Rapport annuel de la Cour des comptes

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat à la suite du dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes.

Huissiers, veuillez faire entrer M. le Premier président de la Cour des comptes, ainsi que M. le rapporteur général près la Cour de comptes. (M. le Premier président de la Cour des comptes, accompagné de M. le rapporteur général près la Cour de comptes, prend place dans l'hémicycle.)

C'est avec plaisir que nous vous accueillons pour ce débat sur le rapport public annuel de la Cour des comptes, publié le 10 mars dernier. Comme depuis 2020, un représentant de chaque groupe politique pourra s'exprimer. Le choix d'un débat ouvert et pluraliste montre l'intérêt que nous portons à votre rapport, qui rencontre un écho médiatique réel.

Cela montre aussi notre attachement à la mission d'assistance du Parlement au contrôle du Gouvernement que notre Constitution confie à la Cour des comptes. Vos éclairages apportent un concours toujours précieux à la mission de contrôle que nous avons tous ici à coeur de faire vivre et de renforcer.

Cette année, vous vous attachez particulièrement à la performance de l'organisation territoriale de notre République, quarante ans après les premières lois de décentralisation. Cela suscitera un débat nourri, voire passionné.

Nous menons nos propres réflexions sur ce sujet, dans le cadre du groupe de travail transpartisan sur la décentralisation, mis en place le 5 octobre, qui remettra ses conclusions au début de l'été. Notre priorité sera de consolider l'autonomie et la place de chaque échelon de collectivités territoriales, en particulier du bloc communal qui forme le socle de notre démocratie.

Monsieur le Président, je vous invite maintenant à rejoindre la tribune.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes .  - En application de l'article L. 143-6 du code des juridictions financières, j'ai l'honneur de vous remettre le rapport public annuel de la Cour des comptes. (M. le Premier président de la Cour des comptes remet un exemplaire du rapport public annuel à M. le Président du Sénat.)

Vous savez à quel point je suis attaché au rôle de la Cour envers le Parlement. Depuis Philippe Séguin, la Cour des comptes se situe à équidistance du Gouvernement et du Parlement. Sa mission d'assistance au Parlement est essentielle. Je salue l'organisation particulière de ce débat pluraliste qui permet à chaque groupe de s'exprimer et qui n'existe pas à l'Assemblée nationale.

J'ai le plaisir de vous présenter le vaisseau amiral de toutes nos productions, le rapport public annuel. Depuis le 1er janvier 2023, tous nos rapports sont publics : nous publions en moyenne un rapport par jour ouvrable de l'année, soit environ 200 par an.

Nous avons choisi cette année de dresser un bilan de la décentralisation, sujet majeur qui intéresse nos concitoyens et les sénateurs tout particulièrement.

Le rapport public annuel s'est modernisé : il est désormais thématique. Il portait l'an dernier sur la crise covid. Il sera consacré l'an prochain à l'adaptation au changement climatique.

L'édition 2023 est consacrée à la décentralisation, quarante ans après la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. Les lois Defferre ont marqué une rupture historique avec la tradition centralisatrice française. Elles visaient à donner aux collectivités territoriales la maîtrise de leur devenir et à rapprocher l'administration des administrés. Cela s'est traduit par la fin de la tutelle des préfets sur les collectivités, ainsi que par des transferts de fonctions exécutives et de compétences.

La Cour des comptes a dressé un état des lieux et confronté les résultats aux ambitions, en apportant un éclairage objectif. Nous avons identifié les enjeux financiers et institutionnels et examiné l'efficience des services rendus à la population.

Neuf des dix chapitres sont issus de travaux conjoints avec les chambres régionales. Au total, treize chambres régionales des comptes et la Chambre territoriale de Nouvelle-Calédonie ont été associées. Avec la loi 3DS, les chambres régionales des comptes pourront désormais évaluer les politiques publiques locales, notamment à la demande des grands exécutifs locaux. C'est une évolution positive.

Comme chaque année, le rapport public annuel consacre son chapitre liminaire à la situation de nos finances publiques. C'est crucial, tant celle-ci conditionne la conduite de la politique de la nation.

Or on ne peut pas dire que nos finances publiques se portent au mieux... Déjà dégradées avant la pandémie de covid-19, elles appellent désormais des mesures fortes et urgentes. Comme je l'ai dit à la Première ministre et au Président de la République, le redressement de nos finances publiques est un impératif national. Il faut examiner sérieusement la qualité de la dépense publique et déterminer comment en maîtriser les coûts.

Après 2021, année du rebond économique, 2022 a été une année solide, mais marquée par un premier ralentissement et par l'inflation : cela n'a pas permis d'améliorer le déficit public. La croissance a été de 2,6 %, loin des 6,8 % de 2021, année de rattrapage exceptionnel. L'inflation devrait rester élevée en 2023, à 4,2 % selon la loi de finances initiale, un peu moins que la prévision du consensus des économistes.

Les recettes publiques ont conservé un fort dynamisme en 2022, mais un ralentissement est à prévoir en 2023. Après un pic à 45,2 %, le taux de prélèvements obligatoires devrait revenir à 44,7 % en 2023.

Certaines baisses pérennes d'impôts ont été compensées par la hausse des recettes liées à l'énergie. Toutefois, ce dynamisme exceptionnel des recettes, notamment fiscales, ne se traduit pas par une réduction du déficit en raison du non moindre dynamisme des dépenses.

C'est préoccupant : la dépense publique continue de croître à un rythme très soutenu. Après avoir atteint 1 461 milliards d'euros en 2021, elle a encore progressé de 4,3 % en 2022 et de 3,2 % en 2023.

Le quoi qu'il en coûte a été prolongé à l'automne par des dépenses de relance, puis de lutte contre l'inflation, pour 37,5 milliards d'euros en 2022 et 12,5 milliards en 2023.

L'année 2022 devait marquer la sortie du quoi qu'il en coûte. Certaines mesures ont été réduites, mais d'autres ont pris le relais : 25 milliards d'euros en 2022, puis 36 milliards en 2023 pour faire face à la hausse des prix de l'énergie. Et les dépenses publiques ont été mécaniquement alourdies par l'inflation.

Je donne acte au ministre de l'économie et des finances que certaines mesures sont désormais plus ciblées, mais si c'est la fin du quoi qu'il en coûte, on est maintenant dans le « cela coûte très cher » : près de 50 milliards en 2023...

L'ampleur des dépenses engagées en réponse aux crises brouille le message sur l'évolution des dépenses publiques qui continuent de progresser, hors dépenses exceptionnelles, de 3,5 % en 2022 et de 0,7 % en 2023 en volume, soit un niveau supérieur à celui prévu par la loi de programmation des finances publiques.

Les scénarios annoncés de trajectoire de la dette publique ne sont pas satisfaisants. Le déficit public devrait se stabiliser à 5 % du PIB en 2022 et 2023, un niveau élevé. Il en résulte une dette publique de 111 % du PIB en 2023, 14 points au-dessus du niveau d'avant crise, soit 700 milliards d'euros supplémentaires.

En 2000, la France et l'Allemagne avaient le même taux de dette publique : 58,8 % du PIB. Depuis, le déficit allemand a augmenté de 10 %, celui de l'Italie de 40 % et celui de la France de 55 %. Notre niveau d'endettement, qui ne devrait pas se réduire avant 2027, est préoccupant. Cela traduit une dégradation relative, incontestable, de nos finances publiques. Je ne parle jamais de la France comme un pays en faillite. Notre signature est solide. Mais un pays excessivement endetté ne dispose pas de marges suffisantes pour investir à long terme pour son avenir. Une hausse des taux d'intérêt de 1 % signifie un surcroît de la charge annuelle de la dette de 31 milliards d'euros à dix ans.

Il faut absolument réduire la dette si l'on veut investir, pour éviter un effet de vases communicants. La dette finit toujours par paralyser l'action publique et les investissements d'avenir. Un désendettement maîtrisé n'est pas l'austérité : c'est indispensable pour préparer l'avenir.

Un recul de la croissance est attendu en 2023, même si nous sommes sortis de la menace de récession : 0,6 % selon la Banque de France, 1 % selon la loi de finances initiale pour 2023. Après 2023, nous devrions entrer dans une ère longue de taux de croissance à environ 1,5 %. Nous ne sommes pas à l'aube de nouvelles Trente Glorieuses, mais plutôt d'une période de croissance modérée.

Il faut maîtriser la dette publique pour plus de souveraineté.

Nous avons trois objectifs. Pour la période 2023-2027, il faut réduire sensiblement les déficits pour passer sous la barre des 3 %, au plus tôt - la plupart de nos partenaires l'auront fait en 2025. Il faut réduire la dette et préserver notre potentiel de croissance.

Pour cela, nous devons d'abord maîtriser la dépense publique, via une revue des dépenses - j'approuve pleinement l'initiative du ministère des finances - pour regarder ce qui fonctionne et est efficace, sans être plus coûteux. La Cour des comptes apportera sa contribution.

Notre pays doit également se doter rapidement d'une loi de programmation des finances publiques. C'est important sur le plan juridique, pour formuler des avis pertinents via le Haut Conseil des finances publiques, mais aussi sur le plan politique, national et international. J'ai fait ce travail à la Commission européenne : la loi de programmation des finances publiques est utile pour attribuer des financements à la France. Elle doit être réaliste et ambitieuse.

À l'échelon national, nous devons poursuivre des réformes d'envergure.

Au niveau européen, il faut réformer le cadre de la gouvernance des finances publiques avant la levée de la clause dérogatoire au 1er janvier 2024. À titre personnel, je considère que les propositions de la Commission européenne vont plutôt dans la bonne direction.

Nous nous sommes ensuite intéressés à la décentralisation, à la suite d'un premier bilan mené entre 2000 et 2010. Le niveau de décentralisation et l'organisation territoriale française ont-ils permis d'atteindre les trois objectifs fondateurs : renforcer la démocratie locale, rapprocher la décision politique et administrative du citoyen et améliorer l'efficacité et l'efficience de la dépense publique ?

Malgré la tentative de rationalisation des actes I et II de la décentralisation, les réformes menées depuis 2010 n'ont pas remédié aux défauts de notre organisation territoriale, faute de vision consensuelle. L'ambition d'un acte III n'a pas abouti.

Les lois adoptées dans les années 2000 traduisent un dessein plus hésitant : la loi du 16 septembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, dite loi RCT, la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite loi Maptam et la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, ont brouillé les compétences. Les départements ont à la fois vu leurs compétences réaffirmées, et leur poids réduit.

M. François Bonhomme.  - En même temps !

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes.  - Plus récemment, on peut citer la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement et la loi 3DS. Leurs objectifs sont louables, mais l'économie du système n'a pas été bouleversée.

Un premier mouvement a renforcé les intercommunalités et les régions, un second est revenu sur le rôle de proximité des communes et départements. Ce balancement n'a pas atteint un point d'équilibre : on a plutôt assisté à un empilement.

Les réformes n'ont jamais franchi un gué. L'intention sous-jacente de supprimer l'un des échelons - le département était visé - a été compromise. Certes, cela ne fait pas consensus, surtout au Sénat. La France n'a jamais réussi à régler la question du nombre de petites communes. Au 1er janvier 2022, 34 955 communes ; aujourd'hui, 34 945, pour une population moyenne de 2 000 habitants, soit un chiffre largement inférieur à nos voisins. L'absence de taille critique est un obstacle pour porter des politiques publiques d'envergure ou gérer l'action locale. Les fusions de communes depuis 2015 ont connu un succès relatif.

Dernier point, l'organisation des services de l'État n'a pas été adaptée pour tenir compte de l'évolution de la carte et des compétences des collectivités. Disons-le clairement : on a trop déshabillé l'État déconcentré par rapport à l'administration centrale, alors qu'il y a une demande d'État. L'État doit être réarmé.

Résultat de ces fluctuations : un mouvement qui s'est essoufflé, un paysage institutionnel peu clair, des compétences imbriquées, des coordinations coûteuses, une incapacité de l'État à répondre aux sollicitations.

Les modalités de financement se sont complexifiées et sont désormais très peu compréhensibles tant pour les décideurs que pour les contribuables.

La part des dépenses locales n'a augmenté que de 8 à 11 %, contre 18 % pour la moyenne européenne. La France reste un pays très centralisé. Nous constatons donc que les objectifs de la décentralisation ne sont pas totalement atteints.

L'efficience de la gestion publique locale et la responsabilisation des acteurs sont insuffisantes. Nous nous sommes notamment intéressés au développement économique des territoires et à l'action sociale. Certes, des chefs de file existent, mais ils doivent être renforcés. En revanche, la décentralisation scolaire a amélioré les conditions matérielles d'accueil des élèves en collège. Nous avons identifié des problèmes en matière de tourisme, de culture, de gestion de l'eau et des déchets ménagers.

Nous avons aussi identifié des domaines ni décentralisés ni clairement partagés : ainsi dans l'accès aux soins de premier secours, les initiatives de certaines collectivités ont pris le relais de l'État et de l'assurance maladie.

Notre rapport vous invite à poser les bases d'une nouvelle étape de la décentralisation. Il faut revoir la répartition des compétences et doter chaque échelon des moyens nécessaires. Un acte III ou IV de la décentralisation est certes difficile à envisager, mais le statu quo n'est pas satisfaisant : il faudra simplifier la répartition des compétences, responsabiliser les acteurs, approfondir la coopération intercommunale, renforcer les chefs de file, préciser les modalités de coopération en évitant les concurrences inutiles et tester de nouvelles organisations.

L'État doit plus que jamais assurer une fonction stratégique de régulateur et de partenaire des collectivités. Il est attendu. J'appelle ici à un réarmement de l'État déconcentré.

Notre rapport public annuel 2023 vise à éclairer un sujet compliqué, sensible, charnel parfois. Je n'oublie pas mon passé d'élu local, mais nous devons avancer.

En 2024, si tout se passe bien, je reviendrai devant vous pour vous présenter les conclusions de notre rapport annuel sur l'adaptation au changement climatique. La Cour des comptes se veut une institution de référence sur les finances publiques et les politiques publiques.

Nous devons réapprendre à débattre de manière un peu plus sereine, c'est-à-dire à échanger des arguments contradictoires plutôt que d'asséner des vérités qui ne s'écoutent pas. Je vous propose donc des éléments de réflexion qui partent d'éléments objectifs et d'analyses de bonne foi. (Applaudissements sur toutes les travées, à l'exception de celles du groupe CRCE)

M. Claude Raynal, président de la commission des finances .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Comme chaque année, nous nous retrouvons pour la traditionnelle remise du rapport public annuel. Il comprend cette année un bilan de quarante ans de décentralisation. Le Sénat, représentant des collectivités, s'en réjouit.

Je note que le rapport conserve son chapitre liminaire consacré à la situation des finances publiques. Selon la Cour des comptes, la croissance s'est élevée à 2,6 % en 2022, avec une prévision de 0,5 % pour 2023, en dessous de l'hypothèse gouvernementale de 1 %. Cela traduit le ralentissement de notre économie. En 2023, le déficit public sera de 5 % et la dette publique de 111 % du PIB.

Les dépenses publiques ont certes augmenté, mais la Cour note aussi qu'entre 2019 et 2023, les baisses discrétionnaires de prélèvements obligatoires ont représenté un point de déficit public.

Le projet de loi de programmation des finances publiques n'est toujours pas adopté par le Parlement. La Cour note qu'il repose sur des prévisions optimistes et manque d'ambition en matière de baisse des dépenses - c'est aussi l'avis de la majorité sénatoriale. Mais ce texte ne repose que sur une seule jambe - la maîtrise des dépenses - sans jamais aborder le volet recettes.

Sur la décentralisation, le rapport de la Cour montre que les dépenses de fonctionnement des collectivités ont augmenté depuis l'acte I de la décentralisation, en raison des transferts successifs de compétences et des efforts d'amélioration des services publics, notamment l'accueil des élèves dont la Cour note qu'il s'est amélioré.

La Cour note aussi le dynamisme des collectivités territoriales dans le domaine du spectacle vivant. Les rapporteurs spéciaux de la commission des finances ont regretté le renouvellement quasi automatique des aides de l'État à la création, selon une logique de guichet.

Appui au développement économique, gestion de l'eau et des déchets, politiques sociales : autant de sujets sur lesquels la commission des finances s'est penchée. La Cour appelle à une clarification des compétences, entre collectivités et avec l'État. La France reste un pays peu décentralisé.

Concernant les finances locales, l'enjeu est moins leur niveau que l'inadaptation croissante des modes de financement : les ressources propres s'effacent au profit de parts d'impôts nationaux. Les dotations de l'État sont trop complexes et leur effet péréquateur insuffisant. Le dispositif actuel manque de prévisibilité et de lisibilité tant pour les élus que pour les citoyens. Les conclusions du rapport public annuel sur les scénarios de financement des collectivités rejoignent celles des travaux d'enquête demandés par la commission des finances à la Cour.

Mais quelles mesures faut-il mettre en oeuvre ? Nombre de sujets ne sont pas consensuels et méritent une étude approfondie par le Sénat. Je pense à la frontière entre autonomie fiscale et financière, aux modalités de compensation des transferts de compétences, à la compensation au coût historique insoutenable pour certains territoires, au dynamisme des recettes au regard des charges. Les recettes des collectivités territoriales sont trop décorrélées de leurs charges, de leurs missions et de la qualité des services publics.

Il faut trancher ces questions avant de s'interroger sur la contribution des collectivités territoriales au redressement des finances publiques. L'approche doit être différenciée : la Cour souligne la bonne santé financière globale des collectivités, mais les écarts entre elles doivent être pris en compte.

Le rapport public annuel est particulièrement riche et formule de nombreuses recommandations. Les rapporteurs spéciaux sauront les utiliser lors de l'examen du prochain projet de loi de finances. (Applaudissements sur quelques travées du groupe SER ; M. Marc Laménie applaudit également.)

Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; Mme Nadia Sollogoub applaudit également.) J'ai pris connaissance avec intérêt du rapport public annuel, qui dresse un bilan d'ensemble de nos finances publiques, dégradées aussi bien par rapport à notre situation d'avant-crise que par comparaison avec d'autres pays européens. La France fait partie des pays européens les plus endettés.

Forte de ce constat, la Cour des comptes appelle à la maîtrise des dépenses publiques. La sphère sociale a déjà agi au travers des réformes de l'assurance chômage et des retraites.

Le rapport porte également sur la décentralisation, sujet auquel le Sénat est très sensible. Les politiques de solidarité des départements représentent un volet important de la décentralisation ; il s'agit d'aider au plus près les plus vulnérables : enfants en danger, personnes en situation de précarité, personnes âgées dépendantes et personnes en situation de handicap. Mais les prestations - revenu de solidarité active (RSA), allocation personnalisée d'autonomie (APA), prestation de compensation du handicap (PCH) - sont définies au niveau national. Les départements consacrent une part croissante de leurs dépenses de fonctionnement au financement de ces allocations, et leur reste à charge s'est creusé en raison de mécanismes de financement inadaptés au dynamisme des dépenses.

Dès l'origine, ces politiques ont souffert de la tension irrésolue entre le caractère national de la solidarité et la libre administration des collectivités territoriales, avec des conséquences sur la qualité du service public. La décentralisation n'a pas tenu toutes ses promesses.

La pluralité d'acteurs indépendants -  département, État, bloc communal, sécurité sociale, service public de l'emploi  - nuit à l'efficacité des politiques sociales. Le rôle de chef de file du département est peu opérant. La Cour des comptes fait des recommandations pour améliorer le déploiement des politiques sociales dans les départements.

En matière d'insertion et de lutte contre la pauvreté, le projet France Travail du Gouvernement vise à associer les régions et les départements autour du service public de l'emploi. Ce sera là l'un des enjeux du projet de loi pour le plein emploi. La commission des affaires sociales y sera très attentive, notamment sur l'accompagnement des bénéficiaires du RSA.

Ces dernières années, l'État a semblé prêt à recentraliser certains pans de ces politiques, notamment pour le RSA, repris par l'État dans les départements volontaires.

Une démarche de contractualisation entre l'État et les départements a été mise en oeuvre dans le cadre des stratégies Pauvreté et Protection de l'enfance.

Par ailleurs, l'État a lancé plusieurs chantiers concomitants dont la cohérence est difficile à identifier : le RSA sous conditions et le projet de solidarité à la source doivent donner lieu à de nouvelles expérimentations. La Mecss (mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale) mènera une étude des conditions préalables à la mise en place de la solidarité à la source.

Nous n'avons donc pas fini de tâtonner. Mais les collectivités territoriales doivent être associées à l'élaboration des politiques sociales. Je remercie la Cour pour son travail. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Stéphane Sautarel .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La Cour des comptes a publié son rapport public annuel ; c'est là un événement important de notre vie démocratique. Le Sénat en partage les constats, mais ne peut souscrire à la limitation du nombre de communes proposée par la Cour. Nous avons besoin de davantage de décentralisation.

Le Sénat rejoint l'analyse de la Cour sur la situation extrêmement dégradée de nos finances publiques. Nous devons agir, sinon cela risque de se terminer très mal...

Alors que nous étions déjà affaiblis en entrant dans la crise, le poids des mesures prises par le Gouvernement contre la crise, puis pour la relance, est encore significatif : 37,2 milliards d'euros en 2022, 12,5 en 2023. Les mesures pour faire face à la hausse des prix de l'énergie représentent 25 milliards d'euros en 2022 et 36 milliards en 2023. Alors que 2023 aurait dû être marquée par la fin du quoi qu'il en coûte, nos mesures sont encore insuffisamment ciblées, et nous n'en avons pas les moyens. Résultat : un déficit public à 5 % et une dette publique à 111 %.

Nous divergeons de la courbe de nos partenaires, ce qui nous affaiblit. Un désendettement maîtrisé est impératif, pour assurer la soutenabilité de notre dette, dont le taux reste arrimé à celui de la dette allemande, mais pour combien de temps ?

La hausse des dépenses, hors dépenses exceptionnelles, atteint 3,5 % en 2022 et 0,7 % en 2023, alors que l'objectif était de 0,6 % par an jusqu'en 2027. Le budget 2024 devra être plus exigeant.

Les dépenses publiques françaises s'élèvent à 58 % du PIB, soit le niveau le plus élevé de la zone euro. Mais, paradoxe, cela ne s'accompagne pas d'un sentiment d'efficience de nos services publics. Un pays endetté ne peut pas financer la préparation de son avenir. L'endettement des collectivités, lui, est très faible : moins de 9 % de l'ensemble. Ce n'est donc pas là qu'il convient de faire porter l'effort.

Il faudra des milliards d'euros pour les transitions écologique et énergétique, pour combler notre retard en matière d'innovation, pour renforcer notre outil industriel et résoudre les problèmes du système hospitalier. Le pays en a besoin, mais il ne s'en donne pas les moyens. La fuite en avant n'est plus possible.

Pour la période 2023-2027, le Gouvernement retient une croissance potentielle de 1,35 % par an, au-dessus du consensus - prévision fragile.

Il est trop peu ambitieux de vouloir revenir tout juste en dessous des 3 % en 2027, alors que la quasi-totalité des pays de la zone euro le feront dès 2025. Nous sommes en train de décrocher sur le front du déficit et de la dette.

Trois leviers sont possibles : un renforcement de la croissance, mais elle sera modérée, donc insuffisante ; une augmentation des impôts, mais les prélèvements obligatoires représentent déjà 45 % du PIB et notre consentement à l'impôt est faible ; ou une maîtrise intelligente des dépenses : il faut commencer par là.

Qui parle de l'anniversaire de la décentralisation ? Voilà un anniversaire oublié au pays des commémorations...

Le poids de la dépense publique locale représente 19 % de l'ensemble, contre 34 % pour la moyenne européenne. La France est toujours marquée par sa tradition centralisatrice. La décentralisation s'essouffle et souffre de contradictions. Plusieurs réformes de l'organisation territoriale depuis 2010 n'ont pas clarifié les choses. Les faiblesses de la décentralisation sont en partie dues au brouillage des compétences entre État et collectivités.

Un nouvel acte de la décentralisation est nécessaire. Le Sénat s'y emploie, sur l'initiative du président Larcher.

Oui, le mode de financement des collectivités territoriales doit être revu. Oui, il faut garantir l'autonomie financière, voire fiscale, de nos collectivités. Oui, il faut garantir la survie de la commune, qui coûte peu et assure un indispensable lien de proximité. Donc, non à la réduction autoritaire du nombre de communes. Au contraire, il faut les renforcer : ce n'est pas simplement affectif, c'est efficace.

M. Guillaume Chevrollier.  - Très bien !

M. Stéphane Sautarel.  - Voici cinq pistes que nous pourrions mettre en oeuvre dès le PLF pour 2024 : réduire significativement la dépense fiscale et la dépense sociale, engager une revue des dépenses publiques, débureaucratiser, adopter une règle d'or dans le cadre d'une nouvelle gouvernance européenne et décentraliser vraiment.

Il faut donner pouvoirs, moyens et libertés aux collectivités territoriales, recentrer l'État sur ses missions régaliennes, imposer des blocs de compétences exclusives et une autonomie fiscale par niveau de collectivité, engager une véritable politique d'aménagement du territoire et de rénovation des infrastructures.

Nul doute que nous proposerons des pistes adossées à vos travaux. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC)

Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente

M. Jean-Louis Lagourgue .  - Chaque année, le rapport public de la Cour des comptes fait office de piqûre de rappel, en nous renvoyant à la situation très dégradée de nos finances publiques.

Un déficit de 5 % du PIB, 3 000 milliards d'euros de dette : telle est la photographie à date. Certes, nous sommes sortis de la procédure pour déficit excessif avant la crise sanitaire, mais le retour dans les clous de Maastricht n'est pas envisagé avant 2027.

Après la photographie, le film : la dette publique de la France est passée de 85 % du PIB en 2010 à plus de 110 % aujourd'hui ; sur la même période, l'Allemagne a ramené la sienne à 70 %. Le décrochage se creuse, nuisant à notre crédibilité.

La seule explication de ce décrochage, c'est une dépense publique qui a toujours crû plus vite que les recettes. La parenthèse du quoi qu'il en coûte, nécessaire, est close : il nous faut remettre nos comptes en ordre. Je salue donc la vaste revue des politiques publiques annoncée par le Gouvernement.

Il est juste que les collectivités territoriales soient intégrées à cette démarche. Il en faudrait plus pour effrayer les élus locaux, qui présentent chaque année des comptes à l'équilibre. La Cour rappelle que le poids des dépenses locales dans le PIB est passé de 8 % en 1980 à 11 % aujourd'hui, soit une augmentation limitée au regard des compétences transférées. Ne nous trompons donc pas de problème.

On peut tirer des conclusions différentes de celles de la Cour des comptes : l'augmentation des dépenses locales n'explique que marginalement l'augmentation globale. Inutile de contraindre davantage les collectivités territoriales, de recentraliser les compétences. Si la centralisation permettait des économies d'échelle, la France ne serait pas un pays aussi dépensier...

Le groupe Les Indépendants, favorable à une réduction des dépenses publiques, considère que c'est en mettant les acteurs locaux en responsabilité qu'on les incitera à veiller attentivement à l'utilisation des deniers publics.

Le rapport public annuel est éclairant, mais la préservation des libertés locales ne saurait être abordée sous le seul angle budgétaire. Il convient de poursuivre la dynamique de décentralisation. (M. Alain Richard applaudit.)

M. Daniel Breuiller .  - Quoi qu'il en coûte, en cinq minutes, il faut choisir...

La décentralisation est un des outils de renforcement de notre capacité à agir ; mais encore faut-il ne pas chercher en permanence à contraindre financièrement l'action locale.

La crise démocratique est due à l'absence de vision partagée et de co-élaboration avec les corps sociaux et les élus locaux.

Les Français voient les entreprises du CAC 40 verser des dividendes record sans corriger les inégalités de salaire, notamment entre les femmes et les hommes. À mesure que la confiance en l'État décline, les attentes envers les collectivités croissent. De fait, la décentralisation est l'un de nos meilleurs atouts face aux crises, en rapprochant la gestion des citoyens.

Comme Georges Perec, je me souviens : dans les années soixante-dix, enfant de la banlieue, je devais aller à Paris pour les spectacles ou le cinéma ; désormais, les festivals se tiennent partout en France. Je me souviens du 6 février 1973, l'incendie dramatique du collège Édouard Pailleron et ses conséquences sur la confiance dans l'État ; aujourd'hui, les départements consacrent 6 % de leur budget aux collèges, soit le double des sommes dépensées il y a quarante ans. Les lois Deferre ont été fructueuses, mais l'État jacobin n'a pas renoncé à faire rentrer dans le rang les élus locaux.

François Mitterrand disait avec raison : la France a eu besoin d'un pouvoir centralisé pour se faire, elle a besoin d'un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. La décentralisation est indispensable, mais ne peut découler d'une vision technique et financière qui a inspiré les grandes régions. Autonomie, coopération et État stratège : voilà ce à quoi nous croyons.

Je me souviens du cycle de l'eau qu'on nous expliquait à l'école... La ressource, hier abondante, est devenue un sujet de préoccupation majeur. Nous sommes confrontés à une réalité terrible à laquelle nous ne sommes pas préparés. Les conflits d'usage se développent, et des contradictions existent au sein même du Gouvernement. La gouvernance de l'eau ne peut se limiter à une simplification des procédures. Le Giec a évoqué les mesures hydrologiques qui s'imposent.

Son rapport et celui-ci le rappellent : il est urgent d'agir. La dette climatique coûtera plus cher que la dette financière, et elle ne se rembourse pas. Le GEST attend avec impatience le rapport de la Cour des comptes de l'an prochain sur ce sujet. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE)

M. Pascal Savoldelli.  - Très bien !

M. Georges Patient .  - Au-delà du traditionnel chapitre sur les finances publiques, ce rapport dresse un bilan de la décentralisation, quarante ans après les lois Defferre. La Cour des comptes fait le constat d'un élan à retrouver. Oui, une vraie décentralisation est nécessaire.

En 2009, le premier président Philippe Séguin disait : La République, c'est la solidarité nationale ; il ne faudrait pas que la décentralisation devienne l'alibi de son affaiblissement ». Cette année, vous constatez l'absence d'un cap clair et le chevauchement des compétences. L'organisation des services déconcentrés de l'État ne s'est pas ajustée à l'évolution des compétences des collectivités territoriales.

Le système de financement des collectivités territoriales est à bout de souffle. Il faut aligner financement des compétences et des responsabilités, avec des chefs de file bien identifiés pour les grandes politiques publiques, une organisation territoriale et une organisation des services déconcentrés de l'État qui épouse cette nouvelle architecture.

Transferts de compétences, ressources dynamisées, capacités de différenciation, responsabilités en rapport avec les compétences : voilà les quatre grands principes. Mais rien dans votre rapport sur les outre-mer. Prévoyez-vous un rapport spécifique ? Ces territoires ne devraient-ils pas bénéficier d'une différenciation spécifique ?

C'était le sens de l'appel de Fort-de-France, en mars 2022, qui dénonçait un maldéveloppement structurel. Il faut une décentralisation qui refonde la relation entre les outre-mer et la République. Les signataires de l'appel ont été reçus à l'Élysée le 7 septembre dernier, et une Conférence interministérielle de l'outre-mer devrait se tenir à la fin du semestre pour entériner une première série de décisions.

Monsieur le Premier président, je compte sur votre expertise, qui sera certainement sollicitée, pour que les outre-mer bénéficient d'une juste compensation des compétences transférées, ainsi que d'une meilleure répartition de la dotation d'aménagement des communes d'outre-mer (Dacom) et du Fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales (Fpic).

Je remercie la Cour des comptes pour la qualité de son travail. (Mme Isabelle Briquet et M. Daniel Breuiller applaudissent.)

M. Thierry Cozic .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Daniel Breuiller applaudit également.) Dans leurs multiples, mais vaines tentatives de convaincre l'opinion du bien-fondé de leur réforme des retraites, le Gouvernement et ses alliés ont beaucoup mis en avant la question de la dette. C'est le retour du chantage à la faillite, au coeur de la rhétorique de François Fillon...

Dans un numéro de duettistes bien huilé, voici la Cour des comptes qui joue son rôle classique de critique de l'exécutif au nom de l'orthodoxie financière. Nous ne sommes pas dupes : ce sont des régressions sociales qu'on prépare ainsi. Pourquoi la Cour ne pose-t-elle jamais la question de la remontée des prélèvements obligatoires ?

Bruno Le Maire, dans sa réponse à ce rapport, souligne que les économies attendues de la réforme des retraites et de l'assurance chômage répondent aux recommandations de la Cour des comptes. L'exécutif trouve ainsi dans ce rapport des justifications à ses contre-réformes.

Les 160 milliards d'euros d'aides aux entreprises ne feront l'objet d'aucune réforme pour éviter la cure austéritaire. Sur quoi repose l'alerte sur la dette publique ? La Cour critique le scénario d'évolution de la dette présenté par le Gouvernement, mais il y a un impensé de taille : l'inflation, rapidement évacuée, alors que la hausse des prix va durer.

Or il y a une dynamique entre la dette et l'inflation. L'inflation est un phénomène redistributif entre le capital et le travail, entre créanciers et débiteurs. Ce point est évacué par le rapport, alors que, selon le FMI lui-même, une inflation de 6 % pendant cinq ans réduirait de 13 points de PIB le poids de notre dette.

En d'autres termes, vous posez les bases d'une cure austéritaire alors que tous les paramètres économiques n'ont pas été analysés. Il faut explorer toutes les pistes d'assainissement, pour éviter une nouvelle casse sociale que nos concitoyens ne pourraient supporter. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE ; M. Christian Bilhac applaudit également.)

M. Pascal Savoldelli .  - La promesse était belle : l'acte I de la décentralisation devait modifier la répartition des pouvoirs entre l'État et les collectivités territoriales, donner à celles-ci la maîtrise de leur avenir, rapprocher les administrations des administrés. L'acte II, en 2003, l'a réaffirmée, laissant espérer un enrichissement de la vie démocratique.

Seulement voilà : cette promesse a produit les maux mêmes qu'elle se proposait de combattre. La décentralisation, dénaturée, a entraîné désorganisation et complexification.

Depuis 2010, les évolutions législatives ont encore aggravé les erreurs du passé : recentralisation à marche forcée entre les échelons, sans réflexion sur le service rendu ; recentralisation des ressources, contraignant à faire toujours plus avec moins - et encore, la restriction n'est pas suffisante pour la majorité sénatoriale ; désengagement de l'État des territoires, dans une logique de sauve-qui-peut.

Entre 2012 et 2022, les effectifs des services déconcentrés de l'État se sont réduits de 14 %, soit une baisse de 11 700 ETP. Quand l'administration territoriale de l'État s'affaiblit, ce sont la cohérence, l'égalité et l'unité de la Nation qui disparaissent.

Nous sommes passés d'une République déconcentrée à une République déconnectée. On plaide pour un acte III, mais les pressions austéritaires se font toujours plus fortes. Dès lors, la nouvelle promesse risque de s'avérer un mensonge : on transférera des impératifs de dépenses publiques vers l'échelon territorial, et l'État s'en tirera à bon compte ; nos concitoyens, eux, se sentiront démunis et dépossédés.

L'acte III devrait correspondre à de nouveaux services publics, facteurs d'égalité. L'égalité régit le fonctionnement des services publics, selon l'arrêt du Conseil d'État du 9 mars 1951 : égalité devant les concours, devant l'impôt et les charges, devant le service public lui-même.

Prenons le service de l'eau : 56 % des masses de surface et 33 % des masses souterraines ne sont pas en bon état, au sens du droit européen. Pourtant, tous les échelons sont mobilisés, mais sans cohérence et dans la confusion. La gouvernance de l'eau est un exemple de décentralisation inachevée, comme le souligne la Cour.

Tirons les leçons du passé et relégitimons la démocratie de terrain, une démocratie cohérente, participative et qui lutte contre les inégalités. (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Daniel Breuiller applaudit également.)

M. Michel Canévet .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains) L'Union centriste regrette que le Gouvernement ne participe pas à ce débat, car la question de l'équilibre des comptes publics nous tient particulièrement à coeur.

Certes, la France n'est pas en faillite, mais nous sommes loin de l'équilibre des comptes publics. Le groupe UC a proposé différentes solutions. D'abord, à dépenses exceptionnelles, recettes exceptionnelles : nous défendions une taxe sur les superprofits des entreprises. Nous avons également proposé un ciblage des aides aux carburants sur ceux qui utilisent leur voiture pour se rendre au travail. Enfin, nous avons proposé le décalage de certaines réductions de dépenses, comme la fin de la redevance audiovisuelle et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

L'objectif de réduction du déficit à 3 % du PIB doit rester notre horizon, afin de respecter nos engagements européens.

Notre groupe est très préoccupé par l'autonomie fiscale et financière des collectivités territoriales. Il ne peut y avoir de légitimité, pour les élus, que dans la responsabilité. Or celle-ci passe par la capacité à lever l'impôt.

Enfin, nous ne partageons pas votre point de vue sur le nombre de communes : elles sont un espace de démocratie important et doivent être maintenues dans une organisation territoriale appropriée. (MM. Jean-Marie Mizzon et Daniel Gremillet applaudissent.)

M. Christian Bilhac .  - Quarante ans après la loi du 2 mars 1982, l'heure est venue d'un bilan de l'organisation territoriale de la France et de l'efficience de l'action de l'État, des collectivités territoriales et des organismes de sécurité sociale.

Dans un contexte de ralentissement économique, le déficit atteint 5,5 % du PIB ; nous sommes le pays aux finances les plus dégradées de la zone euro.

J'entends souvent parler du rôle de la finance ou des injonctions de l'Union européenne. Mais l'équilibre des comptes est une nécessité, comme le disait Pierre Mendès France bien avant le traité de Maastricht. Réduire les dépenses n'est pas la seule solution : on peut agir aussi sur les recettes.

Comment l'objectif de 3 % du PIB a-t-il été choisi ? Mystère... S'agissait-il du taux de l'érosion monétaire au moment de la signature du traité ? Comment faire quand l'inflation est nulle ou s'envole ?

Seule une nouvelle étape de la décentralisation permettra de tout remettre à plat. Les efforts de réduction de personnel ont été moindres dans les administrations de l'État, qui doit accepter de transférer aux collectivités territoriales des compétences pour qu'elles soient gérées au plus près du terrain, conformément au principe de subsidiarité.

L'État, de son côté, doit se concentrer sur ses missions régaliennes : éducation nationale, justice, sécurité extérieure et intérieure... Il lui appartient de contrôler et d'évaluer l'action des collectivités territoriales et de garantir leur financement et leur autonomie.

La Cour des comptes propose différentes mesures relatives à la rationalisation des finances locales. Mais les collectivités ont l'obligation de voter des budgets en équilibre : ce ne sont pas elles qui sont responsables des déficits. (M. Yves Détraigne approuve.)

M. Pascal Allizard .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Depuis plusieurs années, la dette publique française file, malgré les alertes des institutions internationales. Certes, la crise du covid a coûté cher, mais elle n'explique pas tout. Les chiffres du commerce extérieur sont inquiétants, les taux d'intérêt remontent, le conflit en Ukraine continue de peser sur notre économie. L'inflation alimentaire et énergétique pénalise entreprises, services publics et consommateurs. En outre, il faudra suivre les conséquences sur les marchés des événements récents : fermeture de la Silicon Valley Bank et rachat de Crédit suisse.

Nos finances publiques figurent parmi les plus dégradées de la zone euro, tandis que la Commission européenne s'inquiète de risques élevés sur la soutenabilité de la dette française à moyen terme. Certes, la dette aurait pu permettre de soutenir notre économie. Mais la crise sanitaire a révélé la situation réelle de l'hôpital public et nos pertes de souveraineté. Quant à la crise énergétique, elle met en lumière les renoncements de l'État en matière nucléaire.

À l'aube d'une nouvelle loi de programmation militaire, nous mesurons aussi les limites de notre modèle d'armées expéditionnaire et échantillonaire. Les grandes compétences sont encore sur notre sol, notamment en matière de dissuasion. Il faut les y maintenir, de même que nos pépites industrielles : il y va de notre souveraineté et de l'avenir de nos territoires. La Cour des comptes connaît bien ces questions, auxquelles elle a consacré un récent rapport.

Comment accomplir en même temps tous ces efforts quand il faut revenir à une trajectoire soutenable des finances ? L'État sera-t-il contraint à des arbitrages coûteux entre fracture territoriale et fracture sociale ? Les territoires sont inquiets pour leur avenir ; je le constate dans mon département.

Les Français sont très attachés à leur commune et à leur maire, dont ils ont apprécié le rôle durant la crise sanitaire. Mais la multiplication des réformes a brouillé les compétences et le lien entre l'administration et les administrés. La fatigue législative et réglementaire est réelle. La réforme permanente n'est plus tenable, non plus que l'inflation des normes.

Les comptes des collectivités territoriales ne sont pas un problème majeur, car la dette locale, réelle, est très largement maîtrisée, comme le confirme la Cour. Continuons à soutenir les élus, sinon nous n'aurons plus de candidats pour faire vivre la démocratie locale.

Nous avons besoin d'un État stratège, porteur d'une vision à long terme. Il ne peut être une holding dont les collectivités territoriales ne seraient que des centres de coût et des variables d'ajustement. La France que nous aimons n'est pas celle-là ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

Mme Isabelle Briquet .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST ; M. Pascal Savoldelli applaudit également.) Il y a quarante ans, Gaston Defferre et Pierre Mauroy posaient la première pierre de la décentralisation. Après un premier bilan en 2009, la Cour des comptes pointe des problèmes inchangés : enchevêtrement des compétences et un État qui n'est pas au rendez-vous.

L'attrition des effectifs de l'État déconcentré provoque dans les territoires un sentiment d'abandon. Entre la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme de l'organisation territoriale de l'État, c'est l'hécatombe : en dix ans, plus de 11 000 ETP ont été supprimés.

C'est pourquoi j'ai proposé dans mon rapport budgétaire le rejet des crédits de la mission Administration générale et territoriale de l'État.

Les crises récentes ont mis en lumière le rôle essentiel des services publics, qui doivent être renforcés. Tel était l'objectif de la décentralisation.

L'acte I a rapproché la décision politique des citoyens et donné aux collectivités territoriales des moyens suffisants. Mais le message s'est brouillé. Si certaines compétences partagées donnent de meilleurs résultats, les collectivités doivent jongler entre compétences supplémentaires et manque de moyens financiers et humains.

La Cour des comptes juge inadaptée la substitution de dotations de l'État à la fiscalité. La suppression de la taxe professionnelle en 2011, de la taxe d'habitation en 2020 et de la CVAE en 2023 et 2024 sont autant d'atteintes à l'autonomie fiscale des collectivités territoriales, qui distendent le lien entre elles et les administrés. La réduction des marges de manoeuvre des communes est aussi un frein pour l'investissement public, alors qu'elles soutiennent l'économie locale et l'emploi.

L'enchaînement des crises et l'inflation rendent urgente la pérennisation des financements des collectivités territoriales.

Je suis en désaccord avec la Cour sur les communes, maillon essentiel de la démocratie locale. Mais notre organisation territoriale doit s'articuler plus finement entre État et collectivités territoriales, non pas pour contrôler les dépenses de ces dernières, mais pour assurer leur capacité à investir.

Les collectivités territoriales ne doivent pas être la variable d'ajustement des comptes publics. Réinstaurons un véritable dialogue avec elles, dans le respect de leur libre administration ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST ; M. Christian Bilhac applaudit également.)

M. Jean-Marie Mizzon .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains) La Cour des comptes alerte sur la dégradation des finances publiques et la situation tristement singulière de la France. Notre déclassement s'accélère, sous l'effet des contraintes extérieures et des incuries intérieures.

Si je partage les constats, je suis plus réservé sur les préconisations. La Cour revient sur le remplacement des impôts locaux par des dotations, qui a desserré le lien entre taxation et représentation. Comme elle, je déplore qu'on ait ainsi brisé le consentement local à l'impôt.

Il y a une crise de l'État providence. La revanche du local sur le central, selon la logique small is beautiful, pointait l'omnipotence de l'État. Le flot montant des exonérations et dégrèvements et le remplacement de la fiscalité locale par des dotations en ont décidé autrement. L'article introduit dans la Constitution pour garantir l'autonomie financière des collectivités territoriales a fini par ne leur garantir qu'une liberté de gestion.

Depuis 2018, le niveau de dépenses publiques a une moindre incidence sur la feuille d'impôt. Il n'y a donc plus d'incitation à une bonne gestion. Il ne faut pas une énième incitation à réduire les dépenses, mais donner plus d'autonomie aux élus locaux, dans le cadre d'une véritable décentralisation fondée sur le couple liberté-responsabilité.

Nous ne croyons pas à la tutelle infantilisante de l'État, mais à des interactions vertueuses entre électeurs, contribuables et usagers des services publics. (Mme Catherine Deroche apprécie.) Une décentralisation financière aurait des vertus cognitives que n'a pas, ou plus, le centralisme jacobin. Ce n'est pas un hasard si le taux de dépenses publiques est moins élevé dans les systèmes décentralisés... (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains)

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes .  - Je remercie tous les intervenants pour l'intérêt qu'ils portent à nos travaux. Il est normal qu'il n'y ait pas de consensus, sur ces sujets qui ne s'y prêtent guère. La Cour des comptes cherche à nourrir des opinions, parfois convergentes, parfois contradictoires ; elle est ainsi un acteur du débat public.

Monsieur le président Raynal, je me réjouis que vous partagiez notre analyse de la situation des finances publiques et de la décentralisation. Nos prochains travaux éclaireront cette analyse. La Cour espère participer à la revue des finances publiques pour encourager des politiques publiques plus efficaces et plus justes, mais pas forcément plus coûteuses.

La contribution des collectivités territoriales à l'effort en faveur des finances publiques est indispensable. J'ai évoqué la perte d'indépendance, mais certaines recettes des collectivités sont sécurisées par le concours de l'État.

Madame la présidente Deroche, nous répondrons à vos demandes avec diligence. La Cour des comptes publiera prochainement un rapport flash sur l'aide aux chômeurs de longue durée.

Monsieur Sautarel, une véritable revue des politiques publiques, pratiquée dans nombre d'autres pays de l'Union, suppose d'analyser la performance des actions menées pour rationaliser les modes de gestion. Il ne s'agit pas d'austérité. L'austérité, c'est le rabot qui appauvrit les services publics, affaiblit la capacité de la puissance publique à agir et fragilise la croissance. Ce n'est pas ce que la Cour préconise.

Nous avons validé totalement le quoi qu'il en coûte : il fallait soutenir les ménages, les entreprises et la croissance. Nous ne sommes pas des parangons de l'austérité. Dans notre rapport sur les Ehpad, nous préconisons des dépenses publiques supplémentaires. Idem sur la pédopsychiatrie : nous appelons à un doublement des recrutements chaque année.

La Cour des comptes ne propose pas une réduction autoritaire du nombre de communes. Je partage votre vision de leur rôle. Mais, pour faire face à des investissements lourds, il faut s'engager, sur la base du volontariat, dans un rapprochement plus rapide des communes. (Mme Françoise Gatel opine.)

Monsieur Lagourgue, je n'ai aucune nostalgie de l'État centralisé. Mais je constate que la France reste un pays très centralisateur. À mesure que l'on décentralise, l'État doit devenir partenaire stratégique pour les politiques territoriales. C'est ainsi que nous renforcerons les politiques locales. Or nous avons trop désarmé l'État territorial : dans notre rapport sur les sous-préfectures, nous disions qu'à certains endroits, l'État est à l'os.

Monsieur Breuiller, je partage votre souhait de renforcer la cohérence des politiques publiques. La Cour des comptes publiera avant l'été un rapport thématique sur la gestion de l'eau, qui alimentera vos réflexions.

Monsieur Patient, si nous ne traitons pas des collectivités territoriales ultramarines, c'est parce que leurs spécificités appellent une approche particulière. Les thèmes propres à l'outre-mer figurent régulièrement dans le programme de contrôle de la Cour des comptes. Le thème du rapport public annuel 2024 permettra de traiter de leur situation.

Monsieur Cozic, si je résume votre position, l'inflation contribuerait à la réduction des déficits : je n'y crois pas. Il y a inflation et inflation, et celle que nous connaissons est tirée principalement par les prix de l'énergie. Le Gouvernement a pris des mesures de protection qui pèsent lourdement sur les déficits - 36 milliards d'euros en 2023. L'inflation a conduit aussi à une augmentation des charges : le service de notre dette a augmenté dès avant le relèvement des taux directeurs. Il me semble que l'inflation, surtout quand elle provient d'un choc sur les prix de l'énergie, n'est pas une solution durable pour inscrire la dette dans une trajectoire descendante.

Vous avez, je ne dirais pas accusé, mais soupçonné la Cour des comptes de souhaiter une cure austéritaire : je le récuse. Notre dépense publique représente 58 % du PIB, soit 8 points de plus que la moyenne de l'Union européenne, alors que nos concitoyens ne perçoivent pas toujours la qualité de nos services publics. Je voudrais pouvoir dire que l'éducation, l'hôpital, le logement se portent bien, mais ce n'est pas perçu de la sorte. Il faut un travail sur la qualité de la dépense, qui aura sans doute des conséquences sur sa quantité - mais je prends les choses dans cet ordre.

À la tête d'une institution indépendante, je ne fais plus de politique, mais je me souviens d'un temps où votre groupe politique était aux affaires, assainissait les finances publiques et faisait le choix de l'Europe. Je me souviens aussi de ce propos de Pierre Mendès France, un homme de gauche : une fiscalité en désordre est le signe d'une nation qui s'abandonne.

Monsieur Savoldelli, je ne crois pas que la décentralisation ait été dévoyée. Je défends l'État territorial et regrette l'empilement des structures et l'enchevêtrement des politiques.

Monsieur Canévet, le rapport est d'abord remis au Président de la République, au Gouvernement, puis présenté devant les assemblées. Vous avez exprimé des inquiétudes sur l'autonomie fiscale des collectivités territoriales. Encore une fois, la Cour ne plaide pas pour une réduction autoritaire du nombre de communes. Le rapprochement entre communes ne peut se faire que sur la base du volontariat. Les situations sont hétérogènes ; certains territoires, notamment dans l'ouest, sont particulièrement engagés, pour des raisons historiques, territoriales. Nous ne plaidons pas pour des rapprochements autoritaires, mais il n'y a pas lieu de condamner un mouvement vertueux, sur une base volontaire. (Mme Françoise Gatel applaudit.)

M. Bilhac suggère de combler le déficit public en augmentant les recettes. Ce n'est pas interdit, mais le consentement de nos concitoyens à l'impôt est faible... Il est difficile d'augmenter encore l'imposition des ménages, et nous ne pouvons pas non plus pénaliser la compétitivité de nos entreprises : les marges de manoeuvre sont donc limitées.

Il y a deux autres ressources : la croissance, qui suppose d'investir, et donc de désendetter ; et la maîtrise de la dépense publique, à travers la revue de la dépense publique, à laquelle toute la sphère publique doit concourir.

M. Allizard a souligné les défis à relever et la nécessité de faire des choix. Le Haut Conseil des finances publiques, que je préside, examine le projet de loi de programmation militaire ; des projets d'une telle envergure limitent les marges de manoeuvre. Une loi de programmation des finances publiques plus ambitieuse imposerait une réduction de la dépense publique plus forte encore...

Je ne parle pas de soutenabilité de la dette, car notre crédibilité n'est pas en doute. Je suis toutefois attentif aux divergences entre la France et les autres pays de zone euro, qui auront réduit leur dette avant 2027. Nous sommes un pays leader de la zone euro, ne le soyons pas en matière de dette ! (Mme Nadine Bellurot applaudit.)

Madame Briquet, je ne reviens pas sur le nécessaire réarmement de l'État déconcentré. La RGPP était un simple rabot budgétaire ; une revue de la dépense publique est un exercice plus ambitieux, qui suppose de mettre tous les acteurs autour de la table afin de rendre la dépense publique plus efficace et plus juste. Ce que nous préconisons n'est en rien une resucée de la RGPP.

Le rapport de la Cour ne remet nullement en cause le rôle des communes dans la démocratie locale. Elles n'ont pas à être la variable d'ajustement des comptes publics, mais ne doivent pas non plus être exonérées.

Monsieur Mizzon, la situation des finances locales fait l'objet d'une attention soutenue de la Cour : nous avons une formation spécifique consacrée à ce thème, composée de la 4e chambre de la Cour et des chambres régionales des comptes. Nous sommes à la disposition des sénateurs si vous souhaitez nous auditionner sur ces sujets.

Je vous remercie de votre participation au débat et de l'estime dont vous faites montre à l'égard des travaux de la Cour. Comme l'évoquait Philippe Seguin, nous sommes à équidistance entre le Gouvernement et le Parlement. Ni complices ni auxiliaires, nous sommes très attachés à notre mission d'assistance au Parlement. Ce travail en commun est précieux ; nos magistrats le font avec coeur, en respectant le délai de huit mois. (Applaudissements)

Mme la présidente.  - Huissiers, veuillez reconduire M. le Premier président de la Cour des comptes et M. le rapporteur général de la Cour.