincent Éblé.  - Sauf aujourd'hui !

Mme Barbara Pompili, ministre.  - Au-delà d'une modification constitutionnelle, construire un autre monde, protéger les biens communs, clés de notre avenir : cela transcende nos appartenances politiques, cela dépasse nos existences.

Nous y arriverons ensemble si nous nous entendons sur les moyens.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Bref, la proposition de loi est enterrée sous les fleurs. Je m'en vais.

M. Guillaume Chevrollier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je souscris au constat de l'exposé des motifs. La pandémie a révélé les effets délétères d'un libéralisme dérégulé.

Qu'est-ce que le bien commun ? Voilà toute la question. Dans la recherche du bien commun, il y a un objectif social : eau, éducation, environnement, travail, biodiversité, transports...

Le bien commun, c'est ce qui doit guider l'action du législateur. Notre engagement politique n'est-il pas à l'origine la volonté d'oeuvrer pour le bien commun ?

Mais cette notion demeure un objet juridique mal identifié, non consacré en droit français.

Le 31 janvier 2020, le Conseil Constitutionnel a consacré l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de l'environnement « patrimoine commun des êtres humains » en s'appuyant sur le préambule de la charte de l'environnement. Faute de définition solide, on laisse au seul juge constitutionnel la responsabilité de fixer les contours du concept. C'est la faiblesse de cette proposition de loi, qui laisse la porte ouverte à l'interprétation.

Elle introduit de nouvelles notions de droit et garantit constitutionnellement la possibilité pour le législateur de limiter le droit de propriété ou la liberté d'entreprendre quand il s'agit de protéger les biens communs.

Quelle est l'opérativité du concept de biens communs mondiaux ? La Constitution française ne peut concrétiser à elle seule « la souveraineté solidaire des États », autre notion bien vague. C'est une pétition de principe, susceptible qui plus est d'interférer dans nos relations avec les autres pays du monde...

La recherche du bien commun traduit une espérance profonde de l'humanité, dans un monde marqué par l'individualisme et le communautarisme ? Comment répondre à ce défi ?

La première réponse est de retrouver notre souveraineté et notre liberté. Cette mondialisation déréglée constitue une attaque directe contre l'environnement, nos emplois, notre modèle social. Nos institutions sont affaiblies par une technocratie toute-puissante, les normes incompréhensibles ne nous protègent plus et nous payons le court-termisme des politiques publiques.

Nous devons réapprendre à produire ce que nous consommons.

Pour que la liberté d'échanger ait un sens, il faut que les règles soient les mêmes pour tous, pour plus de réciprocité.

On peut aussi s'appuyer sur les corps intermédiaires pour garantir le bien commun. Ils sont un frein au risque d'abus d'en haut. La famille en fait partie, et offre aussi une protection.

Des réformes en profondeur, en particulier pour réduire le poids de l'administration et de la technocratie, sont nécessaires. Il n'y a pas d'avancée humaine sans prise de risque, sans liberté.

Faisons confiance à l'intelligence collective. Les territoires regorgent d'atouts. Il faut aller au-delà de cette proposition de loi constitutionnelle contre laquelle le groupe Les Républicains votera. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et au banc de la commission)

M. Dany Wattebled .  - Cette proposition de loi constitutionnelle vise à inscrire dans la Constitution l'engagement de l'État à protéger les biens communs mondiaux et à concilier respect des biens communs avec liberté d'entreprendre et droit de propriété.

En 1968, paraissait l'article fondateur de l'écologue Garrett Hardin, La Tragédie des communs. À l'époque, à part les lecteurs de Karl Marx et Karl Polanyi, les économistes avaient oublié cette notion. Pour Hardin, la tragédie des communs est que chacun, guidé par son avidité, essaie d'en bénéficier sans prendre en charge leur renouvellement. La solution passe soit par la nationalisation, soit par la privatisation, les inégalités étant préférables à la ruine de tous.

Mais en 1990, Elinor Ostrom met en évidence des cas où des communautés échappent à la tragédie des communs en gérant de manière pérenne les ressources communes. Cela lui vaudra le prix Nobel d'économie en 2009.

Notre droit ignore la notion de biens communs : il connaît les choses communes, non appropriables, comme l'air ou l'atmosphère, et les choses hors commerce, tels que les éléments du corps humain ou les droits extrapatrimoniaux.

La puissance publique peut aussi s'affranchir du droit de propriété par l'expropriation, la préemption ou la servitude par exemple.

Contrairement à ce que laissent entendre les auteurs de la proposition de loi, le droit de propriété, la liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle n'ont aucune prépondérance sur les autres droits constitutionnels.

La définition du bien commun n'est pas assez précise et sa consécration dans la Constitution ne paraît pas utile. Le groupe Les Indépendants s'abstiendra.

M. Guy Benarroche .  - Madame la ministre, je connais vos convictions. Vous savez que les actions du Gouvernement ne vont pas à la vitesse du changement climatique.

Que sont les biens communs ? Des biens rivaux, dont la consommation par une personne diminue la capacité de consommation par une autre, mais non exclusifs, dont l'accès ne peut être restreint.

Ils sont de plus en plus nombreux en raison de la baisse des ressources naturelles. L'eau en est un. Je comprends qu'il est difficile de légiférer sur de tels sujets, mais devons-nous ne rien faire ?

Les prud'homies de pêche de Marseille sont un bon exemple. Depuis le Moyen Âge, les restrictions acceptées par tous, la répartition de la ressource et l'attention portée au renouvellement ont évité son épuisement. L'arrivée des nouvelles technologies de pêche et de pêcheurs venus de l'extérieur a marqué la fin de ces règles communes de pêche durable.

C'est un avertissement, qui nous invite à viser une gestion de long terme, acceptée par tous, équitable et respectueuse de l'environnement.

Les biens communs doivent être mis à part.

Leur inscription dans la Constitution pose question. Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre peuvent déjà être limités, par exemple par l'expropriation ou via la production et la distribution de médicaments sous licence d'office. Nous acceptons déjà que l'intérêt général puisse l'emporter sur ces autres droits.

La préservation de la biodiversité ne devrait-il pas relever de l'intérêt général ?

Le GEST adhère aux objectifs de la proposition de loi constitutionnelle et la votera. La pétition « Notre affaire à tous » montre que la voie juridique doit être utilisée.

Dans la démarche du local au global, nous invitons la France à agir rapidement. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER)

Mme Nicole Duranton .  - Le monde d'après est celui que nous laissons à nos petits-enfants. À nous de le rendre viable. Nous faisons face à plusieurs grands défis : social, climatique, sécuritaire : ils convergent autour des notions de souveraineté, d'écologie et de bien commun.

La rédaction de la proposition de loi constitutionnelle est apparue au rapporteur Arnaud de Belenet trop imprécise juridiquement pour la norme suprême. Hormis la forme républicaine du Gouvernement, le pouvoir constituant peut changer la Constitution. Mais modifier la Constitution au gré des évolutions de l'opinion en dégraderait la portée et la hauteur. Et cette proposition de loi constitutionnelle est-elle le bon véhicule ? L'exposé des motifs, peu précis, parle de transformer la souveraineté solitaire des États en souveraineté solidaire. Pour ce faire, on autorise le législateur à porter une atteinte plus forte au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre, à des fins d'intérêt général.

Le Sénat, chambre de la prudence, a le recul du temps et pose la question du cadre constitutionnel en vigueur. De fait, la charte de l'environnement est déjà incluse dans le bloc de constitutionnalité et le Conseil constitutionnel s'y est appuyé pour rendre des décisions. La Convention citoyenne pour le climat a fait des propositions sans remettre en cause la Constitution.

La rédaction de la proposition de loi nous interroge car la notion de bien commun est trop imprécise et non définie en droit. Cette notion pourrait recevoir un contenu extensif au gré des législateurs futurs. La notion d'autonomie alimentaire pourrait conduire à remettre en cause la libre circulation et la non-discrimination, principes clés du droit européen et du marché agricole commun ; à l'article 3, ce sont la liberté d'entreprendre et la propriété qui risqueraient d'être entravées, au risque de pénaliser les TPE-PME.

La convention citoyenne pour le climat invite à renforcer la lutte contre le banditisme environnemental à travers le délit de pollution de l'eau, du sol, de l'air ou l'écocide.

Mme Barbara Pompili, ministre. - Tout à fait.

Mme Nicole Duranton. - Soyons la chambre de la mesure, et non des effets d'annonce. Le groupe RDPI votera contre ce texte.

Mme Maryse Carrère .  - Il y a une trentaine d'années, le professeur Maurice Bourjol publiait Les biens communaux, voyage au centre de la propriété collective. Il en faisait, avec les communes, les piliers d'un corps moral immortel formé par les générations passées, présentes et à venir, auquel l'État superposait ses normes et sa culture. Depuis, la notion a évolué vers celle de patrimoine commun, matériel et immatériel, mondial voire universel : on est passé du pâturage villageois à la forêt amazonienne. Deux éléments demeurent invariables : la transmission de ces biens de génération en génération et le rôle de l'État à qui il revient de fixer un régime juridique de ces biens - mondiaux ou communaux.

Il est bon que s'engage dans cet hémicycle une réflexion sur la notion de bien commun ; mais en même temps, ces biens mettent à l'épreuve nos qualifications juridiques traditionnelles, entre biens privés et biens collectifs.

Les biens communs ne sont pas nés avec le « monde d'après », puisque notre droit s'y intéresse déjà. Le 23 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a érigé en objectif à valeur constitutionnelle la protection de l'environnement, patrimoine commun. Nous avons encore à découvrir les potentialités normatives de la charte de l'environnement.

Laissons les dispositifs juridiques existants se déployer, poursuivons la réflexion ; en attendant, le RDSE ne votera pas ce texte.

Mme Marie-Claude Varaillas .  - Aristote déplorait déjà que « ce qui est commun à tous fût l'objet de moins de soin, car les hommes s'intéressent d'abord à ce qui est à eux ».

Les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle dénoncent le carcan de la loi du marché et proposent un renversement au profit des besoins premiers des hommes. Le libéralisme est clairement identifié comme la source des dérèglements mondiaux, climatiques, migratoires ou financiers.

Mais cela, le groupe CRCE ne le découvre pas ! Nous avons toujours dit que le marché était incompatible avec l'intérêt général. Il y a dans ce texte une vision intéressante de ce que peut être un ordre mondial progressiste.

Derrière cette affirmation d'une souveraineté réinventée autour d'un humanisme nouveau, il y a, chez les auteurs de cette proposition de loi une volonté plus pragmatique de s'opposer à la censure par le Conseil constitutionnel des lois votées par le Parlement.

Cependant, les objectifs définis par une révision de la Constitution entreraient en conflit avec d'autres objectifs et principes constitutionnels et le Conseil constitutionnel garderait tout son libre arbitre pour les concilier. De plus, une nouvelle catégorie juridique ne suffirait pas à protéger ces biens. La Constitution énumère beaucoup de droits - au travail, à la santé, au logement - qui ne sont pas pour autant garantis.

Il y a donc les concepts, les mots et le droit.

Derrière les biens communs, il y a les droits humains ; pour garantir ces droits, il y a les services publics et les politiques publiques au sens large. Nous regrettons que la privatisation rampante de l'hôpital public ait commencé bien avant la présidence actuelle... La protection des biens communs va bien au-delà de cette proposition de loi : énergie, eau, transports, hôpital, autant d'outils de garantie des droits de nos concitoyens à se loger, se soigner, s'éduquer. Il faut pour cela des outils opérationnels, sous contrôle démocratique. C'est ce que nous défendons, au-delà du champ de cette proposition de loi constitutionnelle.

Le groupe CRCE votera néanmoins ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER)

M. Jérôme Durain .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Merci au rapporteur pour son travail ; nos échanges ont été très constructifs. Malgré l'avis défavorable du rapporteur, inciter la commission à se pencher sur la notion de bien commun est déjà une victoire. Nicole Bonnefoy est opiniâtre et a déjà fait adopter plusieurs propositions ancrées dans la réalité.

C'est le cas de la thématique émergente des biens communs, qui est déjà documentée. Le Sénat a été en pointe des conquêtes juridiques les plus importantes : proposition de loi Retailleau sur le préjudice écologique, proposition de loi Bonnefoy sur l'indemnisation des victimes de pesticides. La proposition de loi sur le crime d'écocide a été consciencieusement désossée par le rapporteur Christophe-André Frassa ; pourtant, j'ai constaté que ce petit bout de droit produisait des effets au Bangladesh. Nous sommes bien dans le concret.

Nul ici ne conteste la liberté d'entreprendre mais elle doit s'articuler avec d'autres principes ; or dans l'état actuel de la Constitution, le Conseil constitutionnel en a tiré argument pour censurer des lois sur le reporting fiscal ou contre la spéculation foncière.

Les arguments du rapport ne m'ont pas convaincu. Une ancienne députée, Mme Pompili, prônait elle-même la préservation de biens communs tels que la nature, l'air ou l'eau, en appelant à dépasser les blocages et à construire des majorités d'idées. Or cette même Mme Pompili vient de nous exhorter à agir d'abord - comme si ce texte s'y opposait et nous renvoie aux mesures du plan de relance. Nous vous proposons une inversion des valeurs, vous nous renvoyez à la réintroduction des néonicotinoïdes, du glyphosate et à l'injonction du Conseil d'État à respecter nos obligations climatiques !

L'Italie, elle, a su avancer sur la base des travaux de la commission Rodotà. Ce débat ne concerne pas qu'un pays ni qu'un parti.

Méfions-nous aussi des visions purement juridiques qui font oublier la portée politique de nos actes ; les raisonnements en chambre ont leurs limites, et il est contestable de rejeter la recherche de souveraineté alimentaire nationale à l'heure où les frontières se ferment.

Après le devoir de vigilance, après l'écocide, nul doute que le concept de bien commun entrera lui aussi dans notre droit. Ne refusons pas l'inéluctable. Le groupe SER votera ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et CRCE)

Mme Françoise Gatel .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Merci pour cette proposition de loi qui nous oblige à prendre de la hauteur sur notre droit et à traiter de l'avenir de l'humanité solidaire.

Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie de 2009, dans un ouvrage de 1990 qui a fait date, a défini les communs comme des biens ni publics ni privés, relevant d'une exploitation et d'un usage collectifs. C'est un sujet qui suscite l'intérêt des économistes depuis des années, mais qui reste entouré d'une certaine confusion.

Notre droit administratif se structure autour de notions comme l'intérêt général, les services collectifs publics ou le domaine public. C'est à cette lumière qu'il faut aborder la question.

Comment définir les choses communes au regard du droit existant ? Notre droit constitutionnel est bien doté depuis l'introduction de la charte de l'environnement, adossée à la Constitution le 1er mars 2005. Elle permet au Conseil constitutionnel d'appréhender la notion de bien commun.

En janvier 2020, il a ainsi reconnu la valeur constitutionnelle de l'objectif de protection de l'environnement comme patrimoine commun des êtres humains. N'est-ce pas suffisant ?

De plus, le rapporteur, dont je salue le travail rigoureux, a souligné les conséquences d'une telle inscription sur les droits économiques mais aussi immatériels, dont ceux de la propriété intellectuelle.

De plus, l'action internationale de la France serait restreinte par ces nouvelles normes. Elinor Ostrom a mis en avant la notion de reconnaissance minimale des droits d'organisation des appropriateurs, qui ne sauraient être remis en cause par des acteurs externes.

La rédaction proposée pose un dilemme : ne faudrait-il pas plutôt agir au niveau européen, voire mondial ?

Notre droit évolue ; c'est une matière vivante, comme un arbre, disent nos amis canadiens. Cette proposition de loi constitutionnelle y contribue, mais elle reste trop fragile et imprécise pour que le groupe UC y souscrive. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur le banc de la commission)

Mme Marta de Cidrac . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Loïc Hervé applaudit également.) Je remercie le groupe SER d'avoir inscrit ce texte à notre ordre du jour.

En mars dernier, le Président de la République déclarait : « le jour d'après ne sera pas un retour au jour d'avant. » C'est dire que la crise sanitaire nous oblige à repenser nos sociétés, à revoir nos modes de vie, de production et de consommation à l'aune des grands défis du siècle, notamment écologiques.

Le monde d'après doit tenir compte de la finitude des ressources naturelles ; cette prise de conscience doit être française et mondiale.

Le Prix Nobel Elinor Ostrom a appelé à inventer une nouvelle gouvernance des biens communs. Le Sénat s'est emparé de ces thématiques à travers de nombreux rapports et propositions de loi.

Cependant, sur la forme, le vecteur de la révision constitutionnelle est inadapté, car la charte de l'environnement nous donne les outils nécessaires. Elle a été rendue pleinement opérationnelle et le Conseil constitutionnel s'appuie sur elle pour bâtir une jurisprudence sur les questions écologiques.

Sont entrés ainsi dans notre bloc de constitutionnalité trois grands principes qui protègent l'environnement et les ressources naturelles : principe de prévention, de précaution et principe pollueur-payeur.

La Constitution ne peut être l'objet de simples effets d'affichage.

Sur le fond, un bien commun ne pouvant être défini de manière précise, le texte se livre à une énumération, laissant de grandes latitudes d'interprétation.

Les gestions communes décrites par Elinor Ostrom se font à l'échelle de petites communautés, entre 50 et 15 000 personnes, et non à celle d'un pays ; elle montre en outre que ce type de gestion aboutit parfois à des échecs. Comment pourrait-on inscrire une gestion des ressources qui échoue dans notre loi fondamentale ?

Il ne s'agit pas de contester les biens communs comme théorie économique, mais leur traduction juridique.

Des outils existent déjà. Ainsi, notre droit, par le code civil, protège les biens communs que sont l'air et l'atmosphère. Existe également le droit d'expropriation et de préemption. Nous ne partons pas de nulle part.

L'article 3 de la proposition de loi constitutionnelle restreint la liberté d'entreprendre et le droit de propriété. La prise de conscience écologique ne doit pas se faire au détriment des droits protégés par la Constitution. Lorsqu'il s'agit de droits fondamentaux, on ne doit y toucher que d'une main tremblante. Du reste, la liberté d'entreprendre ne constitue aucunement un frein à la transition écologique. Elle offre par exemple des solutions innovantes pour le retraitement des déchets nucléaires ou le recyclage à l'infini des plastiques.

L'équilibre entre l'économie et l'écologie apparaît certes complexe, mais la préservation de l'environnement passe davantage par des actions concrètes que par des révisions constitutionnelles. La proposition de loi n'est pas fondée sur une méthode efficace. Aussi, le groupe Les Républicains ne la soutiendra pas. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains eUC)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLE PREMIER

Mme Esther Benbassa . - Cette proposition de loi nous invite à nous interroger sur le type de société que nous voulons à l'orée du nouveau millénaire, à prendre connaissance de notre passé économique et industriel, à nous questionner sur le droit de propriété privée et à réfléchir à notre avenir commun à l'aune des nouveaux enjeux sociaux et environnementaux.

Depuis l'émancipation des serfs et la suppression des tenures, le droit de propriété est un acquis cher aux Français ; il a été inscrit dans notre bloc de constitutionnalité grâce à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

À l'époque, dans une économie essentiellement agraire, ce droit ne mettait pas en danger l'environnement. L'ère industrielle a permis la prospérité économique et ouvert des droits sociaux, mais elle a également pollué massivement l'air et les sols. D'ici 2030, nous aurons consommé deux fois les ressources de notre planète. Il faut sortir de la spirale infernale du productivisme et du stakhanovisme ! Nous entrons désormais dans une ère post-industrielle. Il faut donc adapter les notions de propriété et de productivité. Tel est le sens de cette proposition de loi que nous voterons. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER)

M. Joël Bigot . - J'ai bien noté la difficulté, pour certains, à appréhender la notion polymorphe de biens communs.

Qu'est-ce que la liberté d'entreprendre ? Qu'est-ce la fraternité ? Qu'est-ce que le droit de vivre dans un environnement sain ? Ces grands principes constitutionnels sont de même nature. La notion de biens communs apportera sa pierre à notre édifice constitutionnel.

Cette proposition de loi est l'embryon d'une révolution juridique : la réappropriation collective du contrat social qui affirme le primat de l'humain sur la puissance privée. À l'heure où notre environnement se détériore, où de nombreuses espèces disparaissent, où les plateformes numériques mettent en danger notre modèle social, il faut poser avec sagesse des limites à la captation des ressources. Le Sénat s'honorerait à ouvrir la voie à une réinvention des communs. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)

Mme Angèle Préville . - Il est temps d'inscrire à l'article premier de la Constitution la nécessité de protéger l'environnement et la biodiversité. Nous n'avons pas endigué la catastrophe qui vient. L'eau et l'air constituent des biens communs qu'il convient de préserver pour notre survie. La réduction de la biodiversité nous oblige et nous devons maîtriser notre puissance.

À catastrophe inédite, mesures radicales. Les solutions modestes ne sont pas efficaces : tout ne va pas bien, en dépit de la Charte de l'environnement. Rien n'a changé !

Où cela nous mène-t-il ? Le monde est durablement abîmé ; il est temps de le réparer. Notre cécité est inquiétante, signe peut-être du vieillissement de notre civilisation...

Nous disposons d'outils élaborés par la communauté internationale - les dix-sept objectifs du développement durable. Or nos lois ne sont jamais jugées à cet aune. J'ai constaté, à l'occasion des conférences des parties (COP), que cela existe à l'étranger. Ce texte est une bouteille à la mer.

M. Jérôme Durain . - La question se pose de l'intégration de notre droit dans l'ordre juridique international, notamment pour le reporting fiscal et l'écocide. On nous a reproché de vouloir faire de la France le gendarme du monde. Or, au Bangladesh, les usines de textile des grandes entreprises internationales ont fait évoluer leurs pratiques sous la pression internationale.

Nous n'acceptons pas, en tant que membres d'une communauté humaine globale, de voir la situation des biens communs se dégrader sans agir. Regarder la forêt amazonienne bruler doit nous inciter à envisager une réponse commune. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)

M. Arnaud de Belenet, rapporteur . - Les interrogations que je mentionnais lors de mon intervention dans la discussion générale relèvent plutôt de pistes de travail sur les problématiques juridiques soulevées par le texte.

À titre personnel, je crois que nous pouvons avoir davantage d'ambition pour la notion de bien commun que de l'inscrire dans l'article premier de la Constitution : elle mériterait de figurer dans le Préambule.

Il appartient au législateur - et à lui seul - de définir les biens communs. Cela doit donc figurer à l'article 34 de la Constitution. Derrière la notion de bien commun, chacun peut envisager une définition différente. Une précision paraît donc nécessaire. Nous pouvons nous inspirer, à cet effet, de la commission Rodotà. Elle a certes fait « pschitt », mais a cadré certains éléments.

La proposition de loi cite le droit à la santé - qui est déjà constitutionnel, d'autres parlent de la relation à la mort ou de la préservation de notre civilisation...

Nous sommes responsables de l'État de droit à travers la Constitution. Il faut encadrer la notion pour éviter les dérives : attention à ce que d'autres, moins soucieux des libertés publiques, pourraient en faire.

Le législateur a toute légitimité pour prendre en compte les conséquences internationales des normes qu'il vote.

L'article premier est adopté.

ARTICLE 2

M. Jean-Claude Tissot . - Cet article inscrit la protection des sols et la sécurité alimentaire parmi les domaines pour lesquels la loi fixe les objectifs fondamentaux. Au-delà de l'équilibre entre la liberté d'entreprendre et la protection de l'environnement, la proposition de loi change de paradigme.

Après le premier confinement, nous évoquions le monde d'après, choqués par la situation de dépendance de notre pays, notamment en matière agricole. En juin, le débat sur une alimentation durable avait montré la nécessité de construire une souveraineté alimentaire dans ce domaine.

Nos réponses ne sont pas à la hauteur de la situation. Nous ne pouvons rester dans une posture de défense face à l'économie marchande ; nous devons définir ce qui doit être sorti de la loi du marché.

En 1944, Charles de Gaulle déclarait : « les grandes sources de la richesse communes doivent être dirigées et exploitées non pour l'avantage de quelques-uns mais pour l'avantage de tous ».

Les biens communs bousculent la propriété. Les inscrire dans la Constitution permettrait d'ouvrir l'imaginaire nouveau dont nous avons besoin pour bâtir le monde d'après. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)

L'article 2 est adopté, de même que l'article 3.

La proposition de loi constitutionnelle est mise aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°48 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 321
Pour l'adoption  92
Contre 229

Le Sénat n'a pas adopté.