REUNION DE LA DELEGATION DU MERCREDI 23 OCTOBRE 2002


Convention sur l'avenir de l'Europe - Politique commerciale - Politique agricole commune

Audition de M. Pascal Lamy, membre de la Commission européenne, sur les travaux de la Convention européenne, sur les négociations menées au sein de l'OMC et sur la réforme de la politique agricole commune (*)

M. Hubert Haenel :

Je suis très heureux d'accueillir une nouvelle fois Pascal Lamy, commissaire européen en charge du commerce extérieur, pour cette audition commune à la délégation pour l'Union européenne et à la commission des Affaires économiques. Nous l'avions reçu voici deux ans pour connaître l'état des négociations en matière commerciale. Aujourd'hui, son propos sera plus vaste puisqu'il abordera trois questions distinctes : d'abord celle du travail mené au sein de la Convention pour l'avenir de l'Union, présidée par Valéry Giscard d'Estaing, et je sais que ce sujet lui tient particulièrement à coeur ; ensuite, celle du suivi des négociations actuellement en cours à l'OMC dans le cadre de l'agenda de Doha ; enfin, et ce thème n'est d'ailleurs pas dénué de liens avec le précédent, celle de la réforme de la politique agricole commune sur laquelle il a récemment exprimé un point de vue très intéressant.

M. Gérard Larcher :

Je me réjouis de l'organisation d'auditions communes, menées avec la délégation pour l'Union européenne, qui me paraît une méthode de travail constructive et enrichissante. J'approuve entièrement l'ordre du jour proposé par le Président Haenel et arrêté par Pascal Lamy, au sein duquel la question de la réforme de la PAC retiendra toute notre attention, après les premiers échanges que nous avons déjà eus sur ce point dans la presse.

M. Pascal Lamy :

Je voudrais d'abord vous exposer quelques remarques liminaires sur la Convention, qui constitue à mon sens un sujet de réflexion essentiel, même si nos concitoyens ne sont pas forcément très conscients de l'ampleur des enjeux dont elle est porteuse. Je suis convaincu qu'il s'agit là d'un véritable rendez-vous, témoignant de la coïncidence entre les problèmes que l'Union européenne doit gérer - notamment celui de son élargissement - et le débat qui agite nos opinions publiques sur l'internationalisation, la globalisation de nos économies. La Convention se trouve aujourd'hui en position d'accoucheuse d'un grand projet, comme l'histoire nous en offre parfois l'occasion, et je suis préoccupé de constater l'écart qui existe entre l'importance de ses travaux et le faible attrait qu'ils suscitent dans l'opinion publique. Je suis d'ailleurs prêt à prendre ma part de responsabilité dans ce manque d'intérêt de nos concitoyens et de nos électeurs. Je crois que cette mission historique de concevoir le projet européen de l'avenir ne s'achèvera pas avec la Convention et qu'il faut dès à présent préparer le débat qui aura lieu à son sujet avec nos concitoyens à travers tous les États membres.

Je sais l'intérêt que vous portez à cette question : vous avez des représentants au sein de la Convention ; j'ai pris connaissance des propos tenus devant vous par Raymond Barre qui a posé remarquablement, comme à son habitude, les vraies questions à trancher. Je voudrais vous indiquer à mon tour quels sont les points qui me semblent importants pour nous, Français, car ma deuxième vie, à Bruxelles, ne me fait pas oublier mon pays d'origine.

Je sais en quoi la France est différente de ses partenaires et quelles sont ses priorités : elle a développé une sensibilité à la solidarité sociale et territoriale supérieure à la moyenne communautaire ; elle est empreinte d'une culture plus forte de soutien à la croissance et à l'activité industrielle ; par tradition, elle souhaite une place affirmée de l'Union européenne dans le monde ; elle est partisane d'une intégration de tous par le respect de l'égalité des droits.

Ce faisant, j'essaie ici de tracer les lignes de force de son ambition européenne. Et, si l'on veut être logique, on en déduit qu'il faut plus d'Europe dans les domaines qui nous importent : la régulation du marché unique et son ouverture d'abord, par exemple en matière d'aménagement du territoire et de services d'intérêt général. Il faut plus d'Europe aussi pour harmoniser ce qui lui manque encore : en matière de fiscalité et de systèmes sociaux, nous devons étendre la règle de la majorité qualifiée. En matière fiscale, je l'ai écrit, l'unanimité mine l'Europe sociale et la capacité des États membres à réguler les services publics. Au-delà du marché intérieur, la même observation s'impose aussi pour la gouvernance économique. Il n'est pas réaliste de s'en tenir à l'acquis de Maastricht et au pacte de stabilité. Romano Prodi a utilisé des mots forts récemment, peut-être même un peu provocants, mais je partage son opinion sur le fond. Nous ne pouvons nous contenter d'une politique monétaire de stabilité des prix, ni nous cantonner à une marge faible de déficit budgétaire. Par ailleurs, nous avons besoin d'une autorité, qui n'existe pas aujourd'hui, qui définisse l'intérêt commun et sache appliquer les décisions. Sur tous ces points, c'est le travail de la Convention qui permettra de progresser.

Nous devons aussi aller plus loin en matière de capacité de l'Union européenne à peser sur les affaires du monde. Dans les domaines où l'Europe est influente - en matière de politique commerciale extérieure surtout -, lorsque les partenaires savent ce qu'ils veulent, que les procédures existent et qu'elles sont appliquées, l'Union est efficace. Mais, en matière de politique étrangère, où n'existent ni volonté, ni position commune, ni capacité d'action, rien n'avance.

De ce point de vue, je ne pense pas que, s'agissant des relations extérieures, il y ait des « petites » et des « grandes » diplomaties : il existe une diplomatie tout court, un arbitrage entre des intérêts et des valeurs. Dès lors qu'on définit un bon compromis, il doit être possible de trouver un accord. Lorsque je me bats à Doha, je défends des intérêts et des valeurs européens, et nous avons agi de même à Rome pour la Cour pénale internationale. Dans certains domaines, lorsque la Commission dispose d'un mandat du Conseil, nous obtenons des résultats ; dans d'autres, c'est le bon vouloir, la coordination des positions qui fait ou ne fait pas la décision. On peut étendre ce raisonnement à l'Europe judiciaire et policière : la coordination des politiques n'est pas suffisante, elle ne permet pas de prendre des décisions.

Je n'aborde pas ici, pour l'instant, les instruments institutionnels, et c'est à dessein. Je crois que tout dépend de la volonté d'agir ensemble, c'est l'élément de départ : quelle est la plate-forme sur laquelle nous sommes d'accord ? Veut-on, par exemple, l'harmonisation ou la concurrence fiscale ? Personnellement, j'irais plus volontiers vers l'harmonisation, mais une décision préalable est indispensable. Si la politique commerciale fonctionne, c'est aussi parce que la plate-forme idéologique entre libéraux et protectionnistes fait l'objet d'un consensus européen. C'est le deuxième élément. Le troisième, ce sont les procédures permettant une claire attribution du pouvoir de décision et du rendu de comptes de ces décisions : c'est l'aspect purement constitutionnel des choses.

Il existe une grande différence entre une Constitution dans un État-nation et dans l'Union européenne. Dans le premier cas, on peut se limiter à un préambule déclaratif et à une organisation des pouvoirs. L'Union européenne ne peut s'en contenter car elle doit aussi résoudre la question du « pourquoi être ensemble » ? Pour quoi faire ? Pour quel projet ? La réponse relève de l'affectio societatis, qui va bien au-delà du sentiment national. Il s'agit d'un véritable contrat social, faute de quoi les arrangements ne sont pas possibles. Dans l'histoire de l'Union, le traité de Maastricht et son volet « Union économique et monétaire » ont constitué de grands succès. Mais les traités d'Amsterdam, en partie, et de Nice, presque entièrement, ont été des échecs car les partenaires se sont placés sur le seul terrain institutionnel, en tant que tel, sans projet. Si on ne dissipe pas la méfiance, le dispositif n'avance pas.

L'enjeu de la Convention est ce projet sur lequel il est possible de communiquer avec les électeurs. C'est pourquoi je plaide en faveur de ce qui est spécifique à la méthode communautaire, cette méthode où l'on fait disparaître la méfiance. Pour introduire la confiance, je crois vraiment qu'il faut s'appuyer sur la Commission européenne, qui est en charge de l'intérêt général, sans laquelle il n'y aura pas de gouvernance européenne, car elle est plurinationale, pluriculturelle, pluripolitique. C'est là toute l'originalité de la méthode communautaire. En cinquante ans, nous avons bâti quelque chose de particulier, avec un ciment de confiance solide, fondé sur un système institutionnel à trois acteurs. Quels que soient les ajustements à apporter, en fonction des secteurs que l'on traite, c'est à ce modèle qu'il faut emprunter, surtout dans une Union appelée à s'élargir. L'Europe est un multiplicateur de puissance qui fonctionne avec un générateur de confiance.

M. Maurice Blin :

Vous avez eu raison d'insister sur le facteur déterminant qu'est la confiance entre les États. Vous avez ajouté qu'elle n'était pas ce qu'elle devrait être. Vous avez évoqué par exemple la présence de la Grande-Bretagne, tardivement ralliée à l'Europe, et qui conserve sa singularité forte. La Grande-Bretagne a avec elle un certain nombre de pays qui partagent assez profondément sa culture commerciale et politique. Par ailleurs, le couple franco-allemand n'est plus ce qu'il était et le rôle de moteur qu'il a longtemps joué n'est plus ce qu'on aurait pu souhaiter le voir être.

La France a toujours dit qu'il fallait d'abord approfondir, c'est-à-dire se doter d'institutions durables - ce que tente de faire la Convention -, et ensuite seulement élargir. L'Allemagne était plutôt en faveur d'abord de l'élargissement, mais elle a changé depuis de discours. Peut-on, dans des conditions aussi nouvelles, et finalement aussi fragiles, envisager que l'on puisse mener de front, et l'élargissement, et l'approfondissement ? Je le souhaiterais, mais, pour ma part, je n'y crois plus, et c'est un brouillard épais qui est en train de se lever à l'horizon, où je ne vois plus du tout ce que vous appeliez tout à l'heure les finalités et les projets. Nous sommes condamnés à l'élargissement, mais nous n'avons plus non plus la volonté, ni la capacité de l'approfondissement.

M. Pascal Lamy :

Nous nous posons tous cette question plusieurs fois par jour depuis longtemps. La vérité historique est que cette question a été tranchée en 1993 par le Conseil européen, après un débat difficile dans lequel Jacques Delors et François Mitterrand ont été mis en minorité. À l'époque, la majorité du Conseil européen a décidé de lancer le processus d'élargissement et de ne pas le conditionner à des transformations institutionnelles. Cette décision politique a été prise il y a près de dix ans. Que ceux qui l'ont prise à l'époque l'aient expliquée, certes pas ! Que ceci nous pose un problème aujourd'hui, incontestablement ! Que ceux qui, soit l'ont prise à l'époque, soit en sont les héritiers, soient prêts à aller l'expliquer aujourd'hui aux opinions, sûrement pas ! Ce n'est pas commode, car il y a une contradiction entre la nécessité de tendre la main aux pays d'Europe centrale après la chute du mur de Berlin - et au fond de rester fidèle au projet européen tel qu'il est dans le traité de Rome -, et les décisions difficiles que suppose l'approfondissement.

Mon sentiment est qu'on n'a pas fait l'approfondissement, non pas parce qu'on n'a pas essayé, mais parce que nos responsables ultimes - c'est-à-dire les chefs d'État et de gouvernement - n'ont pas pondéré de la même manière l'approfondissement et l'élargissement. Cette décision a été prise et nous engage tous. Je reconnais qu'elle n'a pas été assez assumée politiquement par ceux qui l'ont arrêtée et cela explique les difficultés qu'ont un certain nombre de nos concitoyens, en France, avec l'élargissement.

Comment sortir de cette contradiction ? Nul ne peut penser que le modèle communautaire d'origine, prévu pour six pays, puis étendu avec des amodiations à neuf, à dix, à douze et enfin à quinze pays, pourra porter une Europe à vingt-cinq ou à trente pays. Nos concitoyens en sont pleinement conscients. Cette pression sur les Conventionnels suffira-t-elle pour résoudre la contradiction, alors que l'élargissement sera décidé et ratifié avant la fin des travaux de la Convention ? La question est maintenant posée à la Convention et non plus aux chefs d'État ou de gouvernement qui ont tiré la conclusion qu'ils n'étaient plus capables de la trancher. Ils ont donné aux Conventionnels les moyens d'une démarche semi-constitutionnelle, non point que les Conventionnels soient investis du pouvoir constituant - qui reste aux mains des États membres -, mais ils ont le pouvoir de préparer cette nouvelle Constitution de l'Europe. La réalité politique est que, si la Convention trouve la solution institutionnelle de l'élargissement, les diplomates ne pourront pas remettre en question la solution retenue et les chefs d'État et de gouvernement ne prendront pas la responsabilité de revenir sur certains aspects de la solution qui ne leur conviendraient pas.

Votre question est posée aux Conventionnels qui ont la charge historique de résoudre cette contradiction entre l'élargissement et l'approfondissement. C'est au sein de la Convention que se joue cet enjeu et je dois reconnaître que, pour l'instant, seuls les Britanniques ont une stratégie qui tienne compte des enseignements de la précédente Convention, alors que l'axe franco-allemand est absent. Quant aux « petits » États, ils n'ont pas encore réalisé à quel point la Convention est proche déjà d'une solution qui est trop britannique à mon goût.

Mme Danielle Bidard-Reydet :

Vous avez souligné la faiblesse du débat européen dans les différents pays. Pour appartenir à une famille politique qui devrait en discuter sérieusement, je constate que ces discussions sont faibles et épisodiques. L'opinion a le sentiment que l'Europe est réservée à des spécialistes, et que ces spécialistes sont les gens du Parlement européen, de la Commission, du Conseil, de la Convention. Étant très attachée au rôle des parlements, je trouve dommageable que les parlementaires nationaux soient insuffisamment associés, non seulement à l'élargissement, mais aussi à la Convention. C'est un déficit grave de démocratie, aussi bien pour le choix des finalités de l'Europe que pour le contenu d'un projet qui est ressenti comme essentiellement libéral, les aspects sociaux semblant disparaître au profit des intérêts financiers ou économiques.

M. Pascal Lamy :

Je crois comme vous que ce qu'on appelle « le déficit démocratique », c'est-à-dire l'absence de relations affectives ou de compréhension entre les peuples et les institutions européennes, tient sans doute en grande partie au fait que les parlements nationaux ne sont pas assez impliqués dans le processus européen. Pourquoi ? D'abord, parce que l'échelon européen est un échelon supra-national dont les compétences qui lui ont été déléguées ne sont plus exercées par les États membres. On a essayé de plaquer le modèle de Montesquieu sur les institutions européennes, mais la lumière démocratique n'a pas jailli.

Pour réimpliquer les parlements nationaux dans le mode de décision de l'Union, certains avancent le projet d'un Congrès qui deviendrait une institution de l'Union. Les parlements nationaux pourraient également être les gardiens de la subsidiarité, comme le propose le groupe de travail de la Convention présidé par M. Mendez de Vigo. Je constate toutefois que dans certains pays nordiques, comme au Danemark ou en Suède, mais aussi en Grande-Bretagne, les gouvernements font de grands efforts pour informer leurs parlements avec des débats fréquents et vifs qui sont largement relayés par la presse. Je passe d'ailleurs beaucoup de temps devant les parlements de ces trois pays. Il faudrait aussi se pencher sur l'amélioration du fonctionnement du Parlement européen, qui consacre beaucoup de son temps à s'occuper de lui-même, plutôt qu'à dialoguer avec le citoyen européen. Il faudrait aussi dramatiser davantage les élections européennes et mettre en scène l'élection du président de la Commission. La Commission devrait également être responsable devant le Conseil des ministres et non pas seulement devant le Parlement européen. Pour la légitimation des organes européens, qui sont, de tous les organes politiques, ceux qui sont les plus éloignés des citoyens, la contribution des parlements nationaux est incontournable.

M. Pierre Fauchon :

Je voudrais parler de l'espace judiciaire européen car la situation, en ce domaine, est difficilement compréhensible. Je rappelle tout d'abord l'intérêt que porte traditionnellement le Sénat à l'espace judiciaire européen. Nous avons énoncé des propositions claires et très engagées, non seulement en faveur d'un mandat d'arrêt européen, mais aussi - car cela est intimement lié - pour l'établissement de normes communes et pour un système commun unifié de poursuites.

Or, dans tous ces domaines, on en est toujours au point mort. La proposition concernant le mandat d'arrêt européen correspond plus à une amélioration de la procédure d'extradition qu'à un mandat d'arrêt. Je le comprends d'ailleurs, car on voit mal comment pourrait fonctionner un mandat d'arrêt européen, au sens où nous l'entendons, dans un système judiciaire qui n'est unifié ni par une codification de la criminalité organisée internationale, ni par des poursuites et des voies de recours devant la Cour de justice de Luxembourg.

J'ai du mal à comprendre pourquoi on n'arrive pas à avancer sur cette matière alors que toutes les enquêtes montrent une pression continue de la criminalité européenne, qu'il s'agisse de la drogue, des substances interdites, des trafics des êtres humains, sans parler bien entendu du terrorisme. Les chefs d'État et de gouvernement ont, l'année dernière, donné des consignes très catégoriques pour qu'on mette en application des mesures dans ce domaine. On se rabat assez fréquemment sur l'idée selon laquelle il s'agit de compétences régaliennes qui appartiennent aux pouvoirs sacro-saints des parlements. Mais je voudrais savoir s'il existe un seul parlement qui se soit opposé à la constitution de cet espace judiciaire européen. C'est pourquoi je me demande si la Commission déploie tout le dynamisme souhaitable en ce domaine.

M. Pascal Lamy :

Je serai moins sévère que vous compte tenu du fait que ces questions d'affaires intérieures et judiciaires n'ont été confiées à l'Union que depuis seulement une dizaine d'années. Par ailleurs, elles touchent directement au coeur névralgique des États et au fond des valeurs et des identités de nos sociétés. Car, en définitive, il s'agit de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. En outre, la confiance mutuelle entre les pays est encore plus nécessaire dans ces matières, parce qu'il y va des questions de sécurité. Dix ans d'apprentissage de la confiance mutuelle ne me semblent pas excessifs si je les compare aux quarante ans qui ont été nécessaires pour le domaine du commerce extérieur. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la résistance des appareils policiers ou judiciaires dont un certain nombre d'éléments n'ont à rendre compte à leur pouvoir exécutif que de manière très limitée.

Si les choses n'avancent pas, c'est aussi parce que le dispositif institutionnel fonctionne à l'unanimité et que le droit d'initiative est partagé entre la Commission et les États, si bien qu'on a assisté à une floraison d'initiatives des États souvent dictées par des préoccupations purement internes. Mais vous avez raison, et chacun peut attester que le sujet n'aurait pas autant progressé si le Sénat ne s'était pas engagé avec les moyens techniques, juridiques et politiques qui font sa réputation de qualité dans ces domaines. Vous avez ici une base de connaissances et d'expertise qui vous autorise à faire pression pour faire avancer les choses.

M. Claude Estier :

La question de l'association des parlements nationaux à la construction européenne est un serpent de mer qui revient périodiquement depuis des années sans qu'on constate beaucoup de progrès. La COSAC est un organe qui réunit chaque semestre des parlementaires des États membres et des pays candidats. Depuis plusieurs rencontres, la COSAC ne parle que d'elle-même sans jamais déboucher sur des propositions précises. Nous venons d'en faire encore une fois l'expérience à Copenhague, alors que la présidence danoise avait établi un travail très précis et très positif pour définir ce que pourrait être le rôle des parlements nationaux. Or, le seul résultat, en raison de la règle de l'unanimité et alors même que tous sont conscients qu'il convient de mieux associer les parlements nationaux à l'Europe, a été la création d'un nouveau groupe de travail pour la prochaine présidence grecque ! S'agissant de l'idée d'un Congrès, tel qu'il est conçu - c'est-à-dire se réunissant une fois par an -, je doute que cet organe, sorte de « Grand-Messe », aboutisse à un rôle concret, précis et efficace pour les parlements nationaux.

M. Pascal Lamy :

Je ne suis pas certain que la COSAC soit le meilleur moyen pour renforcer le rôle des parlements nationaux, même si ces rencontres sont sans doute très utiles et permettent de créer des liens et de la confiance entre parlementaires des différents pays membres. Mais, pour le citoyen, ce genre de rencontre ne signifie rien et n'a aucune valeur.

Il y a en réalité deux solutions. Soit les parlements nationaux sont associés aux mécanismes quotidiens de décision de l'Union, mais alors se pose la question délicate de l'articulation de leur intervention avec le Parlement européen et le Conseil des ministres. Soit les parlements nationaux font en sorte que leurs gouvernements leur rendent davantage de comptes sur ce qui se passe en matière européenne. Je sais qu'il peut être gênant pour des négociateurs d'aller expliquer leurs positions de négociation, mais c'est une exigence démocratique, et pour cela il n'est pas besoin d'un Congrès.

Quant au Parlement européen, je suis témoin qu'il joue son rôle de contrôle démocratique ; je passe ainsi en moyenne deux heures tous les deux mois en audition publique devant la commission des Relations extérieures du Parlement européen.

M. Denis Badré :

Je pense que ce qui devrait être très utile et très fécond, dans le cadre de la COSAC, n'est pas la rencontre entre parlementaires nationaux, mais le travail des parlementaires nationaux avec des parlementaires européens. Les problèmes de collaboration entre parlementaires nationaux et européens sont à la fois la principale difficulté, mais aussi le principal intérêt et le frein de la réforme de la COSAC.

M. Jean Boyer :

Peut-on considérer que l'Europe a une véritable politique en matière agricole ? Peut-elle d'ailleurs avoir une politique identifiable en sachant qu'elle ne bénéficie pas de certaines compensations comme celles des espaces ou celles de la main-d'oeuvre bon marché des pays sous-développés ? On a l'impression, certainement à tort, que l'ouverture de l'Europe est un projet plutôt social qu'un projet économique. Quels atouts pensez-vous affecter à l'Europe pour lui donner cette dimension compétitive dans le cadre de l'OMC ? Pensez-vous à une agriculture raisonnée et à une réponse au consommateur pour compenser ces handicaps ?

M. Hubert Haenel :

Je pense que le Commissaire souhaitera répondre à cette question dans quelques instants, lorsqu'il abordera le point relatif à la réforme de la politique agricole commune.

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M. Pascal Lamy :

Concernant les négociations à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), le nouveau cycle est programmé jusqu'en 2004. Les travaux ont commencé fin 2002 pour deux ans. Le programme de négociation a été adopté, on ne peut désormais rien y ajouter, ni en retrancher. La substance de la négociation reste à définir et elle demande à être approuvée par un accord global.

L'Union européenne est l'acteur le plus constant dans cette affaire, et ce dans tous les domaines, qu'il s'agisse des services, de l'investissement, de la concurrence, de l'agriculture... Nous sommes positionnés entre le Nord et le Sud, à la fois pays développé, avec un intérêt pour la libéralisation, et pays du Sud, c'est-à-dire avec un intérêt politique particulier, contrairement à l'Amérique du Nord et au Japon. Le rythme des négociations est fait de moments difficiles et de longs faux plats. Le prochain spasme aura lieu lors de la réunion de Cancun de septembre 2003, à mi-parcours. En attendant, la négociation se déroule à Genève, avec des petites réunions ministérielles rassemblant une vingtaine de participants.

Parmi les questions à résoudre à brève échéance, on trouve celle de l'accès aux médicaments pour les pays en voie de développement, une part du dossier restant à régler en matière d'exception aux droits de propriété industrielle. Puis viendra l'agriculture en mars 2003 où l'on mettra sur la table l'essentiel des propositions et des demandes des différents partenaires.

Le contexte s'est trouvé profondément modifié depuis l'Uruguay Round, qui s'est achevé en 1995 : les pays en voie de développement constituent désormais les deux tiers de l'OMC et la Chine y est entrée, même si elle n'a pas encore choisi son camp entre pays en voie de développement et pays développés - à mon avis, elle cherchera les alliances les plus profitables en fonction de ses intérêts propres. L'attention est très soutenue sur les débats, y compris de la part des organisations non gouvernementales (ONG), depuis Seattle.

Dans ce domaine, il existe des sujets sensibles, parmi lesquels le problème de la libéralisation des services, et de sa connexion avec les services publics : la distribution d'eau, par exemple, où nous disposons d'un grand savoir-faire européen. Notre intérêt est d'obtenir la libéralisation de ce secteur, ce qui pose des problèmes de définition et d'accès à la ressource.

Pour ce qui concerne la question agricole, elle existe effectivement dans le débat à l'OMC, mais il faut bien la distinguer de la réforme de la politique agricole commune (PAC). L'Union européenne s'est engagée, dans la négociation à l'OMC, à réduire ses soutiens à l'exportation, à la production domestique et à ouvrir ses marchés. Nous sommes d'accord sur le principe, restent à définir les modalités. La réforme actuelle de la PAC interfère avec cette négociation, mais elle résulte d'une réflexion interne à l'Union européenne. Cela influera, bien sûr, sur nos positions de négociation. Très concrètement, je disposerai de la marge de manoeuvre qui me sera accordée par la négociation de la PAC pour l'utiliser à la table de négociation à l'OMC. Il existe bien une influence de l'Union européenne vers l'OMC, mais elle agit dans ce sens : ce n'est pas la négociation à l'OMC qui détermine celle à conduire au sein de l'Union européenne. Ma position actuelle de négociation à l'OMC est fondée sur la PAC telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Si celle-ci est modifiée demain - et je crois que c'est utile - alors, je modifierai mon attitude à l'OMC. L'interaction ne fonctionne pas dans l'autre sens.

Sur la PAC, et pour répondre en même temps à la question de Jean Boyer sur le modèle agricole européen, le point de départ essentiel, sur lequel existe un consensus, est celui de la nécessité de réguler les marchés agricoles. Les pays libéraux plaident pour l'application de la loi du marché pure. Nous faisons de l'agriculture un produit « à part », comportant des externalités en matière de sécurité alimentaire, de culture, d'environnement, qui ne peut être de ce fait soumis à la loi du marché. Cette question nous oppose à une partie du reste du monde. Nos partenaires s'étonnent que l'on veuille sortir du marché le secteur où l'Union européenne a, comme par hasard, un faible avantage comparatif. Il faut trancher ce débat, faire le travail politique pour expliquer que notre démarche n'est pas protectionniste, même si cet aspect a bien existé dans les faits autrefois. Là-dessus, l'Union européenne est d'accord : sur ses sept millions d'exploitations agricoles, six disparaîtraient si on laissait jouer le marché, le million restant demeurant en outre bien mal réparti sur son territoire. Il faut que ce contrat soit clair, qu'il ne s'agisse pas d'un compromis bancal, et qu'il justifie sa politique de soutien.

Autre débat dans lequel nous sommes plongés dans l'Union aujourd'hui : quelles modalités choisir pour corriger le marché en matière agricole ? Quel soutien ? Combien ? Pour qui ? Comment ? Avec quelles méthodes et quelles évolutions ?... La PAC a été conçue dans les années cinquante sur un modèle d'autosuffisance et de prix supérieurs au marché mondial. On a exclu l'agriculture de la loi du marché, et il en est résulté des crises répétées, des surplus de production dont on se souvient encore. La réforme de 1992 a voulu « réinsérer » un peu de mécanisme de marché dans le dispositif et ne plus jouer sur les prix, sur les consommateurs, mais sur le contribuable. Cette option soulève le débat, qui reste aussi à trancher, du soutien public et de sa répartition entre agriculteurs riches et pauvres, entre plaines et montagnes, entre céréales et bétail... La nouvelle réforme de Berlin, en 1999, prévoyait un bilan à mi-parcours et fixait des plafonds jusqu'en 2006 pour la dépense agricole, avec des possibilités de modification à l'intérieur du système. C'est exactement ce que la Commission a fait et cela pose des problèmes, bien sûr.

Dans ce débat, permettez-moi de vous suggérer quelques considérations tactiques. La position de la France consiste à figer la situation jusqu'en 2006. Or, je voudrais souligner deux points : d'abord, si les perspectives financières sont décidées à l'unanimité, le fonctionnement des marchés agricoles se vote à la majorité qualifiée. Ce type de vote se travaille, il existe des alliances à nouer, on peut être majoritaire ou minoritaire dans la négociation. Ensuite, est-il de l'intérêt de la France de traiter ce problème en 2006, sous sa forme budgétaire ? Je ne le crois pas, sachant que la France reste un gros bénéficiaire de la PAC. Sa position tactique est plus forte à la majorité qualifiée que sur un budget agricole qui sera adopté postérieurement à 2006, en raison de l'élargissement et de la position allemande que l'on connaît. En solde budgétaire pur - ce qui est un calcul idiot sur le plan économique, je l'admets -, c'est l'Allemagne qui est le plus gros contributeur alors qu'elle doit déjà assumer le coût de sa réunification. Je crois, même si cette question ne relève pas de mon domaine, qu'il est plus judicieux de mettre la réflexion en route aujourd'hui, d'envisager le découplage des aides qui constitue une voie de sortie économique et budgétaire de la politique agricole, en cherchant des compromis avec l'Allemagne et à coûts constants. On peut, je crois, aboutir à un accord aujourd'hui, mais pas forcément en 2006.

Notre souci est de préserver, de promouvoir nos points forts : il est certain que l'Europe ne dispose pas d'avantages comparatifs dans le secteur du sucre par rapport aux pays en voie de développement. En revanche, en matière de fromages, de vins, d'agro-alimentaire, l'Union européenne restera un grand joueur mondial dans vingt ans, à condition d'avoir protégé ses appellations de provenance, d'origine... Ce sont ses appellations qui feront la force de l'Union et elles sont aujourd'hui dispersées sur la planète. Les récupérer n'est pas chose facile, nous sommes demandeurs dans de nombreux accords multi ou bilatéraux pour obtenir leur reconnaissance et leur protection. En l'espèce, l'Union est déterminée à défendre ses intérêts de manière offensive.

La négociation agricole internationale doit être gérée dans un système de jeu à quatre coins : l'Union européenne, les États-Unis, le groupe de Cairns et les pays en voie de développement. Si on néglige le quatrième coin, notre position tactique sera difficile. Les États-Unis soutiennent autant leur agriculture que l'Union européenne, mais différemment. Ils auront tendance à s'allier avec les libéraux, ce qui est d'ailleurs contre-nature. L'Inde, les Philippines, la Thaïlande, des pays du Maghreb et d'Afrique ont, pour leur part, intérêt à ne pas ouvrir à l'extrême leurs marchés. L'effort politique de l'Europe doit donc tendre à faire alliance avec des pays en voie de développement qui savent que leur agriculture souffrira terriblement de l'ouverture de leurs marchés.

M. Jean Bizet :

Quand on regarde la manière dont sont traités certains contentieux à l'OMC en cours ou réglés (par exemple dans le domaine des Foreign Sales Corporation (FSC), des hormones ou de l'acier), on s'aperçoit qu'il y a un souci - excessif à mon sens - de ménager les États-Unis. On constate une certaine frilosité, même lorsque, par l'organe de règlement des différends, nous avons gain de cause. Par ailleurs, avec le Trade Promotion Act (TPA), le Congrès a donné un mandat beaucoup plus restrictif sur les lois anti-dumping que les anciennes dispositions du Fast track. N'avez-vous pas le sentiment que nous assistons à une certaine crise de confiance interne et de fonctionnement de l'OMC ?

Sur l'agriculture, on voit maintenant en quoi consiste la nouvelle loi d'orientation agricole américaine, le Farm Bill, qui conduit à une progression de 80 % des subventions américaines, dont 70 % sont couplées aux volumes de production. Avez-vous le sentiment que le Farm Bill respecte les accords de Doha ? Certainement pas sur les couplages. Pour les contrats cycliques et les Marketing loans, le dispositif ne se met en jeu qu'au travers d'un phénomène de cliquets, conduisant à des années qui seront conformes et d'autres non conformes aux engagements de Doha. L'attitude vertueuse de l'Europe ne risque-t-elle pas de ne pas être payée de retour ?

M. Pascal Lamy :

Parce que les tarifs sont restés une attribution régalienne des États, même pour des pays d'inspiration libérale, le mécanisme de règlement des contentieux de l'OMC dispose de moyens pour faire appliquer ses décisions, contrairement à d'autres organes de la gouvernance mondiale. Y a-t-il deux poids et deux mesures selon qu'on a affaire ou non aux Américains ? Je ne le crois pas, car les sanctions n'ont d'autre objectif que la mise en conformité de celui qui perd devant le panel de l'OMC. Quand les Américains gagnent, comme par exemple sur le boeuf aux hormones, avec des moyens de procédure d'ailleurs, nous devons mettre notre législation en conformité. De même sur les bananes, l'Europe s'est mise en conformité, et les sanctions ont été levées immédiatement.

Avec les panels qu'ont perdus les Américains, notamment celui sur l'affaire des Foreign Sales Corporation, ce système de subventions à l'exportation qui passe par la fiscalité des sociétés américaines, nous pouvons imposer jusqu'à 4 milliards de dollars de sanctions. Cette arme sera mise en oeuvre si les États-Unis ne se mettent pas en conformité. Or, le président des Etats-Unis, lors de notre dernière rencontre, en mai dernier, nous a affirmé sa volonté de régularisation et le processus américain est en cours devant la Chambre des représentants, sur la base d'un projet de loi qui a été déposé par son président, puisque, aux États-Unis, l'initiative législative en matière fiscale et budgétaire appartient au Congrès et non pas au gouvernement. Il en ira de même pour l'acier si nous gagnons le panel qui sera jugé dans le courant de 2003 sur leurs mesures de sauvegarde passive.

Ce système est équilibré et il ne fonctionne pas seulement pour les États-Unis, mais aussi pour d'autres pays de l'OMC, comme le Brésil, le Canada, etc. Mais le recours à des sanctions commerciales n'est utilisable qu'en dernier ressort. C'est un outil efficace, mais il pose aussi beaucoup de problèmes pour nos importateurs. Par exemple, sur l'affaire de l'acier, nous pensons que les Américains n'ont pas respecté correctement la procédure et, donc, nous disposons d'une possibilité de rétorsion. Nous avons publié cet été une liste de produits américains sur lesquels nous pouvions faire porter cette rétorsion, mais les sidérurgistes européens ont préféré bénéficier d'exemptions sur les mesures protectionnistes engagées par les États-Unis.

Le Farm Bill est-il conforme aux engagements pris par les États-Unis à Marrakech en 1995 ? Nous le vérifierons année après année. S'agissant des négociations de Doha - qui risquent de modifier certaines dispositions antérieures -, il n'est naturellement pas question que nous fassions des concessions qui ne seraient pas payées de retour si le Farm Bill n'est pas conforme aux nouvelles négociations. Enfin, les Américains se sont engagés à Doha à revoir leurs règles anti dumping à la demande des pays en voie de développement, ce qui sera sans doute difficile pour le Congrès.

M. Louis Le Pensec :

Ma question initiale était : « Comment gérer l'engagement de révision de la PAC à mi-parcours avec les pressions que les négociations de Doha ne manqueront pas de faire poser ? » Le commissaire y a répondu de manière très explicite en nous disant que M. Fischler était son banquier. Je me demande si l'image n'est pas trop réductrice car, de mon point de vue, M. Fischler est plus un homme de ressources à consulter avant chaque négociation qu'un banquier, dans la mesure où il souhaite pour la PAC des inflexions très fortes, qualitatives, de modulation des aides, de plafonnements, de meilleure réponse de la politique agricole aux attentes des consommateurs et des citoyens, en particulier sur l'environnement.

Je souscris par ailleurs totalement à l'analyse du commissaire car je pense que la France ne pourra pas rester sur sa position de résistance et de refus, tant pour la révision de la PAC que de l'Europe de la pêche. La réforme de l'Europe bleue doit en effet être adoptée avant le 20 décembre prochain. Le commissaire peut-il nous préciser les contraintes de calendrier sur cette réforme ?

M. Pascal Lamy :

La politique européenne de la pêche a aussi un impact sur les négociations de Doha, à la fois au titre du contrôle des subventions et au titre de la protection de l'environnement. Nous devons être capables, d'ici mars prochain, de dire comment nous entendons négocier. La présidence danoise du Conseil, puis la présidence grecque, s'organisent pour que des décisions sur la réforme de la PAC soient prises au cours du premier trimestre de l'année 2003. Ces décisions sont importantes dans deux domaines : d'une part, celui du découplage entre le soutien à la production et le soutien au volume de production, c'est-à-dire avec le passage du soutien à l'hectare, au quintal ou à la tête vers l'aide à la personne ; d'autre part, celui de la conditionnalité de l'aide en fonction de considérations liées à la sécurité alimentaire, au respect de l'environnement, voire au bien-être des animaux.

M. Yann Gaillard :

On n'a pas beaucoup parlé de l'élargissement qui, cependant, n'est pas totalement dénué de lien avec la réforme de la PAC. J'ai constaté, à l'occasion d'un déplacement en Pologne avec notre ministre de l'Agriculture, que les Polonais ont une certaine sympathie pour le projet de réforme de la PAC. Notre ministre leur a suggéré d'attendre 2004 afin qu'ils participent à cette réforme. Quel est votre point de vue ?

M. Pascal Lamy :

Après 2004, il y aura d'autres pays concernés par la réforme, hormis la Pologne, et qui ne seront pas nécessairement sur notre position. Je pense à la Hongrie, à la Slovénie et aux pays baltes qui ont plutôt une tradition agricole libérale sur le modèle néerlandais. Il me semble que ce n'est pas le bon argument que de repousser la réforme de la PAC après l'élargissement, car je ne crois pas que la réforme de la PAC soit due à l'élargissement, ni que l'élargissement soit lié à la réforme de la PAC. Nos chefs d'État et de gouvernement ont décidé que l'élargissement se faisait à politiques constantes. L'élargissement s'opère donc sur la base de la PAC telle qu'elle est aujourd'hui. Il faut seulement des ajustements, notamment pour les aides directes, compte tenu des différences de niveau de vie. Au contraire, il me semble qu'il vaudrait mieux se dépêcher de réformer la PAC avant l'arrivée des nouveaux États membres, d'autant qu'après 2004, avec la programmation budgétaire post-2006, les ministres des Finances chercheront à faire des économies sur le dos de la PAC.

M. Marcel Deneux :

J'ai pris acte avec intérêt du fait que vous appréciez le modèle agricole européen et que vous le défendrez. Pour la France, c'est très important. J'ai aussi bien noté vos deux considérations critiques sur la réforme de la PAC. Nous sommes obligés de reconnaître que le débat a changé sur ces questions depuis cinq ou six ans à travers le monde, et qu'il est maintenant difficile de séparer les négociations commerciales des autres négociations. Le rôle des pays en voie de développement me semble effectivement très important dans les négociations et il est de notre intérêt de nous les concilier ; sur ce point, que pensez-vous de la position de la France en matière de médicaments ?

M. Pascal Lamy :

C'est un point à la fois tactique et politique essentiel. La bonne position de l'Union européenne, pour des raisons politiques qui correspondent à son propre projet, et pour des raisons tactiques qui correspondent à ses intérêts, est de constituer le maximum de passerelles entre le Nord et le Sud. En matière agricole, les pays en voie de développement ont avec nous une sensibilité que n'ont ni les Américains, ni les pays du groupe de Cairns. C'est grâce à nous que les médicaments ont bénéficié à Doha d'une exception dans le cadre de l'urgence sanitaire, avec une exception à la propriété industrielle et commerciale. L'application de cet accord n'est pas facile, surtout pour les pays qui n'ont pas les capacités de fabriquer eux-mêmes les médicaments génériques ; c'est un cas particulier qui n'a pas été traité à Doha. Nous travaillons à établir des ponts, notamment avec les Brésiliens, les Indiens, les Sud-Africains, face aux Américains et aux Suisses, mais il faut à la fois protéger la propriété intellectuelle pour encourager la recherche, et permettre des dérogations dans des cas précis avec des systèmes de prix différenciés, tout en évitant les importations parallèles.


Cette réunion s'est tenue en commun avec la commission des Affaires économiques et du Plan.