Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 3 juin 2003



Institutions européennes

Échange de vues sur le projet de constitution
soumis à la Convention sur l'avenir de l'Europe1(*)

M. Hubert Haenel :

La Convention est entrée dans sa phase finale. Elle travaille maintenant depuis plus d'un an. Comme vous le savez, elle fonctionne selon la règle du consensus. Cela veut dire que l'unanimité n'est pas nécessaire, mais que la majorité ne suffit pas. Il faut arriver à un résultat global qui dispose d'un large soutien ; et il ne faut pas que la minorité juge complètement inacceptable ce résultat. L'objectif, comme l'a dit Alain Lamassoure, c'est d'arriver à un « compromis dynamique », à un texte consensuel qui soit en même temps une avancée pour l'Europe.

La Convention est parvenue à un certain nombre de consensus partiels. Les clivages qui subsistent portent - comme on pouvait s'y attendre - sur les points les plus importants. Nous sommes donc à un moment où ce sont les « points durs » qui font l'objet de la discussion, alors que les sujets plus techniques semblent en grande partie réglés.

Depuis quelques jours - mais seulement depuis quelques jours - nous disposons d'un projet global de Constitution qui comporte un préambule et quatre parties.

La première partie, qui traite des dispositions fondamentales, comprend neuf titres : objectifs de l'Union ; citoyenneté de l'Union ; compétences de l'Union ; institutions de l'Union ; exercice des compétences ; vie démocratique de l'Union ; finances de l'Union ; l'Union et son environnement proche ; l'appartenance à l'Union. Les deux protocoles relatifs, d'une part, au rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne et, d'autre part, à l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, sont annexés à cette première partie.

La deuxième partie reprend les dispositions de la charte des droits fondamentaux, y compris son préambule.

La troisième partie est relative aux politiques et à la mise en oeuvre des actions de l'Union. Elle comporte les sept titres suivants : clauses d'application générale ; non-discrimination et citoyenneté ; politiques et actions internes ; association des pays et territoires d'outre-mer ; action extérieure de l'Union ; fonctionnement de l'Union ; enfin, dispositions communes. Deux protocoles sont annexés à cette partie : l'un porte modification du traité Euratom, l'autre traite de l'Eurogroupe.

Enfin, la quatrième partie est intitulée « dispositions générales et finales ».

L'ensemble du projet représente plus de deux cent trente pages. L'objet de notre réunion aujourd'hui est de permettre à tous ceux qui le souhaitent de s'exprimer sur les « points durs » qui subsistent, alors que la Convention doit en principe conclure ses travaux dans les quinze jours qui viennent.

a) Les points qui paraissent acquis

Je vais, tout d'abord, énumérer brièvement les points qui paraissent acquis aujourd'hui, afin que nous n'y revenions pas par la suite. Ces points sont les suivants :

- remplacement des traités existants par un traité unique qui sera la Constitution de l'Union ;

- intégration dans la Constitution de la Charte des droits fondamentaux. Toutefois, cinq pays membres et un pays candidat maintiennent une réserve ; il s'agit du Royaume-Uni, du Danemark, de l'Irlande, de la Suède, des Pays-Bas et de la Lettonie ;

- attribution à l'Union de la personnalité juridique. Cela en réalité ne constitue pas un changement majeur, car l'Union peut déjà aujourd'hui conclure des accords internationaux sous certaines conditions ; nous avons pu le constater à propos des accords d'entraide judiciaire et d'extradition conclus par l'Union européenne avec les États-Unis ;

- abandon de la structure en piliers, avec toutefois le maintien de procédures particulières pour les matières qui relèvent actuellement des deuxième et troisième piliers ;

simplification des instruments et des procédures. On aura désormais, comme dans le droit français, une hiérarchie des normes : loi-cadre européenne, loi européenne, règlement européen, mesures d'exécution ; de plus, la codécision deviendra la procédure législative normale ;

présentation plus claire de la répartition des compétences entre l'Union et les États membres ;

- enfin, nouveaux protocoles sur le principe de subsidiarité et sur le rôle des parlements nationaux.

Je vais m'attarder un instant sur ces deux derniers points qui nous intéressent directement.

Pour la subsidiarité, le projet de Constitution donne une responsabilité propre aux parlements nationaux. Leur intervention s'effectuera en deux temps :

- tout d'abord, ils interviendront par un mécanisme dit « d'alerte précoce ». Lorsque la Commission présentera une proposition législative, les parlements nationaux - chaque Chambre pour les parlements bicaméraux - pourront, dans un délai de six semaines, adresser un « avis motivé » à la Commission pour lui indiquer qu'ils considèrent que tel ou tel aspect de cette proposition ne respecte pas la subsidiarité. Si un tiers des parlements nationaux adresse des « avis motivés », la Commission est tenue de réexaminer sa proposition et de justifier sa décision si elle décide de maintenir son texte ;

- dans un deuxième temps, la Constitution établit la possibilité d'une saisine de la Cour de justice par les parlements nationaux pour faire respecter la subsidiarité. Les modalités de cette saisine seront définies à l'échelon national ; en particulier, c'est à l'échelon national que se décidera si c'est le Parlement dans son ensemble ou chaque Chambre qui peut s'adresser à la Cour de justice.

Pour ce qui est du rôle des parlements nationaux en dehors de la question de la subsidiarité, le projet contient deux changements par rapport à la situation actuelle :

- tout d'abord, une meilleure garantie du délai d'examen dont bénéficient les parlements nationaux. Pendant les six semaines garanties pour l'examen d'un texte par les parlements nationaux, aucune décision ne pourra être prise par le Conseil, même sous la forme d'un accord politique ;

- ensuite, pour l'association collective des parlements nationaux, le principe retenu est celui d'un renforcement de la COSAC.

Les points que je viens d'énumérer peuvent être considérés comme les acquis de la Convention.

b) Les points qui restent en débat

J'en viens maintenant aux points fondamentaux qui restent en débat. On peut les regrouper autour de quatre thèmes :

- les institutions de l'Union ;

la gouvernance économique et sociale ;

- l'action extérieure de l'Union (politique étrangère commune, politique de sécurité et de défense commune et politique commerciale commune) ;

- enfin, les questions de justice et affaires intérieures.

* *

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I. LES INSTITUTIONS

Le projet de Constitution que nous a soumis le présidium la semaine dernière est un texte fondé sur les propositions que le présidium avait formulées dans une première phase, mais modifié en fonction des débats qui se sont déroulés au sein de la Convention sur la base des premières propositions. Ce texte est donc censé représenter un point d'équilibre au sein de la Convention ou, du moins, s'approcher de ce point d'équilibre.

La partie de la Constitution relative aux institutions fait toutefois exception à cette démarche en raison d'un désaccord de fond qui est intervenu, au sein du présidium, notamment sur les modalités de vote à la majorité qualifiée. De ce fait, le texte dont nous disposons à propos des institutions est toujours celui qui a été diffusé par le présidium le 24 avril dernier et à propos duquel nous avons eu un échange de vues le 7 mai. Tout au plus, le présidium a-t-il pu apporter quelques modifications sur des points à propos desquels il n'y avait pas de réelles divergences au sein de la Convention.

Ces modifications ne touchent pas aux aspects centraux du débat. Trois d'entre elles me paraissent cependant dignes d'intérêt :

1 - Pour le président du Conseil européen, le nouveau texte ne prévoit plus que celui-ci est désigné parmi des personnalités ayant siégé au sein du Conseil européen pendant au moins deux ans ; de plus, le nouveau texte prévoit que sa fonction de représentation extérieure de l'Union pour les matières de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) s'exerce « sans préjudice des compétences du président de la Commission et du ministre des Affaires étrangères ».

2 - Pour la Commission, le texte prévoit désormais que la nouvelle composition ne prendra effet qu'au 1er novembre 2009.

3 - Enfin, pour le Conseil législatif, c'est-à-dire pour le Conseil des ministres dans ses fonctions de législateur, il est prévu que la représentation des États membres puisse être assurée, selon l'ordre du jour, par les ministres compétents situés à un même niveau que le représentant ministériel habituel au sein de ce Conseil législatif. Pour être plus clair, c'est toujours le ministre des Finances qui pourrait siéger pour l'adoption de lois touchant aux matières de son ressort.

Les autres modifications apportées par le présidium sont d'une portée beaucoup plus restreinte puisqu'elles visent par exemple à préciser que le président de la Commission peut démettre un membre de la Commission ou que le Conseil européen peut mettre fin au mandat du ministre des Affaires étrangères.

Je voudrais surtout maintenant faire quelques commentaires sur les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés à ce blocage.

Vous savez que, depuis plusieurs mois, un conflit est apparu au sein de la Convention, opposant les « petits » pays et les « grands » pays. Ce clivage entre ce qui est considéré comme les intérêts des « petits » et ce que l'on présente comme les intérêts des « grands » porte essentiellement sur la présidence du Conseil européen et sur la composition de la Commission. En simplifiant beaucoup, disons que la plupart des « petits » pays souhaitent le maintien de la rotation semestrielle de la présidence du Conseil européen et du Conseil et le maintien du principe selon lequel il y a un commissaire par État membre.

Mais un deuxième front est apparu plus récemment, qui s'ajoute au premier, avec l'intervention de ceux qui considèrent que le traité de Nice comporte des acquis sur lesquels on ne doit pas revenir. Ce deuxième front est mené par l'Espagne qui a été la grande gagnante dans la pondération des voix arrêtée à Nice puisqu'elle a été créditée de 27 voix contre 29 pour l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie ou la France. La proposition du présidium tendant à établir une majorité représentant 60 % de la population offre évidemment une situation relativement moins favorable à l'Espagne qui ne représenterait plus que la moitié de l'Allemagne. En conséquence, le représentant de l'Espagne au présidium a bloqué toute évolution à ce sujet.

L'Espagne n'est évidemment pas seule dans cette démarche. La Pologne par exemple, qui est exactement dans la même situation que l'Espagne pour le poids relatif au sein du Conseil, est tentée de la rejoindre. Et l'on observe la même volonté d'en rester au traité de Nice, chez d'autres États membres ou chez de nouveaux adhérents, pour le nombre des commissaires ou pour la répartition des sièges au Parlement européen. Tous ceux qui, faisant leurs comptes, ont estimé qu'ils auraient à perdre au système proposé par le présidium font savoir qu'il ne faut pas rouvrir le dossier clos à Nice. Dans les couloirs de la Convention, on entend aujourd'hui glorifier le traité de Nice comme jamais ce ne fut le cas auparavant !

Huit gouvernements ont ainsi rejoint l'Espagne pour demander que l'on ne rouvre pas le débat sur la répartition des pouvoirs en Europe et que l'on ne remette pas en cause le « paquet institutionnel » accordé à Nice qui, selon eux, « représente le point d'équilibre entre les différents intérêts en jeu » : ce sont les gouvernements du Royaume-Uni, de Pologne, du Danemark, de Suède, d'Irlande, d'Autriche, de Chypre et de Lituanie.

Cette deuxième opposition au sein de la Convention apparaît dans un contexte particulièrement défavorable en raison de deux autres constatations que l'on peut faire.

D'abord, une détérioration considérable des relations entre le président de la Commission et le président de la Convention. Ceci dépasse le seul aspect des relations personnelles car la Commission en arrive à des critiques acerbes et constantes de tout ce qui provient actuellement du présidium de la Convention ou de son président. On conviendra que ceci est particulièrement mal venu au moment présent.

Ensuite, la manifestation, qui se fait de plus en plus nette au fil des jours, qu'un certain nombre de pays commence à agir comme s'ils souhaitaient qu'il n'y ait pas de consensus au sein de la Convention, en sorte que la Conférence intergouvernementale, saisie d'options, puisse reprendre la main. Ces pays, notamment des nouveaux adhérents, estiment en effet qu'ils seront mieux à même de défendre leurs intérêts au sein de la Conférence intergouvernementale où ils seront membres de plein droit et où les décisions se prendront à l'unanimité.

En fait, on a un peu le sentiment que l'esprit de la Convention - qui faisait la particularité de cette procédure originale d'élaboration de la Constitution européenne - est en train de s'estomper et que la défense des intérêts nationaux revient au premier plan des préoccupations de beaucoup de conventionnels.

Pour ma part, je vois mal comment on pourrait aboutir au sein de la Conférence intergouvernementale si l'on n'y parvient pas à la Convention. Et je suis tenté d'en déduire que, si la Convention ne dégage pas de propositions consensuelles sur les points majeurs en discussion, cela entraînera un immobilisme total et le maintien pur et simple des dispositions du traité de Nice.

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M. Xavier de Villepin :

Vos propos ne sont pas marqués par un optimisme débordant ! Dans les motifs de détérioration de la situation, ne faut-il pas ajouter le fait que les Britanniques vont s'abstenir de prendre position sur l'euro le 9 juin ? C'est une orientation grave, même si elle résulte en partie des différends qui opposent le Premier ministre et le Chancelier de l'échiquier. C'est l'indication d'une certaine distance du Royaume-Uni par rapport à l'Europe. Par ailleurs, ne pensez-vous pas que, derrière toutes les batailles que vous venez de nous décrire, se cache le désir d'un grand nombre de pays européens de ramener l'Europe à une simple zone de libre-échange ?

M. Hubert Haenel :

Il est vrai que, s'agissant de l'euro, les Britanniques pensent qu'il est urgent d'attendre. Il faut aussi souligner que la presse anglaise s'est déchaînée contre la Convention et contre les représentants britanniques à la Convention, accusés d'avoir vendu le Royaume-Uni à l'Europe ! Sur le second point, il est exact qu'on rencontre deux ensembles de pays : les États fondateurs qui veulent aller vers une Europe de plus en plus intégrée, dans l'esprit des « pères fondateurs », et d'autres pays qui, sous l'égide du Royaume-Uni, ne veulent qu'une « Europe-espace » limitée aux règles du commerce.

M. Maurice Blin :

Je voudrais tout d'abord rappeler que, en cinquante ans, l'Europe a progressé grâce à deux données essentielles. D'abord la secousse éprouvée par la guerre de 39-45 et le rebond psychologique, culturel, politique des quarante années qui ont suivi. Tant que ceux qui avaient vécu la guerre en conservaient encore le souvenir, l'Europe restait très présente. Mais cette génération commence à disparaître. Ensuite un second facteur qui a, lui aussi, disparu : la croissance. L'Europe était valorisée parce qu'elle était porteuse d'une croissance supérieure à celle des États-Unis. Mais la croissance est maintenant supérieure aux États-Unis. Comment voulez-vous que cette Europe, qui était prestigieuse hier, garde encore son éclat ?

Un autre élément s'ajoute aux deux précédents. Si les deux pays fondateurs, la France et l'Allemagne, avaient conservé leur prestige, leur dignité, leur prospérité et leur exemplarité d'autrefois, alors l'Europe garderait toujours un certain moteur, une sorte d'âme. Or, paradoxalement, ce sont ces deux pays qui sont les moins bien placés au plan économique. Pourquoi voulez-vous que l'Espagne, qui souhaite manifester sa dignité et son honorabilité, respecte une France qui, en matière économique, est moins bien placée qu'elle ?

Enfin, les pays qui vont nous rejoindre demain, même les plus grands comme la Pologne, viennent vers l'Europe essentiellement pour bénéficier - et c'est légitime - de notre niveau de vie relativement élevé. Quant à la sécurité et à la protection, on sait que l'Europe n'a plus l'image qu'elle avait autrefois auprès de ces pays là, parce qu'elle n'a pas été capable, lors de la dernière guerre, de les protéger contre un régime totalitaire. Qui les en a finalement libérés, en 1989, sinon les États-Unis d'Amérique ? En d'autres termes, ils sont psychologiquement et politiquement plus près des États-Unis que de notre Europe.

Je pense que les débats de la Convention vont manquer de souffle parce que les Britanniques, comme les petits pays, ne veulent pas d'un renforcement de l'Europe, alors que les États moyens - comme la Pologne ou l'Espagne - ont l'épiderme à vif. Par impuissance de la volonté, par fatigue historique, par lassitude générale, je crains que nous n'allions vers une Europe du libre-échange et je ne vois plus de ressorts capables aujourd'hui de rendre à l'Europe la dignité et l'efficacité qu'elle a perdues. Cet enlisement des débats du présidium va se heurter à un mur d'indifférence qui ne pourra pas être franchi.

M. Pierre Fauchon :

Il arrive ce que nous avions dit depuis longtemps. Il fallait faire le renforcement des institutions avant l'élargissement. Maintenant que nous sommes le nez sur l'élargissement, nous ne pouvons plus agir. Aux causes qui viennent d'être rappelées - et que je fais miennes - s'ajoutent aussi l'affaire irakienne et la montée en puissance des États-Unis. Nous vivons un changement profond et récent dans l'esprit de nos partenaires européens. Nous avons joué - certainement à notre honneur - une partie terriblement risquée. Les nouveaux pays d'Europe de l'Est ne regardent plus que vers l'Ouest, mais un Ouest lointain qui est plus proche pour eux que l'Ouest proche !

Qu'est-ce qui est maintenant souhaitable ? Deux voies se présentent. Soit s'accrocher désespérément à la situation et négocier des concessions qui aboutissent aux incohérences du traité de Nice, soit ne pas entrer dans le jeu de transactions stériles et reprendre notre liberté d'agir, dans le cadre de nouvelles coopérations renforcées ou dans celui d'un nouveau traité si les autres nous empêchent de réaliser des coopérations renforcées. Il me semble qu'une apparente résignation préparerait en réalité un avenir plus satisfaisant que ces négociations interminables !

M. Emmanuel Hamel :

Je crois, comme beaucoup de Français, que la création d'un ministre européen des Affaires étrangères serait une régression supplémentaire pour la France. Une telle création diminuerait le rôle et l'influence du ministre français des Affaires étrangères. Malgré l'extrême sympathie que j'ai pour mes collègues qui viennent d'exprimer leur tristesse - que je comprends d'ailleurs -, personnellement, je me réjouis de la situation actuelle. De quelle Europe parlons-nous ? De celle qui détruit les États et les Nations ? Ou bien de celle qui rassemble des États toujours responsables vis-à-vis de leurs peuples et de leurs destins. La France n'a pas le droit de disparaître au nom de l'Europe. Par conséquent, je me réjouis de ces multiples obstacles que rencontre la Convention et je pense que ces obstacles vont se renforcer parce que c'est ce que les peuples, qu'ils soient d'Espagne, de France ou d'ailleurs, espèrent et veulent : une Europe certes, mais une Europe où les États demeurent, où les Nations sont préservées, et où nous cessons d'être placés sous la domination d'organes, comme la Commission, qui restreignent chaque jour un peu plus notre liberté.

M. Lucien Lanier :

J'ai sous les yeux cette contribution des représentants à la Convention des gouvernements de neuf États que vous avez évoquée tout à l'heure. Je considère ce texte comme une « torpille » pour la Convention. Les signataires de ce document sont-ils des représentants officiels des gouvernements ou ne représentent-ils qu'eux-mêmes ? Je crains que, si on ne prend pas un certain nombre de précautions et si on ne dialogue pas avec ces signataires, nous n'allions vers une Europe du libre-échange, voulue par le Royaume-Uni et poussée par les États-Unis.

M. Hubert Haenel :

Vous avez raison de dire que ce texte est redoutable. Les signataires sont, à la Convention, des représentants titulaires des exécutifs. Ils ont en fait une sorte de mandat impératif de leurs gouvernements. Il y a trois catégories de pays signataires : l'Espagne et la Pologne d'une part, d'autre part les petits pays préoccupés de garder leurs commissaires, et enfin le Royaume-Uni dont on peut se demander pourquoi il soutient cette initiative, alors qu'il n'a pas les mêmes intérêts que les autres.

M. Paul Girod :

Comme le dit la sagesse populaire, quand le vin est tiré, il faut le boire ! Comme on a fait l'élargissement avant l'approfondissement, il faut maintenant boire l'élargissement jusqu'à la lie. D'une certaine façon, on retrouve dans les préoccupations des signataires, comme dans un miroir, celles des États-Unis. Car les États-Unis se sont récemment détournés de la conception d'une Europe - qu'ils avaient appuyée à l'origine - pôle de stabilité face à l'Union soviétique. Je pense que nous avons eu tort de ne pas nous être posés la question de la nature de l'OTAN après l'écroulement du communisme, alors que les États-Unis, eux, révisaient leur position vis-à-vis de l'OTAN et de l'Europe. Je crains que nous passions pendant un certain temps par une phase d'Europe du libre-échange ; alors espérons qu'il sorte au moins de la Convention la possibilité de mener des coopérations renforcées entre quelques pays !

M. Louis Le Pensec :

Tous ceux qui ont nourri l'espoir d'une  « Europe puissance », pôle d'équilibre et acteur de la paix dans le monde, ne se réjouissent pas de ce qui se passe actuellement, la guerre en Irak ayant sonné d'une certaine manière le glas de cette espérance. Nous ne nous accommodons pas de cet état de fait. J'avais porté intérêt à un aspect particulier de la Convention : la question des relations entre l'Europe et les collectivités locales. Je m'étais sans doute réjouis un peu tôt de l'avancée sur plusieurs points d'importance : le principe de subsidiarité, le principe de la cohésion territoriale, le principe de l'autonomie locale et régionale. J'ai cependant regretté l'abandon du principe fédéral. Quelle initiative pourrait envisager notre diplomatie devant la situation que vous venez de décrire ? Quelles voies sont maintenant ouvertes pour les coopérations renforcées ?

M. Hubert Haenel :

Je crois savoir que les six pays fondateurs ont envisagé de signer un texte qui rappellerait l'esprit des « pères fondateurs » ; l'élaboration de ce texte semble difficile et il n'est pas certain que cela débouche dans les jours qui viennent sur une initiative commune de nature à renforcer les travaux de la Convention.

M. Robert Badinter :

Nous n'avons pas tellement de sujets de satisfaction. Mais nous n'avons pas non plus de raisons d'afficher un pessimisme excessif. En effet, je suis convaincu que la Convention n'échouera pas. La responsabilité des conventionnels et des gouvernements serait trop grande en cas d'échec. En revanche, je crains que nos satisfactions restent limitées. Ce qui paraît acquis concerne l'amélioration du système juridique et juridictionnel de l'Union. L'effort de simplification et d'éclaircissement a été réalisé. Sur la définition des compétences et sur le contrôle du respect des compétences, la Convention a marqué un progrès, notamment par l'intervention des parlements nationaux selon des systèmes qui devront être précisés dans les Constitutions nationales. L'Union sera plus gérable, mieux définie, en termes juridiques et de valeurs.

Le bât blesse évidemment sur la question du pouvoir. Tant qu'on parle de droit et de principes, on peut trouver des arrangements. Mais, s'il s'agit du pouvoir, alors des conceptions divergentes s'opposent. Je rappelle que nous ne sommes pas réellement dans une « Convention » au sens exact du terme. Une Convention est une institution destinée à produire une « Constitution ». Une Constitution est un projet soumis à une majorité et à une minorité, avec des constituants qui le votent. Rien de tel dans la Convention sur l'avenir de l'Europe, réunion d'intervenants ayant des origines diverses, qui essaient de rapprocher leurs points de vue afin d'atteindre un accord à entériner par les États. Les membres de la Convention qui représentent les gouvernements n'ont pas la même sensibilité que ceux qui viennent de la Commission, du Parlement européen ou des parlements nationaux. La Convention ressemble plus à un « congrès diplomatique » qu'à une « Convention ». Le terme est trompeur. Nous ne sommes pas à Philadelphie et Valéry Giscard d'Estaing n'est pas George Washington. Nous ne sommes pas là pour faire les États-Unis d'Amérique. Nous ne sommes certainement pas non plus à la Convention de 1792. Oublions le terme et voyons la réalité ! La réalité est qu'il y aura transaction sur la question des institutions.

Le premier problème est celui de la présidence. Les petits États veulent essentiellement une présidence tournante. Mon sentiment est que ce problème sera réglé, comme le pensent les Allemands et le Benelux, avec un « Chairman », président de séance, qui sera une autorité morale certes, mais certainement pas la personne qui définirait la politique étrangère de l'Union. La grande majorité de nos partenaires ne veut pas d'un président du Conseil européen jouant le rôle du président de la Cinquième République.

Pour le reste, un accord sera trouvé pour l'institution du ministre européen des Affaires étrangères. Mais les difficultés vont tourner autour de la composition de la Commission. Nos partenaires n'accepteront pas que l'on revienne sur ce qui a été concédé ou admis à Nice, sous présidence française, ni sur la pondération des votes, ni sur la présence d'un commissaire par État, ni sur le nombre des parlementaires européens. Sur la Commission, le heurt est inévitable. Un président fort du Conseil européen relèguerait au second plan le président de la Commission. La transaction se fera sans doute sur le principe d'un commissaire par État, avec la possibilité, pour le président de la Commission, d'organiser au mieux son collège, avec des vice-présidents tournants par exemple. Et, dans la négociation, il est probable qu'on conservera la désignation du président de la Commission par le Conseil, les Britanniques n'acceptant jamais son élection par le Parlement européen.

La majorité des membres de la Convention ne veut pas d'une « Europe puissance », il faut le reconnaître. Les nouveaux membres ne veulent pas passer de l'ancienne soumission à leurs maîtres successifs à une nouvelle dépendance envers les grands États européens. Je suis convaincu que le temps de « l'Europe puissance » viendra, mais ce temps n'a pas encore sonné.

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II. LA GOUVERNANCE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

Les propositions sur la table de la Convention pour la gouvernance économique et sociale constituent un bon indicateur d'une méthode qui, certes, a ses limites, mais permet d'aller au-delà du plus petit commun dénominateur auquel conduirait probablement la voie diplomatique traditionnelle.

Rappelez-vous le scepticisme - pour ne pas dire le pessimisme - qui animait la plupart des observateurs après la discussion en plénière des conclusions du groupe de travail sur la gouvernance économique, lequel, de l'aveu même de son président, n'avait pu se mettre d'accord sur des propositions substantielles. Imaginez combien de temps auraient mis les diplomates pour s'entendre sur de véritables avancées en matière sociale quand on sait les difficultés auxquelles ils se sont toujours heurté depuis la négociation du traité de Maastricht.

Et pourtant, à l'heure où nous parlons, le projet du présidium, sans aller aussi loin que ce que l'on aurait pu souhaiter, n'est pas une « coquille vide ».

1. Il pose d'abord les premières pierres d'un pôle de gouvernance économique au sein de la zone euro en dotant l'Eurogroupe, dont l'existence serait consacrée dans un protocole, d'un président élu pour deux ans à la majorité des États de la zone, et en permettant à ces États de prendre entre eux des mesures additionnelles portant sur les orientations de politiques économiques ou la discipline budgétaire.

Par ailleurs, un article spécifique est consacré à la défense de l'euro dans le système monétaire international : il prévoit que les États concernés coordonnent leurs actions en vue d'arrêter des positions communes qu'ils doivent ensuite défendre et promouvoir ; cet article permet aussi au Conseil d'arrêter, sur proposition de la Commission, les mesures appropriées pour assurer une représentation unifiée de l'euro au sein des institutions et conférences financières internationales.

2. Au-delà de la stricte zone euro, le projet reconnaît à l'Union une compétence pour assurer la coordination des politiques économiques et de l'emploi des États membres. Le rôle de la Commission est en outre accru car elle peut adresser directement - et non plus via le Conseil - un avis à l'État qu'elle estime être en situation de déficit excessif ou dont la politique ne lui paraît pas conforme aux grandes orientations de politiques économiques (GOPE) ; en revanche, c'est toujours le Conseil qui adresse les éventuelles recommandations à l'État concerné pour remédier au déficit excessif ou rendre sa politique économique conforme à ces grandes orientations.

3. Le texte du présidium consacre, parmi les objectifs de l'Union, la recherche d'une « Europe du développement durable fondé sur une croissance économique équilibrée, avec une économie sociale de marché visant le plein emploi et le progrès social ». C'est une évolution notable par rapport au traité actuel qui parle d'une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Précisant cet objectif, le projet du présidium charge l'Union de combattre l'exclusion sociale, et de promouvoir la justice et la protection sociale ainsi que l'égalité entre femmes et hommes ; il ajoute à ces matières celles, dont ne parle pas l'actuel traité, de la solidarité entre les générations et de la protection des droits des enfants.

4. Le projet de traité constitutionnel étend le champ du vote à la majorité qualifiée à la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, à la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs et aux conditions d'emploi des ressortissants d'États tiers.

5. Enfin, pour mémoire, je vous rappelle que le projet de Constitution donne une valeur contraignante à la Charte des droits fondamentaux, et donc à ses articles sur la solidarité : droit à l'information et à la consultation des travailleurs, droit d'accès aux services de placement, protection en cas de licenciement injustifié, droit à des conditions de travail justes et équitables, etc.

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Pour autant, une part importante de la Convention juge ces propositions encore bien en deçà des enjeux en la matière et, lors de la dernière plénière, de nombreux appels ont été lancés pour aller plus loin. Je me limiterai aux plus notables d'entre eux :

- Tout d'abord, cela ne vous étonnera pas, bien des voix se sont élevées pour réclamer une extension du champ de la majorité qualifiée tant en matière de fiscalité que dans le domaine social. C'est une question dont vous mesurez tous l'acuité et il ne faut pas s'attendre, bien entendu, à la généralisation de ce mode de vote.

En matière fiscale, le curseur se positionnera probablement entre deux solutions : d'une part, celle du présidium, qui permet au Conseil de décider à l'unanimité qu'une mesure concerne la coopération administrative ou la lutte contre la fraude fiscale et relève à ce titre de la majorité qualifiée ; d'autre part, celle d'une extension du champ de la majorité aux mesures nécessaires pour achever le marché intérieur, tout au moins dans le domaine de la fiscalité indirecte. Je suis personnellement partisan de cette extension, mais je constate qu'il sera difficile d'aller beaucoup plus loin que le timide texte du présidium, que certains États (Espagne, Royaume-Uni) jugent déjà trop ambitieux.

En matière sociale, le principal progrès que peuvent espérer les partisans du vote à la majorité qualifiée concerne son éventuelle extension aux mesures contre la discrimination car beaucoup de conventionnels se sont déclarés surpris, voire choqués, de constater que le projet du présidium permet à un seul État de s'opposer à une mesure en cette matière.

- En deuxième lieu, de nombreuses interventions ont jugé insuffisantes les propositions du présidium pour renforcer l'efficacité de la zone euro. Une idée a notamment été avancée par le commissaire Michel Barnier : partant de la crainte d'une rivalité entre le président de l'Ecofin, celui de l'Eurogroupe et le commissaire chargé des affaires monétaires, il a proposé de réfléchir, sur le modèle du ministre des Affaires étrangères, à l'institution à terme d'un ministre européen de l'économie qui regrouperait entre ses mains les responsabilités de ces trois personnalités. Cette suggestion a reçu un accueil favorable de la part de nombreux conventionnels. Il faut toutefois être conscient qu'une telle option ouvrirait le champ à des oppositions certaines sur le statut de ce ministre. Appartiendrait-il au collège des commissaires ou dépendrait-il du Conseil ?

- En troisième lieu, beaucoup ont regretté que le texte du présidium ne propose pas une base juridique renouvelée pour les services d'intérêt général. Je vous rappelle que la situation actuelle les soumet aux exigences du traité (notamment au regard du droit de la concurrence) sous réserve que leur application ne fasse pas échec à l'accomplissement des missions particulières des services d'intérêt général. Pour certains, il convient d'aller plus loin : le droit européen, non seulement ne doit pas faire échec à l'accomplissement des missions de ces services, mais il doit même permettre à l'Union et aux États membres d'adopter des mesures pour le favoriser. C'est une position que je suis personnellement enclin à défendre, mais sur laquelle, comme sur les autres points, je souhaiterais auparavant recueillir votre sentiment.

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M. Alain Vasselle :

Une réflexion a-t-elle été engagée pour l'harmonisation de la protection sociale, car il existe de fortes disparités entre les États membres, ce qui n'est pas sans conséquences pour les prélèvements obligatoires en France comme pour la compétitivité de nos entreprises ? Par ailleurs, s'agissant de l'environnement, quelle est la position de la Convention, notamment pour les normes ? Enfin, si un pays est condamné parce qu'il n'a pas respecté un engagement européen - par exemple pour la chasse en France -, quelles sont les sanctions pour ce pays s'il ne paie pas ses amendes ?

M. Hubert Haenel :

Le projet de Constitution prévoit une compétence de l'Union pour l'environnement ; il revient ensuite aux institutions de l'Union d'établir des normes et de proposer des politiques. Sur la protection sociale, on constate une opposition résolue d'un certain nombre de pays et je ne crois pas que l'on puisse raisonnablement espérer davantage que ce qui figure actuellement dans le projet du présidium. Sur les sanctions, il n'y a pas jusqu'à présent d'exemple de pays qui n'auraient pas réglé leurs amendes.

M. Robert Badinter :

A juste titre, nous souhaitons qu'il y ait des garanties en matière de protection sociale en Europe. Mais il faut bien mesurer que les nouveaux adhérents n'en veulent pas, car ils comptent faire du « dumping social », non pas du tout en envoyant leurs ressortissants travailler à vil prix à l'Ouest, mais en tentant de récupérer la sous-traitance d'entreprises installées à l'Ouest. La solution ne peut pas être institutionnelle, parce que cette question est vitale pour ces pays. Pour les sanctions, il existe un mécanisme du traité qui permet à la Cour de Justice de prononcer éventuellement des astreintes pour un pays qui ne règlerait pas ses pénalités ; mais, jusqu'à présent, ce mécanisme n'a pas été utilisé.

M. Louis Le Pensec :

Je vous encourage vivement à soutenir le renforcement de la définition des services d'intérêt général, car je crois qu'il reste encore du chemin à parcourir sur ce problème.

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III. L'ACTION EXTÉRIEURE DE L'UNION

Le troisième dossier sur lequel les discussions demeurent difficiles est celui relatif à l'action extérieure de l'Union et à la défense européenne. De nombreuses questions restent encore en suspens, parmi lesquelles les trois points essentiels suivants :

1. Il semble qu'un accord puisse désormais être trouvé pour soutenir la création d'un ministre des Affaires étrangères de l'Union chargé de conduire la politique étrangère et de sécurité commune. Ce ministre serait rattaché à la fois au Conseil, pour maintenir le caractère intergouvernemental de la PESC, et à la Commission, dont il serait vice-président, pour faciliter la cohérence de l'action extérieure de l'Union et la mise en oeuvre des moyens disponibles. Il remplacerait donc à la fois Javier Solana, Haut représentant pour la PESC, et Chris Patten, Commissaire en charge des relations extérieures, avec notamment l'objectif de rendre plus visible la présence européenne sur la scène internationale.

Le gouvernement français est favorable à cette fusion des postes pour autant qu'elle préserve l'autonomie du futur ministre au sein du collège des commissaires, et il demande qu'elle s'accompagne des moyens budgétaires indispensables à la mise en oeuvre d'une politique étrangère ambitieuse.

Toutefois, derrière cette conception théorique, et d'ailleurs séduisante, d'une « double casquette », la mise en oeuvre pratique de cette décision ne fait à ce stade l'objet d'aucun consensus, qu'il s'agisse de définir les futures attributions du ministre ou sa place au sein du collège des commissaires. Pour ne prendre qu'un exemple, celui des personnels à mettre à la disposition de ce futur ministre des Affaires étrangères, les positions sont totalement contradictoires : la Commission plaide pour qu'ils lui soient directement rattachés, tandis que la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France sont hostiles à un tel arrangement.

On notera toutefois que les nouvelles propositions du présidium apportent au moins une clarification utile sur les relations entre le ministre et la Commission. L'idée de « propositions conjointes du ministre et de la Commission » disparaît. Il ne subsiste plus que la mention de propositions du ministre « avec le soutien de la Commission », ce qui montre bien que le rôle moteur revient au ministre, la Commission ne pouvant être qu'un appui. De plus, le « soutien de la Commission » n'entraîne pas l'application de la majorité qualifiée. La Commission s'est d'ailleurs déclarée en désaccord avec la place que lui laissaient les propositions du présidium en matière de PESC ; elle a notamment fait valoir qu'il serait plus efficace que le ministre travaille avec les services de la Commission et non avec un service indépendant comme le propose notamment l'Allemagne.

2. Deuxième sujet de discussion : la question du passage au vote à la majorité qualifiée sur les questions de politique étrangère.

Ainsi qu'on l'avait pressenti au fur et à mesure de l'avancement des débats, le projet de traité maintient globalement le principe d'une adoption des décisions à l'unanimité. Il prévoit seulement que le vote se ferait à la majorité qualifiée pour l'adoption de décisions « à l'initiative du ministre des Affaires étrangères suite à une demande du Conseil européen ».

Je rappelle que le gouvernement français était favorable à une possibilité plus large de vote à la majorité qualifiée puisque, hormis pour les questions militaires ou de défense, il souhaitait que l'on puisse y recourir dès lors que le Conseil se prononçait sur proposition du ministre européen des Affaires étrangères.

3. La défense européenne constitue la troisième pierre d'achoppement du débat. Certaines propositions devraient pouvoir recueillir un assentiment quasi général : l'actualisation des missions de Petersberg justifiant une opération extérieure, l'inclusion d'une clause de solidarité pour la lutte commune contre le terrorisme ou les catastrophes naturelles, la création d'une agence européenne de l'armement afin d'améliorer progressivement les capacités militaires des États membres, sont autant d'éléments susceptibles d'être acceptés par tous.

En revanche, les avis divergent largement pour ce qui concerne la mise en oeuvre de coopérations dites ici « structurées » entre les États membres souhaitant s'engager davantage et disposant des capacités de le faire. Outre qu'il faudra s'entendre sur le principe même d'une action commune en effectifs réduits, le problème de la masse critique au-delà de laquelle la coopération pourra être constituée est loin d'être réglé. De même, l'introduction, même prudente, d'une coopération plus étroite en matière de défense mutuelle entre les États membres ne paraît pas faire l'unanimité, notamment auprès de nos partenaires non alignés.

Par ailleurs, on peut s'étonner que le projet de Constitution prévoie que le Parlement européen sera régulièrement consulté et tenu informé des choix fondamentaux en matière de politique de sécurité et de défense commune, mais que, en revanche, il ne soit fait aucune mention particulière des parlements nationaux et des modalités de leur association au débat.

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Enfin, pour être complet, je vous rappelle que l'action extérieure de l'Union, au sens large, comprend aussi la politique commerciale, qui fonctionne sur une base cette fois communautaire et non intergouvernementale.

Sur ce volet, les propositions restent limitées à des modifications techniques et ne nous posent pas de problème particulier, hormis pour ce qui concerne la conclusion des accords internationaux portant sur le commerce des services culturels et audiovisuels. Dans cette matière, le projet envisage de renoncer à l'unanimité pour s'en tenir au droit commun du vote à la majorité qualifiée qui s'applique aux accords commerciaux internationaux. Cette évolution paraît parfaitement inacceptable en l'état actuel des choses et le gouvernement français a d'ailleurs présenté des amendements sur ce point.

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M. Robert Del Picchia :

Certains pays veulent avancer en matière de politique étrangère, d'autres en matière de défense, mais le vote à l'unanimité veut dire que, dans une Europe à vingt-cinq, il sera impossible de parvenir à des décisions. Peut-on espérer une solution d'ici la fin des travaux de la Convention et pourra-t-on revenir à des coopérations renforcées sans craindre le veto d'un État ou d'une institution de l'Union ?

M. Hubert Haenel :

Les dispositions du projet de Constitution relatives aux coopérations renforcées sont assez complexes. Il faut en fait distinguer le droit commun, la politique étrangère et la défense.

Les coopérations renforcées de droit commun sont autorisées par une décision du Conseil à la majorité qualifiée, sur proposition de la Commission, après avis conforme du Parlement européen. Cela signifie que la Commission et le Parlement européen ont chacun un droit de veto sur leur mise en place. Je suis, pour ma part, assez sceptique sur l'utilisation de ce mécanisme.

En revanche, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, la décision revient également au Conseil à la majorité qualifiée, mais ni la Commission ni le Parlement européen ne peuvent s'y opposer. On peut avoir davantage d'espoir sur l'avenir de cette formule.

Enfin, dans le domaine de la défense, le dispositif comporte plusieurs éléments. Le projet de Constitution prévoit, d'une part, la création d'une Agence de l'armement, de la recherche et des capacités militaires, placée sous l'autorité du Conseil, et ouverte à tous les États membres qui souhaitent y participer, et, d'autre part, trois formes de flexibilité de natures différentes. La première permet au Conseil de confier à un groupe d'États membres l'accomplissement d'une mission de gestion de crise. La décision d'engagement de l'opération se fera à l'unanimité avec l'application des règles de l'abstention constructive. Une fois l'opération en cours, seuls les États membres participant à l'opération prendront les décisions au jour le jour pour la mise en oeuvre de l'opération. Néanmoins, l'accord de tous les États membres sera encore nécessaire pour une décision qui aurait des conséquences politiques importantes ou qui modifierait fondamentalement le concept de l'opération. La deuxième formule de flexibilité reflète les diversités qui existent entre États membres pour les capacités militaires et pour la volonté de s'engager activement dans des missions exigeantes comme le rétablissement de la paix. Cette forme de coopération plus étroite, dénommée « coopération structurée », est prévue entre les États membres qui souscrivent entre eux des engagements plus contraignants en matière de capacité militaire. Les critères de capacités militaires et les engagements seront définis dans un « protocole », c'est-à-dire dans un texte qui doit être approuvé par tous les États membres. En revanche, si un État membre veut ultérieurement se joindre à cette coopération, la décision d'acceptation est prise par les seuls États membres qui y participent déjà. La troisième forme de flexibilité permet aux États membres qui le souhaitent de souscrire entre eux un engagement de défense mutuelle. Cette coopération est ouverte à tous les États membres sans qu'aucune autorisation soit nécessaire. Je crois que, sur les questions de défense, le projet de Constitution offre de réelles possibilités d'action d'un groupe d'États membres.

Mme Danielle Bidard-Reydet :

Peut-on espérer le maintien de l'exception culturelle et le rétablissement de l'unanimité pour les accords commerciaux internationaux portant sur le commerce des services culturels et audiovisuels ?

M. Hubert Haenel :

Sur cette question, le débat est de nature idéologique. Mais Jean-Jacques Aillagon, notre ministre de la Culture, a indiqué, le 21 mai dernier, à l'Assemblée nationale : « La France est farouchement attachée au maintien du principe de l'unanimité, seul à même de protéger les intérêts de nos industries culturelles et audiovisuelles ». Je crois que la France agira avec détermination pour aller dans le sens que vous indiquez.

M. Maurice Blin :

Si la possibilité d'une coopération renforcée en matière de politique étrangère restait entièrement suspendue à un veto que pourrait lui opposer le plus modeste des membres de la Communauté et si le résultat de la Convention était un compromis d'attente dans l'immobilisme, l'Europe serait le géant Gulliver ligoté par les nains.

M. Lucien Lanier :

Cette question est primordiale pour l'avenir de l'Europe qui a besoin des coopérations renforcées.

M. Pierre Fauchon :

Il ne faut pas que le système des coopérations renforcées soit un système verrouillé, qui permette à ceux qui n'en font pas partie de dicter leur loi à ceux qui veulent en être. Mais, si ce devait être le cas, rien n'empêcherait les pays fondateurs de préparer entre eux, dans la sérénité, un autre traité permettant de poser les bases d'une fédération.

M. Robert Badinter :

Vice-président de la Commission, président du conseil des Affaires étrangères de l'Union européenne, le futur ministre européen des Affaires étrangères sera l'agent, la cheville ouvrière, « l'homme fort » de l'Union européenne. C'est lui qui sera considéré à l'étranger comme son véritable représentant.

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IV. L'ESPACE DE LIBERTÉ, DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE

Le projet de Constitution européenne contient des avancées importantes sur les questions de justice et de sécurité, qui semblent recueillir un large consensus. La suppression du troisième pilier est la plus spectaculaire. Il s'agirait là d'un changement notable, puisque la coopération policière et judiciaire en matière pénale relèverait désormais du cadre institutionnel commun avec toutefois certaines spécificités, comme un droit d'initiative partagé entre la Commission et les États membres. D'autres progrès paraissent également acquis, comme la reconnaissance d'un rôle particulier aux parlements nationaux pour veiller au respect de la subsidiarité et exercer, conjointement avec le Parlement européen, un contrôle politique sur Europol et Eurojust. Cependant, trois questions essentielles demeurent toujours en suspens.

1. Le parquet européen

La création d'un parquet européen demeure très controversée au sein de la Convention. Plusieurs États, comme le Royaume-Uni, restent fortement opposés à cette idée. À l'inverse, la France et l'Allemagne y sont favorables. La Commission et le Parlement européen ont une attitude plus ambiguë dans la mesure où ils souhaitent l'institution d'un procureur européen compétent uniquement pour lutter contre la fraude.

En définitive, le compromis proposé par le présidium ne satisfait personne car il laisse la possibilité de créer à l'avenir un parquet européen à partir d'Eurojust, si cette proposition est acceptée à l'unanimité. Or, comment imaginer que la création d'un parquet européen recueillerait l'adhésion unanime d'une trentaine d'États ?

2. Les aspects opérationnels

Le texte soumis par le présidium propose des avancées importantes sur les aspects normatifs qui seraient largement alignés sur la méthode communautaire. Cependant, il ne propose pas d'avancées équivalentes sur les aspects opérationnels qui resteraient régis par le modèle intergouvernemental. Ce document reste très timide sur le renforcement des organes existants, mais surtout, il ne prévoit pas la création d'une autorité chargée de coordonner l'activité de ces organismes et de rendre compte de leur fonctionnement. Or, sans réelle coordination, la lutte contre la criminalité organisée ne peut être que limitée.

3. La règle de la majorité qualifiée

Le projet du présidium prévoit le passage de l'unanimité à la majorité qualifiée au Conseil pour la plupart des dispositions relatives à l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Mais cette réforme est perçue par de nombreux représentants des États membres, comme des pays candidats, comme un abandon de souveraineté. En réalité, la France et l'Allemagne ont été bien seules pour prôner le passage à la majorité qualifiée et ces deux pays sont très isolés, comme le constatait le ministre de la justice, Dominique Perben, au cours de son audition par la délégation.

Or, il s'agit là d'un enjeu majeur. D'ores et déjà, la contrainte de l'unanimité se traduit souvent par des blocages et des compromis a minima en raison du droit de veto dont dispose chaque État. Mais il faut être conscient que, dans une Europe qui va passer de quinze à vingt-cinq, nous ne pourrons plus progresser sans la règle de la majorité qualifiée.

Sur ces trois aspects, j'espère que nous pourrons obtenir des avancées, conformément aux positions que nous avons toujours défendues au sein de la délégation.

Mais je voudrais attirer votre attention sur le fait que le projet soumis par le présidium aboutirait à rendre très difficile le recours aux coopérations renforcées en matière de justice et d'affaires intérieures. Or, ce recul par rapport au traité de Nice me paraît très préoccupant, dans la mesure où le mécanisme des coopérations renforcées peut être très utile sur ces questions, en particulier si l'on conserve la règle de l'unanimité dans certains domaines.

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M. Christian Cointat :

Ce débat est fondamental. Il engage notre avenir. Je ne vous cache pas que, en tant que citoyen et comme parlementaire, je ne sais pas si je voterai pour l'élargissement. Tout va dépendre du résultat de la Convention. En effet, je ne veux pas, après avoir travaillé pendant trente et un ans dans une institution européenne, voir détruite l'oeuvre de Robert Schuman et de Jean Monnet. La seule manière de la préserver, c'est de graver, dans le marbre d'une Constitution, les contours d'un avenir qui soit respectueux des efforts passés. Il faut aussi que les pays candidats sachent qu'ils ne peuvent pas tout détruire en rejoignant l'Union européenne ; ils seront accueillis avec joie pour autant qu'ils se plient au moule que nous avons construit ensemble jusqu'à présent.





Cette réunion, ouverte à l'ensemble des sénateurs, s'est tenue en commun avec la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées.