Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

25 mai 2000


Politique économique et financière

Entretien avec une délégation de la Commission économique et monétaire du Parlement européen sur le passage à la majorité qualifiée d'éléments de la fiscalité, et sur la mise en oeuvre de la politique de concurrence européenne


Politique économique et financière

Entretien avec une délégation de la Commission économique et monétaire du Parlement européen sur le passage à la majorité qualifiée d'éléments de la fiscalité, et sur la mise en oeuvre de la politique de concurrence européenne

La délégation de la Commission économique et monétaire du Parlement européen était composée de :

- Mme Christa Randzio-Plath, Présidente (Parti des Socialistes Européens, Allemagne)

- M. Robert Goebbels (Parti des Socialistes Européens, Luxembourg)

- M. Werner Langen (Parti Populaire Européen, Allemagne)

- Mme Marianne Thyssen (Parti Populaire Européen, Belgique)

- M. Christopher Huhne (Parti Européen des Libéraux, Démocrates et Réformateurs, Royaume-Uni)

- M. Pierre Jonckheer (Verts, Belgique)

- Mme Pervenche Bérès (Parti des Socialistes Européens, France).

M. Hubert Haenel :

Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui une délégation de la Commission économique et monétaire du Parlement européen, conduite par Mme Christa Randzio-Plath. Les sujets relevant du domaine de compétence de votre commission sont très nombreux. Je n'en retiendrai que trois, qui me paraissent particulièrement importants.

1. Le premier sujet est celui de la fiscalité dans l'Union européenne.

Un débat relativement ancien est celui du régime commun de TVA, qui se présente comme le complément logique du marché intérieur. Vous savez sans doute que le Sénat, sur le rapport de notre collègue Denis Badré, a adopté une position plutôt réservée à l'égard de la proposition de la Commission consistant à taxer les échanges intracommunautaires dans le pays d'origine. Sauf à harmoniser complètement les différents taux nationaux de TVA, cette solution se traduirait par des détournements de flux commerciaux. Surtout, elle poserait le problème de principe de la répartition des ressources fiscales correspondantes entre les Etats membres.

Le débat sur la concurrence fiscale est plus récent. Il a pris une acuité nouvelle avec la réalisation de la monnaie unique. Les Etats membres de la zone euro se retrouvent totalement privés du levier de la dévaluation monétaire, et très encadrés dans le maniement des leviers du budget et de la dette. Dès lors, ils sont tentés de se livrer entre eux à une concurrence fiscale pour attirer les épargnants et les entreprises.

Une question de fond est de savoir si cette concurrence fiscale est mauvaise en soi. Après tout, elle constitue un aiguillon pour une meilleure efficacité de la dépense publique dans les différents Etats membres. Mais cela suppose que cette concurrence demeure loyale, c'est-à-dire qu'elle mette en compétition les systèmes fiscaux de droit commun, au lieu de reposer sur des régimes particuliers réservés aux non-résidents ou sur des paradis fiscaux. Toute la difficulté est alors de se mettre d'accord sur ce qui constitue une concurrence fiscale " dommageable ", selon l'expression reçue.

Dans le cadre de la conférence intergouvernementale, la proposition de la Commission consiste à étendre la règle de la majorité qualifiée à toutes les matières fiscales qui conditionnent l'exercice des quatre libertés du marché intérieur. La question que soulève cette proposition apparemment limitée est de savoir si elle ne revient pas en fait, en " tirant le fil de la pelote ", à soumettre à la majorité qualifiée la quasi-totalité de la fiscalité.

2. Le deuxième sujet qui me paraît mériter d'être évoqué est celui de la politique de concurrence européenne.

La Commission a présenté récemment un Livre blanc sur la modernisation du contrôle des ententes et des concentrations. Notre délégation a adopté, sur le rapport de notre collègue Denis Badré, une proposition de résolution globalement favorable à cette réforme. Celle-ci nous a paru constituer un exemple intéressant de déconcentration dans les Etats membres de la mise en oeuvre d'une politique communautaire jusqu'alors centralisée à Bruxelles.

Au-delà de cette réforme de procédure, la politique de concurrence européenne apparaît aujourd'hui confrontés à deux défis. Le premier est celui de la mondialisation de l'économie. Il est essentiel que le contrôle communautaire des ententes et des concentrations prenne en compte cette dimension pour rester économiquement efficace et juridiquement équitable. Cet objectif passe par une politique de coopération avec les autorités de concurrence étrangères et, à terme, par une harmonisation dans le cadre de l'Organisation Mondiale du Commerce.

Le second défi de la politique de la concurrence est celui de l'ouverture des services publics à caractère économique, tels que le gaz, l'électricité, la poste, les télécommunications, ou le transport ferroviaire. Vous savez que cette politique a soulevé de fortes réticences en France. Même si les effets bénéfiques de l'introduction de la concurrence sont indéniables dans ce domaine, il faut veiller à ce que les Etats membres qui le souhaitent puissent maintenir de véritables obligations de service public.

3. Le troisième sujet, que nous n'aurons sans doute pas le temps d'aborder complètement, est celui de l'euro.

La baisse continue du cours de l'euro par rapport au dollar fait l'objet d'appréciations très divergentes en France. Selon certains, c'est le signe de la défiance des marchés financiers à l'égard de la solidité de la croissance européenne et une source d'inflation importée. Selon d'autres, c'est la preuve de l'autonomie nouvelle de l'Europe à l'égard des fluctuations monétaires et un facteur de compétitivité pour les exportations communautaires.

Cette situation a aussi relancé le débat institutionnel sur la crédibilité de la Banque centrale européenne et sur la nécessité d'un gouvernement économique de l'Union européenne.

Pourtant, au-delà de ces interrogations, la zone euro continue de progresser. Nous allons bientôt nous prononcer sur l'entrée de la Grèce, et les autorités danoises sont en train de préparer leur opinion publique à cette perspective. Je constate aussi, même si le sujet reste encore tabou en Grande-Bretagne, que nos amis britanniques s'inquiètent beaucoup des effets économiques néfastes de la surévaluation de la livre par rapport à l'euro.

Mme Christa Randzio-Plath :

C'est pour nous un honneur que de préparer la prochaine présidence française de l'Union européenne par un dialogue avec les parlementaires français. Je crois très important que ceux-ci soutiennent la position du Parlement européen en faveur d'une extension du vote à la majorité qualifiée dans les domaines de la politique industrielle, de la politique de concurrence et de la fiscalité.

En ce qui concerne l'euro, je rappellerai que le but fixé par le traité de Maastricht est celui de la stabilité monétaire. A cet égard, nous avons tout lieu d'être satisfaits : le taux d'inflation dans la zone euro ne devrait être que de 1,9 % en 2000, contre 3,2 % aux Etats-Unis.

Ce succès indéniable est très important, mais il n'est pas souligné dans les médias. C'est à nous, parlementaires, de faire un travail d'information de l'opinion publique sur ce point.

Vous avez raison, Monsieur le Président, de dire qu'il nous faut réfléchir sur la crédibilité de la Banque centrale européenne et sur la coordination des politiques économiques des Etats membres. Les résolutions récentes adoptées par le Parlement européen sur le rapport de sa commission des Affaires économiques et monétaires visent à faire des progrès dans ce sens.

En ce qui concerne la fiscalité, le débat traditionnel oppose concurrence et harmonisation fiscale. Personnellement, je suis favorable à une coopération fiscale qui respecte la souveraineté des Etats membres. Sur le dossier de la TVA, le Parlement européen a une position plus avancée que le Conseil et même que la Commission, mais la règle de l'unanimité bloque tout. La grande majorité du Parlement européen soutient le " paquet Monti ", qui consiste dans une coordination des politiques fiscales nationales pour mettre fin aux paradis fiscaux et à la concurrence fiscale déloyale.

La modernisation de la politique de la concurrence est un dossier à multiples facettes. Je voudrais rappeler que, à l'origine, le point de vue de l'Allemagne l'a emporté sur celui de la France dans la conception de la politique communautaire de la concurrence. Mais, aujourd'hui, la position française est reprise par la Commission.

Dans ce domaine, le souci du Parlement européen est de garantir la sécurité juridique pour toutes les entreprises. Il faut donc améliorer la proposition de réforme de la Commission dans ce sens.

En ce qui concerne les services publics, le Parlement européen se veut au coeur du débat. Il faut que l'Europe aille plus loin dans les privatisations en cours, qui pourraient concerner aussi les écoles ou les musées, par exemple.

Mme Marianne Thyssen :

La position du Parlement européen à l'égard du Livre blanc sur la modernisation des procédures de contrôle des concentrations et des ententes est globalement favorable, comme celle de votre délégation. Mais nous craignons pour la sécurité juridique des entreprises. Nous avons eu, au sein de chacun des groupes politiques, un grand débat sur l'opportunité de décentraliser les pouvoirs de contrôle, et nous avons procédé à une audition attentive du commissaire chargé de la concurrence, M. Mario Monti.

Finalement, nous nous sommes prononcés en faveur de la décentralisation proposée, mais à condition qu'une structure garantisse une jurisprudence uniforme. La Cour de justice des Communautés européennes n'est pas suffisante pour assurer cette unité de jurisprudence, en raison du caractère aléatoire et ponctuel de sa saisine et de ses délais de jugement. Il faut de surcroît mettre en place un réseau de coopération entre les juridictions et les autorités de concurrence nationales, pour éviter que la déconcentration de la mise en oeuvre de la politique communautaire de concurrence aboutisse à sa renationalisation.

M. Hubert Haenel :

Je crois que nous sommes tout à fait " sur la même longueur d'onde " à ce propos.

Mme Christa Randzio-Plath :

Dans le domaine de la fiscalité, notre commission prépare actuellement un rapport sur les systèmes fiscaux des Etats membres et un rapport sur la coordination des politiques fiscales.

M. Pierre Jonckheer :

Effectivement, j'ai été chargé d'évaluer, pour quelques pays types, les réformes fiscales mises en place ces dernières années dans l'Union européenne. La question de départ est de savoir s'il y a une convergence spontanée, ou, au contraire, une évolution divergente des Etats membres dans ce domaine.

Une autre question importante est de déterminer les champs dans lesquels la coordination fiscale entre Etats membres serait la plus efficace. Nous tiendrons compte des travaux de la commission des finances du Sénat, qui a publié en juin 1999 un rapport d'information sur la concurrence fiscale en Europe.

Mme Christa Randzio-Plath :

Le groupe de travail de Mme Primarolo, sur le " code de conduite " des Etats membres en matière de fiscalité des entreprises, a fait du bon travail. Pour le Parlement européen, le " paquet Monti " forme un tout indissociable. Nous sommes inquiets de constater que ses différents éléments n'avancent pas du même pas. La Commission veut désormais introduire des actions en manquement contre les Etats membres qui se livrent à une concurrence fiscale déloyale, considérant que les aides finales correspondantes sont autant de subventions indirectes au regard du droit communautaire.

M. Robert Goebbels :

Je partage la préoccupation du président Hubert Haenel à l'égard de la proposition de la Commission d'étendre la règle du vote à la majorité qualifiée à toutes les questions fiscales liées au marché intérieur. Effectivement, les systèmes fiscaux forment un tout qu'il paraît difficile de " tronçonner ". Je suis favorable au respect de la souveraineté fiscale des Etats membres et au maintien de la règle de l'unanimité dans ce domaine.

En effet, tant que l'Union européenne ne sera pas devenue une vraie fédération, avec une véritable solidarité entre les Etats membres, nous devons laisser la compétence fiscale aux Etats. Actuellement, le budget communautaire peut atteindre au maximum 1,27 % du PIB européen, et n'en représente effectivement que 1,11 % : la redistribution à travers les finances publiques de l'Union européenne est donc très faible.

Cela dit, je suis favorable à une coordination des fiscalités nationales, mais aussi au maintien d'une certaine concurrence entre les systèmes fiscaux européens. Une harmonisation complète, si on laissait faire à leur guise les ministres des finances, se ferait vraisemblablement à la hausse.

D'ailleurs, il suffit d'observer le modèle des Etats-Unis. La concurrence fiscale existe entre les Etats américains. L'écart atteint jusqu'à neuf points pour les taxes sur le chiffre d'affaires, même s'il n'est jamais supérieur à cinq points entre deux Etats voisins, ce qui semble correspondre au seuil économiquement supportable. Mais il existe de grandes différences entre les législations fiscales des Etats fédérés. Ainsi, le Connecticut a attiré la quasi totalité des sièges des compagnies d'assurance américaines grâce à une législation favorable à ce secteur d'activité. Cette concurrence, qui pourrait être estimée déloyale, est pourtant tolérée aux Etats-Unis.

Je suis également favorable au " paquet Monti " dans sa globalité. Le Luxembourg n'est pas un paradis fiscal, contrairement à la réputation qui lui est faite. Il impose ses résidents à des niveaux comparables à ceux de la Belgique ou de l'Allemagne. Le gouvernement luxembourgeois a accepté le principe d'une taxation minimale des épargnants non-résidents, à condition que l'on s'attaque aux autres problèmes. J'estime que l'imposition des sociétés est un problème plus grave que l'imposition de l'épargne, où la concurrence fiscale joue beaucoup plus.

Le rapport Primarolo a bien montré que tous les Etats membres ont leurs exceptions fiscales, et je soutiendrai l'action de la Commission dans sa lutte contre ces régimes particuliers.

Mme Christa Randzio-Plath :

Je suis favorable à une coordination des différentes notions de droit fiscal utilisées par les Etats membres. Il n'y a pas eu d'avancée dans ce domaine depuis le rapport Ruding de 1992.

M. Hubert Haenel :

Permettez-moi de revenir sur le débat relatif aux services publics, qui vous paraît peut-être très franco-français. Comment voyez-vous l'évolution du service public en Europe ?

Mme Christa Randzio-Plath :

La définition des services publics relève de la compétence des Etats membres, pas de la Commission ou du Conseil. On l'oublie trop souvent.

M. Christopher Huhne :

Depuis longtemps, la Commission veut une harmonisation de la fiscalité sur tous les points. C'est devenu l'un des éléments du " catéchisme européen ". Or, l'exemple contraire des Etats-Unis est très intéressant, comme l'a rappelé mon collègue Robert Gobbels. Ainsi, dans le New Jersey, la TVA est au taux zéro sur les vêtements et les chaussures de sport. En conséquence, tous les magasins de l'Etat de New-York s'y délocalisent.

D'une manière générale, il n'y a pas aux Etats-Unis de taux minimal de TVA qui s'impose aux Etats fédérés. Je crois que nous avons en Europe une espèce de panique à l'égard de la concurrence fiscale, qui n'est pas justifiée par les faits.

Je suis favorable à une harmonisation fiscale au cas par cas, là où c'est important : pour la TVA, les accises sur le tabac, l'épargne, etc. Mais rappelons-nous que l'argent est mobile, et n'est pas limité aux frontières de l'Union européenne.

Si nous durcissons de manière concertées nos systèmes fiscaux, il y a un risque de fuite des capitaux vers la Suisse ou les Etats-Unis. Je pense qu'il faudrait conditionner l'adoption de directives dans ces domaines à la conclusion préalable d'accords avec ces deux pays. Nous avons déjà pu observer le même phénomène dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de l'argent. Il nous faut des conventions internationales dépassant le cadre communautaire pour être efficace.

Mme Pervenche Berès :

Sur le sujet des services publics, nous pouvons progresser au Parlement européen. Les conditions du débat ont été réunies par l'inclusion en tête du traité CE, depuis le traité d'Amsterdam, d'un article relatif aux services publics.

Il reste à savoir comment utiliser cet article, et comment le coordonner avec les politiques de concurrence et d'ouverture des secteurs monopolistiques. Ces processus mis en route par la Commission ne peuvent pas être interrompus, et il nous faut avancer sur les deux fronts.

Cette argumentation, qui est consensuelle en France, commence à avoir des échos ailleurs. La présidence française devrait utiliser ces interrogations pour faire progresser la réflexion sur les services publics. Lors de l'audition de M. Carlo Monti, je lui avais demandé ce qu'il comptait faire de l'article du traité d'Amsterdam relatif aux services publics. Je n'ai pas eu de réponse à ce jour.

Mme Marianne Thyssen :

Les traditions nationales en matière de services publics sont très variables. Il faut trouver un équilibre entre le service public et la libéralisation du marché. Nous attendons une proposition de la Commission et du gouvernement français pour le sommet de Nice.

M. Pierre Jonckheer :

Il y a un malentendu sur ce sujet. Le droit communautaire ne préjuge en rien du statut public ou privé des entreprises, pourvu qu'elles respectent le droit de la concurrence.

Il faut veiller à ce que les Etats membres puissent financer à un niveau suffisant leurs services publics. L'Union européenne ne devrait pas se prononcer sur ce point, chaque Etat membre restant maître de ses choix.

Les ministres européens de l'économie et des finances qui veulent privatiser les services publics se livrent à un jeu assez malsain en se référant à des contraintes communautaires qui n'existent pas.

M. Robert Goebbels :

Effectivement, le débat est biaisé. La Commission européenne joue là-dessus. Ainsi, elle demande actuellement aux Tchèques de privatiser toutes leurs banques, alors qu'elle n'en a absolument pas le droit. On peut parfaitement libéraliser des secteurs monopolistiques, tels que le gaz ou l'électricité, en maintenant des entreprises publiques.

M. Hubert Haenel :

L'intérêt des échanges de vues que nous venons d'avoir me conforte dans ma conviction qu'il est important que notre délégation entretienne des contacts fréquents avec le Parlement européen.