Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 21 mai 2003



Politique étrangère et de sécurité commune

Audition de M. Alain Richard, ancien ministre de la défense,
sur la politique européenne de sécurité et de défense

M. Hubert Haenel :

Je suis heureux d'accueillir Alain Richard qui est à la fois un de nos anciens collègues, membre de la délégation pour l'Union européenne, et ancien ministre de la défense.

Alain Richard a été entendu, en novembre dernier, par le groupe de travail « Défense » que Michel Barnier présidait au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Et c'est en prenant connaissance du texte de son intervention que j'ai souhaité qu'il vienne devant notre délégation pour nous dire son sentiment sur la situation, les faiblesses et les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune.

M. Alain Richard :

Je voudrais tout d'abord rappeler l'originalité de la construction européenne, qui repose sur une souveraineté partiellement partagée, résultat du choix volontaire d'un grand nombre de nations démocratiques. La vocation de l'Europe, en tant que puissance, est forcément distincte de celle d'une grande puissance mono-nationale. C'est pourquoi il ne peut y avoir ni identité, ni équivalence, pour de nombreuses décennies, entre l'Europe et les États-Unis. Il faut assumer le fait que, par choix démocratique de ses dirigeants et de ses peuples, l'Union européenne reste une puissance à statut partiel, qui détient des attributs d'exercice de responsabilités au niveau mondial dans certains domaines - par exemple le monétaire - mais qui, en revanche, ne s'est pas donnée, depuis 1952-1954, de responsabilités en matière de régulation internationale sur le plan politique et militaire. En effet, elle n'exerce des responsabilités internationales que par des consentements de délégations extrêmement précaires et limitées de la part des États membres.

Je voudrais aussi évoquer les conséquences de la guerre froide et de la chute du mur de Berlin, qu'on peut sommairement caractériser de la manière suivante : un état d'esprit de subordination à la puissance américaine - qui était logique pendant la guerre froide, compte tenu de l'apport de puissance irremplaçable des États-Unis dans la confrontation militaire des deux blocs - et une certaine démotivation de défense d'un grand nombre de pays européens et de leurs peuples, en raison à la fois de cette situation subordonnée pendant la guerre froide et du soulagement qui a suivi l'éloignement du danger. Il faut assumer ces facteurs qui sont historiquement défavorables au développement de l'Europe en tant que puissance de régulation internationale et puissance militaire.

Vous connaissez les tentatives de la dernière décennie qui résultent tout autant de la volonté française, du sentiment de frustration qui a suivi les premières crises des Balkans - notamment la guerre de Bosnie - et du changement de position stratégique du Royaume-Uni. Les Anglais ont en effet cessé d'écarter l'idée d'une possible responsabilité européenne en matière de défense et ils ont, très vite, cherché à acquérir une forte influence sur celle-ci. C'est ainsi qu'ils ont accepté un certain équilibre entre la France et le Royaume-Uni, équilibre qui s'est manifesté avec l'accord de Saint-Malo. Les États-Unis ont accepté ce processus car, s'ils avaient été hostiles à l'Europe de la défense, ils auraient privilégié un pilier européen de l'Alliance atlantique. Ils ont en effet les instruments d'influence suffisants pour empêcher un consensus des quinze sur ce projet. Les États-Unis ont toléré ce projet - ils l'ont même considéré comme souhaitable - car, déçus depuis longtemps par le faible niveau d'engagement de leurs partenaires européens dans la régulation des crises, ils ont pensé que, si l'Union européenne pouvait motiver un peu plus les Européens, ils en tireraient un certain avantage.

Mais cette politique comporte plusieurs limites.

C'est, en premier lieu, une politique qui fonctionne au consensus, par l'application des règles de l'Union européenne, laquelle ne peut se fixer que des objectifs limités, précédés par un consensus d'objectifs politiques. L'affaire du Kosovo a été exemplaire de ce point de vue, puisque c'est au sein de l'Union européenne qu'a été fixé le triple principe sur les buts de guerre qui a ensuite été accepté par les États-Unis et par les Nations unies.

L'Europe de la défense est par ailleurs imbriquée dans l'OTAN. L'objectif d'indépendance vis-à-vis de l'Alliance atlantique est écarté par tous nos partenaires. C'est une difficulté pour nous car, en France, beaucoup pensent - y compris parmi les dirigeants politiques - que l'objectif à terme est de la substituer à l'OTAN. Or, personne d'autre ne le veut en Europe.

Troisième limite : on n'a pas constaté d'inversion des courbes d'équipement ou de modernisation des forces. Il y a certes actuellement quelques ressaisissements dans certains pays européens, avec, tout au moins, un arrêt de la réduction des moyens, notamment au Royaume-Uni et en France. Mais le montant global des engagements en équipements, et a fortiori en technologies nouvelles, n'est pas en progrès ; il contraste avec la montée très forte des engagements aux États-Unis. Les missions n'étant pas les mêmes, la comparaison n'est pas totalement pertinente, mais les courbes montrent bien la différence de l'effort entre les deux zones.

Deux faits positifs sont cependant à noter. Tout d'abord, s'agissant des programmes d'équipement, on constate une sérieuse volonté de coordination et de travail en commun entre Européens. De plus, la création de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAR) constitue un progrès ; elle traduit l'acceptation de la transparence et de la volonté de surmonter les aléas propres à chaque pays. Une habitude de coopération commence ainsi à naître en matière de défense, un peu à l'image de ce que furent, il y a dix ou vingt ans, les débuts de la politique étrangère commune.

Quel progrès pourrait apporter la Convention en matière de défense ?

Les facteurs de lenteur, que je viens de rappeler brièvement, subsistent. Personne n'a pensé que la Convention allait être un moment révolutionnaire créant une volonté politique acharnée des quinze, puis des vingt-cinq à partager leur souveraineté en matière de politique étrangère et de défense. La Convention est une étape du débat institutionnel, étape qui est la conséquence de la prise de conscience, par la plupart des partenaires, du caractère insatisfaisant du compromis de Nice pour la prise de décision en Europe. Mais ce n'est pas le moment d'une rupture radicale dans les délégations de souveraineté. En réalité, la question n'est pas celle de l'inadaptation des outils institutionnels antérieurs - je considère même que ces outils ne fonctionnent pas si mal -. C'est essentiellement celle des choix politiques. Pour autant, il n'est pas inutile de parler, au sein de la Convention, de l'amélioration des mécanismes de décision. C'est la raison pour laquelle je ferai quelques suggestions.

Certes, la défense relève de l'intergouvernemental. Mais l'intergouvernemental n'est pas, en lui-même, une forme de décision politique totalement rigide. Il faut tenir compte du rôle irremplaçable qu'a joué la Commission, depuis plus de quarante ans, dans le domaine communautaire. Il faut donc chercher un outil de stimulation et d'entraînement des décisions collectives qui serait, pour la défense, comparable à celui de la Commission. L'embryon existe dans la personne du Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune. Je suggère de lui accorder, ou à l'institution qui prendrait sa succession, un pouvoir d'initiative et d'influence sur l'ordre du jour des ministres des affaires étrangères et des ministres de la défense afin d'encadrer l'intergouvernemental, en sorte de ne pas laisser les conseils livrés à eux-mêmes et de préserver la continuité des efforts.

Par ailleurs, il faut rechercher des moyens de faciliter l'exercice des coopérations renforcées dans le domaine de la défense. Mais il faut prendre garde au fait qu'il existe deux formes de coopérations renforcées sur des sujets très politiques : la coopération renforcée « entraînante » et la coopération renforcée « isolante ». La distinction s'opère selon le nombre de participants, selon la dynamique du projet, et selon l'éloignement de la majorité des États membres par rapport aux objectifs de la coopération renforcée. Les deux exemples réussis sont ceux de Schengen et de l'euro. Vous vous souvenez que le gouvernement auquel j'appartenais avait souhaité que le plus grand nombre de pays participent à l'euro ; l'interprétation dynamique des critères d'appartenance à l'euro - en particulier le critère de la dette pour l'Italie et la Belgique - a aussi contribué à assurer la réussite de cette coopération renforcée. Dans le domaine de la défense, plus l'objectif serait ambitieux, plus le risque serait grand de l'échec, la France risquant de se retrouver seule pour participer à une telle coopération renforcée. La réunion du récent sommet de Bruxelles sur la défense a montré que le rassemblement formé par la France, l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg n'atteignait pas la masse critique de pays participants, et qu'il ne pouvait pas être une esquisse de coopération renforcée. Il existe d'ailleurs déjà, dans les traités, une garantie pour qu'une coopération renforcée soit entraînante avec l'exigence de participation d'une majorité de pays et l'absence d'opposition des autres pays. Cette garantie permet d'éviter la cassure de l'Europe, mais elle présente aussi l'inconvénient de limiter l'ambition de la coopération envisagée.

Je veux aussi mettre en garde contre l'illusion de l'avant-garde, car elle suppose que les pays qui n'y participent pas vont se garder de réagir. Il est au contraire certain que les pays qui en seraient exclus développeraient une autre stratégie. Le Royaume-Uni n'est pas aujourd'hui sur la défensive en Europe. Il ne court pas le risque de l'isolement. Plusieurs pays sont prêts à coopérer avec lui, parce qu'il a une crédibilité et parce que le gouvernement britannique a développé, depuis six ans, des relations de confiance, de dialogue et de réflexion dans toute l'Europe. L'idée de constituer un noyau dur sur des questions aussi politiques que l'action internationale et la défense, en espérant l'inaction des pays qui resteraient en dehors, serait une profonde illusion. Essayer de mettre en oeuvre une coopération renforcée sur les questions les plus politiques sans le Royaume-Uni comporterait le vrai risque d'une fracture de l'Europe.

S'agissant du mode opératoire, il me semble que, sans dispositif exigeant d'engagement financier, une coopération renforcée n'apporterait rien par rapport à la situation actuelle. Il faut naturellement chercher une convergence sur le montant financier de la participation des États, mais fixer la barre trop haut (par exemple 0,5 % du PIB pour les budgets de défense) limiterait le nombre possible de participants, puisque seuls le Royaume-Uni, la France, la Grèce et sans doute la Suède seraient concernés. Le seuil minimal ne doit donc pas exclure les pays qui voudraient participer à cette coopération. C'est pourquoi il faudrait imaginer des systèmes qui, compte tenu des masses en jeu dans chaque budget, pourraient être des systèmes progressifs.

Une autre suggestion pourrait porter sur l'avantage qu'auraient les États à dépenser en commun une partie de leur budget de défense. On pourrait créer une espèce de copropriété ou de délégation de l'usage des équipements. Ce n'est pas facilement concevable pour des armes offensives - comme les missiles - car cela supposerait résolu le choix du partage de la souveraineté, y compris dans l'emploi de la force. En revanche, cela serait plus facilement envisageable pour les systèmes de commandement, de surveillance, de renseignement ou de protection des forces. Il serait judicieux, dans le cas d'un système d'engagement avec critère financier, de donner un avantage aux États qui accepteraient de souscrire à l'acquisition d'un équipement placé en commun.

Cette suggestion peut paraître très audacieuse, mais pour les pays les moins peuplés, pour ceux qui ne peuvent pas posséder l'ensemble de la panoplie d'une grande puissance, c'est déjà la situation actuelle. D'ailleurs, quand la France développe, à parité avec le Royaume-Uni, le seul système alternatif de missiles de croisière, elle se trouve elle-même dans cette situation. Certes, la France pourrait utiliser ces armes sans l'avis de son partenaire, mais le degré de dépendance technologique pour leur capacité d'emploi reste très fort. Nous sommes donc nous-mêmes, déjà, en partie dépendants, même s'il s'agit d'un choix bilatéral assorti de mesures d'accompagnement politique.

Pour autant, un critère financier doit être vérifiable. Il suffirait pour cela de considérer cet engagement comme une contribution à une organisation internationale, dans le cadre d'un dispositif juridique qui en fait une dépense obligatoire pour la nation concernée. C'est la solution qui est appliquée depuis plus de quarante ans au sein de l'Alliance atlantique. Si les États voulaient constituer un groupe pionnier en matière de défense, il faudrait donc fixer cette contrainte pour que soit garantie la crédibilité de l'engagement financier des participants et surtout sa permanence, malgré les aléas propres à chacun des partenaires. L'épopée de l'avion de transport militaire européen est de ce point de vue saisissante, car le nombre de reports et d'avatars divers a pu donner l'impression que le programme était, en définitive, un échec.

Aujourd'hui, il me semble que, même pour les grands pays, il y a plus d'intérêt à étendre le domaine de la majorité qualifiée qu'à garder le principe de l'unanimité, car l'élargissement et l'augmentation du nombre de pays multiplient les risques de blocage. Or, un nouvel État membre ne perçoit pas tout de suite les avantages et les inconvénients du veto. Il faut du temps pour qu'un pays prenne la mesure de l'ensemble des conséquences positives et négatives, y compris pour lui, de son blocage. C'est pourquoi, pendant les premières années de l'élargissement, on peut redouter un usage excessif du veto, notamment de la part de pays qui n'ont aucun intérêt en matière de défense. Le risque de paralysie est, pour les grandes nations, supérieur au risque de se voir imposer une majorité. À part l'engagement des forces militaires ou la définition d'une nouvelle politique dans un secteur déterminé, beaucoup de domaines pourraient être soumis au vote à une majorité qualifiée très élevée.

La plupart des problèmes qui sont agités maintenant existaient avant la crise irakienne, et c'est une fausse surprise de découvrir maintenant les différences entre Européens sur les questions de défense. Il n'est pas dans mon propos aujourd'hui de déterminer si, dans la conduite fine de la manoeuvre politique française, on a fait le maximum pour éviter des frictions supplémentaires entre Européens. Naturellement, la question de la forme des rapports politiques avec les États-Unis devra être assumée par tous et, si nous voulons travailler en partenariat avec les autres, nous aurons un travail de dialogue à effectuer pour rassurer nos partenaires dans notre volonté de fidélité à l'Alliance atlantique, à un moment où le partenaire principal de l'Alliance ne souhaite pas nous faciliter cette forme de confiance. Mais je pense aussi qu'une grande partie des thèmes politiques utilisés par l'exécutif américain à l'occasion de la crise irakienne remettent aussi en cause la conception que nos alliés Européens ont de l'Alliance.

Les « civils » du Pentagone ont une stratégie très construite et ils n'opposent pas le « softpower » au « hardpower » comme certains le pensent. Ils peuvent maintenant construire des coalitions qui sont, de leur point de vue, une meilleure formule de régulation mondiale que l'ONU. Les théoriciens de l'administration américaine - qui ont surtout fait leurs armes du temps de l'administration Reagan - estiment qu'ils ont trouvé un meilleur système que celui des Nations unies. Ils rappellent que la stratégie de la « guerre des étoiles » leur a permis de faire plier l'Union soviétique, alors que certains les traitaient à l'époque de cowboys.

Pour une bonne partie des Européens installés dans une certaine routine, le comportement de cette administration américaine est profondément déstabilisant. C'est la raison pour laquelle je pense que nous pouvons nous retrouver, avec nos partenaires européens, sur l'idée d'une alliance plus équilibrée, alliance dans laquelle chacun respecterait plus les autres. Mais il faut, avant d'en arriver là, passer par une phase d'écoute vis-à-vis de nos partenaires et par une phase de recherche de projets concrets à notre portée. Peut-être la crise ivoirienne aurait-elle été une bonne occasion pour s'engager dans cette nouvelle phase d'écoute et de coopération.

M. Maurice Blin :

Vous savez mieux que quiconque que la coopération militaire entre Européens a connu des vicissitudes multiples. C'est une belle idée qui n'était pas, à l'origine, partagée par beaucoup d'industriels - en particulier français - alors que les industriels anglais et américains pratiquent très activement, depuis longtemps, une coopération anglo-américaine. En France, beaucoup disaient : « Nous sommes les meilleurs », et ils ne voyaient pas les raisons de dilapider, diffuser, gaspiller notre savoir avec des partenaires qui ne leur paraissaient pas à la hauteur. On a vaincu cet argument dans le domaine civil avec la réalisation d'Airbus ; mais, dans le domaine militaire, c'est très différent.

Cette coopération, que vous décriviez tout à l'heure, avec justesse, comme étant d'essence intergouvernementale, sur des projets très précis et limités, a souvent connu des déboires, parce que l'un des partenaires abandonne la partie, parfois en cours de route, pour des raisons financières ou politiques. En clair, cette coopération coûte cher et elle est précaire et incertaine. Elle existe, mais elle n'a pas l'effet porteur que l'on pourrait espérer. Dans le domaine de l'espace, qui est la clé des conflits de demain, c'est pire, si on considère le projet « Galileo ». Ce projet est enfin assuré de vivre, quoiqu'on puisse toujours craindre les Américains qui, dans chacune de ces entreprises, jouent sans pertes et sans risques, comme on a pu le voir avec le projet du futur avion de combat « Joint Strike Fighter » (JSF). En d'autres termes, la mollesse et les incertitudes de la coopération entre Européens ouvrent un large champ aux Américains.

À la différence d'autres projets qui se sont révélés des échecs, faute d'entente entre Européens, le projet d'avion de transport militaire A400M constitue sans doute le premier programme authentiquement européen autour d'un tronc réellement commun. Les Britanniques et les Français vont aussi coopérer dans la construction de trois porte-avions, l'un français, les deux autres britanniques ; les Anglais, pragmatiques, vont construire des porte-avions modulables ; Thalès a obtenu le tiers du coût du porte-avion britannique, ce qui est remarquable. On pourrait s'attendre à ce que ces trois porte-avions, construits par deux pays européens, deviennent les porte-avions de l'Europe. Mais rien n'est moins sûr. Ne peut-on pas rêver à l'utopie d'un armement commun, mis à la disposition des nations qui pourraient le souhaiter, dans l'intérêt de l'Europe ?

Dans l'intégration successive des technologies européennes, n'y a-t-il pas en définitive trois étages : un médiocre, celui de la coopération ; un meilleur, celui du programme commun de l'A400M ; un nouveau, celui d'un armement commun à la disposition des nations qui feraient le choix de l'utiliser à des fins authentiquement européennes ?

M. Alain Richard :

Je partage totalement votre sentiment. J'ai d'ailleurs déjà ébauché une réflexion sur cette idée d'armements employés en commun. L'A400M est un vrai projet commun, mais il ne relève pas des hautes technologies : s'il avait fallu choisir, pour un outil pleinement européen, entre les avions de combat et les avions de transport, j'aurais préféré que l'avion de combat soit européen et l'avion de transport américain.

L'exploit de Thalès conduit à souligner le geste d'ouverture à la concurrence du gouvernement britannique, car le Royaume-Uni possède une grande industrie de défense. La mise en commun des armements existe déjà. Mais, ce qui est important, c'est le document politique qui explique leurs conditions d'emploi. Si les partenaires sont peu nombreux, l'usage implique l'accord de l'un ou des autres partenaires ; mais, s'agissant du porte-avion, que se serait-il passé si les Britanniques nous avaient demandé notre accord pour l'envoyer dans le Golfe pendant la crise irakienne ? Nous avons là un exemple de contradiction entre le court terme et le long terme, entre le souci de l'opinion dans l'événementiel et le risque de remise en question du rapport de confiance bâti sur la durée avec un partenaire. Avant de s'engager sur l'exploitation en commun d'armements de haut niveau entre nations actives sur le plan international, il convient de prendre certaines précautions, même s'il est certain qu'il faut parvenir à des clauses de délégation d'emploi pour certaines armes. Mais il me semble qu'il vaut mieux commencer par les équipements d'observation, de surveillance, de renseignement ou de protection.

Je ne suis pas très favorable à l'idée d'une agence européenne de l'armement, que semble soutenir la Convention, car l'OCCAR - qui fonctionne comme un organisme industriel et non pas comme une organisation internationale - exige une délégation totale du pilotage des programmes, ce qui évite les questions de retour national. Revenir à un organisme politique ne serait pas un progrès par rapport à l'OCCAR.

M. Emmanuel Hamel :

De combien faudrait-il augmenter chaque année nos crédits d'équipements militaires pour disposer d'une défense à la mesure des risques éventuels qui pourraient apparaître en Europe dans la prochaine décennie, notamment avec la Russie ?

M. Alain Richard :

J'ai toujours une grande crainte philosophique devant la notion de « budget de défense suffisant », car c'est une notion qui doit s'apprécier dans la durée par rapport à une gamme d'objectifs. Je ne suis pas sûr que le risque d'instabilité de la Russie soit en augmentation, ni plus grand qu'à l'époque du remplacement de Boris Eltsine par Vladimir Poutine. La Russie va sans doute passer par une période de faiblesse internationale durable et profonde. Les risques de conflits asymétriques justifient, en eux-mêmes, une augmentation des domaines de protection que nous devons engager avec leurs conséquences financières. Il faut aussi disposer des moyens pour agir dans les crises lointaines. Je me garderai de fixer un chiffre ; il est clair que notre pays bénéficie, à l'heure actuelle, d'une certaine place dans le concert international qu'il doit à son outil de défense ; mais il est clair aussi qu'un manque de constance dans l'effort financier pourrait nous faire perdre cet atout international.

M. Jean-Pierre Masseret :

Votre connaissance du dossier de la défense confirme-t-elle l'idée que les pays d'Europe centrale et orientale accordent beaucoup plus de crédit à l'OTAN - telle qu'elle fonctionne aujourd'hui - qu'à une PESD largement virtuelle ? Je soupçonne bien votre réponse ; c'est pourquoi j'aimerais connaître votre conception de la phase de dialogue que vous évoquiez tout à l'heure. Par ailleurs, l'Union européenne devrait assurer une relève de la « Stabilisation Force » (SFOR) en Bosnie. Mais, quand on discute avec les militaires, on a l'impression que c'est une fausse délégation de pouvoirs, les Américains voulant partager les tâches mais conserver la mainmise et le contrôle de certaines missions de sécurité au sens large, y compris la lutte contre le terrorisme ou la criminalité. Est-ce aussi votre sentiment ?

M. Alain Richard :

Je partage au mot près la description de Jean-Pierre Masseret. C'est le constat. Nous n'avons, entre Européens, ni les capacités de commandement, ni l'éventail des outils, notamment le secours d'urgence. Le choix est simple. Soit on ne fait rien et on continue à avoir une Union européenne virtuelle dans l'engagement de la force militaire ; soit on fait ce qui est à notre portée, c'est-à-dire qu'on agit dans le cadre de l'Alliance atlantique. Il n'y a pas de troisième solution et il n'y en aura pas avant longtemps, car il n'y a pas de troisième partenaire pour la SFOR. Les Américains ont non seulement la volonté d'un contrôle distant de cette opération, mais ils en ont aussi les capacités. Si nous voulions nous affranchir de leur soutien, nous risquerions, en cas de difficultés, de devoir rappeler, dans l'urgence, l'Alliance atlantique. Il ne faut pas biaiser avec cette réalité.

C'est ce constat qui devrait aussi permettre de débloquer les plus tièdes ou les plus inquiets des Européens au regard des questions de défense, car l'idée même de l'autonomie européenne fait peur à certains, notamment aux Allemands. Je ne suis d'ailleurs pas certain que l'Allemagne soit mieux à même de participer à un noyau dur de la défense, tel que nous le concevons, que le Royaume-Uni. L'attitude des populations, vis-à-vis des questions de défense - en particulier dans les pays d'Europe centrale et orientale - et vis-à-vis des relations avec les États-Unis, dépend directement du sentiment d'insécurité qu'elles ressentent. Nous avons incontestablement des difficultés à dialoguer avec ces pays et il ne faut pas exclure le fait que nos propos sur la sécurité soient contre-productifs. Quant à la méfiance des Américains vis-à-vis de la position de la France, elle tient aussi en grande partie au fait qu'ils se sentent en danger depuis les attentats du 11 septembre.

M. Pierre Fauchon :

Je trouve vos réflexions d'autant plus intéressantes qu'elles sont marquées au coin d'un réalisme profond. Je suis de ceux qui, dans cette maison, ont demandé, avant même le début des opérations en Irak, qu'on soit plus compréhensif à l'égard des Américains et des Anglais. Je n'ai pas partagé l'opinion de ceux qui pensaient que la France, à partir d'une analyse qui se défendait sur le plan théorique, devait camper sur ses positions, en se nourrissant de ce que cette analyse avait de brillant intellectuellement, sans voir ce qu'elle avait aussi de fragile et de profondément irréaliste.

M. Alain Richard :

La stratégie américaine n'est pas un « unilatéralisme » ; c'est un « multilatéralisme dirigé ». Le risque que cette conception triomphe n'est pas entièrement assuré, mais si la démonstration de ce nouveau « multilatéralisme hiérarchisé » était totalement positive, alors notre marge de manoeuvre serait singulièrement rétrécie.

M. Yann Gaillard :

Le fait positif pour nous, en Irak, est que les Américains n'ont pas trouvé d'armes de destruction massive ; le fait négatif est qu'ils ont trouvé des charniers. S'agissant de la Côte d'Ivoire, pourquoi les Américains nous ont-ils appuyé en pleine période de tensions avec eux ?

M. Alain Richard :

Par rapport aux crises africaines, les États-Unis ont toujours d'autres soucis en tête. C'est la dernière de leurs priorités stratégiques. Tant que ces crises n'ont pas de conséquences sur leur propre sécurité nationale ou sur leurs intérêts stratégiques centraux, elles ne les intéressent pas. La limite est actuellement leur soutien à l'Ouganda, en raison du caractère déstabilisant pour le Moyen-Orient de la crise au Soudan. C'est pourquoi notre action en Côte d'Ivoire ne les dérange pas.