Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 21 janvier 2003



Institutions européennes

Audition de M. François Scheer, ambassadeur de France,
ancien ambassadeur en Allemagne (*)

M. François Scheer :

Merci de m'accueillir, M. le Président, en formation conjointe de la commission des Affaires étrangères et de la délégation pour l'Union européenne, car, lorsque l'on parle de l'Allemagne, il me semble que l'on parle aussi de l'Europe. Allemagne et Europe, relations franco-allemandes et Europe sont deux thèmes que j'ai eu la chance de connaître de près dans ma carrière et dont je suis toujours heureux de parler.

Nous fêtons demain le quarantième anniversaire du traité de l'Élysée. Je veux à cette occasion rappeler qu'un premier pas avait déjà été franchi quelques années avant par Robert Schuman et Jean Monnet ; pour moi, la déclaration du 9 mai 1950 reste à la fois le lancement, la pierre angulaire de la construction européenne et le premier acte du rapprochement franco-allemand. Ces deux événements n'ont pas cessé de cheminer ensemble, de porter leurs fruits quand cela était possible, même quand ont surgi des difficultés. C'est ce qu'avaient souhaité le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer malgré une petite ambiguïté qui existait aussi bien du côté français que du côté allemand. En effet, le Général de Gaulle avait voulu marquer clairement, après ses déboires avec les Anglo-Saxons et les difficultés du plan Fouchet, que l'Europe se ferait autour d'un noyau continental, noyau qui serait fondamentalement franco-allemand. C'était en outre une façon de marquer le fait que la France entendait bien évidemment conduire cette stratégie, alors que l'Allemagne n'avait pas encore totalement recouvré toute sa souveraineté. Le Chancelier Adenauer n'en était pas dupe, mais l'Allemagne avait tout à gagner de cette démarche, ce qui permit au traité de l'Élysée de voir le jour.

Sans doute, le préambule voté par le Bundestag au moment de la ratification n'a pas été particulièrement apprécié à Paris, dès lors qu'il marquait clairement que, du côté allemand, on n'entendait pas choisir entre le rapport privilégié avec la France et celui que l'Allemagne avait également avec les États-Unis et l'ensemble atlantique. Pour le Général de Gaulle, cette démarche était négative ; il a alors rappelé que ce traité pouvait aussi être considéré comme un acte de circonstance et que, s'il devait être oublié, ce ne serait pas dramatique pour la France. En fait, ce traité n'a pas été oublié : il a heureusement survécu en dépit des difficultés qui ont suivi le départ du Chancelier Adenauer. Et c'est là que l'on voit l'importance des rapports personnels entre le Président de la République française et le Chancelier de l'Allemagne fédérale. Il est évident que, entre le Chancelier Erhard ou le Chancelier Kiesinger et le Général de Gaulle, les relations étaient moins étroites qu'avec le Chancelier Adenauer, comme entre le Président Pompidou et le Chancelier Brandt.

Durant toute cette période, un certain nombre d'actes ont néanmoins été accomplis, qui allaient dans le sens d'une volonté commune franco-allemande, ne serait-ce que la décision prise par le Président Pompidou d'accepter l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne, ce que le Général de Gaulle avait refusé à deux reprises et ce que nous reprochait fermement le gouvernement fédéral d'Allemagne. C'est aussi à ce moment là que quelques coopérations industrielles ont vu le jour, comme Airbus, ou en matière d'armements. C'est avec Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt que le traité franco-allemand va reprendre de la vigueur : la continuité sera totalement assurée par le couple qui suivra - non pas Helmut Schmidt et Mitterrand, mais Kohl et Mitterrand - qui ont placé les relations franco-allemandes au coeur de la relance européenne.

Je puis témoigner qu'il existait une réelle complicité entre les deux hommes, une réelle relation de confiance, qui n'a pas peu compté dans la suite des événements. Car la réunification de l'Allemagne a été un moment assez difficile. Il y avait incontestablement une hésitation du côté français quant à sa signification pour les relations franco-allemandes avec la réinstallation, au coeur du continent européen, d'une Allemagne forte, puissante, démographiquement et économiquement. Du côté allemand, il y a eu également à ce moment-là des tentations, dans la mesure où l'Allemagne pouvait estimer avoir tiré tout le parti qu'elle pouvait attendre de l'aventure européenne, l'Europe lui ayant permis de retrouver sa dignité et sa pleine capacité politique. Le moment n'était-il pas venu de prendre un peu de champ, non seulement par rapport au partenaire français, mais aussi par rapport aux partenaires européens en général, qui pouvaient être plus un poids financier pour l'Allemagne fédérale qu'un élément porteur ? Il y a eu également à ce moment-là quelques confusions dans la démarche allemande, encouragée d'ailleurs par des voix qui venaient à la fois de Washington et de Moscou. Mais le Chancelier Kohl a pris très rapidement toute la mesure du recul que représenterait un relâchement des liens franco-allemands ; ce fut alors « la fuite en avant » dans l'Europe avec le traité de Maastricht qui a été, lui aussi, au départ, une initiative franco-allemande.

Il faut bien reconnaître que la suite est plus compliquée et que cette complication ne s'est pas totalement effacée. On a souvent glosé sur la distanciation qui semblait s'installer entre Paris et Bonn, hier, et Paris et Berlin, aujourd'hui ; ce n'était au départ qu'une crise de plus, les moments de difficultés et d'incompréhension n'ayant pas été rares dans cette relation de quarante ans ; mais on a senti que la tension était plus importante et que l'Allemagne allait défendre ses intérêts avec beaucoup plus de vivacité. Il m'est souvent arrivé à cette époque là de lire dans la presse allemande des articles développant l'idée selon laquelle, enfin, l'Allemagne avait de nouveau la possibilité de défendre ses intérêts. Cette position m'a toujours paru très hypocrite dans la mesure où il aurait été étonnant que le peuple allemand réélise tous les quatre ans un Chancelier qui n'aurait pas défendu les intérêts allemands, y compris à la table de Bruxelles. En fait, ce qui était nouveau était la façon un peu plus haute et plus vigoureuse que par le passé dont les Allemands parlaient de leurs intérêts.

Du côté allemand, comme du côté français, on s'est alors interrogé sur la manière de mettre en oeuvre le traité de Maastricht - « montagne de difficultés » -, dans la mesure où il fallait, tout à la fois, mettre en place l'Union économique et monétaire, la politique extérieure et de défense commune, le troisième pilier. Autant de défis qui ne pouvaient être relevés en quelques mois, ni même en quelques années. Face à cette accumulation de dossiers compliqués sur la table du Conseil de l'Union, les occasions de débats franco-allemands se sont multipliés, le dernier épisode que j'ai encore vécu à Bonn ayant été le Conseil européen de Berlin au cours duquel le nouveau Chancelier Schröder était bien décidé à réduire les engagements financiers de l'Allemagne envers l'Europe alors que le Président français, comme le Premier ministre, marquaient clairement qu'il n'était pas question que la France cédât en quoi que ce soit sur la politique agricole commune, toute idée de réforme en profondeur de cette politique ne pouvant être envisagée à ce moment-là.

Ce fut une sévère défaite pour le nouveau Chancelier, défaite qui a pesé lourd dans la balance franco-allemande et que nous avons payée d'une certaine façon lors du Conseil européen de Nice. Mais ce n'est qu'un des exemples des difficultés accrues dans le rapport franco-allemand. Ces difficultés tiennent d'abord à la volonté allemande de marquer qu'elle est désormais une puissance au coeur de l'Europe, puissance avec laquelle il faut d'autant plus compter que s'ouvre largement pour elle, à l'Est, un champ qu'elle connaît bien et mieux que nous ; difficultés qui tiennent aussi à la volonté de la France de ne pas baisser les bras dans ce nouveau contexte géopolitique en rappelant régulièrement que nous sommes membre permanent du Conseil de sécurité, que nous sommes puissance nucléaire, que nous avons été très longtemps puissance occupante et protectrice de l'Allemagne, que nous avons des cartes à jouer qui ne sont pas strictement européennes, ni strictement franco-allemandes.

Les rapports personnels ont eu aussi leur importance. Il est certain que, quels que soient les efforts qu'ils ont consentis, ni le Président Jacques Chirac, ni le Chancelier Gerhard Schröder, ni hier le Premier ministre Lionel Jospin, n'ont réussi à établir entre eux une relation de caractère personnel comparable à ce qui avait le cas avant eux. J'ai été témoin de la volonté très affichée du Président de la République d'aller vers le partenaire allemand. Gerhard Schröder, qui était peu au fait de la France avant son élection, avait aussi compris que les relations franco-allemandes comptaient pour un futur Chancelier, même s'il avait exprimé pendant sa campagne électorale son désir de les remplacer par une relation à trois avec le Royaume-Uni.

Le quarantième anniversaire du traité de l'Élysée est ainsi l'occasion de réfléchir sur l'actualité du rapport franco-allemand, d'impressionner l'opinion publique et de reprendre ensemble l'initiative, aussi bien pour nos intérêts communs que pour les intérêts de l'Europe toute entière, y compris pour l'Europe qui va s'élargir aux dimensions du continent. Le mouvement est digne d'intérêt et de respect ; c'est la preuve affichée du fait que, quelles que soient les affinités entre les hommes de part et d'autre du Rhin, il y a urgence à resserrer les rangs, d'une part parce que les deux pays connaissent aujourd'hui de réelles difficultés - jamais ils n'ont été aussi proches dans leur position de futurs condamnés à Bruxelles -, d'autre part parce que l'Europe va affronter un défi redoutable avec un élargissement qui va nous obliger à remettre à plat tous les éléments de la construction européenne et qui n'a aucune chance de réussir sans entente entre la France et l'Allemagne. On a, à Paris comme à Berlin, une très forte conscience du risque de recul de l'Europe sans cette entente.

Sur les annonces qui viennent d'être faites, il me semble que, si on avait voulu marquer réellement la volonté des deux gouvernements de reconstituer un partenariat capable d'affronter les problèmes actuels de l'Europe, il aurait sans doute fallu aller plus loin que ce qui se dessine. On a évoqué l'idée de créer un secrétariat installé aussi bien à Paris qu'à Berlin avec un Allemand et un Français côte à côte et qui pourraient être des personnalités politiques. Je rappelle que le traité de l'Élysée avait déjà prévu des coordinateurs censés animer une commission chargée de nouer quotidiennement les relations franco-allemandes : ceux-ci ont été sensiblement marginalisés avec le temps, en partie par la faute du gouvernement fédéral qui a toujours considéré qu'il s'agissait d'une fonction qu'on pouvait confier à certaines personnalités politiques retirées des affaires et qui pouvait représenter pour eux un couronnement de carrière. Ces tâches ont été en fait confiées à des hommes tout à fait respectables, mais qui n'avaient souvent aucune connaissance du « franco-allemand » et qui n'avaient plus la capacité nécessaire pour assurer ces fonctions.

Dans le cadre du traité, on avait aussi mis en place un secrétariat commun pour le Conseil de sécurité et de défense. Ce secrétariat commun a été ensuite totalement oublié et c'est ce qui me préoccupe avec ce nouveau secrétariat commun. Si on voulait vraiment marquer l'évènement, il aurait été plus efficient de désigner dans chaque gouvernement un ministre chargé de la relation avec l'autre pays, c'est-à-dire un membre du gouvernement qui serait en relation directe avec le Président de la République, le Premier ministre, le Chancelier et qui serait à tout moment en mesure de parler à l'autre gouvernement et de nouer avec l'ensemble des membres de son propre gouvernement une relation permettant de relancer les choses sur chaque dossier particulièrement difficile. Une mesure de ce type aurait davantage donné le sentiment qu'on était bien décidé à faire repartir l'entente entre la France et l'Allemagne.

Le « franco-allemand » mérite plus que les belles déclarations qui vont être faites à Versailles ou à Berlin : les enjeux sont considérables et il aurait fallu mettre un peu d'utopie dans ces relations entre la France et l'Allemagne. Les utopies ne sont jamais totalement inutiles dans ce genre d'affaires ; après tout, la construction européenne en 1950 était une totale utopie, et pourtant on a aussi avancé dans cette voie. Ce qui, au surplus, me laisse aussi sur ma faim, ce sont les propositions que le Président et le Chancelier, ont souhaité, ensemble, déposer sur la table de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Permettez-moi de donner le sentiment d'un « soutier », d'un « technocrate », d'un « eurocrate » de la construction européenne, qui a énormément travaillé dans les coulisses de l'Europe.

Cette volonté affichée d'installer un président permanent du Conseil européen face à une Commission démocratiquement élue par le Parlement européen me surprend parce qu'en s'intéressant au seul Conseil européen, elle oublie le Conseil de l'Union. Or, dans la construction institutionnelle du traité de Rome, il y avait trois institutions : le Parlement, la Commission et le Conseil. Le Conseil rassemblait à l'origine les ministres des affaires étrangères, puis les ministres de l'économie et des finances, puis les ministres de l'agriculture, si bien que, au fil du temps, on a vu croître et se multiplier ces différentes entités avec des ministres représentant les gouvernements des États membres dans toutes sortes d'activités. Mais, en 1975, M. Giscard d'Estaing décide de réunir, de façon tout à fait informelle, « au coin du feu », à Rambouillet, les chefs d'État et de gouvernement pour parler « à bâtons rompus » des problèmes de l'Europe en général. C'était une sage initiative, trois ans après l'entrée du Royaume-Uni qui en était à réclamer rien moins que la renégociation des conditions de son adhésion.

Le Conseil européen était, à l'origine, une rencontre informelle et utile ; mais bientôt, la machine est devenue importante et pléthorique. Le Conseil des ministres, empêtré dans les difficultés du précédent élargissement, a alors pris très vite l'habitude de transmettre au Conseil européen les dossiers qu'il ne parvenait pas à régler. C'est ainsi que progressivement, au fil des années, le Conseil européen - qui n'était pas encore une institution formelle -s'est transformé en une instance d'appel permanente d'un Conseil qui décidait de moins en moins. Nous savions ainsi, au sein du Comité des représentants permanents, que si nous ne parvenions pas à régler un dossier à notre niveau, celui-ci avait toutes chances d'arriver au Conseil européen ; nous devions donc tout faire pour arriver à une solution et pour éviter que des dossiers d'une extraordinaire technicité ne soient soumis à un aréopage de chefs d'État et de gouvernement, qui ne se réunissait que trente-six heures tous les six mois avec des participants qui n'ont, bien évidemment, ni le temps, ni le goût, de se pencher sur ces dossiers complexes, alors même que seuls le chef du gouvernement et son ministre des affaires étrangères sont autour de la table et que tous les spécialistes sont dans les couloirs !

Ceci explique que sortent du Conseil européen des textes totalement incompréhensibles, textes que le Comité des représentants permanents va ensuite passer un ou deux mois à déchiffrer. Ce qui me préoccupe est de voir cet aréopage - devenu en 1986 une institution communautaire - en passe de devenir, avec un président permanent, l'autorité suprême autour de laquelle tout s'ordonnera, face à une Commission qui deviendra de plus en plus subordonnée à des décisions intergouvernementales. Je ne suis pas de ceux qui disent qu'il faut du jour au lendemain passer de l'intergouvernemental au communautaire, car nous savons bien qu'avec l'élargissement il faudra continuer pendant plusieurs années à gérer de nombreuses affaires dans l'intergouvernemental. Mais il aurait été important de marquer une orientation ; il n'est certes pas question de poursuivre dans la voie de ces présidences qui tournent tous les six mois : avec vingt-cinq États autour de la table, cette situation deviendrait totalement ingérable ; mais, si permanence il doit y avoir, c'est au niveau du Conseil qu'elle doit être installée et non au niveau du Conseil européen.

Il n'est pas surprenant que les petits pays aient déjà fort mal accueilli cette proposition franco-allemande au sein de la Convention, car les initiatives franco-allemandes sont toujours mal accueillies par nos partenaires, mais ces pays marquent aussi un profond désarroi quand ces initiatives ne viennent pas. Dans le cas présent, ils sentent bien que les grands pays vont imposer leur poids dans la démarche européenne. Au niveau du Conseil, cette permanence pourrait être assurée par quelqu'un qui ne serait pas nécessairement appelé « président », mais qui pourrait être un « secrétaire général » comme au Conseil de l'Atlantique nord. Cette personnalité politique serait l'interlocuteur quotidien du président de la Commission ; elle aurait plus de capacité pour assurer cette permanence qu'un président de l'Union qui ne présiderait un Conseil européen que six ou sept jours par an et qui devrait de toutes façons s'appuyer sur les structures du secrétariat général du Conseil. Ce n'est pas la bonne démarche et, dans ce contexte, je crains qu'on ait manqué une occasion de montrer que la France et l'Allemagne se sont engagées à faire avancer les choses.

Si je dis qu'il ne faut pas déprécier le communautaire, c'est parce que, au moment où l'on va ouvrir l'Union européenne à une douzaine d'États qui n'ont rien vécu de notre histoire depuis 1945 et qui découvrent cette idée de l'unité européenne, il est important de leur apporter la preuve de l'existence d'un concept nouveau qu'ils n'ont pas connu dans un passé récent : celui de l'effort fait pour percevoir, au dessus des intérêts nationaux, l'intérêt général communautaire. Il faudra certes des années pour y parvenir, mais il aurait fallu fixer, dès maintenant, cette orientation pour les nouveaux États membres.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur, de nous avoir rappelé l'historique de cette coopération franco-allemande, en la faisant d'ailleurs remonter à 1950 et non pas seulement à 1963. Vous avez également eu raison d'insister sur les mécanismes de décision à Bruxelles avec le Comité des représentants permanents, les Conseils des ministres et le Conseil européen. Vous nous avez dit que, sur les six points de la contribution franco-allemande à la Convention sur l'avenir de l'Europe, un seul vous pose des questions, celui de la présidence permanente du Conseil européen. S'agissant du couple franco-allemand, je rejoins ce que vous avez écrit dans un article de presse publié aujourd'hui : quand le couple franco-allemand ne fonctionne pas, tout le monde est désemparé et s'interroge ; lorsqu'il recommence à fonctionner, cela irrite un certain nombre de pays, et notamment les « petits » pays. Hier, la plupart des intervenants ont fait un « tir de barrage » au sein de la Convention sur le point fort de l'initiative franco-allemande et j'ai été le seul à défendre les positions de nos deux pays. M. Dehaene s'est notamment interrogé sur les conséquences de la fusion des présidences du Conseil européen et des Conseils. J'ai cru comprendre que vous étiez réservé sur cette idée de la présidence permanente, mais que vous partagiez l'idée selon laquelle il faut une personnalité permanente pour assurer la coordination et la cohérence de l'ensemble du système institutionnel réunissant le Conseil européen et les différents Conseils en liaison avec la Commission. Mais certains vont plus loin en évoquant une présidence unique du Conseil européen et de la Commission. D'autres pensent à un corps électoral composé à la fois de représentants du Parlement européen et des parlements nationaux pour élire le président de la Commission et lui conférer une double légitimité. Que pensez-vous de ces deux propositions ? Quelle est par ailleurs votre opinion sur le couple Schröder-Fischer depuis les dernières élections allemandes ?

M. Xavier de Villepin :

Je suis très préoccupé par l'état de l'économie allemande qui représente 30 % du PIB des quinze États membres. Attribuez-vous cette situation à la réunification, au mauvais taux de change qui a été retenu par l'Allemagne pour l'euro ou bien à des questions plus structurelles (insuffisante flexibilité et adaptation au nouveau contexte technologique) ? L'Allemagne que vous avez connue ne vous paraît-elle pas profondément transformée ? Je le dis, non pas par esprit critique pour nos amis allemands, mais par inquiétude pour l'ensemble de l'Europe et en particulier pour la France qui est son premier fournisseur et son premier client. La croissance en Europe est actuellement très faible et je crains un transfert des difficultés allemandes vers la France avec des conséquences économiques négatives pour l'ensemble des Européens, surtout si l'Allemagne ne parvient pas à se réformer.

M. Christian de La Malène :

Vous nous avez dit que l'Europe a besoin du bloc franco-allemand et vous avez estimé que les mesures proposées sont insuffisantes. Ne pensez-vous pas que cette proposition du duo franco-allemand arrive bien tard, alors que l'élargissement est déjà décidé et que la Turquie entrera sûrement dans l'Union européenne dans peu d'années ; le contexte européen est donc très différent de celui qui existait autrefois et il ressemble de plus en plus au « concert des Nations » de jadis. Pensez-vous que la France et l'Allemagne, dans ce contexte, vont se lier « perende ac cadaver » dans le seul souci de faire fonctionner ce « concert des Nations » ou bien pensez-vous que chacun va vouloir jouer sa propre partie, alors que la règle du jeu est perturbée par les Britanniques et par l'allié américain ? J'ai peine à penser que la France et l'Allemagne veuillent se lier pour être l'instrument de la renaissance de l'Europe. L'instrument - le bloc franco-allemand - et les moyens - les structures communautaires - sont-ils adaptés à l'Europe qui se profile avec vingt-cinq États ? Une Europe qui comprendra des Anglais et des Turcs et qui sera naturellement « surveillée » par l'ami et allié américain, auquel nos partenaires, surtout les plus petits, tiennent tant et sans doute plus qu'à la France et à l'Allemagne ? Je ne le crois pas, qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse. C'est pourquoi je m'interroge sur votre solution à laquelle je voudrais bien croire.

M. Pierre Biarnès :

Derrière vos propos et les regrets que vous exprimez, j'ai le sentiment que, si ces propositions franco-allemandes sont ce qu'elles sont, c'est parce que, à Paris comme à Berlin, on a voulu qu'il en soit ainsi. J'ai la conviction que, depuis des années, on n'est à Paris pas très différent des Britanniques et qu'on veut toujours pouvoir avoir le dernier mot sur tout et à tout moment, quelle que soit la couleur politique de nos dirigeants. Que pensez-vous de cette opinion un peu brutale ?

M. François Scheer

Au président Haenel, je dirai qu'il n'est pas question, de mon point de vue, de marginaliser le Conseil européen. Il est au contraire indispensable de lui rendre son efficacité ; il doit redevenir ce qu'il a été au début. Je suis d'ailleurs étonné de constater que le Président Giscard d'Estaing semble oublier que c'est lui qui a voulu ce Conseil européen. Ce qui est essentiel pour cette Europe qui va devenir d'une extraordinaire complexité, c'est qu'il existe une assemblée de sages disposant, outre de la fonction de chef d'État ou de gouvernement de l'Union européenne, de la capacité de réfléchir sur le long terme.

Ce qui me désole le plus aujourd'hui dans la proposition franco-allemande, c'est qu'elle est strictement de l'ordre de la mécanique : on essaie seulement de trouver un moyen de faire tourner une machinerie qui a un peu vieilli. Mais où sont les perspectives à long terme ? En quoi les Européens peuvent-ils percevoir aujourd'hui vers quoi va l'Europe ? C'est l'interrogation fondamentale à laquelle nous devrions pouvoir répondre. Nous savons bien que nous ne faisons plus l'Europe dans le secret des couloirs de Bruxelles. Nous savons bien que, depuis Maastricht, l'opinion publique s'est emparée du dossier, que les citoyens ont fait irruption dans le débat européen et qu'ils se posent aujourd'hui des questions. Il n'y a rien de surprenant à constater que, aujourd'hui, dans tous les pays de l'Union, le nombre des « eurosceptiques » s'est accru. Et je ne vois pas comment on pourrait aujourd'hui convaincre les Européens qu'on va continuer à vivre dans cette Europe si on n'est pas capable de leur dire : « Voilà ce que nous voulons faire de cette Europe » ; pas dans les cinq ans qui viennent, mais dans les trente ou cinquante ans qui viennent !

Ceci aurait dû être la première tâche du couple franco-allemand et ce devrait être le travail d'un prochain Conseil européen. Le Conseil retrouverait alors sa capacité de travailler et il ne pourrait plus renvoyer en permanence au Conseil européen les dossiers difficiles qu'on lui demande de régler ; cela serait possible avec un secrétaire général, personnalité politique, qui pourrait, avec un certain nombre de secrétaires généraux adjoints, contrôler la machine des Conseils. Il faut évidemment simplifier le fonctionnement du Conseil. Mais il faut surtout que l'Europe cesse d'être le monopole des ministres des affaires étrangères, vers lesquels converge la totalité des débats. Que les ministres des affaires étrangères soient au coeur des débats en matière de politique extérieure, c'est normal, car il faut qu'il y ait un conseil de politique extérieure dans lequel se retrouvent les ministres des affaires étrangères et de la défense pour travailler exclusivement sur les affaires de la PESC, avec un ministre des affaires étrangères de l'Union nommé en commun par la Commission et le Conseil européen. Le ministre des affaires étrangères de l'Union devrait être l'interlocuteur quotidien du Conseil de politique extérieure sans lequel il ne pourrait, de toutes manières, rien faire, car il est évident que ce sont les États qui, pour pas mal d'années encore, définiront notre politique extérieure.

Mais pour le reste, il faut que, au Conseil proprement dit, se rassemblent d'abord les ministres des affaires européennes. Il serait temps enfin que lesdits ministres trouvent une fonction et une raison d'être, alors qu'ils sont, pour l'instant, ceux qui bouchent les trous lorsque les ministres des affaires étrangères ne sont pas au Conseil ! Il faut qu'il y ait des ministres, membres éminents de leurs gouvernements, au coeur du dispositif du Conseil, flanqués ou remplacés, quand c'est nécessaire ou que les dossiers le justifient, par d'autres membres des gouvernements. Mais il ne faut plus avoir trente formations du Conseil qui se réunissent simplement pour montrer que tous les ministres sont européens et qu'ils ont quelque chose à faire. Il faut bien évidemment qu'il existe face au Conseil une Commission sérieusement constituée, c'est-à-dire comprenant entre douze et quinze membres et pas plus. Je n'ai pas d'objection au régime de la présidence tournante pour le Conseil européen, qui est une façon de répondre au souci des petits États d'avoir une tribune, dès lors que le Conseil européen retrouve sa fonction d'origine.

S'agissant du couple Schröder-Fischer, je dirai simplement que c'est un couple qui n'est pas naturel dans la mesure où le chancelier Schröder est un européen de raison, alors que M. Fischer est un européen de coeur. C'est un couple qui est néanmoins condamné à vivre ensemble, car M. Schröder n'a aucune chance de survie politique sans le soutien des Verts et M. Fischer est le seul personnage emblématique des Verts en Allemagne, malgré la situation impossible dans laquelle il se trouve pour faire évoluer la position de son parti sur les questions internationales, par exemple sur le dossier irakien. M. Fischer est, de mon point de vue, le seul véritable européen des récents gouvernements français ou allemands et l'un des seuls à croire véritablement à la nécessité du « franco-allemand ».

Je crois, comme M. Xavier de Villepin, que l'Allemagne est dans une situation économique dramatique. Nous n'avons aucune raison de nous en réjouir, car nous allons naturellement en payer le prix. L'Allemagne porte encore le poids de la réunification qu'elle n'a pas totalement digérée. Je ne crois pas que ce soit le résultat de l'alignement monétaire des deux marks, car le chancelier Kohl ne pouvait pas ne pas accomplir ce geste politique, malgré l'opposition de la Bundesbank. D'ailleurs a posteriori ce fait montre que, contrairement au discours allemand, il n'y a pas plus de banque centrale totalement indépendante en Allemagne qu'en France, la plupart des grandes décisions monétaires en Allemagne ayant été prises par le gouvernement fédéral contre l'avis de la Banque centrale.

Ce qui a bien évidemment placé l'Allemagne dans une difficulté extrême, c'est le prix considérable payé pour la réunification, avec des transferts financiers massifs de l'Ouest vers l'Est du pays, sans que le chômage - qui reste à un niveau de l'ordre de 20 % - ait pour autant reculé. Par ailleurs, le modèle rhénan a vieilli, alors que, en France, par la force des choses, il a fallu procéder à des réformes de nos structures industrielles. Les Allemands avaient le sentiment qu'ils pourraient vivre encore longtemps protégés par leur économie sociale et ils n'ont pas adapté certaines structures qu'il aurait pourtant fallu réformer, comme les mines de charbon de la Ruhr ou la sidérurgie, alors que la France l'a fait « dans le sang et les larmes ».

L'Allemagne a d'une certaine façon creusé la tombe devant laquelle elle se trouve aujourd'hui et dans laquelle j'espère qu'elle ne tombera pas demain, parce qu'elle nous y entraînerait aussi ! Mais la situation était prévisible depuis plusieurs années, avec des signes annonciateurs comme des faillites retentissantes, la révélation d'affaires graves de corruption dans les milieux économiques allemands, les difficultés du monde bancaire, alors qu'on sait l'importance du système bancaire allemand dans le capital des grandes entreprises, et l'inefficacité du modèle social consensuel qui ne fonctionne plus depuis plusieurs années. La confiance fait défaut actuellement en Allemagne, tant sur le plan politique qu'économique. Je soulignais tout à l'heure avec un brin d'ironie que pour la première fois nous nous trouvions, Français et Allemands, « au tribunal de Bruxelles », en situation d'être morigénés sur la façon dont nous gérons nos finances. Mais la situation allemande est plus difficile que la nôtre, ce qui est tout à fait exceptionnel, et il n'est pas certain que nos partenaires aient la capacité de redresser la situation rapidement.

À M. de La Malène, je dirai que je ne vois malheureusement aucune solution de rechange à la démarche franco-allemande, pour des raisons à la fois historiques et géographiques. La continuité franco-allemande, que nous avons niée pendant des siècles, s'impose à nous. Tout le monde savait que rien ne serait possible en Europe sans la réconciliation de nos deux pays. Les Britanniques ont, avec Churchill, été les premiers à nous le demander dès 1946. On a accompli, entre Français et Allemands, des progrès considérables sur le plan politique, au point que l'Ambassade de France en Allemagne n'a pratiquement plus à intervenir sur ce terrain. Les deux administrations communiquent directement sans passer par les ambassadeurs. L'Ambassade de France sert surtout à traiter un sujet qui est totalement étranger à l'entendement français : celui du caractère fédéral de l'Allemagne. Très peu en France savent que l'Allemagne n'est pas seulement à Berlin, mais aussi dans seize Länder avec des ministres présidents qui ont un poids politique et des compétences importantes. Il y a encore une telle nécessité d'explication entre Français et Allemands, et plus largement entre Européens, que je crois encore nécessaire le maintien de nos ambassades en Europe.

Mais il faut aussi que, devant le poids d'une Europe à vingt-cinq, d'autres énergies rejoignent le couple franco-allemand, en particulier les Britanniques, qui, avec le temps, comprendront que le couple franco-allemand est indissociable. Pour cela il faut abandonner le concept du concert des nations, car nous sommes dans une Europe qui a dépassé ce modèle et il faut mettre fin au jeu de bascule entre la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Il faudra bien aussi qu'avec les États fondateurs de l'Europe se constitue, dans une Europe à vingt-cinq, ce noyau qui permettra au mouvement d'intégration de repartir, tout en marquant clairement que les autres seront toujours les bienvenus quand ils auront la capacité de nous rejoindre, y compris demain les Turcs.

Le poids des États-Unis demeure cependant tellement considérable que, pour les dix nouveaux États, la sécurité et la défense sont d'abord de la responsabilité de l'Alliance Atlantique et certainement pas de l'Europe. Je crains, sur ce point là, qu'on ait mal négocié cette entrée, comme on l'avait déjà mal négociée avec les Suédois ou d'autres qui n'étaient pas décidés à franchir ce pas.

Avec M. Biarnès, je pense, que, dans la réserve qui imprègne les propositions franco-allemandes, on trouve le souci de certains de ne pas aller trop loin, car ils pensent que la France a encore un rôle à jouer en dehors de l'Union européenne. C'est à la fois vrai et faux. Effectivement la France a encore des choses à dire au monde. Elle l'a prouvé ces temps derniers dans l'affaire irakienne. Mais je prétends que, si elle a cette capacité, c'est bien parce que l'Europe est là. Je n'imagine pas un seul instant qu'on puisse aujourd'hui détacher la France ou l'Allemagne de leur part dans la construction européenne. J'en ai eu la preuve lors de la première guerre du Golfe quand j'allais expliquer les raisons de l'engagement de notre pays et où mes interlocuteurs me rétorquaient : mais quelle est la position de l'Europe ?

La France a certes tout intérêt à apparaître comme une puissance dans le monde d'aujourd'hui, même si le mot irrite certains de nos partenaires. Mais il est clair que l'Europe a aussi une obligation de se poser en élément de rééquilibrage par rapport au poids excessif des États-Unis, car la plus grande démocratie du monde peut aussi avoir des pulsions hégémoniques. En voulant freiner le mouvement d'intégration européenne, nous risquons peu à peu de découvrir notre faiblesse. Nous avions une chance d'exister grâce à l'Europe ; si l'Europe s'étiole, nous risquons de découvrir que la France est seulement une « moyenne grande puissance ». En outre, la réconciliation entre la France et l'Allemagne est un message très fort à faire passer à l'ensemble des États européens, par exemple aux États des Balkans, si nous devons un jour les intégrer dans l'Union européenne.

S'agissant de nos deux langues, on constate que l'enseignement du français en Allemagne, comme de l'allemand en France, recule depuis plusieurs années. Nous n'avons rien pu faire pour freiner ce mouvement malgré la dizaine d'établissements d'enseignement en Allemagne et les quelques milliers d'élèves allemands qui suivent leur scolarité dans les deux langues. Car c'est dans le domaine culturel que réside fondamentalement la source de cette régression. Les dispositions du traité de l'Élysée en matière culturelle sont restées très en retard par rapport à ce qui a été fait dans les autres domaines, essentiellement parce que, du côté allemand, la culture relève des Länder et qu'il n'y a pas de compétence fédérale dans ce domaine. Le dialogue est très difficile dans ce domaine, même si les Allemands ont pris l'habitude de désigner pour quatre ans un plénipotentiaire ministre président de Land pour traiter avec nous des questions culturelles. Pour les Allemands, le poids de l'allié américain a été tel que l'enseignement de l'anglais est vite devenu une priorité ; ils se sont par ailleurs battus à Bruxelles pour l'usage de leur langue sans obtenir notre soutien ; ce fut une lourde erreur de notre part car cela a permis à l'anglais de gagner progressivement un terrain difficile à reconquérir. Pour redresser cette situation, il faut encourager les échanges universitaires, les doubles diplômes universitaires, les coopérations industrielles ; nos langues réussiront à retrouver toute leur place quand il s'avérera qu'elles sont utiles - voire indispensables - pour le commerce et les affaires.


Cette réunion s'est tenue en commun avec la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.