Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 11 décembre 2002



Institutions européennes

Échange de vues sur une Constitution européenne à partir d'interventions de MM. Robert Badinter et Alain Lamassoure

M. Hubert Haenel :

C'est au début de l'année 2001 que la délégation s'est penchée sur la question d'une Constitution pour l'Union européenne. Nous avons alors entendu Jean-Claude Piris, le jurisconsulte du Conseil de l'Union, puis Alain Juppé qui avait mené une réflexion sur ce sujet. Nous avions en outre déjà, à ce moment là, entendu Alain Lamassoure qui nous avait fait part de sa riche expérience en ce domaine. La réflexion de la délégation s'était conclue par un rapport, que je vous ai présenté au mois de juin 2001, qui explorait les différentes conceptions d'une Constitution européenne et présentait les avantages et les inconvénients d'une démarche constitutionnelle pour l'Union.

Nous en sommes aujourd'hui à une étape ultérieure du processus. La Convention a mené déjà un travail assez approfondi, notamment au sein de ses groupes de travail, tandis qu'un certain nombre de projets constitutionnels étaient rendus publics. C'est pourquoi, il a paru intéressant aujourd'hui que nous consacrions une de nos séances à cette question, en bénéficiant des travaux menés par Robert Badinter et par Alain Lamassoure.

Nous avons tous pris connaissance de la Constitution européenne élaborée par Robert Badinter. Je crois que, au stade actuel des réflexions, il est préférable de concentrer nos échanges de vues sur quelques grands problèmes qui marquent l'architecture institutionnelle européenne et qui sont les grands axes d'une Constitution plutôt que de décrire par le menu un schéma constitutionnel.

M. Robert Badinter :

Je voudrais, en effet, esquisser quelques questions-clés qui ressurgissent des travaux actuels de la Convention européenne.

1. Les acquis de la Convention sont d'ores et déjà très importants

En particulier, il est désormais certain que l'Europe aura une Constitution. Le terme de « traité constitutionnel » me paraît inadéquat, car le futur traité contiendra une véritable Constitution. Cela entraîne plusieurs conséquences, telles que la disparition des traités antérieurs ou l'octroi de la personnalité juridique à l'Union et cela soulève la question de la ratification de cette Constitution.

Une autre avancée majeure a été le consensus qui s'est dégagé sur la reconnaissance d'une valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux de l'Union.

L'accord sur la simplification des instruments juridiques me paraît également constituer un progrès, car cela permettra de remplacer les nombreux instruments existants par cinq catégories d'actes dans un souci de simplification. Il pourrait y avoir dorénavant trois types d'actes à valeur normative, les « lois-cadres », les « lois européennes », et les mesures de délégation législative, qui seraient complétés par des avis et recommandations, d'une part, et par des décisions, d'autre part.

De plus, cette rationalisation s'accompagnerait de la mise en place d'une hiérarchie des normes avec un contrôle exercé par la Cour de justice des Communautés européennes. Celle-ci exercerait donc un contrôle tant sur le respect de la hiérarchie des normes qu'en matière de protection des droits fondamentaux.

Malgré les réticences du Royaume-Uni à l'égard de l'idée de transformer la Cour de justice en une Cour constitutionnelle, un consensus s'est dégagé pour faire de la Cour de Luxembourg une instance juridictionnelle suprême, ce qui est différent.

Je me félicite également que la Convention se soit prononcée majoritairement contre l'idée d'instituer une nouvelle instance chargée de contrôler le respect du principe de subsidiarité et en faveur de l'idée d'avoir une juridiction unique pour éviter les conflits de compétence et de jurisprudence. Cela n'empêche pas, par ailleurs, une réforme de l'organisation de la Cour de Luxembourg et la création de chambres spécialisées, par exemple sur la subsidiarité.

2. Malgré ces avancées considérables, il n'en reste pas moins qu'il subsiste des questions essentielles en suspens, qui concernent les aspects institutionnels

Je considère, en effet, qu'une Constitution doit contenir trois séries de dispositions. Tout d'abord, elle doit proclamer les valeurs sur lesquelles elle repose. Pour l'Europe, ces valeurs sont contenues dans la Charte des droits fondamentaux. Ensuite, elle doit poser les fondements de l'État de droit, ce qui implique des procédures et une hiérarchie des normes. Enfin, une Constitution digne de ce nom doit mettre en place des institutions efficaces. Or, la question des institutions futures de l'Europe, c'est-à-dire la question de l'équilibre des pouvoirs, est un sujet brûlant.

Je laisserai volontairement de côté la question du partage des compétences entre l'Union et les États membres. Je considère, en effet, que tout reposera, en réalité, sur le respect du principe de subsidiarité et de proportionnalité. Je voudrais m'en tenir aux points qui soulèvent des tensions, c'est-à-dire l'avenir du Conseil européen, la question de l'unanimité, celle de la présidence du Conseil, du futur exécutif de l'Union, enfin les rôles respectifs du Parlement européen et des parlements nationaux.

L'objectif communément admis que nous nous assignons au sein de la Convention est d'établir une fédération d'États et non un État fédéral. Les États n'ont pas vocation à disparaître et, si on admet des délégations de souveraineté à l'Union européenne, la souveraineté, en particulier dans le domaine de la politique étrangère, restera au sein des États. L'instance qui fixera les grandes orientations demeurera donc le Conseil européen.

La question essentielle, d'après moi, est celle de l'unanimité et du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil. Comment un système conçu pour six États pourrait-il fonctionner à vingt-cinq ou trente ? Le maintien de l'unanimité me paraît indéfendable dans la perspective de l'élargissement. En même temps, il convient de prendre en considération le fait que, pour certains États membres, tels que le Royaume-Uni et, surtout, pour les pays candidats d'Europe centrale et orientale, la règle de l'unanimité représente une garantie très importante. L'étendue des matières qui seront décidées à la majorité qualifiée ou super qualifiée et le champ des domaines qui resteront régis par la règle de l'unanimité sera donc une question politique majeure. Je partage, de ce point de vue, l'idée de la Commission selon laquelle la majorité qualifiée suppose à la fois une majorité d'États et de population, avec une majorité renforcée pour certaines décisions importantes, c'est-à-dire un seuil relevé à deux tiers ou trois quarts.

En ce qui concerne la question de la présidence du Conseil, le système actuel de la présidence tournante doit être abandonné, même si les petits États y restent très attachés, comme les pays candidats. Plusieurs solutions ont été proposées, dont certaines consistent à dissocier la présidence du Conseil européen et celle des formations du Conseil des ministres. Je suis convaincu, pour ma part, de la nécessité, non seulement d'abandonner le système de la présidence tournante du Conseil européen, mais aussi, étant donné l'importance de l'image dans le monde d'aujourd'hui, d'affirmer une incarnation, une représentation physique, de l'Europe, qui n'existe pas actuellement. L'Europe de demain sera un ensemble d'environ 480 millions de citoyens européens de vingt-cinq nationalités différentes. Il faut donc, au sein de cet ensemble, une conscience d'appartenance à une communauté de valeurs et il manque un organe qui pourrait incarner cette conscience commune. À cet égard, je suis fondamentalement opposé à l'idée d'un président issu d'un suffrage politique car ce président ne devrait pas jouer un rôle politique, à mon avis. Le président de l'Europe serait, en effet, une personnalité éminente qui aurait rendu de grands services à la construction européenne et qui transcenderait les clivages politiques. Je pense, par exemple, à Jacques Delors ou à Vaclav Havel. Le président disposerait d'un mandat non renouvelable et n'occuperait aucune fonction politique. Il jouirait d'une double légitimité puisqu'il serait désigné par le Conseil européen et investi par le Parlement européen. En proposant cette idée, je me suis inspiré de la conception allemande du « patriotisme constitutionnel », développée par Habermas et illustrée par le rôle symbolique joué par le président allemand. Ce président de l'Europe, qui aurait donc un rôle essentiellement symbolique, pourrait, notamment, rappeler aux Européens les valeurs communes face aux résurgences du nationalisme, de la xénophobie, du racisme et de l'antisémitisme et exprimer la solidarité européenne face aux catastrophes naturelles ou écologiques, telles que celle qui frappe l'Espagne aujourd'hui avec le naufrage du « Prestige ». Cette proposition ne règle pas le problème de l'exécutif européen, mais elle permet de sortir du débat sur la présidence du Conseil européen.

Pour ce qui concerne le futur exécutif européen, il convient de conserver la dualité des institutions actuelles avec le Conseil des ministres et la Commission européenne, qui sont tous les deux indispensables, mais, afin d'établir un fonctionnement harmonieux, j'ai proposé de placer ces deux institutions sous l'autorité d'une personnalité unique qui aurait sous sa responsabilité les services de la Commission et qui présiderait le Conseil des ministres. Ce « Premier ministre » serait désigné par le Conseil européen et investi par le Parlement européen.

Cette formule soulève la question des rapports entre l'exécutif et le Parlement européen. D'après moi, le Parlement européen, qui est l'expression directe des peuples européens, doit avoir le droit de censurer la Commission et donc de révoquer le Premier ministre, mais, en contrepartie, il pourrait être dissout. Le Parlement européen devrait voir son rôle renforcé par rapport à la situation actuelle. Il devrait disposer, comme tout parlement, du pouvoir de voter la loi, d'adopter le budget et de contrôler la Commission. Il ne pourrait cependant pas censurer le Conseil des ministres, car on en revient toujours aux deux sources de légitimité. Sur la procédure de codécision, qui se caractérise actuellement par sa complexité et son opacité, je voudrais pousser la logique jusqu'au bout. Lorsque l'on parle de « codécision », cela signifie que l'on place sur un pied d'égalité le Conseil des ministres et le Parlement européen et que l'on transforme donc le Conseil en une chambre législative. Il faut donc avoir le courage d'aller vers un véritable bicamérisme avec, d'un côté, un Parlement européen, qui représente les peuples européens, et, de l'autre, une assemblée, qui représente les États. Mais la méthode actuelle de négociation, au sein du Conseil des ministres, ne me paraît pas compatible avec l'exigence de transparence et de débat que l'on retrouve au sein du fonctionnement parlementaire. Il faut donc, soit s'en tenir à un parlementarisme rationalisé, soit instaurer une chambre des États.

Sur la question du rôle des parlements nationaux, qui préoccupe notre président, je dois dire que, à mon sens, les parlements nationaux souffrent d'une crise qui est commune à toutes les démocraties parlementaires contemporaines. Les parlements nationaux sont en effet confrontés à une montée en puissance des exécutifs dans un contexte de démocratie d'opinion où le parlement a été remplacé par la scène médiatique. À cette crise, qui entraîne une perte de pouvoir et de prestige des parlements, y compris au Royaume-Uni, s'ajoute le développement de la législation européenne dans de nombreux domaines. Les parlementaires nationaux s'interrogent donc légitimement sur les moyens d'assurer un respect effectif du principe de subsidiarité et de la répartition des compétences, mais il me paraît difficile d'envisager, du point de vue juridique et constitutionnel, la possibilité d'octroyer le droit aux parlements nationaux de saisir la Cour de Justice. De plus, cette saisine soulève le problème des parlements bicaméraux, à l'image de la France. Le système proposé par le groupe de travail chargé de la subsidiarité me paraît donc soulever de réelles difficultés. Faut-il aller plus loin et envisager la création d'un Congrès ? Cette idée française a reçu un accueil pour le moins glacial. Je trouve personnellement que l'on ne pouvait pas trouver une dénomination aussi inappropriée. Le terme de « Congrès » désigne, en effet, habituellement l'instance suprême, par exemple aux États-Unis ou en France, sans parler des pays d'Europe centrale et orientale. De plus, je comprends les réserves des parlementaires européens qui voient dans ce Congrès une institution qui pourrait concurrencer le Parlement européen. Je préfère, pour ma part, renforcer la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) ou instituer un forum annuel des parlements nationaux.

M. Alain Lamassoure :

Je voudrais, tout d'abord, faire quelques remarques introductives.

En premier lieu, je pense que la Convention va réussir. La désignation par la France et par l'Allemagne de leur ministre des affaires étrangères respectif en tant que représentants au sein de la Convention, qui rejoindront ainsi les ministres qui représentent déjà les autres gouvernements, montre, en effet, la prise de conscience par les gouvernements de l'importance de cette enceinte et de la nécessité de faire entendre leur voix, non pas à l'issue de la Convention, mais en son sein. Nous avons dès lors une Conférence intergouvernementale au sein même de la Convention.

En second lieu, je considère, comme Robert Badinter, que les acquis de la Convention sont d'ores et déjà considérables. Je citerai, à cet égard, le principe d'une Constitution, qui n'allait pas de soi, la réécriture des traités européens dans un texte unique, la reconnaissance, d'une valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux, la fusion de l'Union européenne et de la Communauté européenne, la simplification, la hiérarchie des normes - qui est une grande idée d'inspiration française qui avait été refusée à Amsterdam par certains États membres - le principe d'un contrôle de constitutionnalité et le consensus qui existe sur la répartition des compétences, au moins pour les politiques internes. Il reste toutefois des difficultés sur la politique étrangère et sur l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Il me semble également que le principe selon lequel la procédure législative doit être la plus simple possible, avec le vote à la majorité qualifiée au Conseil et la codécision avec le Parlement européen, fait également l'objet d'un large consensus, même si les modalités pratiques restent à préciser. Ce résultat très important, obtenu sans recourir à un vote, n'aurait, à mon avis, pas pu être atteint par les conférences intergouvernementales.

En second lieu, je crois que la difficulté que nous connaissons s'explique par la nécessité d'inventer quelque chose de nouveau. Or, les termes employés sont souvent inadéquats. Ainsi, le terme de « fédération » illustre imparfaitement l'objectif que nous fixons. Je regrette pour ma part l'abandon de l'expression de « Communauté européenne », qui exprimait mieux cet objectif. De même, l'expression « Conseil des ministres » est trompeuse car, dès à présent, la fonction majeure du Conseil est d'être la principale chambre législative du système communautaire, même si les ministres des États membres n'aiment pas se l'entendre dire. Ce n'est que récemment que le Parlement européen a commencé à s'apparenter à un véritable parlement, car pendant très longtemps il n'était qu'un forum sans réel pouvoir législatif. Quant à la Commission, sa dénomination ne correspond pas à sa fonction. Je pense donc que la terminologie constitue un obstacle et que la Convention ne doit pas hésiter à changer les dénominations ou à en inventer de nouvelles.

Après ces remarques, je voudrais aborder trois points qui me serviront de point de départ pour aborder les questions institutionnelles.

1. Trois points de départ

Tout d'abord, on entend sans relâche au sein de la Convention que l'on ne veut pas créer un super État. Je partage moi-même cette idée, mais je voudrais quand même souligner que l'Europe adopte des lois (le Conseil d'État a évalué, en 1992, à 52 % la proportion de normes juridiques applicables chaque année en France qui sont décidées à Bruxelles), qu'elle a une monnaie, un budget, bientôt une armée avec la force de réaction rapide, et qu'elle est représentée au sein des institutions commerciales et financières internationales par un représentant unique. Alors, certes l'Europe n'est pas un super État, mais, en tout état de cause, elle reste, pour le moment, une « sous-démocratie ».

Je pense également que la Convention n'a pas encore pris pleinement la mesure de deux phénomènes que j'appellerai la « révolution du nombre » et la « révolution du peuple ».

D'une part, l'Europe est confrontée à une « révolution du nombre » car les règles, les procédures et les institutions, conçues pour un marché commun entre six États en 1957, ne sont plus adaptées à l'objectif d'une union politique à trente États. Ainsi, l'unanimité à vingt-cinq ou trente signifie en réalité que l'on ne pourra plus décider de rien. Je pense donc que la règle de l'unanimité est morte. Je comprends parfaitement que, pour certains domaines, les États n'acceptent pas le vote à la majorité qualifiée. Mais alors il faut être honnête vis-à-vis des citoyens. Il faut dire clairement que, pour ces domaines, la compétence restera nationale ou sera même « renationalisée ». Par exemple, en matière de TVA, on ne peut pas vouloir en même temps la règle de l'unanimité et souhaiter, comme le veut le gouvernement actuel, de baisser le taux de TVA sur la restauration. Soit on accepte de recourir à la majorité qualifiée, soit il faut redonner cette compétence aux États.

D'autre part, l'Europe est confrontée à une « révolution du peuple ». Les travaux menés au sein de la Convention ont été un peu paralysés au début par la crainte anticipée de la réaction des gouvernements. La Convention reste, en effet, une assemblée consultative et la copie qu'elle remettra sera soumise aux États membres. Cependant, il faut bien voir que ce ne sont pas les chefs d'État et de gouvernement qui, en définitive, auront le dernier mot, mais les citoyens eux-mêmes, car, dans tous les États qui pratiquent le référendum, c'est-à-dire dans vingt États sur vingt-cinq, on aboutira, pour des raisons politiques évidentes, à des référendums. Or, cela change beaucoup de choses. D'abord, parce que le citoyen souhaitera comprendre de quoi il s'agit. Il faut donc que la Constitution européenne soit facile à lire. Mais surtout, parce que le citoyen se prononcera en fonction du sentiment qu'il aura de participer aux grands choix européens, de la même manière qu'il participe aux choix au niveau local.

Ces deux révolutions entraînent une conséquence directe sur les institutions : la Commission européenne et le Conseil européen, tels qu'ils existent actuellement, sont condamnés. En ce qui concerne la Commission, le Président Valéry Giscard d'Estaing a été le premier à prononcer son acte de décès, certes d'une manière plus atténuée que mes propos. En effet, une Commission fonctionnant à la majorité simple et composée d'un commissaire par État membre, ne pourra plus voter lorsqu'elle comportera vingt-cinq membres. Comment imaginer que le commissaire allemand soit mis en minorité par les trois commissaires baltes ? Si on en reste au schéma actuel, les grands pays n'attacheront plus de crédibilité au travail de la Commission.

De plus, on ne peut pas imaginer que le président de l'organe moteur de l'exécutif européen, n'ait pas une légitimité démocratique. Je crois, en effet, que l'Europe a moins besoin d'un Président que d'un Premier ministre, d'un véritable moteur. Car, le Conseil européen, tel qu'il avait été conçu dans les années soixante-dix par Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, c'est-à-dire comme un directoire de neuf chefs d'État et de gouvernement, est lui aussi condamné. Il a joué un rôle majeur réalisant de nombreuses avancées, mais, à vingt-cinq ou trente, il s'apparentera à un conseil de surveillance. Il ne pourra donc plus jouer un rôle d'impulsion. Le Conseil européen restera une institution importante, mais sa fonction sera différente. Il faut donc repenser les institutions à l'aune de ces deux révolutions et le débat entre les partisans de la méthode communautaire et les défenseurs du modèle intergouvernemental me semble dépassé.

Le dernier point que je voudrais souligner porte sur les quatre spécificités de l'Union européenne par rapport à une fédération ou à d'autres modèles.

La première spécificité de l'Union est qu'elle est, si l'on se réfère au droit commercial, une société de personnes plutôt qu'une société anonyme. C'est une fédération qui rassemble des États qui se veulent souverains et indépendants. Nous devons en tenir compte. Il faut donc donner aux États des droits au sein de l'Union. Je pense que le futur préambule de la Constitution européenne devrait être plutôt long, avec la Charte des droits fondamentaux et la définition d'un « modèle social européen » mais aussi les droits des États vis-à-vis de l'Union. J'y ajouterai également une « déclaration de paix au monde » que j'ai rédigée à l'image de ce que faisaient les Républiques du XIXe siècle, car l'unification de l'Europe, si elle est largement comprise à l'intérieur, suscite parfois des inquiétudes à l'extérieur. Cette déclaration serait assortie d'une déclaration d'indépendance, vis-à-vis des États-Unis d'Amérique, qui ne sera pas facile à obtenir des Britanniques, même si ces derniers prendraient ainsi leur revanche sur la déclaration d'indépendance américaine.

La seconde spécificité de l'Union tient au budget qui est très limité. Le système politique que l'on est en train de bâtir se caractérisera par la dichotomie entre l'édiction de normes, qui relèvera essentiellement de l'échelon européen, et le budget, qui restera au niveau des États. Il s'agit d'un défi très important et peut-être d'une contradiction.

La troisième particularité de l'Union par rapport à une fédération, est liée à la répartition des compétences. La particularité de l'Union tient, en effet, au fait que certaines compétences restent nationales, mais avec une coordination au niveau européen avec une évaluation de résultats, à l'image des politiques budgétaires et fiscales. Or, cette coordination, qui ne s'apparente pas à l'exercice d'une politique commune, est aujourd'hui mal assurée par l'Union européenne. Il s'agit là de quelque chose que nous ne savons pas faire. À cet égard, les travaux de la Convention sur la gouvernance économique ont été décevants.

Enfin, la dernière spécificité est liée à l'absence de services propres de l'Union. Les moyens de la Commission européenne restent limités et concentrés à Bruxelles, alors que les politiques et les crédits sont gérés par les administrations nationales et locales. Or, on sous-estime généralement à Bruxelles les difficultés que rencontre l'application du droit communautaire. Je citerai par exemple la directive sur la reconnaissance mutuelle des diplômes et la liberté d'établissement, et les difficultés que rencontrent les avocats pour s'établir dans un autre pays de l'Union. Nous souhaitons tous favoriser une meilleure application du droit communautaire et éviter l'implantation d'une bureaucratie européenne dans les États ou les régions, et je crois que le Sénat pourrait utilement contribuer à cette réflexion.

2. Les questions institutionnelles et la politique étrangère

Je crois que le débat majeur portera, d'une part, sur le pouvoir exécutif et, d'autre part, sur la politique étrangère.

En ce qui concerne le pouvoir exécutif, le problème essentiel, selon moi, c'est le moteur, le « Premier ministre de l'Europe ». Celui-ci devrait disposer d'une légitimité démocratique, mais l'idée d'une élection au suffrage universel direct, qui jouit d'une certaine popularité en France, ne serait pas acceptée par certains de nos partenaires. Je considère donc que la voie parlementaire est la meilleure solution. De plus, cela répondrait à l'attente des citoyens de participer aux grands choix européens, par l'intermédiaire de leurs représentants au sein du Parlement européen. Ce Premier ministre serait, dans un premier temps, confirmé par le Conseil européen. La distinction faite par Robert Badinter entre ce Premier ministre et la Commission me paraît complexe, et je préfère, pour ma part, l'idée que le Premier ministre constitue lui-même son équipe, qui pourrait être étoffée, et qu'il dispose des services de la Commission, qui, en tant qu'institution, a vocation à disparaître. La question de la présidence du Conseil européen, à la différence de Robert Badinter, m'intéresse peu. Il me semble, en effet, que l'Europe n'a pas besoin d'un chef d'État symbolique comme René Coty, et je préfère, pour ma part, le modèle helvétique de la présidence tournante.

La question essentielle reste la politique étrangère, en particulier la question de savoir si, dans ce domaine, nous avons besoin d'une autorité différente du Premier ministre. Raisonnablement, la réponse devrait être négative, mais, politiquement, elle devrait probablement être positive. En effet, les chefs d'État et de gouvernement des grands États membres n'accepteraient pas de s'en remettre, pour la politique étrangère, à une autorité européenne, distincte des États membres, même s'ils courent le risque de décevoir ainsi les attentes des citoyens. Tous les sondages, y compris un récent sondage effectué à la demande d'un organisme américain, indiquent que, en moyenne, 70 % des citoyens se sentiraient davantage en sécurité si la politique étrangère était conduite au niveau européen, seuls 15 % se déclarant hostiles à cette idée. Lorsque l'on interroge l'homme de la rue sur ses attentes à l'égard de l'Europe, la première priorité qui est citée est la politique étrangère. Or, les gouvernements ne sont pas prêts à cette idée. Je suis donc personnellement inquiet face à cette situation. Nous sommes, en effet, arrivés au sein de l'Union à un stade où nous sommes assez unis pour ne plus avoir la coexistence de politiques étrangères autonomes, mais où il n'existe pas de volonté suffisante pour aller jusqu'à une véritable politique commune dans ce domaine. Je ne sous-estime pas les réticences exprimées par certains gouvernements, dont celui de la France que je soutiens, et je pense qu'il faudrait procéder, dans ce domaine, par étapes. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille se satisfaire d'un compromis boiteux, comme cela semble être le cas des propositions du groupe de travail de la Convention chargé de ces questions. Le compromis qui consisterait, en effet, à fusionner le poste de « Haut représentant de la PESC » et du commissaire européen chargé des relations extérieures, pour instaurer une seule personnalité ayant une « double casquette » ne me satisfait pas. Si les gouvernements souhaitent conserver leur compétence pour les relations extérieures, alors il convient de pousser la logique jusqu'au bout et confier les responsabilités et les moyens y afférents, qui aujourd'hui relèvent de la Commission, au Conseil, à travers le Haut représentant ou ce « ministre des affaires étrangères ». Ces moyens sont, en effet, très importants, puisqu'il existe actuellement 83 représentations dans les pays tiers et un budget de 7 milliards d'euros qui dépendent aujourd'hui de la Commission. Je pense, en effet, qu'il faut aller vers des systèmes différents pour les aspects internes et pour les relations extérieures. Un tel schéma aurait, en effet, l'avantage d'offrir une structure institutionnelle unique avec des procédures législatives et budgétaires distinctes selon les matières. En matière législative, le Parlement européen aurait le dernier mot pour les politiques internes, tandis que, pour les politiques externes, ce serait le Conseil. En matière budgétaire, on pourrait conserver la distinction entre les dépenses obligatoires et les dépenses non obligatoires, mais en modifiant son contenu pour se fonder sur la distinction interne/externe. Il faut sortir, en effet, de l'inefficacité actuelle en matière de politique étrangère et ne pas donner aux citoyens le sentiment que l'on fait quelque chose alors que l'on ne fait rien.

La délégation a décidé d'organiser une nouvelle réunion qui serait consacrée à un échange de vues sur les questions suscitées par ces interventions.