Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 25 novembre 2003


Les conséquences de l'élargissement de l'Union européenne

M. Hubert Haenel :

Depuis dix ans que l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale fait partie de l'horizon de l'Union européenne, les grands discours, les belles phrases et les bons mots n'ont pas manqué dans la bouche ou sous la plume des responsables politiques. Nul doute que le débat de ratification de l'acte d'adhésion de dix États qui, il y a quinze ans à peine, faisaient encore partie du bloc soviétique, sera émaillé des épithètes les plus percutantes : « historique », « incomparable », « sans précédent »... Tous ces qualificatifs résonneront dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale et du Sénat. Il faut reconnaître que ces termes - ce n'est pas toujours le cas - correspondront cette fois à une réalité : l'unification volontaire et pacifique d'un continent dont les peuples, pourtant si proches, se sont toujours craints, souvent combattus, rarement compris.

Mais, à la veille de cette unification, l'heure n'est plus à l'emphase ou au lyrisme. Nos concitoyens ne veulent plus de discours, mais des réponses. Globalement acquis au principe de l'élargissement, ils ont encore des incertitudes, des attentes, des interrogations que nous devons entendre. Elles portent sur des questions très concrètes qui intéressent leur vie quotidienne. Voilà pourquoi j'ai souhaité que notre délégation contribue au débat sur la ratification de l'acte d'adhésion par une approche thématique plutôt que par une approche par pays dans le cadre de laquelle tout ce qui pouvait être dit a déjà été dit.

Nous ne pouvions bien entendu traiter tous les thèmes relevant des trente et un chapitres de l'acquis communautaire. Cela n'aurait d'ailleurs guère eu d'utilité puisque, comme nous l'a rappelé ici même Günter Verheugen, le commissaire en charge de l'élargissement, seuls quelques points posent vraiment problème. Il fallait faire un choix en fonction de la plus-value qu'un examen par notre délégation pouvait apporter au regard, d'une part, du pouvoir d'influence qui peut être le nôtre et, d'autre part, des sujets qui préoccupent nos concitoyens et sur lesquels ceux-ci ont, semble-t-il, le sentiment de ne pas avoir été suffisamment informés.

Le premier critère, celui de l'influence, m'a conduit à éliminer parmi les sujets posant problème tous ceux qui concernent les aides financières dont pourraient bénéficier les futurs États membres. Je pense, par exemple, aux agences de paiement des subventions dans le domaine agricole dont la mauvaise préparation revient comme un leitmotiv dans les récents rapports de suivi de la Commission, et que Günter Verheugen a citées parmi les problèmes importants demeurant en suspens. Si je n'ai pas mis ces sujets à notre ordre du jour, ce n'est bien entendu pas parce que je considère que notre contribution au débat n'aurait qu'une influence négligeable ; c'est tout simplement parce que les États adhérents seront les premières victimes de leurs éventuels retards : s'ils ne sont pas prêts le 1er mai 2004, ils ne toucheront pas les subventions auxquelles ils auraient pu prétendre. Voilà un fait qui, bien plus qu'un rapport parlementaire, devrait les inciter fortement à rattraper le terrain perdu.

Notre pouvoir d'influence et notre plus-value en termes d'information de nos concitoyens me semblent en revanche considérables pour les sujets suivants :

la sécurité alimentaire, parce qu'elle est peut-être la première source d'inquiétude que suscite l'élargissement. Notre collègue Marcel Deneux nous dressera un état des lieux des difficultés et des solutions que nous pouvons envisager pour y obvier si elles n'étaient pas résolues au jour de l'adhésion ;

la libre circulation des travailleurs, autre source essentielle d'inquiétude. Mais, alors que les craintes relatives à la sécurité alimentaire reposent dans une large mesure sur des éléments objectifs, celles concernant la libre circulation relèvent davantage d'une intuition largement répandue, pour ne pas dire d'un préjugé. Notre collègue Robert Del Picchia nous dira ce qu'il faut penser de ces craintes au regard de considérations objectives telles que le niveau de revenu des salariés ou l'évolution démographique dans les différents États membres, actuels et futurs, de l'Union européenne ;

la coopération judiciaire en matière pénale, parce que, si l'on parle beaucoup - et à juste titre - de la préparation des États adhérents dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, le débat a tendance à se focaliser sur les questions liées à l'immigration ou à la coopération policière et à oublier l'aspect justice. Il y a là un déficit d'informations pour nos concitoyens qu'il convient de pallier. Tel sera l'objet de la communication de Robert Badinter ;

l'euro dans une Europe à vingt-cinq car, à côté des interrogations sur le devenir d'une monnaie que les Européens reconnaissent désormais comme la leur, se pose une question que fort peu d'observateurs ont relevée : que deviendra la zone euro qui regroupe aujourd'hui la majorité des États membres lorsque, à partir du 1er mai, et pour une période indéterminée, elle ne représentera plus que douze États sur vingt-cinq ? Ce sujet à la fois économique, financier et institutionnel, sera traité par notre collègue Xavier de Villepin.

1. L'ÉLARGISSEMENT ET LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

M. Marcel Deneux :

La sécurité sanitaire de l'alimentation serait sans doute l'un des exemples les plus éloquents, si la preuve devait encore être faite, des apports de l'Europe dans notre vie quotidienne. L'acquis communautaire en la matière est à la mesure des attentes des citoyens : la législation sur les denrées alimentaires (règles d'hygiène, de contrôle, d'étiquetage...), la législation vétérinaire (règles relatives à la santé des animaux, aux établissements fabriquant des produits d'origine animale, aux contrôles sur le marché intérieur et aux frontières extérieures...), la législation phytosanitaire (sur l'emploi de pesticides, sur les semences et les plants...), et, enfin, la législation sur l'alimentation animale (règles concernant la sécurité des aliments pour animaux, les additifs et les contaminants...), ont peu à peu jeté les bases d'un véritable espace européen de sécurité sanitaire dans le domaine de l'alimentation humaine et animale.

Vous noterez au passage que toutes ces législations ont pour commun dénominateur de concerner la qualité, et non le volume, de l'alimentation. C'est la raison pour laquelle je préfère l'expression « sécurité sanitaire de l'alimentation » à celle de « sécurité alimentaire » qui, dans les instances internationales, a généralement une signification différente, mettant davantage l'accent sur l'aspect quantitatif, de celle que lui donne le langage courant.

La reprise de cet acquis dans leur droit interne, mais aussi la mobilisation des moyens (scientifiques, administratifs...) nécessaires à sa bonne application, constituent les deux défis auxquels, dans ce domaine, sont confrontés les États sur le point d'intégrer l'Union européenne.

Les responsables que nous sommes ont le devoir de veiller à ce que leur adhésion n'ait aucune conséquence indésirable sur cet espace de sécurité sanitaire que nous avons bâti pierre après pierre. Les citoyens-consommateurs ne tolèreraient pas - et ils auraient raison - que nous autorisions l'élargissement au mépris de leur santé.

Voilà pourquoi nous devons prendre toute la mesure de la situation réelle des États adhérents en la matière et des chances, pour chacun d'entre eux, d'être prêt à 100 % dès le 1er mai 2004 ; voilà pourquoi nous devons également, dès à présent, nous assurer que l'Europe sera bien en mesure de faire face aux problèmes qui pourraient subsister à cette date afin de garantir au consommateur d'une Europe à vingt-cinq le même degré de sécurité qu'au consommateur de l'Europe à quinze.

En ce qui concerne la situation des dix futurs membres de l'Union européenne, le constat est pour le moins préoccupant : leur état de préparation fait peser un doute sérieux sur les chances d'y voir appliquer, dès leur adhésion, la totalité de l'acquis communautaire relatif à la sécurité sanitaire des aliments.

Ce n'est pas vraiment la transposition de l'acquis dans le droit interne des États concernés qui est préoccupante : le rapport de la Commission dresse un état des lieux plutôt satisfaisant. Certes, des améliorations doivent encore être apportées et certains pays auront à consentir d'importants efforts pour y parvenir. Il en va par exemple ainsi de la Slovaquie et de la Lettonie en ce qui concerne la législation relative aux denrées alimentaires ; la Commission pointe également du doigt ces deux pays, ainsi que Chypre, pour leur retard dans la transposition de la législation sur l'alimentation animale. La Pologne, quant à elle, doit en particulier porter ses efforts sur la législation phytosanitaire.

Mais la distance qui reste à parcourir pour une transposition de l'acquis communautaire dans le droit des États adhérents paraît presque négligeable au regard de l'ampleur des problèmes posés par la mise en oeuvre. Heureusement, des solutions existent pour chacune des difficultés que nous risquons de rencontrer, dont les principales concernent les postes d'inspection frontaliers (PIF), les établissements agro-alimentaires et le contrôle des encéphalopathies spongiformes transmissibles (EST).

· C'est au sein des PIF, administrés par les autorités nationales, que s'effectuent les contrôles des importations en provenance des pays tiers. 283 postes se trouvent ainsi aujourd'hui dans les ports et aéroports des quinze États membres, ainsi que sur les routes et liaisons ferroviaires aux frontières extérieures de l'Union. Les produits et animaux qui satisfont au contrôle dans un PIF peuvent ensuite circuler librement dans le marché intérieur. Il va donc sans dire qu'aucune défaillance ne peut être tolérée dans le fonctionnement d'une seule de ces structures : équipements et personnels doivent partout satisfaire à des normes minimales, variant selon le type de produit à contrôler.

Pourtant, tant le rapport de la Commission que les observations de son Office alimentaire et vétérinaire (OAV) contiennent de très sérieuses réserves sur la plupart des 51 PIF qui devraient être créés au sein des dix nouveaux États membres. Aucun pays n'échappe vraiment à la critique, excepté Chypre (dont les deux PIF ne sont cependant pas encore jugés « pleinement opérationnels »).

Certes, il n'y a guère que pour la Lettonie que la Commission va jusqu'à écrire que seuls certains PIF (2 sur 5) devraient être aux normes communautaires à la date de l'adhésion ; on observera d'ailleurs qu'aucun PIF ne sera prêt dans les ports de ce pays, ce qui sera probablement à l'origine de difficultés importantes au regard des importations en provenance de Russie et de Biélorussie. Mais, sans être aussi affirmatif à l'égard des autres pays, on peut déduire aisément du rapport de la Commission, éclairé par les observations de l'OAV, que seuls les PIF de Chypre et de Malte devraient être conformes aux exigences communautaires dès le 1er mai prochain. Les termes employés par la Commission, quoique différents selon les pays, ne laissent pas vraiment place au doute : la République tchèque doit réaliser « des travaux considérables » ; la Slovaquie « devra redoubler d'efforts » ; la Pologne devra consentir « des efforts supplémentaires », ...

Heureusement, une solution simple et radicale est prévue : tous les nouveaux PIF doivent être agréés par la Commission au travers du Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale. Seuls les PIF en mesures d'effectuer, dès le jour de l'adhésion, tous les contrôles requis recevront cet agrément.

· La deuxième source d'inquiétude concerne les établissements agro-alimentaires des États adhérents qui, souvent, ne satisfont pas aux exigences sanitaires de l'Union. En fait, seule la Slovénie échappe aux foudres de la Commission. Pour trois pays (Pologne, Slovaquie, Hongrie), le rapport de suivi indique expressément qu'un nombre « élevé » ou « non négligeable d'établissements ne seront pas en mesure de respecter les exigences de l'UE au moment de l'adhésion ». Il convient d'y ajouter la République tchèque, sévèrement jugée par l'OAV. Dans tous les autres pays, des lacunes subsistent, suffisamment importantes pour avoir conduit l'OAV à émettre des doutes quant aux chances de voir tous leurs établissements agro-alimentaires prêts pour le jour J.

On notera cependant que six des nouveaux États membres (Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) ont demandé des périodes transitoires pour adapter certains de leurs établissements agro-alimentaires aux exigences de l'Union européenne. Ainsi, pour la Pologne, 332 établissements de transformation de viande auront jusqu'en décembre 2007 pour se mettre en conformité ; 133 établissements laitiers auront jusqu'en décembre 2006 ; 40 établissements de transformation de poisson auront jusqu'au 1er mai 2007. En République tchèque, ce sont des établissements de transformation de viande et de poisson ainsi qu'un établissement de production d'oeufs qui bénéficieront d'une période d'adaptation jusqu'en décembre 2006. Les produits des établissements concernés (dont la liste peut, dans une certaine mesure, être complétée) devront rester sur le marché domestique des nouveaux États membres. Il est prévu qu'ils porteront une marque permettant de les identifier afin de faire respecter l'interdiction de les introduire dans un autre État membre.

En ce qui concerne les établissements qui ne bénéficient pas de période transitoire, et qui ne seront pas conformes aux exigences de l'Union européenne, il est tout simplement prévu de les fermer.

Ces solutions ne sont pas pleinement satisfaisantes : d'une part, les consommateurs des pays concernés se verront proposer pendant deux à trois ans des produits non conformes à la législation de l'Union européenne ; d'autre part, la fermeture d'établissements risquerait d'avoir des conséquences économiques et sociales qu'il conviendra de prévenir (ainsi, les établissements sous le coup de cette menace représentent le quart du volume de production de la Pologne et leur fermeture pourrait conduire à la suppression de 12 000 emplois dans ce seul pays). Ces solutions garantissent cependant aux consommateurs de tous les autres pays le maintien d'un haut degré de sécurité sanitaire dans l'Union européenne.

· Le troisième gros problème auquel il conviendra de prendre garde a trait aux contrôles relatifs aux EST (notamment à l'ESB) et aux sous-produits animaux (farines animales...).

Si la Slovénie et la République tchèque ne semblent pas poser de problèmes particuliers, il en va autrement pour les huit autres États. Le rapport de la Commission parle ainsi de « vives inquiétudes » à propos de Malte. Le plus souvent, le rapport indique qu'un pays ne satisfait que partiellement aux exigences communautaires :

- À Chypre, c'est « le système de ramassage des cadavres (qui) risque fortement de ne pas être opérationnel au moment de l'adhésion » et « les établissements d'équarrissage (qui) doivent être modernisés ». Cette inquiétude au niveau des procédés et établissements d'équarrissage ou du traitement des déchets animaux, sans être toujours exprimée aussi nettement, se retrouve pour la plupart des futurs États membres (Pologne, pays baltes, Hongrie...).

- En Lettonie et en Estonie, c'est l'insuffisance des tests pratiqués qui pose problème. En Pologne et en Lituanie, il conviendrait d'améliorer sérieusement les tests sur les animaux à risque.

- En Slovaquie, c'est à propos du retrait et de l'élimination des matériaux à risque spécifiés que le rapport de la Commission est le plus sévère.

Ces observations ne sont néanmoins pas toujours partagées par les États concernés. Ainsi, les responsables polonais font remarquer que huit cas d'ESB ont été constatés dans leur pays, ce qui, selon eux, contribuerait à démontrer l'efficacité de leur dispositif de surveillance. Pour autant, si ce fait peut, dans une certaine mesure, être invoqué à l'appui de l'efficacité du dispositif, il ne répond pas à la critique sur l'insuffisance du nombre de tests pratiqués : seulement 229 000 prélèvements au cours des sept premiers mois de l'année, soit, rapportée à la population bovine, moins de la moitié de l'effort de surveillance dans notre pays.

L'Union européenne aide autant que possible les pays adhérents à améliorer la surveillance des EST, notamment en co-finançant les tests via les programmes PHARE. Si, malgré cela, des doutes subsistent au jour de l'élargissement, il conviendra de mettre en oeuvre la clause de sauvegarde prévue dans le règlement communautaire de 2002 sur les principes généraux en matière de législation alimentaire. Cette clause de sauvegarde ne concerne pas que les EST : elle peut être invoquée pour toutes denrées alimentaires ou aliments pour animaux présentant un risque sérieux pour la santé publique. Cette clause permet notamment de suspendre la mise sur le marché ou l'utilisation des produits en question, mais aussi « toute autre mesure conservatoire appropriée ».

Par ailleurs, l'article 38 du traité d'adhésion contient une clause de sauvegarde supplémentaire applicable si un État ne respecte pas ses engagements, et si ses manquements créent un risque imminent pour le fonctionnement du marché intérieur. Cet article peut être invoqué pendant les trois années suivant l'élargissement, mais les mesures prises sur cette base peuvent être appliquées aussi longtemps que l'État concerné ne se conforme pas à ses engagements. La clause de sauvegarde peut être mise en oeuvre par la Commission soit de sa propre initiative, soit à la demande d'un État membre. Elle peut aussi être invoquée avant l'adhésion pour s'appliquer dès le 1er mai 2004.

*

En définitive, il y a lieu de se montrer confiants sur la manière dont sera géré l'élargissement au regard de ses conséquences sur la sécurité sanitaire de l'alimentation humaine et animale. Sans sous-estimer les difficultés, force est de constater que le fait même que la Commission et son OAV les aient identifiées et dénoncées souligne combien celle-ci entend demeurer vigilante. Les commissaires Verheugen et Byrne, chargés respectivement de l'élargissement et de la protection des consommateurs, ne ménagent pas leurs efforts.

Au besoin, si la clause de sauvegarde n'avait toujours pas été mise en oeuvre à quelques semaines de l'élargissement, notre délégation pourrait toujours en demander la raison à la Commission et lui rappeler, s'il y avait le moindre doute quant à l'état de préparation d'un pays, qu'elle commettrait une erreur historique à ne pas recourir à un instrument que les États ont eu la sagesse de prévoir... mais nul doute que la Commission en est bien consciente.

2. L'ÉLARGISSEMENT ET LA COOPÉRATION JUDICIAIRE PÉNALE

M. Robert Badinter :

La création de l'« espace judiciaire européen » répond à une forte aspiration des citoyens. Dès 1982, j'avais proposé, en tant que ministre de la Justice, de renforcer la coopération judiciaire pénale au niveau européen, en créant notamment une Cour pénale européenne pour lutter contre certaines formes graves de criminalité transnationale, comme le terrorisme. Ce projet avait alors suscité des réticences chez certains États membres, en particulier des Pays-Bas. Il est d'ailleurs piquant de constater que ce pays est aujourd'hui le principal promoteur de l'idée d'une justice pénale européenne.

En raison de ces réticences, il a fallu attendre le traité de Maastricht pour que la coopération judiciaire pénale soit introduite dans les traités. Malgré les révisions ultérieures, cette coopération reste encore aujourd'hui largement régie par des procédures intergouvernementales, puisqu'elle continue de relever du troisième pilier. La Commission européenne (qui ne dispose pas du monopole de l'initiative), le Parlement européen (qui est simplement consulté) et la Cour de justice (dont les attributions sont limitées) occupent donc une place réduite par rapport au Conseil. Surtout, la règle de l'unanimité se traduit par l'octroi d'un droit de veto à chaque État membre, ce qui aboutit généralement à des blocages ou à des compromis a minima. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que l'ambition affichée par les chefs d'État et de gouvernement, lors du Conseil européen de Tampere d'octobre 1999, de créer un « espace de liberté, de sécurité et de justice»  n'ait pas donné lieu à des réalisations à la hauteur des attentes légitimes des citoyens.

Certes, la coopération judiciaire pénale a connu certaines avancées, en particulier après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Elle a emprunté les trois voies dessinées par le Conseil européen de Tampere, c'est-à-dire l'harmonisation du droit pénal, la reconnaissance mutuelle et la création d'organes intégrés. Elle a notamment permis d'harmoniser certaines incriminations, comme le terrorisme par exemple, d'adopter plusieurs instruments de reconnaissance mutuelle, tel que le mandat d'arrêt européen, ou de mettre en place Eurojust. Mais l'acquis véritable de l'Union en matière de coopération judiciaire pénale reste limité. Ainsi, la mise en oeuvre du mandat d'arrêt devrait coïncider avec l'élargissement, puisqu'elle devrait intervenir au début de l'année 2004. Or, à ce jour, seuls trois États membres sur quinze ont transposé cet instrument dans leur droit interne.

Dans ce contexte, la perspective du prochain élargissement prend une dimension particulière. Les enjeux soulevés par le prochain élargissement en matière de justice pénale peuvent, en effet, se résumer aux trois questions suivantes :

- quelles seront les conséquences du prochain élargissement pour la lutte contre la criminalité ?

- le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires pénales pourra-t-il résister à l'élargissement ?

- comment la dynamique de l'espace judiciaire européen, qui est déjà difficile à quinze, pourra être maintenue dans une Europe à vingt-cinq ?

a) Le prochain élargissement représente un défi sans précédent sur le plan judiciaire.

Il se distingue, en effet, fortement des élargissements précédents, tant par le nombre que par la caractéristique des pays concernés. Ce constat vaut surtout pour les questions de justice, qui ont été appréhendées de trois manières différentes dans les négociations d'adhésion.

Tout d'abord, la justice a constitué un élément essentiel des critères politiques de l'adhésion, définis par le Conseil européen de Copenhague de 1993. D'après ces critères, le respect de l'État de droit et des droits de l'homme, l'indépendance du système judiciaire ainsi que la lutte contre la corruption constituent des conditions sine qua non de l'adhésion à l'Union. Avant d'être un marché, l'Europe se fonde d'abord sur des valeurs communes, comme la primauté du droit et le respect des droits des individus, qui rendent nécessaires l'existence d'un système judiciaire à la fois indépendant et efficace. Or, les pays candidats issus de l'ancien bloc soviétique se sont trouvés dans une situation sans équivalent, car ces pays ont dû repartir presque de zéro, après 1989, pour bâtir un système judiciaire répondant à ces critères. Dans ce domaine, c'est toutefois l'action du Conseil de l'Europe qui a été déterminante. Tous les pays candidats ont, en effet, adhéré au Conseil de l'Europe et se sont soumis au contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme, ce qui s'est traduit par des adaptations majeures de leur législation nationale et de leur système judiciaire, notamment sur les pouvoirs reconnus aux procureurs.

Ensuite, au niveau de la reprise de l'acquis, les pays candidats se sont engagés à reprendre les différents instruments adoptés par les États membres en matière de coopération judiciaire. Là encore, on peut souligner l'originalité du prochain élargissement, car l'acquis de l'Union européenne en matière de coopération judiciaire est un acquis très récent qui n'existait pas lors des élargissements précédents. Il a donc fallu définir, pour la première fois, un acquis dans ce domaine et trouver des formules particulières pour tenir compte de son caractère intergouvernemental. Cependant, la coopération judiciaire pénale ne semble pas avoir occupé une place centrale dans les négociations d'adhésion. Il est vrai que le non respect par les États membres des engagements qu'ils se sont eux-mêmes fixés, à l'image des nombreux instruments pas encore ratifiés ou transposés, n'a pas été de nature à renforcer la position de l'Union dans la conduite des négociations.

À l'inverse, la capacité judiciaire des pays candidats à contrôler l'application de l'acquis communautaire dans tous les domaines a occupé une place importante dans les négociations d'adhésion. Cette question représente, en effet, un enjeu majeur, car il reviendra, en définitive, aux juges de ces pays de s'assurer que l'acquis communautaire est correctement appliqué. Au total, on peut saluer les efforts et les progrès considérables accomplis par les pays candidats dans leurs préparatifs à l'adhésion. Cependant, la Commission européenne relève encore de graves lacunes dans ses derniers rapports réguliers, notamment en matière de lutte contre la corruption, de durée excessive des procédures, de rémunération et de conditions de travail des magistrats, de conditions de détention ou à cause de l'absence d'un régime pénal spécifique pour les mineurs.

Si, de l'avis des observateurs (1(*)), ces pays ne seront pas en mesure de répondre, au 1er mai 2004, à toutes les conditions requises pour l'adhésion en matière de « justice et d'affaires intérieures », il n'en demeure pas moins que l'aspiration légitime des pays candidats à rejoindre l'Union répond également à l'intérêt des États membres. En effet, contrairement à une idée reçue, l'adhésion des pays candidats représentera un progrès du point de vue de la lutte contre la criminalité, car ces pays seront amenés à coopérer davantage avec les États membres. Ils devront participer aux instruments de l'Union et ils seront associés aux organes de coopération, tels que Europol et Eurojust. Cela devrait notamment permettre de renforcer la lutte contre la criminalité organisée ou le trafic des femmes et des enfants, dont les pays candidats sont souvent les premières victimes. À l'inverse, une mise à l'écart durable de ces pays aurait des conséquences très graves, car elle ne pourrait que favoriser le développement de l'immigration clandestine ou de la criminalité. Néanmoins, il serait naïf de croire que l'élargissement ne comporte pas de risques en matière de coopération judiciaire pénale. Mais ce risque tient moins aux pays candidats eux-mêmes qu'à la solidité des mécanismes de l'Union dans ce domaine.

b) La reconnaissance mutuelle pourra-t-elle résister à l'élargissement ?

Le principe de la reconnaissance mutuelle, dégagé par la Cour de justice à propos de la réalisation du marché intérieur, a été consacré comme « la pierre angulaire » de la coopération judiciaire, tant civile que pénale, par le Conseil européen de Tampere. Selon ce principe, les décisions de justice devraient être reconnues et exécutées dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, sans aucune forme de contrôle ou procédure particulière. Si la reconnaissance mutuelle est plus simple à réaliser que l'harmonisation, elle requiert, cependant, une forte confiance réciproque entre les États membres. Or, cette confiance mutuelle, qui est déjà difficile à quinze, sera-t-elle possible à vingt-cinq ?

Le mandat d'arrêt européen
, qui a constitué l'une des premières applications concrètes du principe de la reconnaissance mutuelle dans le domaine pénal, permet d'en mesurer les enjeux. Il doit, en effet, remplacer l'actuelle procédure d'extradition au sein de l'Union par une simple procédure de remise des personnes poursuivies ou condamnées à un autre État membre. Et cette procédure, entièrement juridictionnalisée, s'appliquera y compris à l'égard des nationaux. Le juge national ne pourra exercer qu'un simple contrôle formel et la remise de la personne sera encadrée dans des délais stricts, inférieurs à quatre-vingt-dix jours.

Craignant des difficultés, la Commission européenne a proposé avec succès l'introduction d'une clause de sauvegarde spécifique à la reconnaissance mutuelle dans le traité d'adhésion (article 39). Cette clause permet à la Commission européenne de suspendre temporairement l'application de la reconnaissance mutuelle « si de graves manquements ou un risque imminent de graves manquements sont constatés dans un nouvel État membre ».

Ce dispositif est-il suffisant pour dissiper toutes les inquiétudes ? Tout d'abord, on peut s'interroger sur la nature de la sanction envisagée, car il est pour le moins paradoxal de suspendre la coopération judiciaire avec un État au risque de pénaliser également les autres États membres. Ensuite, ce dispositif peut, en réalité, être comparé à l'arme atomique. S'il peut exercer un effet de dissuasion, son utilisation reste au mieux improbable, au pire impraticable. Enfin, ce mécanisme est limité dans le temps, car il ne pourra jouer que pendant trois ans après l'adhésion. Certains conventionnels ont, d'ailleurs, proposé d'inscrire cette clause dans le projet de traité constitutionnel, afin de lui octroyer un caractère permanent, mais cela n'a pas été retenu dans le texte final.

Face à cette situation, plusieurs pistes de réflexion sont envisageables pour assurer la viabilité des mécanismes de reconnaissance mutuelle en matière pénale dans l'Union élargie.

La première consiste à établir des garanties minimales de procédure pénale. C'est notamment la piste de réflexion privilégiée par la Commission européenne dans son Livre vert sur les garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l'Union européenne. Le Livre vert contient plusieurs suggestions, comme par exemple, le droit à l'assistance juridique et à l'aide juridictionnelle, l'accès à l'interprétation, l'information des personnes mises en cause ou la protection des personnes vulnérables. Il devrait être suivi prochainement par une proposition législative de la Commission. Celle-ci envisage également le dépôt d'une proposition sur la détention provisoire et un Livre vert sur les prisons. L'harmonisation de la procédure pénale est cependant un travail de longue haleine, étant donné la profonde disparité des procédures pénales entre les États membres. Or, l'élargissement interviendra au 1er mai 2004.

Une autre piste de réflexion repose sur le développement de la formation des magistrats et des échanges entre les juges. La méfiance étant souvent produite par l'ignorance, il paraît nécessaire d'établir des liens étroits entre les juges des États membres et des pays candidats afin de favoriser progressivement l'émergence d'une culture judiciaire commune. C'est dans cette optique que se situent l'échange de magistrats de liaison, les jumelages institutionnels dans le cadre du programme PHARE ou les initiatives telle que ARPEJE. La Convention sur l'avenir de l'Europe a, d'ailleurs, donné une compétence à l'Union en matière de formation des magistrats et le Parlement européen envisage d'inscrire au budget de la Communauté pour 2004 un crédit de sept millions d'euros destiné à développer le réseau des écoles de formation des magistrats et à établir un programme analogue à celui d'Erasmus pour les juges.

Une troisième piste d'avenir, complémentaire de la précédente, serait d'établir un mécanisme d'évaluation mutuelle de la qualité de la justice au sein de l'Union européenne. Il existe déjà plusieurs dispositifs d'évaluation mutuelle en matière de justice et d'affaires intérieures, comme par exemple la Commission permanente d'évaluation et d'application de Schengen ou le groupe du Conseil « évaluation collective ». Le projet de traité constitutionnel contient, d'ailleurs, un article sur l'évaluation mutuelle et il prévoit que les parlements nationaux doivent être informés des résultats de cette évaluation.

c) La dynamique de la construction de l'espace judiciaire européen pourra-t-elle être maintenue dans l'Europe élargie ?

Les effets du prochain élargissement se font d'ores et déjà sentir sur la coopération judiciaire pénale, qui connaît aujourd'hui un net ralentissement. Afin de permettre à l'Europe de progresser en matière de justice et de sécurité à vingt-cinq ou trente États membres, la Convention sur l'avenir de l'Europe a proposé de supprimer le « troisième pilier » et de recourir dans l'ensemble du domaine de la justice et des affaires intérieures à la méthode communautaire, avec vote à la majorité qualifiée au Conseil et codécision du Parlement européen. Mais le passage de l'unanimité à la majorité qualifiée est aujourd'hui remis en cause au sein de la Conférence intergouvernementale, par un certain nombre de pays membres, comme le Royaume-Uni et l'Irlande, et même par certains pays candidats. Or, je suis convaincu que la règle de l'unanimité ne pourrait conduire qu'à la paralysie dans l'Europe élargie. C'est la raison pour laquelle, je considère qu'il est souhaitable que le Gouvernement défende les avancées contenues dans le projet de traité constitutionnel.

Le texte élaboré par la Convention comporte néanmoins ses limites. Ainsi, je regrette que la transformation d'Eurojust en Parquet européen nécessite une décision à l'unanimité. Quant à Eurojust, dont les compétences seraient renforcées, pourra-t-il réellement continuer à fonctionner comme un collège à vingt-cinq ou trente participants ?

Je crois aussi que les coopérations renforcées seront inévitables dans l'Europe élargie, si nous voulons continuer à progresser en matière de justice et de sécurité. Or, paradoxalement, le projet de Constitution marque un recul, sur ce point, par rapport au traité de Nice, puisqu'il rend plus difficile le recours aux coopérations renforcées. Il y a là une lacune qui devrait retenir l'attention de la CIG.

Enfin, je considère que, à l'avenir, la création d'une chambre pénale au sein de la Cour de Justice, voire d'une Cour pénale européenne ad hoc, sera indispensable. La Cour de Justice de Luxembourg, dont le rôle se limite aujourd'hui essentiellement au domaine économique, verra ses compétences considérablement renforcées en matière pénale avec la future Constitution européenne. Non seulement elle exercera à l'avenir un contrôle plein et entier sur les instruments de l'Union relatifs à la coopération judiciaire pénale, mais elle sera surtout compétente pour contrôler le respect de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui disposera d'une valeur contraignante. La Cour de Justice de Luxembourg sera donc amenée à exercer un contrôle en matière de protection des droits de l'homme à l'image de la Cour européenne de Strasbourg, en particulier dans le domaine pénal. Si cette dualité risque d'entraîner des conflits de jurisprudence, il n'en demeure pas moins qu'elle ouvre des perspectives nouvelles pour la réalisation d'un « espace de liberté, de sécurité et de justice », fondé sur la protection des droits fondamentaux.

A terme, je pense aussi que nous n'échapperons pas à la nécessité de mettre en place un système intégré de justice pénale au niveau européen, sur le modèle fédéral, pour répondre aux défis soulevés par la criminalité organisée transnationale. Bien entendu, l'idéal serait de parvenir à cet objectif à vingt-cinq. Mais si certains États membres, actuels ou futurs, restent réticents à ce projet, pourquoi ne pas envisager alors de recourir au mécanisme des coopérations renforcées, pour créer une avant-garde en matière de justice pénale, à l'intérieur du cadre institutionnel autant que possible, sinon en dehors ? A cet égard, l'expérience de la création de la Cour pénale internationale pourrait être une source d'inspiration pour l'Union européenne.

M. Hubert Haenel :

Votre communication porte sur un sujet essentiel à mes yeux.

Les dix pays adhérents à l'Union ne paraissent pas encore en mesure de satisfaire à toutes les exigences requises pour l'adhésion dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. Dans ce volet, c'est moins la reprise de l'acquis de l'Union qui semble poser problème, que la capacité administrative et judiciaire de ces États à appliquer cet acquis.

Je pense aussi que vous avez eu raison de traiter ce sujet à la lumière des propositions formulées par la Convention. Je partage votre avis sur les limites du projet de traité constitutionnel dans ce domaine. Au sein du groupe de travail de la Convention chargé de ces questions, puis en séance plénière, nous étions un certain nombre de conventionnels à appeler de nos voeux de plus grandes avancées pour réaliser l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Nous avions notamment contesté la contrainte de l'unanimité pour transformer Eurojust en un véritable Parquet européen collégial. Les réticences de certains États membres n'ont cependant pas permis de réaliser des avancées qui soient à la hauteur de nos ambitions. Ces mêmes États remettent en cause aujourd'hui les progrès contenus dans le projet de traité constitutionnel au sein de la Conférence intergouvernementale, comme le passage de l'unanimité à la majorité qualifiée au Conseil.

Dans ce contexte, je crois que les coopérations renforcées seront inévitables si nous voulons continuer à progresser sur les questions de justice et de sécurité dans l'Union élargie. Mais, curieusement, le projet élaboré par la Convention constitue, sur ce point, un recul par rapport au traité de Nice puisqu'il rend plus difficile le recours à ce mécanisme, en octroyant un droit de veto à la Commission et au Parlement européen. Je pense donc que notre Gouvernement devrait prendre des initiatives, tant pour conserver la souplesse de ce mécanisme, que pour démontrer son efficacité.

Enfin, je voudrais apporter un témoignage sur la coopération menée par la France en matière judiciaire avec les pays candidats. Lorsque je me suis rendu, l'année dernière, en République tchèque, j'ai pu en effet constater l'influence de notre pays dans la réforme judiciaire entreprise par les autorités tchèques. Notre implication, qui se manifeste notamment par la présence d'un magistrat de liaison au sein du ministère tchèque de la justice et par la participation de notre École nationale de la Magistrature à un jumelage institutionnel, a été saluée par l'ensemble de mes interlocuteurs. J'ai pu notamment m'entretenir sur ce sujet avec l'ancien ministre de la justice qui occupe actuellement la fonction de médiateur, plusieurs membres du Gouvernement et notre Ambassadeur à Prague. Et, toutes ces personnalités ont souligné l'intérêt de la coopération étroite entre la France et la République tchèque en matière judiciaire.

3. L'ÉLARGISSEMENT ET LA ZONE EURO

M. Xavier de Villepin :

L'entrée dans l'Union européenne de dix nouveaux États membres d'Europe centrale marque une étape décisive de la convergence des anciens pays communistes avec les économies de marché de l'Europe de l'Ouest. Même si cette convergence est loin d'être totale et si l'écart des niveaux de vie reste important, les progrès accomplis par ces pays en une décennie sont impressionnants : réorientation vers l'Union européenne de leur commerce extérieur autrefois essentiellement réalisé vers l'Union soviétique et les pays du COMECON, restructuration et assainissement des industries de base non concurrentielles, réalisation d'importants programmes de privatisations, réformes du marché du travail, de la protection sociale et des administrations publiques.

Membres à part entière de l'Union européenne au 1er mai 2004, ces nouveaux pays vont avoir la possibilité d'adopter l'euro pour remplacer leur monnaie nationale. Les bénéfices qu'ils peuvent en attendre seront d'autant plus importants que le montant de leurs échanges commerciaux avec la zone euro seront élevés et que la taille de leur pays sera faible par rapport à la zone euro. Ils peuvent également attendre de leur participation à l'euro un gain de crédibilité au regard des investisseurs extérieurs et un allègement de leur dette publique, qui, du reste, est peu élevée.

Mais plusieurs questions se posent à propos des relations de ces nouveaux États membres avec la zone euro. A quelle date pourront-ils rejoindre l'euro ? Quelles seront les conséquences de leur adhésion sur la monnaie unique, notamment au regard du fonctionnement du Conseil des ministres de l'économie et des finances et de la Banque centrale européenne ? Quels seraient les avantages et les inconvénients d'une entrée rapide de ces économies dans l'euro ? Ne risquerait-elle pas de porter atteinte à la cohérence interne de la zone euro et d'accroître les tensions qu'on y observe depuis 1999 ?

Certaines de ces questions ne peuvent recevoir une réponse simple. C'est la raison pour laquelle je me propose de poursuivre cet examen et de vous présenter ultérieurement un rapport d'information sur l'ensemble des problèmes posés par l'adhésion des nouveaux États membres à l'Union économique et monétaire (UEM). Mais, d'ores et déjà, il me semble utile de vous faire part de quelques remarques concernant leurs perspectives d'adhésion à l'euro, le fonctionnement de l'Eurogroupe et la réforme de la Banque centrale européenne.

1. Les nouveaux États membres peuvent-ils et doivent-ils adhérer à l'euro ? Dans l'affirmative, quelle est la date optimale pour leur adhésion ?

L'article 4 du projet de traité d'adhésion indique que « chacun des nouveaux États membres participe à l'Union économique et monétaire à compter de la date d'adhésion en tant qu'État membre faisant l'objet d'une dérogation au sens de l'article 122 du traité CE ». Ces pays ont en conséquence vocation à rejoindre la zone euro et ne seront donc pas dans la même situation que le Royaume-Uni ou le Danemark, dont le passage à la troisième phase de l'Union économique et monétaire est régi par des dispositions particulières figurant dans deux protocoles spécifiques et qui, de ce fait, bénéficient d'une clause d'exemption (« opting out »). Les nouveaux adhérents seront en revanche dans une situation semblable à celle de la Suède, qui est aujourd'hui le seul « État membre faisant l'objet d'une dérogation » au sens de l'article 122.

L'article 122 du traité CE définit la procédure qui met fin aux dérogations. Cette procédure repose sur les rapports faits au Conseil par la Banque centrale européenne (BCE)  et par la Commission sur les progrès faits par les États dans l'accomplissement de leurs obligations pour la réalisation de l'Union économique et monétaire. Ces rapports examinent notamment si la législation nationale de chaque État membre, y compris les statuts de la banque centrale nationale, sont compatibles avec les statuts du système européen de banques centrales (SEBC).

Les rapports examinent également si un degré élevé de convergence durable a été réalisé, notamment par le respect des critères de stabilité des prix, de situation des finances publiques, du respect pendant deux ans au moins des marges normales de fluctuation prévues par le mécanisme de change monétaire européen, enfin du caractère durable de la convergence atteinte par l'État membre et de sa participation au mécanisme de change du système monétaire européen qui se reflète dans le niveau de ses taux d'intérêt à long terme.

Après consultation du Parlement européen et discussion au sein du Conseil européen, c'est le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, qui décide de mettre fin à des dérogations.

Par conséquent, selon cette procédure, l'adhésion des nouveaux États membres à l'euro dépendra d'une décision à la majorité du Conseil et elle ne pourra intervenir, au plus tôt, qu'au 1er mai 2006, c'est-à-dire deux années après leur entrée dans le mécanisme de change européen. D'ailleurs, si la Hongrie envisage une entrée dans le mécanisme de change dès son accession à l'Union européenne au 1er mai 2004, elle ne prévoit d'adopter l'euro qu'au 1er janvier 2008. La Lettonie, l'Estonie et Chypre indiquent une entrée dans le mécanisme de change au 1er janvier 2005 et l'adoption de l'euro au 1er janvier 2007. La Lituanie, la Pologne, Malte, et la République Tchèque souhaitent ne pas rester plus de deux ans dans le mécanisme de change européen ; c'est la raison pour laquelle ils indiquent qu'ils ne rejoindront le mécanisme de change que lorsque les conditions macro économiques seront réunies pour fixer, à l'horizon de deux ans, leur date d'entrée dans l'euro.

D'une façon générale, il existe un consensus quasi général parmi les économistes pour estimer qu'une adhésion trop rapide de ces pays à l'euro serait préjudiciable au développement de leurs économies. En effet, pour des pays en cours de convergence, l'inflation qui résulte de l'évolution interne des salaires, tirés à la hausse par les industries en relation avec les marchés internationaux, est plus élevée que celle des économies développées. Dans ces conditions, la recherche d'un taux d'inflation trop bas risque de freiner leur rythme de croissance et d'imposer des ajustements difficiles sur leurs marchés du travail aux dépens d'un ajustement par le taux de change.

En outre, le respect des critères budgétaires du traité de Maastricht, alors que la plupart de ces pays ont des déficits largement supérieurs au ratio de 3 % du PIB, conduirait ces nouveaux États membres à restreindre le montant de leurs investissements structurants (réseaux de transport, énergie, télécommunications) ; or ces investissements, qui pèseront sur le solde budgétaire de leurs administrations, seront encore indispensables pendant de longues années pour rattraper les retards pris par le système d'économie administrée des anciens États communistes. C'est finalement plus le rythme de leur convergence réelle que celui de leur convergence nominale qui doit déterminer le calendrier de leur adhésion à l'Union économique et monétaire.

2. Le fonctionnement du Conseil des ministres de l'économie et de finances ne risque-t-il pas d'être perturbé par l'arrivée des nouveaux États membres ?

Si la perspective d'entrée dans l'euro de ces nouveaux États membres est donc assez lointaine, en revanche leur participation au Conseil des ministres de l'économie et des finances de l'UE sera immédiate, dès le 1er mai 2004. A ce titre ils participeront pleinement aux débats et aux décisions du Conseil Ecofin même si, comme c'est déjà le cas pour le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède, ils ne prennent pas part aux votes pour un certain nombre de décisions, et notamment pour celles relatives à la mise en demeure et aux sanctions dans le cas de la procédure de déficit public excessif.

Mais un changement important va se produire : actuellement les membres de l'euro sont majoritaires à l'Ecofin (12 sur 15) ; après l'adhésion des dix nouveaux États membres, les pays ayant adopté l'euro seront minoritaires au Conseil (12 sur 25). Garderont-ils la possibilité, comme aujourd'hui, de faire prévaloir leurs préoccupations de membres de la zone euro dans les discussions du Conseil Ecofin, notamment pour la coordination des politiques économiques ? Dès lors qu'ils ne pourront pas prendre de décisions autonomes, mais qu'ils devront toujours passer par le Conseil Ecofin, pourront-ils faire adopter les décisions les mieux adaptées à la zone euro ? On comprend là pourquoi il est extrêmement important que le futur traité constitutionnel reconnaisse une autonomie à l'Eurogroupe.

3. Comment la Banque centrale envisage-t-elle de réformer son fonctionnement pour prendre en compte les dix nouveaux États membres ?

C'est d'ailleurs pour éviter ce genre de difficultés que la Banque centrale européenne a procédé à une réforme du fonctionnement du Conseil des gouverneurs. Le Conseil européen a ainsi validé, le 21 mars 2003, une recommandation de décision qui lui avait été faite par la Banque centrale européenne le 3 février 2003. Cette réforme, qui a reçu un avis très critique de la Commission européenne et un avis négatif du Parlement européen, entrera en vigueur lorsqu'elle aura été ratifiée par les États membres.

Le Conseil des gouverneurs se compose actuellement des six membres du directoire et de l'ensemble des gouverneurs des banques centrales nationales. Avec un Conseil composé d'une trentaine de membres, la BCE a en effet estimé que le mécanisme de décision de la politique monétaire fondé sur le principe d'une voix par membre pourrait se révéler inadapté. La réforme ne remet pas en question le droit de vote des membres du directoire et ne concerne que les modalités de vote des gouverneurs des banques centrales nationales.

La réforme retenue repose sur un système de rotation des gouverneurs disposant d'un droit de vote ; pour ce faire, les gouverneurs sont répartis en groupes de tailles différentes qui disposent chacun d'un nombre spécifique de droits de vote. La répartition des gouverneurs dans les groupes dépend du classement de leur pays en fonction d'un indicateur qui prend en compte, pour chaque État, le produit intérieur brut par rapport au PIB total de la zone euro et la taille du secteur financier, une pondération de 5/6ème étant affectée au PIB et une pondération de 1/6ème étant affectée à la taille du secteur financier.

Sans entrer dans le détail d'un mécanisme particulièrement complexe, il ressort qu'avec vingt-cinq États membres, les gouverneurs seront répartis en trois groupes, celui des plus grandes économies, celui des économies moyennes et celui des plus petites économies. Le premier groupe serait composé de cinq membres et disposerait de quatre droits de vote, le second serait composé de la moitié du nombre total de gouverneurs, arrondi au nombre entier supérieur (soit treize), le troisième groupe serait composé de tous les gouverneurs restant soit sept, disposant de trois droits de vote. La rotation des gouverneurs dépendra de la durée pendant laquelle chacun d'entre eux n'exercera pas de droit de vote, cette durée étant la même pour tous les participants d'un même groupe, mais cette durée pouvant aussi être différente dans les différents groupes.

La complexité du mécanisme résulte en réalité de l'obligation de permettre à tous les gouverneurs de participer aux séances du Conseil, d'assurer la représentativité des gouverneurs exerçant un droit de vote, de maintenir le principe de l'égalité de voix des membres exerçant un droit de vote, de tenir compte de la pondération économique observée au sein de la zone euro et d'éviter que le droit de vote ne soit exercé de façon collective, tout en conservant une efficacité au dispositif quel que soit le nombre d'États membres à venir.

*

En définitive, l'adhésion des dix nouveaux pays candidats, naturellement souhaitable pour l'Europe et également, à terme, pour l'euro - ainsi conforté comme la monnaie continentale d'une vaste zone économique intégrée - soulève encore de nombreuses questions, institutionnelles et économiques. Il n'est toutefois pas trop tard pour les aborder alors que l'adhésion des pays d'Europe centrale à l'euro n'est pas encore à l'ordre du jour. Éluder ces questions pourrait en revanche avoir des conséquences sérieuses pour l'avenir de la monnaie unique et pour les économies des pays de la zone euro.

M. Jacques Bellanger :

Le fait d'exclure les investissements structurants des soldes budgétaires pour la définition des déficits excessifs ne pourrait-il pas faciliter l'adhésion des nouveaux États membres à l'euro ?

M. Xavier de Villepin :

Le délai de deux ans de participation au mécanisme de change européen est un délai incompressible : c'est un mécanisme de probation qui ne pourra être raccourci. S'il est certain que le fait d'exclure les dépenses d'investissements des soldes budgétaires pourrait ensuite faciliter l'adhésion des nouveaux États membres à l'euro, en revanche il ne faut pas sous-estimer le choc que va représenter, pour ces pays, la confrontation avec des économies développées dans un climat de compétition économique internationale exacerbée. La période de transition est aussi, pour eux, une protection.

M. Jean-Paul Émin :

Pour la pondération des critères de répartition des gouverneurs des banques centrales au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, j'aimerais connaître comment est estimé le poids du secteur financier dans chaque pays.

M. Xavier de Villepin :

Ce poids correspond à la part des institutions financières monétaires (IFM) de chaque pays dans le bilan agrégé total des institutions financières monétaires des États membres qui ont adopté l'euro.

4. L'ÉLARGISSEMENT ET LA LIBERTÉ DE CIRCULATION DES TRAVAILLEURS

M. Robert Del Picchia :

La liberté de circulation des personnes est un des acquis les plus importants de la construction européenne, gravé dans le marbre des traités. Aussi les ressortissants des dix nouveaux États membres devraient-ils en bénéficier dès l'élargissement. Tel sera en effet le cas pour certains aspects de cette liberté, à savoir le droit de voyager et celui de résider dans n'importe quel pays de l'Union. Ces droits, rappelons-le, concernent tout citoyen de l'Union, que son pays ait ou non adhéré aux accords de Schengen.

Une période transitoire a en revanche été prévue par l'acte d'adhésion pour un autre aspect essentiel de la libre circulation des personnes : la libre circulation des travailleurs. Aux termes de l'article 39 du traité sur la Communauté européenne, celle-ci « implique l'abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. Elle comporte le droit, sous réserve des limitations justifiées pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (...) ;

- de séjourner dans un des États membres afin d'y exercer un emploi (...) ;

- de demeurer (...) sur le territoire d'un État membre, après y avoir occupé un emploi
 ».

Cet aspect de la libre circulation des personnes, nous l'avons tous constaté, suscite parfois de sérieuses inquiétudes au sein des populations des actuels États membres. Il nous appartient d'y répondre en prenant la mesure des risques (réels ou supposés) et en mettant en avant les solutions destinées à en prévenir la réalisation.

1. La libre circulation des salariés des nouveaux États membres présente des avantages certains et des risques qui, eux, doivent être relativisés.

Avant de parler des risques, il convient de rappeler que l'extension de la libre circulation des travailleurs aux ressortissants des futurs États membres doit s'apprécier dans le contexte démographique d'une Europe à la population vieillissante et sous la menace d'une pénurie de main d'oeuvre, tout au moins dans certains secteurs. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la France pourrait probablement tirer avantage de l'arrivée d'infirmières polonaises qui ne demandent qu'à exercer dans notre pays.

Il y aurait en outre lieu de s'interroger, au regard de l'expérience de l'ALENA (accord de libre-échange nord-américain), sur les conséquences qui pourraient résulter de l'existence d'une main d'oeuvre meilleur marché à l'est de l'Europe qui ne pourrait venir travailler à l'ouest : rappelons en effet que, faute de pouvoir faire venir des travailleurs mexicains (la libre circulation des personnes n'existe pas au sein de la zone ALENA), de nombreuses sociétés américaines se sont installées au sud du Rio Grande. La libre circulation des salariés apparaît ainsi comme un instrument utile dans le souci qui est le nôtre de lutter contre les délocalisations.

À côté de ses avantages, qu'il ne faut pas sous-estimer, la libre circulation des travailleurs des nouveaux États membres suscite des craintes qui, elles, doivent être relativisées.

La première de ces inquiétudes, celle qui est le plus souvent exprimée, porte sur la possibilité d'une immigration massive, les salariés originaires des nouveaux États étant attirés par des revenus largement supérieurs à ceux qui leur sont proposés dans leurs pays respectifs. Actuellement, les salaires à Bratislava sont cinq à six fois moins élevés qu'à Vienne.

L'évaluation de ce risque n'est pas aisée, car nous ne pouvons pas vraiment tirer de conclusions de ce qui s'est passé lors des élargissements antérieurs. Celui que nous nous apprêtons à réaliser est sans précédent. Non pas, contrairement à ce que l'on entend parfois, par son ampleur : la population de l'Union n'augmentera « que » - si l'on peut dire - de 20%, soit proportionnellement beaucoup moins que lors de l'adhésion du Royaume-Uni, de l'Irlande et du Danemark. Ce sont les données économiques qui font toute l'originalité de l'élargissement de 2004. D'une part, le PIB par habitant au sein des futurs États membres n'est que de 40 % de la moyenne des quinze membres actuels ; jamais l'Europe n'a dû faire face à une telle différence, même lors de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, dont le PIB par habitant correspondait à environ 70 % de la moyenne communautaire. D'autre part, on a parfois tendance à l'oublier, les Dix viennent juste d'achever leur transition d'une économie planifiée vers une économie de marché ; cela leur a demandé d'importants efforts auxquels se sont ajoutés ceux qu'ils ont dû consentir pour intégrer dans leur législation l'acquis communautaire en une période relativement courte. Dans ces conditions, beaucoup de leurs salariés pourraient voir un nouvel eldorado dans le marché du travail des actuels États membres.

Pour autant, plusieurs données invitent à penser que les flux d'immigration en provenance des nouveaux États membres devraient être limités. On peut ainsi constater que, bien qu'elles bénéficient déjà du droit de voyager sans visa au sein de l'UE, seulement 850 000 personnes originaires des Dix, soit 0,2 % de leur population, résident (et pour la plupart travaillent) sur le territoire de l'actuelle Union européenne. Les deux tiers de ces personnes ont d'ailleurs choisi l'Allemagne et 14 % l'Autriche, ce qui fait que les treize autres États membres n'en accueillent que 20% ; cette préférence des futurs citoyens de l'Union pour des pays proches de leurs pays d'origine conduit à penser que les autres États, dont le nôtre, ne recevront demain qu'une très faible partie des candidats à l'expatriation. Au surplus, le nombre total de ces candidats devrait être limité si l'on en croit les intentions des intéressés : selon le Consortium européen pour l'intégration, seulement 335 000 personnes (soit moins de 0,1 % de la population des Quinze) souhaiteraient s'installer sur le territoire de l'actuelle Union dès l'élargissement réalisé.

Une seconde inquiétude, étroitement liée à la première, porte sur le risque d'une fragilisation de la situation des salariés les moins qualifiés dans les actuels États membres. Le fait est qu'une part importante des travailleurs issus d'un État adhérent qui exercent dans un État membre occupent des postes qui ne correspondent pas vraiment à leur qualification. Surdiplômés (ou « surexpérimentés »), ces travailleurs peuvent parfois être de redoutables concurrents pour ceux qui postulent aux mêmes postes sans avoir leur formation ou leur expérience. Plus généralement, la loi de l'offre et de la demande conduirait à anticiper des conséquences dommageables sur le niveau de rémunération des salariés les moins qualifiés. Cette inquiétude suppose cependant que l'afflux de main-d'oeuvre en provenance des nouveaux États membres soit suffisamment important pour peser sur le marché du travail. Or, comme nous venons de le voir, cette hypothèse reste peu probable.

Par ailleurs, qu'elles portent sur le risque d'une immigration massive ou sur celui d'une fragilisation des salariés des actuels États membres, ces inquiétudes ne concernent que le court ou le moyen terme puisque l'adhésion devrait peu à peu conduire les nouveaux États à se rapprocher des Quinze en termes de PIB par habitant. Toutes choses égales par ailleurs, l'attractivité de ces derniers se réduira donc progressivement. Dans ces conditions, une période transitoire dont la mise en oeuvre s'effectuerait de manière souple constituerait la meilleure des réponses aux craintes que nous venons d'évoquer.

2. L'instauration d'un dispositif transitoire et souple pour les salariés ressortissants des nouveaux États membres permettra à la fois de prévenir la réalisation des éventuels risques et de tirer profit des chances qu'offre la libre circulation des travailleurs.

Les chefs d'État et de gouvernement ont prévu une période de transition
, comme cela avait été le cas pour de précédents élargissement (Grèce, puis Espagne et Portugal). Elle résulte d'une demande de l'Allemagne, pays le plus concerné par l'ouverture du marché du travail des Quinze aux ressortissants des dix nouveaux États, appuyée par l'Autriche et la France et relayée par la Commission européenne. Celle-ci a déposé, 11 avril 2001, une proposition qui, acceptée par le Conseil, fut reprise dans le traité d'adhésion. Le dispositif retenu prévoit une période générale de transition de cinq ans avec une prorogation possible de deux ans. Pendant la période générale de transition de cinq ans, les États membres continuent à appliquer leurs mesures nationales en matière d'accueil des travailleurs originaires des nouveaux États membres. Les mesures sont soumises à un réexamen automatique avant l'expiration d'un délai de deux ans. Ce réexamen repose sur un rapport de la Commission au Conseil. Le Conseil, statuant à l'unanimité sur la base d'une proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, décide alors, soit de raccourcir, soit de lever la période de transition. La période générale de transition prend fin à l'issue des cinq ans. Toutefois, en cas de perturbations graves du marché de l'emploi reconnues par la Commission, les États membres pourront être éventuellement autorisés à maintenir leurs mesures nationales pendant une nouvelle période maximale de deux ans, soit une période totale de sept ans (deux ans + trois ans + deux ans).

Mais, au-delà de l'existence même de cette période transitoire, il est fondamental de noter que les chefs d'État et de gouvernement ont souhaité un dispositif souple, permettant de conserver les avantages de la libre circulation des salariés tout en se préservant de ses éventuels effets négatifs - qui, bien que limités, ne peuvent être exclus a priori.

Tout d'abord, ce dispositif transitoire ne s'applique qu'aux seuls travailleurs salariés
car ce n'est guère qu'à propos de ceux-ci que des craintes se sont manifestées. Il ne concerne pas les travailleurs indépendants et les travailleurs relevant de la libre prestation de services ; il ne concerne pas non plus les étudiants ou les chercheurs, dont l'installation dans un pays ne peut que lui être bénéfique.

Mais, surtout, la mise en oeuvre de la période générale de transition relève avant tout de la responsabilité des États. Pendant ces cinq années, chacun d'eux aura donc les moyens de réguler le marché de l'emploi selon les besoins locaux et les circonstances. Il pourra appliquer ses propres restrictions ou décider d'aller plus loin que d'autres dans l'ouverture de son marché de l'emploi. C'est ainsi que le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas et l'Irlande ont fait part de leur intention d'appliquer, dès le 1er mai 2004, le principe de la liberté de circulation aux travailleurs provenant des États adhérents. Chaque pays pourra de même, compte tenu des besoins de son économie, prévoir des mesures d'accès à son marché du travail en faveur de certaines catégories de travailleurs, par exemple pour de jeunes diplômés, pour le bon fonctionnement d'entreprises saisonnières ou pour les travailleurs salariés de secteurs souffrant de pénurie de main-d'oeuvre, qualifiée ou non qualifiée.

Ainsi, en ce qui concerne la France, nous savons déjà que :

- les travailleurs âgés de 18 à 35 ans, en formation dans des entreprises françaises, pour une période comprise entre trois et vingt-quatre mois, ne seront pas concernés par la période transitoire dans le cadre des accords bilatéraux gérés par l'Office des Migrations internationales (OMI). La France a déjà ouvert un contingent de mille stages avec la Pologne et de 500 avec la Hongrie. Il en va de même pour les travailleurs saisonniers dans le cadre des accords bilatéraux passés par la France avec certains des pays candidats, notamment dans l'agriculture. Dans les deux cas, la situation locale de l'emploi ne pourra leur être opposée, ils bénéficieront de l'égalité de traitement avec les travailleurs français, mais ils ne pourront accéder au marché de l'emploi en France à l'issue de leur période de formation ou de travail saisonnier ;

- dans la même ligne que les mesures prises en janvier 2002 pour le recrutement d'informaticiens ou de personnel présentant un intérêt technologique et commercial par les entreprises françaises qui veulent « demeurer compétitives dans le contexte de mondialisation de l'économie », le Gouvernement n'exclut pas, à l'issue de la première période de deux ans, c'est-à-dire en 2006, d'ouvrir de nouveaux secteurs professionnels dans lesquels auront été constatées des pénuries temporaires ou structurelles de main-d'oeuvre qualifiée ou non qualifiée ;

- les professionnels de santé (infirmiers notamment) pourront bénéficier d'autorisations accordées par les directions départementales du travail s'ils sont titulaires de l'un des diplômes inscrits sur la liste des titres concernés par les directives sectorielles communautaires applicables à compter du 1er mai 2004.

M. Lucien Lanier :

Je m'interroge sur la compatibilité entre les textes que nous présente le ministre de l'Intérieur pour lutter contre l'immigration clandestine et ceux qui résultent de l'élargissement.

M. Robert Del Picchia :

Il n'y a pas de contradiction entre les mesures que nous prenons pour lutter contre l'immigration clandestine, notamment en provenance de pays extérieurs à l'Europe, et la liberté de circulation des personnes telle qu'elle est organisée par les traités dans l'Union européenne et telle qu'elle va s'appliquer à dix nouveaux pays l'année prochaine avec une période transitoire.

M. Jean-Paul Émin :

Je partage votre analyse optimiste sur la question des flux potentiels de populations en provenance des nouveaux États membres. En revanche ne risque-t-on pas de voir accentué le phénomène de délocalisations d'entreprises ? Dans quels délais peut-on espérer que ces pays auront réduit l'écart de rémunération avec notre pays ?

M. Robert Del Picchia :

Les salaires commencent déjà à augmenter en Hongrie et il me semble que le mouvement de rattrapage devrait être largement engagé à l'issue de la période transitoire de sept ans. Les délocalisations d'entreprises ont déjà largement eu lieu et elles risquent maintenant de concerner d'autres pays extérieurs à l'Union européenne, comme l'Ukraine où les salaires sont dix fois moins élevés que dans les pays qui vont nous rejoindre.


(1) Voir notamment l'ouvrage « Sécurité et justice : enjeu de la politique extérieure de l'Union européenne » édité par Gilles de Kerchove et Anne Wyenbergh, 2003.