Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

8 juin 2000


Institutions communautaires

Audition de Mme Benita Ferrero-Waldner, ministre des Affaires étrangères d'Autriche


Institutions communautaires

Audition de Mme Benita Ferrero-Waldner, ministre des Affaires étrangères d'Autriche

Compte rendu sommaire

M. Hubert Haenel :

A la suite de l'arrivée en Autriche d'un nouveau gouvernement comprenant des membres du parti de M. Haider, votre pays s'est trouvé dans une situation " inédite ". Les gouvernements des quatorze Etats membres de l'Union européenne ont, en effet, décidé, le 31 janvier dernier, trois mesures que je rappellerai brièvement :

- à l'échelon des ministres, les rencontres officielles de caractère bilatéral sont suspendues ;

- les relations avec les Ambassades se limitent au niveau technique ;

- les candidatures de l'Autriche dans les organisations internationales ne peuvent bénéficier du soutien des autres Etats membres.

Ces mesures d'ordre politique et symbolique ont été vivement ressenties par le peuple autrichien.

Nous nous situons, quant à nous, sur le plan uniquement parlementaire. Ce que nous souhaitons, c'est bien comprendre ce qui se passe. Cela suppose que tous les point de vue puissent s'exprimer.

Qu'est-ce qui motive la position officielle de la France ?

Tout d'abord, nous croyons que l'Union repose sur une communauté de valeurs, c'est-à-dire que certaines valeurs se trouvent au coeur de l'identité européenne. Ces valeurs, ce sont celles que nous dégageons, en ce moment même, au sein de la Convention chargée d'élaborer la Charte des droits fondamentaux dans l'Union européenne. Elles découlent de l'idée qu'il y a une dignité de toute personne humaine, avec des droits inaliénables, ce qui exclut la xénophobie et le racisme.

Ensuite, comme vous le savez, il existe une extrême-droite en France : aujourd'hui, elle est en déclin et se divise ; mais, quoi qu'il en soit, la réaction de presque tous les responsables politiques -il y a très peu d'exceptions- a été d'isoler l'extrême-droite, de refuser les alliances ou les compromis.

Enfin, il y a le poids de l'histoire. Tout ce qui paraît évoquer la résurgence d'idéologies d'extrême-droite dans un pays germanique est ressenti d'une manière particulière.

Nous sommes donc très sensibles à ce qui se passe en Autriche ; nous souhaitons être informés et bien comprendre.

Nous avons reçu ici même, le 26 avril dernier, le président de votre Cour constitutionnelle, Monsieur Adamovitch. Il nous a décrit les mécanismes très développés de protection des droits de l'homme en Autriche ; il nous a également fait part de ses interrogations juridiques sur les sanctions prises à l'égard de l'Autriche.

A l'occasion de l'échange de vues que nous avons eu avec M. Adamovitch, les membres de notre délégation ont exprimé leur souhait de poursuivre le dialogue avec les responsables autrichiens et d'être informés aussi complètement que possible sur la situation intérieure de l'Autriche et sur sa politique européenne.

C'est pourquoi, lorsque vous m'avez fait savoir que, à l'occasion de votre venue à Paris, vous seriez heureuse de rencontrer les membres de la délégation pour leur expliquer la position de l'Autriche au sein de l'Union, j'ai estimé que c'était là le meilleur moyen de compléter notre information.

Il va de soi qu'il ne faut pas se méprendre sur le sens de notre réunion d'aujourd'hui. Elle n'implique pas que nous remettons en cause la position de notre Gouvernement : simplement, à l'échelon parlementaire qui est le nôtre, il est normal qu'il y ait un débat public où chacun puisse s'expliquer. C'est même, pourrait-on dire, la règle d'or du parlementarisme.

Nous avons aussi dans l'esprit que la France va bientôt prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne, avec un ordre du jour chargé qui comprend la conclusion -du moins nous l'espérons- de la Conférence intergouvernementale. Nous souhaiterions savoir comment l'Autriche envisage la présidence française, et quelles sont ses positions sur la réforme institutionnelle que doit réaliser la Conférence intergouvernementale.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Je voudrais, tout d'abord, vous remercier de m'avoir invitée, car il est très important pour moi de pouvoir expliquer la position du Gouvernement autrichien.

Je n'entretiens, à dire vrai, aucune illusion sur la position adoptée jusque-là par le Gouvernement français. Je déplore seulement que la France ait pris la tête de la campagne lancée contre l'Autriche.

L'Autriche est un petit pays situé au coeur de l'Europe. Et si nous n'étions pas un petit pays, nous n'aurions certainement pas été traités comme nous l'avons été. Mais l'Autriche est aussi un Etat souverain de l'Union européenne, et les conséquences des sanctions sont graves pour tous les autres Etats. Le peuple autrichien et le Gouvernement autrichien, que l'on ne peut pas dissocier, sont mis au banc des accusés, mais, paradoxalement, c'est le procès de l'Europe qui est en train de se faire.

En effet, le déroulement de la crise actuelle, née au lendemain des élections d'octobre dernier, affecte les sensibilités, non seulement en Autriche, mais également en Europe. C'est du déroulement de cette crise que dépend, je crois, l'avenir de l'Europe : soit l'Europe se développera sur la base de l'équité, de la loyauté et du respect de la démocratie, soit elle évoluera vers une sorte de puissance à la fois distante et intolérante, allant à l'encontre de la volonté de ses membres les plus faibles.

Mais je ne vais pas prononcer un discours, car je crois qu'il est préférable que nous ayons un dialogue et que je réponde à vos questions.

M. Maurice Blin :

Pouvez-vous nous rappeler très brièvement les conditions dans lesquelles a été prise la décision finale de faire entrer des membres du parti de M. Haider au sein de la coalition gouvernementale ?

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Lors des élections du 3 octobre 1999, le Parti social-démocrate a recueilli 33 % des suffrages, le Parti de la liberté de M. Haider 27 %, et le Parti conservateur également 27 %, mais avec un nombre de suffrages inférieur de 415 voix au parti de M. Haider.

Le Parti conservateur avait annoncé que, s'il arrivait en troisième position, il se placerait dans l'opposition. Toutefois, le Président fédéral autrichien a demandé à l'actuel chancelier, M. Schussel, de revenir sur cette décision car le Parti social-démocrate ne voulait pas former un gouvernement avec le Parti de la liberté.

Le Parti conservateur a donc tout d'abord négocié la formation d'un gouvernement avec les sociaux-démocrates. Ces négociations ont duré plus de trois mois, mais elles ont achoppé sur deux questions :

- la réforme du système de retraite ;

- le poste de ministre des Finances dont chaque parti souhaitait qu'il lui revienne.

M. Schussel a proposé qu'une personnalité indépendante occupe le poste de ministre des Finances. Les sociaux-démocrates ont refusé ce compromis. Il ne restait plus alors que deux solutions : soit de nouvelles élections -ce qui, je pense, n'aurait pas été une bonne solution-, soit un gouvernement minoritaire du Parti social-démocrate, ce que M. Haider refusait car il voulait participer au gouvernement. M. Schussel a donc accepté de négocier avec le Parti de la liberté pour former un gouvernement.

M. Aymeri de Montesquiou :

Ma question concerne les relations de votre pays avec la présidence française de l'Union européenne, notamment en ce qui concerne les négociations lors de la Conférence intergouvernementale.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Il est vrai que l'Europe entre dans une phase cruciale. Je suis personnellement pro-européenne et favorable à l'élargissement de l'Union européenne. Mais je me demande si l'émotion du peuple autrichien, qui est toujours plus grande, peut lui permettre d'accepter des compromis. Il existe un risque, et c'est une des raisons de ma venue à Paris.

Comme l'a dit le Président Haenel, il y a eu ce signal d'alarme, qui était nécessaire ou non. Mais je crois que, maintenant, cela suffit. Le peuple autrichien a montré de la patience. Les sondages restent favorables à l'Europe, alors même que les Autrichiens souhaitent dans leur grande majorité une levée des sanctions.

Le moment est donc venu, je crois, que la France lève les sanctions à l'encontre de l'Autriche. Et si elle ne le fait pas, alors les conséquences pourraient être graves pour l'Autriche, mais aussi pour l'Europe.

M. Denis Badré :

Je voudrais revenir sur vos derniers propos.

La construction européenne ne peut être fondée que sur des valeurs morales. Et, parmi ces valeurs, il y a aussi le dialogue, l'écoute. Je pense, pour ma part, que l'un des acquis de cette crise, c'est que les affaires intérieures d'un Etat membre de l'Union européenne sont désormais considérées comme des affaires intérieures de l'Europe, et non plus comme des affaires étrangères.

L'autre enseignement de cette crise, c'est que l'Europe a une dimension plus politique. Il y a une prise de conscience des valeurs européennes.

Je souhaiterais rappeler brièvement quelques points de l'intervention que j'ai faite à la tribune du Sénat lors du débat sur les orientations de la présidence française de l'Union européenne.

L'objectif que nous devons avoir est double : faire reculer l'extrême-droite dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, et poursuivre la construction européenne. Sur ce dernier point, il faut saluer le parcours de l'Autriche depuis qu'elle est membre de l'Union européenne. Vous avez exercé une difficile présidence de l'Union européenne avec des résultats très positifs. Votre pays a adopté dans les Balkans une attitude qui a servi la construction européenne. A l'avenir, vous aurez un rôle très important à jouer concernant l'élargissement aux Pays d'Europe centrale et orientale.

En ce qui concerne, par contre, le recul de l'extrême-droite, je souhaiterais savoir comment vous allez procéder.

Je me permets, pour conclure, de faire observer que l'expression de " petit pays " est dangereuse. L'Europe doit, en effet, parvenir à faire coexister d'une façon harmonieuse des pays différents par leur taille et leur population.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Je ne suis pas d'accord avec ce que vous considérez comme le point positif de cette crise, à savoir que les affaires intérieures d'un Etat membre intéressent désormais les autres Etats membres. Cela reste une ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat.

Je suis pour l'intégration européenne, mais j'estime que le droit doit être à la base de la construction européenne. Et je pense qu'ici, une barrière a été franchie.

Sur le recul de l'extrême-droite, il existe une différence entre la situation française et la situation autrichienne. Je considère que le Parti de la liberté n'est pas un parti d'extrême-droite, mais un parti populiste. Ce parti s'est appuyé sur le rejet du bipartisme et du système de coalitions entre les deux grands partis qui introduisait un certain clientélisme et une absence de réformes structurelles de l'économie. La population souhaitait une véritable alternance.

Certes, lors de la campagne électorale, particulièrement à Vienne, des affiches du Parti de la liberté proclamaient le souhait de limiter l'immigration extra-européenne en Autriche, qui est très importante, notamment en provenance des Balkans. Mais cela ne peut être assimilé à l'extrême-droite. Je pense que le pari de M. Schussel est d'associer ce parti au Gouvernement pour le transformer. D'ailleurs, dans les sondages actuels, notre parti est en tête, les sociaux-démocrates en seconde position et le parti de M. Haider en troisième.

Concernant la construction européenne, je suis favorable à l'élargissement pour des raisons culturelles, historiques, politiques et même économiques. L'Autriche a profité, dès 1989, de l'ouverture des Pays d'Europe centrale et orientale. Notre pays occupe une place importante dans les investissements étrangers dans ces pays. Mais nous avons également la frontière la plus longue, 1 300 km, avec ces pays, ce qui pose des problèmes avec la libre circulation des personnes. Pour cette raison, nous souhaiterions une période transitoire en ce domaine. Enfin, la question des centrales nucléaires nous préoccupe également.

Je crois que la question de la différence entre grands et petits pays se pose réellement car je pense que l'Europe n'aurait jamais réagi de la même manière à l'égard d'un grand pays, comme l'Italie par exemple. Il existe ici un système de " deux poids, deux mesures ".

M. Daniel Hoeffel :

Vous avez dit qu'on avait pris des sanctions à l'encontre de l'Autriche parce qu'elle est un petit pays et que la France avait pris la tête de la campagne menée contre l'Autriche. Avez-vous le sentiment que, entre la décision de prendre les sanctions et aujourd'hui, on peut constater un assouplissement de la position de l'ensemble des pays de l'Union européenne et de la position de la France ?

Voyez-vous une sortie possible de la situation actuelle avant le début de la présidence française, le 1er juillet ? Je considère, pour ma part, qu'il est essentiel de régler ce problème avant la présidence française pour que celle-ci se déroule dans la sérénité. J'ai, moi-même, pris position publiquement contre les sanctions à l'égard de l'Autriche.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

En ce qui concerne la position française, il convient de remarquer qu'il y a deux intervenants différents : le Président de la République et le Premier ministre. Le ministre des Affaires étrangères, M. Védrine, a montré beaucoup de compréhension vis-à-vis de la situation actuelle.

Sur le second point, je souhaite une sortie rapide de cette crise, avant le début de la présidence française. Mais je suis pessimiste. Six Etats ont clairement pris position lors de la réunion des Açores en faveur d'une levée des sanctions ou d'un assouplissement : l'Italie, l'Irlande, la Finlande, le Danemark, la Grèce et l'Espagne. D'autres Etats avaient une position nuancée. Un Etat était farouchement opposé : la Belgique ; mais la Belgique est sous l'influence de la France.

M. Paul Masson :

Ma première question concerne la position du Parti social-démocrate. Les responsables de ce parti se sont-ils prononcés contre les sanctions ?

La seconde question porte sur l'attitude du Gouvernement autrichien au cas où la crise perdurerait.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Sur la première question, les responsables du Parti social-démocrate étaient, au début, favorables aux sanctions. Mais aujourd'hui, ils sont partagés. Même les Verts ont changé d'attitude. En effet, dès le prononcé des sanctions, la population autrichienne a serré les rangs autour de son Gouvernement. Il y a même aujourd'hui une compétition entre responsables politiques pour savoir qui agit le plus pour la levée des sanctions.

En ce qui concerne le second point, s'il n'y a pas de levée rapide des sanctions, le Gouvernement consultera les citoyens autrichiens sur deux points : l'attachement à l'Union européenne et la levée des sanctions.

M. Yann Gaillard :

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que tous les sénateurs de la délégation qui sont membres de la majorité gouvernementale sont absents, ainsi qu'une partie des membres du groupe RPR.

Je pense que la position qu'a prise le Gouvernement français vis-à-vis de la situation autrichienne est la même que celle qui a été prise sur le plan intérieur, notamment par la droite républicaine et à l'initiative du Président Jacques Chirac, à l'égard du parti de M. Le Pen. Or, le refus de toute coopération avec le Front national a conduit à l'éclatement de ce parti. C'est donc le même raisonnement qui a poussé les autorités françaises à se prononcer en faveur des sanctions à l'égard de l'Autriche.

Par ailleurs, je vois mal comment sortir de cette crise étant donné que les deux têtes de l'exécutif risqueraient fort de s'accuser mutuellement, s'ils en prenaient l'initiative, de faiblesse vis-à-vis de l'extrême-droite.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Sur la deuxième remarque, je considère qu'il s'agit là d'un débat sur ce qui doit être prioritaire, soit la politique interne, soit la construction européenne.

En ce qui concerne la position française, je considère qu'elle s'est trompée en diabolisant le parti de M. Haider sur le même modèle que le parti de M. Le Pen. De plus, si le Gouvernement n'avait pas été formé, le parti de M. Haider aurait peut-être remporté les élections suivantes, alors qu'aujourd'hui il est sur le déclin.

Pour sortir de la crise actuelle, la création d'un observatoire ne me paraît pas une bonne solution, étant donné le délai qui s'est écoulé et la susceptibilité des Autrichiens.

M. Robert Del Picchia :

Je voudrais apporter une précision sur la question de la sortie de cette crise. Je crois que l'on se trompe lorsqu'on considère que la présidence française ne pourra rien changer parce qu'il y a une dualité de l'exécutif. Je pense, au contraire, que c'est justement la présidence française qui pourrait permettre une sortie de cette crise, car une présidence de l'Union européenne ne prend pas de position, elle coordonne celle des autres Etats. Je pense donc que la présidence française est peut-être un moment privilégié.

Je souhaiterais également aborder la question des relations bilatérales franco-autrichiennes qui se sont beaucoup détériorées.

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Je partage votre sentiment concernant les relations franco-autrichiennes. Du point de vue autrichien, ce qui a été fait est inacceptable. Il faut absolument, le plus rapidement possible, améliorer les relations franco-autrichiennes. A cet égard, l'ambassadeur de France à Vienne et l'ambassadeur d'Autriche en France font un travail exceptionnel.

L'opinion publique en Autriche considère que la France et la Belgique sont les Etats qui sont responsables de la situation actuelle. En effet, il y a eu plusieurs dérapages concernant les relations culturelles, ainsi que les échanges entre les étudiants, et d'autres. Moi-même, je me suis heurtée, en tant que présidente de l'OSCE, à l'attitude de la France et de la Belgique. Ces faits ne font qu'aggraver la situation.

M. Aymeri de Montesquiou :

Je souhaiterais souligner l'action du ministre des Affaires étrangères, M. Védrine, contre ces mesures de rétorsion stupides.

Ma question concerne le nucléaire. L'Autriche a choisi de renoncer à l'électricité d'origine nucléaire : alors pourquoi importe-t-elle de l'électricité d'origine nucléaire ?

Mme Benita Ferrero-Waldner :

Depuis Tchernobyl, la question du nucléaire est une question sensible pour tous les partis politiques représentés au Parlement. Il est vrai que nous importons de l'électricité d'origine nucléaire, mais nous allons essayer de trouver d'autres solutions à l'avenir. La position du Gouvernement sur les centrales nucléaires à l'Est est que les centrales qui peuvent être mises aux normes doivent l'être et que les autres doivent être fermées.

M. Hubert Haenel :

En conclusion, je souhaiterais que l'on trouve une issue rapide à cette crise, et je crois que le Sénat peut y contribuer en permettant la poursuite du dialogue.