SÉANCE

du mercredi 1er février 2023

51e séance de la session ordinaire 2022-2023

présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires : Mme Marie Mercier, M. Jean-Claude Tissot.

La séance est ouverte à 14 h 30.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Allocution de M. Rouslan Stefantchouk, président de la Rada d'Ukraine

M. Gérard Larcher, président du Sénat .  - (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent ; applaudissements nourris et prolongés pour l'entrée des présidents ; remerciements prolongés de M. le président de la Rada.) La guerre ! Il y a un an, presque jour pour jour, mes chers collègues, ce mot terrible, que l'on croyait banni du continent européen, a résonné à nouveau en Europe. Il ne s'agit pas d'une guerre allégorique, de celles que l'on déclare de façon parfois galvaudée dans une situation d'adversité.

Il s'agit bien d'une guerre réelle, d'une guerre d'agression, dans toute sa brutalité.

À vrai dire, la guerre n'était pas nouvelle en ce 24 février 2022.

Votre peuple, monsieur le président de la Rada, connaît la guerre depuis 2014, depuis l'agression de la Russie et l'occupation d'une partie de l'Ukraine. Neuf années déjà, même si ces derniers mois furent d'une intensité rarement égalée.

Ce qui a changé, à partir du 24 février 2022, ce fut la mobilisation inédite des soutiens de l'Ukraine : dans le monde, au sein de l'Union européenne et en France, depuis le sommet de l'État jusqu'aux simples citoyens, sans oublier nos collectivités territoriales.

Car il faut le reconnaître avec lucidité : en 2014 et dans les années qui suivirent, à l'exception des Ukrainiens agressés et de quelques pays européens, nous n'avions pas pris, collectivement, vraiment, la mesure de ce qui se produisait sur le sol de l'Ukraine et du danger représenté par l'impérialisme russe.

Ce passé fait d'irrésolutions est désormais derrière nous. Votre cause est devenue la nôtre, parce que nous savons que l'Union européenne ne sera pas en paix si la Russie est victorieuse en Ukraine.

Nous n'avons qu'un objectif et un seul : que demain l'Ukraine soit libérée !

La fermeté de l'engagement des pays qui vous soutiennent, dont la France, fait ses preuves. La décision de livraison de chars AMX-10 RC par notre pays, comme celle des canons Caesar, puis la décision de livraison de chars lourds par d'autres États, ont constitué un tournant supplémentaire dans la détermination collective à vous soutenir.

Cet engagement est appelé à perdurer et à ne pas faiblir. Nous formons le voeu que la France, dans le cadre d'une aide militaire cohérente, concertée avec ses partenaires, continue à apporter une contribution substantielle à votre système de défense, pour mieux protéger les populations civiles et vos installations stratégiques, et vous aider à résister et à reconquérir le territoire de l'Ukraine internationalement reconnu.

Risque d'escalade, entend-on. Cette interrogation est légitime. Mais quelle est l'alternative laissée par la Russie ? Ce n'est pas l'Ukraine qui nous contraint à livrer toujours plus de matériels, c'est la poursuite de l'agression et les exactions russes qui nous l'imposent !

La France et l'Union européenne, à la différence de l'Ukraine, ne sont pas en guerre contre la Russie. Mais les autorités russes ont bel et bien désigné comme leur adversaire « l'Occident » - c'est leur propre terme.

Dans ces circonstances, l'Ukraine doit non seulement être en capacité de résister mais aussi de prendre l'avantage stratégique. Nous devons l'y aider !

Monsieur le président, il y a six mois, en juillet 2022, vous m'avez accueilli, ainsi qu'une délégation de sénateurs, dans l'enceinte de la Rada et vous m'avez donné l'occasion de prononcer un discours en séance plénière, devant tous les parlementaires. Peut-on se figurer un parlement réuni régulièrement sous la menace permanente des alertes à l'approche de missiles destructeurs ? Tel est le quotidien de nos collègues parlementaires de la Rada.

En résistant, les Ukrainiens démontrent que l'héroïsme n'est pas la vertu des causes désespérées.

Je souhaite, mes chers collègues, que nous nous levions pour rendre hommage au courage de nos collègues parlementaires de la Rada, à l'instar de tous les Ukrainiens, et que nous les applaudissions. (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent longuement.)

Le 7 février, le Sénat débattra d'un projet de résolution en soutien à votre pays qui dépasse les clivages politiques et, je l'espère, recueillera les plus larges suffrages.

Le projet de résolution ne se contente pas de répéter les résolutions précédentes : il fait sien le plan de paix présenté par le président Zelensky lors du Sommet du G20 le 15 novembre 2022 : la souveraineté de l'Ukraine sur l'ensemble de son territoire n'est pas négociable. La Crimée ou le Donbass n'ont qu'une vocation : être ukrainiens.

Surtout, le projet de résolution du Sénat insiste sur l'impératif de justice, afin que les criminels qui, au nom de la Russie, commettent des exactions et des crimes de guerre, persécutent, exécutent des civils, sachent qu'ils ne bénéficieront d'aucune impunité. Parce que l'impunité ouvre la voie aux plus grands crimes et à la manipulation de l'histoire : en témoigne la négation persistante par les autorités russes de ce qu'il conviendrait de reconnaître comme le génocide de l'Holodomor, en 1932 et 1933.

Le moment que nous partageons aujourd'hui est exceptionnel, sinon inédit. Si le président Zelensky s'est exprimé le 23 mars 2022 en visioconférence devant le Parlement français, jamais l'hémicycle du Sénat n'a accueilli le président du Parlement d'un pays en guerre.

Et cela fait même plus de vingt ans - c'était en 2003 - qu'aucun président d'une assemblée d'un pays étranger ne s'est exprimé à la tribune qui sera vôtre dans quelques instants, monsieur le président de la Rada.

Seuls le président du Bundesrat allemand et la présidente du Parlement européen ont eu, par le passé, cette opportunité.

C'est dire la dimension européenne qui est conférée à cette tribune. C'est dire le degré d'amitié et de confiance que le Sénat témoigne à la Rada et à son président.

Vive l'Ukraine, vive la République, vive la France ! (Mmes et MMles sénateurs se lèvent ; applaudissements nourris et prolongés.)

M. Rouslan Stefantchouk, président de la Rada d'Ukraine .  - Chers amis, c'est un honneur insigne que de me trouver au Sénat de la République française pour vous adresser les paroles de l'Ukraine en proie aux flammes. De cette tribune du Sénat parleront aujourd'hui des millions d'Ukrainiens qui vivent l'agression la plus insensée et la plus terrible depuis la Seconde Guerre mondiale.

Je veux que vous entendiez leurs voix épuisées, malheureuses mais invaincues.

Parmi elles, vous entendrez les voix de Boutcha et Borodianka, premières localités à recevoir l'ennemi à vingt kilomètres de Kyiv, et à l'arrêter.

Je veux aussi que vous entendiez les voix de Marioupol et d'Azovstal invaincue, d'Odessa, si proche des Français, de Bakhmout et de Soledar, où nos militaires tiennent jusqu'au bout de leur vie parce qu'ils protègent leur terre.

Parmi ces voix, vous entendrez aussi ceux qui appelaient à l'aide dans l'immeuble détruit par un missile russe à Dnipro, où le 14 janvier ont péri 46 Ukrainiens pour une centaine de blessés.

Je vous remercie encore une fois, cher Gérard : vous vous êtes rendu en Ukraine en juillet 2022 à la tête d'une délégation et vous en êtes revenu transformé, comme vous l'avez dit à l'époque. C'est un acte de courage, la marque des vrais amis. Votre discours inspiré au Parlement a été entendu par toute l'Ukraine, discuté longtemps et passionnément par les parlementaires, les militaires au front et ceux qui les soutiennent.

Nous avons entendu dans ce discours l'esprit invaincu de la France, des Parisiens libres qui, il y a 230 ans, sont partis à l'assaut de la Bastille. Aujourd'hui, c'est à notre tour, Ukrainiens, de prendre notre Bastille. Nous sommes en train de créer la grande nation ukrainienne qui a entamé un combat épuisant pour sa liberté, pour son développement, pour son avenir.

Je suis très heureux de constater que dans cette confrontation civilisationnelle, le peuple français est à nos côtés. À vous, ses représentants, je voudrais exprimer toute ma reconnaissance. (M. le président de la Rada applaudit l'Assemblée ; Mmes et MM. les Sénateurs l'applaudissent en retour.)

Mesdames et Messieurs les Sénateurs, vous êtes-vous demandé pourquoi on nous tue ? On nous tue uniquement parce que, tout comme vous, nous aimons notre terre. Que, tout comme vous, nous respectons notre histoire millénaire. Que, tout comme vous, nous chérissons notre langue.

Vous êtes-vous demandé comment on nous tue ? On nous tue, cyniquement, avec toutes les armes disponibles : les missiles balistiques, les drones kamikazes ; on nous tue par le froid et l'obscurité, en détruisant les infrastructures énergétiques critiques.

Vous êtes-vous demandé qui nous tue ? Celui qui, sous couvert d'une « opération militaire spéciale » a lancé cette invasion à grande échelle, celui qui rêve de restaurer l'empire russe ou l'Union soviétique, celui qui fait fi du droit international et des normes de coexistence pacifique. Nous sommes tués sur son ordre par ceux qui, hier encore, nous juraient être nos frères.

« L'opération militaire spéciale » en Ukraine, telle que la qualifie l'agresseur, n'est qu'une couverture cynique pour une invasion de l'Occident qui ne pourra être arrêtée que par une victoire.

Chers amis, notre voie n'est pas de déposer les armes, mais de riposter et de défendre notre terre. L'Ukraine est devenue le bouclier qui protège l'Europe et l'ensemble du monde civilisé.

L'ennemi cruel sème la mort et la destruction, produit des fakes qui font reposer la responsabilité de ses crimes, collectivement, sur l'Occident. Ne cédons pas à la désinformation de Moscou qui a des racines historiques profondes : nous avons tous en mémoire les faux villages de Potemkine qui induisirent en erreur l'impératrice Catherine II. Deux cents ans plus tard, le même procédé a été utilisé pour persuader le monde entier que les tragédies d'Irpin et Boutcha n'avaient pas eu lieu ; que c'était du théâtre, que des acteurs figuraient sur les images.

J'ai aussi en mémoire un exemple éloquent datant des années 1930, lorsque Staline tuait les Ukrainiens par la famine. Un document d'archive de l'époque évoque l'arrivée en Ukraine d'Édouard Herriot. Celui-ci n'a pas vu de famine, puisque sur l'itinéraire de sa visite, on n'avait fait figurer que des villages et des kolkhozes prospères...

Nous ne pouvons vaincre qu'ensemble, car l'envahisseur ne s'arrêtera pas à l'Ukraine dans son entreprise d'expansion du monde russe. Peu importe comment, par les armes ou par l'idéologie. La bête se présente aujourd'hui comme un agneau, mais aspire toujours à tuer et à s'emparer de nouveaux territoires.

Chers amis, un grand penseur français, René Descartes, a dit en son temps qu'en appelant les choses par leur nom, la moitié des erreurs de l'humanité serait évitée. Je vous demande d'appeler les choses par leur nom en désignant la fédération de Russie comme un État terroriste. Je demande au Sénat de soutenir cette décision déjà adoptée par le Parlement européen, par les assemblées parlementaires du Conseil de l'Europe et de l'Otan, et par les parlements et gouvernements de plusieurs pays.

Je salue également la solidarité dont vous faites preuve en demandant la création d'un tribunal spécial pour traduire devant la justice les auteurs de crimes de guerre. Seule l'absence d'impunité, principe suprême de la Justice, rendra impossible la reproduction de ces crimes à l'avenir. Tant que la Russie ne quitte pas le territoire ukrainien, elle n'a pas sa place parmi les pays du G7 et du G20, ni aux jeux Olympiques 2024 à Paris.

Prenant conscience de l'ampleur de l'agression, la France a soutenu la résolution de l'ONU sur le mécanisme de compensation des dommages causés à l'Ukraine. Je vous remercie aussi, une nouvelle fois, pour votre leadership dans l'octroi d'armes à l'Ukraine, qui nous aidera à nous défendre et par conséquent à vaincre.

Suivant votre exemple, beaucoup d'autres pays nous aident. Nous obtiendrons bientôt des chars, si nécessaires à l'Ukraine. Nous espérons que la France sera le premier pays à nous livrer ses avions modernes. Vos Caesar, vos Crotale, vos systèmes LRU, vos chars légers AMX-10 RC ont déjà fait leurs preuves sur le champ de bataille, nous aidant à contenir efficacement l'ennemi. Mais notre priorité reste d'obtenir des avions, des blindés lourds et des moyens de défense anti-aérienne et anti-missiles, pour obtenir la supériorité au sol et fermer le ciel au-dessus de l'Ukraine.

En tant que peuple pacifique, même face à une agression militaire, nous pensons toujours à la paix - une paix stable, car nous n'avons pas besoin de ce qui ne nous appartient pas : nous ne faisons que défendre ce qui est à nous. C'est pourquoi le Président Zelensky a proposé un plan de paix en dix points pour mettre fin à la guerre.

Chers collègues, aidez-nous à créer une nouvelle architecture puissante de sécurité européenne et mondiale, mais pas au prix de reculades et de compromis dont nos enfants et nos petits-enfants auraient honte. Nous avons besoin de garanties de sécurité solides, comme l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne et dans l'Otan. Depuis cette tribune, j'appelle ces dernières à nous accueillir sans hésitation parmi leurs membres - à nous recevoir comme une famille reçoit un guerrier de retour après une guerre terrible ; un guerrier qui a protégé sa famille, sa terre et notre avenir européen commun.

Nous sommes profondément reconnaissants à la France de nous avoir octroyé le statut de candidat à l'entrée dans l'Union européenne. Car en mars 2022, au sommet de Versailles, c'est bien la France qui a fait évoluer les choses, deux semaines après le dépôt de la candidature ukrainienne. Les dirigeants de l'Union européenne ont décidé que l'Ukraine en deviendrait membre, quelle que soit l'évolution des événements.

Comme l'a dit en son temps Honoré de Balzac qui, comme vous le savez, a trouvé son amour en Ukraine, pour atteindre un objectif, il faut d'abord s'y diriger. En tant que président du Parlement ukrainien, je puis vous assurer que nous y travaillons, en mettant en oeuvre les réformes et les lois nécessaires. Nous sommes parfaitement conscients que l'entrée dans l'Union européenne n'est pas un processus simple.

Ainsi, le Président, le Parlement et le gouvernement ukrainiens appliquent une tolérance zéro à l'égard de la corruption. Nous avons assisté, ces dernières années, à des démissions et des arrestations de fonctionnaires peu scrupuleux. Le front anti-corruption poursuit son travail et les perquisitions continuent. Ceux, fonctionnaires et ex-fonctionnaires, qui n'ont toujours pas compris que l'Ukraine est un pays européen et démocratique doivent en répondre devant la Justice. C'est la première campagne anti-corruption massive depuis trente ans.

Nous souhaitons satisfaire le plus rapidement possible aux sept exigences formulées par la Commission européenne pour entamer les négociations d'adhésion pleine et entière à l'Union européenne. L'Ukraine peut et doit avoir le statut de membre.

Nous comptons également sur le soutien amical de la France pour accélérer l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan, dans le contexte du sommet de l'Alliance des 11 et 12 juillet 2023. L'Ukraine ne peut rester en dehors de la communauté euro-atlantique.

Chers amis, il n'y a pas de mots assez forts pour vous exprimer notre reconnaissance d'avoir accueilli plus de cent mille Ukrainiens, futurs citoyens de l'Union européenne.

Je vous remercie de votre sollicitude pour nos enfants qui ont intégré vos écoles, pour leurs mères : vous les avez traités comme s'ils appartenaient à votre peuple. L'Histoire a donné à nos deux peuples, et à nos deux cultures, plus d'une occasion de rapprochement. En voici une nouvelle.

Suite aux agissements criminels du gouvernement de Staline, des milliers d'Ukrainiens ont péri lors de l'Holodomor. La reconnaissance de cet épisode en tant que génocide du peuple ukrainien serait un signal extrêmement important de la France. Les événements de 1932-1933 confirment que Staline à l'époque et le pouvoir poutinien aujourd'hui avaient la même intention de détruire l'identité ukrainienne.

Je vous appelle à voter le projet de résolution en ce sens déposé par les sénatrices Joëlle Garriaud-Maylam, présidente de l'Assemblée parlementaire de l'Otan, et Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié France-Ukraine au Sénat.

Monsieur le président, l'été dernier, depuis la tribune au Parlement ukrainien, vous avez déclaré que l'âme et l'idéal humain de l'Europe étaient incarnés, aujourd'hui, par le peuple ukrainien. « Nous donnerons nos âmes et nos corps pour notre liberté et nous prouverons, frères, que nous sommes de la lignée des Cosaques », dit notre hymne national. La liberté est notre idéal ; vivre dans la grande famille européenne l'est aussi.

Sans aucun doute, nous atteindrons notre objectif ; sans aucun doute, nous gagnerons ; sans aucun doute, nous reconstruirons une Ukraine libre et indépendante. Ne manquons pas cette occasion historique.

Je vous remercie pour votre attention. Gloire à l'Ukraine et vive la France ! (Mmes et MMles sénateurs se lèvent ; applaudissements nourris et prolongés)

M. le président.  - Merci, Monsieur le président.

La séance est suspendue à 15 heures.

présidence de M. Roger Karoutchi, vice-président

La séance reprend à 15 h 15.