Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

29 mars 2000


Institutions communautaires

Audition de M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des Affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen de Lisbonne


Institutions communautaires

Audition de M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des Affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen de Lisbonne

Compte rendu sommaire

M. Pierre Moscovici :

Je vous remercie de m'accueillir ici pour une nouvelle audition, en formation conjointe, de la Commission des Affaires étrangères et de la Délégation pour l'Union européenne, après celle du 21 décembre dernier au cours de laquelle je vous avais rendu compte des résultats du Conseil européen d'Helsinki.

Nous entrons à présent dans la phase de mobilisation et de préparation active de notre propre présidence qui commencera, vous le savez, le 1er juillet prochain.

C'est pourquoi notre débat d'aujourd'hui me semble très opportun : d'abord, parce qu'il intervient juste après la réunion du Conseil européen de Lisbonne des 23 et 24 mars derniers, dont je pourrai vous rendre compte, ensuite, parce qu'il me permet d'élargir mon propos aux autres grandes priorités que la présidence française s'efforcera de faire aboutir.

J'évoquerai successivement quatre points :

- d'abord, donc, les résultats du Conseil européen de Lisbonne, qui a tracé nombre d'orientations qu'il nous reviendra de mettre en oeuvre ;

- ensuite, les autres priorités que nous entendons mettre en avant pour promouvoir une Europe plus à l'écoute des citoyens ;

- par ailleurs, je ferai le point des discussions au sein de la Conférence intergouvernementale, ouverte le 14 février dernier, sur la réforme des institutions de l'Union ;

- je vous dirai, enfin, quelques mots des travaux concernant l'Europe de la sécurité et de la défense.

1. La croissance et l'emploi, à la suite du Conseil européen de Lisbonne

Comme vous le savez, le Gouvernement s'est efforcé, depuis bientôt trois ans, de mettre la croissance et l'emploi au coeur des préoccupations de l'Union. Nous avons donc soutenu très activement les efforts de la présidence portugaise dans la préparation du sommet de Lisbonne, qui s'est tenu jeudi et vendredi derniers.

Que retenir de ce sommet, notamment dans la perspective de la Présidence française de l'Union ?

Il me semble, avant tout, que Lisbonne consacre les efforts que nous avons entrepris, depuis près de trois ans, pour réorienter l'action de l'Union européenne vers la croissance et l'emploi.

Comme l'ont évoqué le Président de la République et le Premier ministre dans la conférence de presse qu'ils ont tenue à l'issue de la réunion du Conseil européen, l'objectif de reconquérir le plein emploi à l'horizon de la décennie, et la volonté de consolider en Europe une croissance annuelle de 3 % en moyenne, constituent, je cite Lionel Jospin, " un pas en avant très important, qui récompense notre persévérance ".

Lisbonne a ainsi été un sommet de mise en cohérence et d'aboutissement de tout ce qui a été engagé depuis trois ans, et qui a été marqué par des échéances majeures : Amsterdam, avec la résolution sur le pacte de stabilité et de croissance ; Luxembourg, première réunion du Conseil européen consacrée à l'emploi ; Cardiff, axée sur la réforme économique ; Cologne enfin, avec l'idée d'un Pacte européen pour l'emploi.

Lisbonne est la synthèse, donc, de tous ces efforts, mais aussi, je le dis avec force, la confirmation politique très claire que la modernisation économique en Europe est inséparable du renforcement du modèle social européen. C'est ce qu'a également souligné le Premier ministre, en rappelant que " notre modèle social est un atout dans la compétition mondiale, parce que la première richesse de notre continent, ce sont les femmes et les hommes qui y vivent, qui y travaillent, qui y étudient ".

L'entrée de l'Europe dans la société de l'information se fonde ainsi sur une volonté politique, celle de mobiliser les ressources humaines, en ne laissant personne sur le bord du chemin.

Mais Lisbonne, c'est aussi l'adoption de propositions très concrètes, visant précisément à concilier modernisation économique et cohésion sociale, et qui auront, pour beaucoup d'entre elles, des incidences surle contenu de notre propre présidence de l'Union. J'en rappelle quelques-unes :

- d'abord, bien sûr, l'accès de tous à la société de l'information pour, comme l'a rappelé le Président de la République, " installer Internet dans la vie des Européens, et, pour cela, abaisser son coût d'accès et connecter toutes nos écoles d'ici 2001 " ; il s'agit aussi d'aider les initiatives innovantes, au travers notamment d'un soutien de la BEI au capital-risque et à la création de nouvelles entreprises ; la France a également fait adopter l'idée, à laquelle elle tenait, d'un tableau de bord européen de l'innovation ;

- Lisbonne, c'est aussi le lancement d'un espace européen de la recherche et de la connaissance : le Conseil européen a retenu notre idée de définir, d'ici fin 2000 -ce sera donc l'un des chantiers majeurs de notre présidence- les moyens permettant de lever les obstacles à la mobilité des étudiants, des enseignants, et des chercheurs. Autre décision concrète : ce Conseil européen a aussi clairement marqué sa volonté que le projet de brevet communautaire soit adopté d'ici à la fin 2001 ;

- Lisbonne, c'est encore le lancement d'un plan de lutte contre les exclusions, et la perspective de l'adoption d'un agenda social, sur la base, notamment, des travaux qu'engageront les partenaires sociaux européens, en juin prochain.

Cet agenda social européen, qui sera adopté sous notre présidence, devrait prendre la forme d'un programme de travail à l'horizon de cinq à dix ans, portant sur le droit du travail, la protection et la mobilité sociales, la formation et la lutte contre toutes les formes de discrimination et d'exclusion ; mais lutter contre les exclusions -dans le domaine de l'éducation, car la stratégie de Lisbonne est bien une stratégie globale- ce sera aussi, par exemple, réduire de moitié, d'ici 2010, la part des jeunes n'ayant accompli que le premier cycle de l'enseignement secondaire et entrant donc sans formation sur le marché du travail : l'objectif en a été arrêté à Lisbonne ;

- tout cela devra déboucher sur une politique plus active de l'emploi, fondée sur une amélioration de l'offre d'éducation et de formation (notamment de la formation tout au long de la vie, présentée comme " une composante essentielle du modèle social européen "),mais aussi sur l'amélioration de l'égalité des chances : l'objectif global que se fixe l'Union, je l'ai dit, est ainsi de reconquérir, dans la décennie, le plein emploi, en commençant par améliorer, dans chaque Etat membre, le taux d'emploi de la population et le taux d'activité des femmes.

J'insiste enfin sur la décision qui a été prise, par les Chefs d'Etat et de Gouvernement, de se réunir désormais une fois par an, au printemps, pour veiller au suivi de cette stratégie économique et sociale globale. Rendez-vous annuel de synthèse, de coordination et de propositions nouvelles, je crois que nous avons là, même si le mot n'est pas explicitement prononcé, une forme de " gouvernement économique ", au plus haut niveau, dont nous avons toujours souhaité la mise en place en Europe.

Au total, vous le voyez, la stratégie définie à Lisbonne est à la fois globale et très concrète, confirmant, comme nous le souhaitions, la volonté d'aller à la rencontre des préoccupations de nos concitoyens. Et c'est bien dans cet esprit aussi que nous devons nous-mêmes préparer notre propre présidence, ce qui me conduit, à présent, à évoquer les autres priorités " citoyennes " que nous aurons à coeur de développer au cours du second semestre.

2. Les autres priorités de notre présidence

Sans entrer dans le détail de chacune de nos propositions, permettez-moi, au moins à travers quelques exemples, d'évoquer l'esprit dans lequel le Gouvernement aborde cette échéance. En dépit de sa brièveté (quatre mois, si l'on tient compte de la trêve estivale et de la date du Conseil européen de la fin de la présidence, à Nice), cette présidence doit, à mon sens, être l'occasion de donner une tonalité renouvelée à l'action de l'Union.

Je suis convaincu, en effet, qu'il faut profiter de cette présidence pour aller à la rencontre de nos concitoyens, et montrer que l'Union est d'abord, pour eux, une construction utile. Je ne reviens pas sur quelques grandes priorités de notre semestre que j'ai déjà mentionnées, parce qu'elles ont été consacrées à Lisbonne : l'espace européen de la connaissance, l'agenda social européen. Je prendrai quelques exemples dans beaucoup d'autres domaines :

- ainsi le naufrage de l'Erika et l'ampleur de ses conséquences écologiques pour le littoral breton et vendéen nous ont tous choqués. Or, il me paraît évident que si nous voulons éviter qu'une telle catastrophe se reproduise, une action de prévention du risque doit être entreprise au niveau européen, qui constitue naturellement le niveau pertinent. C'est pourquoi, vous le savez, le Premier ministre a souhaité que la présidence française de l'Union soit l'occasion de prendre des initiatives fortes dans le domaine de la sécurité des transports maritimes ;

- deuxième exemple : la santé et de la protection des consommateurs. La situation française, vous le savez aussi, est désormais singulière en ce qui concerne les importations de boeuf britannique, puisque l'Allemagne vient de décider de lever son propre embargo. Nous devrons sortir un jour de cette crise, tout en tenant compte des préoccupations, parfaitement légitimes, des consommateurs français. C'est pourquoi, sur la base des propositions faites par la Commission européenne dans son Livre blanc sur la sécurité des aliments, nous allons commencer à travailler à la mise en place d'une " autorité alimentaire européenne indépendante ". Ainsi qu'à l'approfondissement de la réflexion sur la mise en oeuvre du principe de précaution ;

- autre exemple : la politique européenne d'asile et d'immigration qui est une question très sensible pour nos concitoyens. Il faut donc sans tarder engager la mise en oeuvre des principes définis par le Conseil européen de Tampere, en octobre dernier : je pense à des initiatives que nous prendrons concernant la délivrance des séjours de longue durée, le renforcement de la lutte contre l'immigration irrégulière, le renforcement des sanctions contre les passeurs, mais aussi une politique de l'asile et de l'immigration harmonisant davantage les conditions d'accueil ;

- les autres sujets liés à la mise en place d'un espace de liberté, de sécurité et de justice ne seront pas négligés : je pense en particulier aux progrès que nous pourrons essayer de faire pour réaliser un espace judiciaire européen, avec notamment, la mise en place d'un système de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, mais aussi la création d'un espace judiciaire civil ;

- permettez-moi, enfin, de prendre le cas du sport, car il compte beaucoup dans nos sociétés. Vous n'ignorez pas les relations complexes qu'il entretient avec les médias et l'argent, et vous connaissez aussi les conséquences de l'arrêt Bosman. C'est donc un domaine dans lequel nous pouvons agir, à la fois pour restaurer la fonction sociale et éducative du sport, mais aussi pour tenter aussi de moraliser les pratiques, et je pense naturellement au dopage.

A travers ces quelques exemples, j'ai voulu vous redire ma conviction que c'est en agissant ainsi tous ensemble, de la sorte, que nous ferons la preuve de l'utilité et de l'efficacité de l'Europe et que, ce faisant, nous renforcerons l'adhésion au projet européen, le sentiment d'appartenance à ce qui est, au fond, aujourd'hui, une véritable communauté de vie ou, comme on le dit beaucoup aujourd'hui, une communauté de valeurs.

C'est pourquoi aussi il me semble indispensable de consacrer cette communauté de valeurs en faisant aboutir, avant la fin 2000, comme prévu, le projet de Charte européenne des droits fondamentaux. Nous verrons, le moment venu, ce que sera le statut de ce texte. Mais il me paraît surtout important qu'il soit lisible par tous nos concitoyens, qu'il n'apparaisse pas comme le produit d'une réflexion trop juridique. A titre personnel, si l'on aboutit à un texte clair, accessible, je ne serais pas opposé à son intégration dans les traités, par exemple en préambule.

Nous n'intéresserons les citoyens d'Europe à cette Charte que si nous montrons qu'elle consacre une démarche politique, visant précisément à rendre l'Europe plus proche d'eux, plus accessible, davantage tournée vers les préoccupations qu'ils expriment : liberté et justice, croissance et emploi, santé et sécurité, égalité des chances, environnement.

C'est pourquoi, à côté de la réaffirmation des droits et des libertés politiques, et des droits liés à la citoyenneté européenne, il est important, c'est une tradition française, qu'une large part soit faite aux droits économiques et sociaux, et je ne parle pas des droits de troisième génération qui pourront intégrer ce texte. Je crois alors que la Charte aura trouvé, sinon encore sa place dans les traités, du moins sa place dans la conscience politique des Européens.

Voici donc décrites, à grands traits, les principales priorités " citoyennes " de la présidence française : elles témoignent de la détermination du Gouvernement d'essayer, pendant ces six mois, de rendre les politiques communes plus accessibles et plus tangibles pour les Français et les autres Européens, pour permettre à ceux-ci de mieux s'identifier à nos valeurs communes. Nous en souhaitons un premier examen à Biarritz.

3. La Conférence intergouvernementale pour la réforme des institutions

J'ai déjà eu l'occasion de vous présenter les enjeux de cette CIG qui, comme je l'ai dit en introduction, a été ouverte le 14 février dernier. Un groupe préparatoire s'est, depuis lors, réuni quatre fois, et les ministres ont eu un premier échange la semaine dernière. Par ailleurs, le Conseil européen de Lisbonne a été également l'occasion pour les ministres des Affaires européennes d'avoir un échange informel. Le Conseil Affaires générales en débattra à nouveau le 10 avril.

Les travaux progressent et l'on note des évolutions sensibles des positions depuis Amsterdam, ce qui montre bien que chacun a pris la mesure des enjeux. Mais il faut du temps, y compris sur ces questions qui sont supposées bien connues.

Alors, en quelques mots, où en sommes-nous sur chacune de ces questions ?

Sur l'extension du champ de la majorité qualifiée, notre position, vous 1e savez, reste très ouverte, puisque nous considérons que la majorité qualifiée devrait être retenue comme principe général, assorti de quelques exceptions : décisions à caractère intergouvernemental, décisions impliquant une ratification par les Parlements nationaux, décisions dérogeant au droit communautaire. J'y ajouterai un autre critère : ne pas abuser des décisions qui nécessitent une modification de notre Constitution.

La vraie interrogation porte sur les matières fiscales, qui sont au coeur de la souveraineté nationale et des compétences de chaque Parlement. On voit bien à quel point ce sujet est sensible pour la plupart des Etats membres. La Commission a d'ailleurs mis sur la table des propositions habiles, et sans doute susceptibles de permettre des avancées, rendant concevables d'arrêter à la majorité qualifiée les mesures fiscales relevant du marché intérieur. Je pense, pour ma part, que nous devrions nous montrer volontaristes dans ce domaine, mais ce sera aux commissions du Parlement de nous le confirmer.

Le deuxième sujet important, c'est la Commission, dont il faut renforcer la collégialité. Pour cela, nous pensons qu'il faudrait plafonner le nombre de commissaires et envisager une hiérarchisation au sein du Collège. Là encore, les discussions progressent. En tout état de cause, pour ce qui nous concerne, si nous devions renoncer à l'un de nos deux commissaires -solution la plus vraisemblable- cela ne pourrait se faire, naturellement, sans d'importantes contreparties, car nous devons garder à l'esprit que les trois grandes questions sont intimement liées.

J'en viens donc à la troisième question : la repondération. Notre préférence, vous le savez, va à une vraie repondération, seule façon de rééquilibrer la représentation des Etats, tout en conservant un système de vote efficace. Et je note que cette option recueille désormais les faveurs d'une très nette majorité d'Etats membres, soit parce qu'ils sont convaincus de la supériorité de ce système, soit parce qu'ils perçoivent bien les inconvénients d'un système de double majorité.

Au-delà de ces trois questions qui, je le répète, sont fondamentales et déterminantes pour l'amélioration du fonctionnement général de l'Union, nous traiterons également le plus grand nombre possible de questions connexes (extension de la codécision, responsabilité individuelle des commissaires, réallocation des députés par Etats membres, réforme de la Cour de Justice, notamment) sur lesquelles j'aurai l'occasion de revenir, si vous le souhaitez, au cours du débat qui suivra mon intervention.

Un mot enfin sur les coopérations renforcées : nous sommes très ouverts, vous le savez, à une discussion sur ce point, parce que nous avons besoin de plus de souplesse dans le fonctionnement de l'Union, notamment dans la perspective de l'élargissement. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est donc assouplir les mécanismes de flexibilité prévus dans le traité d'Amsterdam. Deux éléments peuvent y contribuer : la suppression de la clause d'appel au Conseil européen et l'abaissement du nombre minimal d'Etats requis pour engager une coopération renforcée. Ce sont là les deux éléments principaux sur lesquels nous travaillons. Nous verrons bien si l'on peut aboutir.

Au total, sans concevoir, à ce stade des travaux, un optimisme exagéré, je crois que la négociation est sur la bonne voie au plan technique, et que nous avons des chances raisonnables de la conclure lors du Conseil européen de Nice. Nous attendons donc de la présidence portugaise qu'elle aille le plus loin possible dans la mise à plat de l'ensemble des questions, de telle sorte que nous puissions nouer, au second semestre, les éléments de l'accord final.

4. L'état des travaux concernant l'Europe de la défense

Le Conseil européen de Lisbonne a pris connaissance d'un rapport de la présidence qui fait le point sur la mise en place des organes intérimaires, notamment le Comité Politique et de Sécurité.

Reste à présent, dans la perspective du Conseil européen de Feira, à prendre des décisions concernant notamment la participation de pays tiers à la gestion des crises (notamment s'agissant des pays membres de l'Alliance non membres de l'Union), mais aussi l'évolution des relations entre l'Union et l'OTAN, conformément aux conclusions du Conseil européen d'Helsinki. Il faudra enfin débattre des contributions nationales devant permettre d'atteindre l'objectif global fixé à Helsinki en matière de capacités militaires, mais aussi de la mise en place d'un Comité pour la gestion civile des crises.

Là encore, nous pouvons souhaiter que le maximum de décisions soient prises en juin, afin de dégager, autant que faire se peut, l'horizon de la présidence française, ce qui nous permettrait d'organiser, à la fin de cette année, le passage aux structures définitives de l'Europe de la défense.

J'en ai à présent terminé avec cette présentation des priorités de notre prochaine présidence. J'espère avoir fait la preuve devant vous que, si nous devons garder un ton modeste, nous devons avoir aussi une grande ambition. Cette ambition, quelle est-elle ? C'est de mettre l'Union sur les rails du XXIème siècle, tout en renforçant le sentiment européen chez nos concitoyens.

CIG, élargissement, Charte des droits, défense européenne : autant de sujets sur lesquels nous sommes très attendus. Croissance et emploi, Agenda social, Europe de la Connaissance, Europe des citoyens : autant de sujets sur lesquels nous devrons aussi faire la preuve que l'Union est à l'écoute des préoccupations des Européens. Notre responsabilité, vous le voyez, n'est pas mince.

Je vous remercie de votre attention, et je suis naturellement disposé maintenant à répondre à toutes les questions que vous souhaiteriez me poser.

M. Hubert Haenel :

Avant de vous remercier, Monsieur le Ministre, pour la clarté de votre exposé, j'aimerais souhaiter la bienvenue, parmi les membres de la délégation de l'Union européenne, à notre collègue M. Xavier Darcos qui remplace M. René Trégouët.

D'abord une remarque. J'ai noté, et je m'en réjouis vivement, que la repondération est à présent préférée à la double majorité par une nette majorité d'Etats membres. C'est là un signe encourageant pour la suite des négociations.

A présent, deux questions. La première se rapporte à la défense. Nous constatons que des progrès considérables ont été réalisés et c'est là un facteur très important de compréhension des mécanismes européens pour nos opinions publiques restées très frappées par l'inaction de l'Union durant les événements en Bosnie. Pourriez-vous nous dire ce qu'il va advenir de l'UEO, qui semble devoir subsister, ne serait-ce qu'à travers l'article 5 de son traité ? Quel est l'avenir prévisible de l'Assemblée de l'UEO ? A quelles transformations doit-on s'attendre ?

Mon deuxième souci est motivé par la déclaration du Premier ministre du Luxembourg qui, au sortir du sommet européen de Lisbonne, a déclaré qu'on y avait manqué d'ambition sociale. Comment expliquer cette réaction, qui cadre mal avec vos propres propos ?

M. André Rouvière :

J'ai trois questions à poser. D'abord, dans le cadre de l'objectif de plein emploi évoqué à Lisbonne, a-t-on évoqué les questions de rapprochement des fiscalités susceptibles d'éviter des délocalisations défavorables à l'emploi dans l'Union ?

Ensuite, j'adhère parfaitement à votre sentiment de nécessaire rapprochement des peuples avec l'Union, mais j'observe, par exemple, qu'il demeure extrêmement difficile aux ressortissants d'Etats membres de s'installer dans d'autres pays et je comprends qu'il puisse en résulter une certaine méfiance à l'égard des institutions communautaires.

Enfin, pour ce qui concerne l'effectif de la Commission, je suis, comme vous, partisan de limiter à quinze environ ses membres. Or, les " petits pays " s'interrogent sur le fait de n'avoir pas de commissaire et ils ne croient pas au mythe de la représentation collective de l'Union car les commissaires sont encore désignés sur le plan national. Ne faudrait-il pas prévoir un autre type de désignation, par exemple via les partis politiques représentés au Parlement européen ?

M. Emmanuel Hamel :

Vous vous félicitiez tout à l'heure de l'émergence, à Lisbonne, d'un " gouvernement économique au plus haut niveau ". Croyez-vous vraiment que la France puisse se réjouir de cette situation ? Que lui restera-t-il, en terme d'autonomie et de souveraineté à échéance de dix ans ?

Je ferai la même observation s'agissant des majorités qualifiées : augmenter leur place, c'est réduire d'autant la marge d'action personnelle de la France, et cela m'attriste fort.

Concernant la politique de sécurité et de défense, j'ai cru comprendre que l'on écartait toute possibilité de vote des parlements nationaux, ce qui ne me paraît pas justifiable, mais peut-être n'ai-je pas interprété correctement vos propos.

Enfin, sur la Charte, je souhaite avec la plus grande vigueur qu'il y soit expressément inscrit que c'est à chaque Etat membre, et à lui seul, de s'assurer de son respect sur son territoire. Si l'on n'y veille pas, nous acceptons un peu plus encore notre dessaisissement et c'est la mort de la France que l'on accélère.

M. Guy Penne :

Pourriez-vous nous préciser les avantages et les limites de l'élargissement tels que les concevra la présidence française ?

M. Louis Le Pensec :

A-t-on abordé, lors du sommet de Lisbonne, l'avenir du dialogue euroméditerranéen qui figure d'ailleurs parmi les priorités de la future présidence française ?

Par ailleurs, je suis très étonné du peu d'écho réservé à une communication présentée par la Commission en février dernier, qui consiste en un plan de cinq ans pour " donner forme à la nouvelle Europe ". Quel est le sentiment de la France sur la portée de ce texte ?

M. Paul Masson :

Je souhaiterais poser deux questions techniques et faire une observation politique.

Je m'interroge sur le sort des services publics européens, et notamment français. Aurions-nous obtenu quelques garanties sur ce point ?

Concernant la Charte, vous nous avez parlé de votre " position personnelle ". Est-ce à dire qu'elle diffère de celle du Président de la République et du Premier ministre ?

Enfin, j'observe que, pour la première fois, la France et l'Allemagne n'ont pas présenté de propositions communes et qu'il semble lui avoir été substitué un nouveau couple AllemagneGrande-Bretagne. Doit-on y voir un isolement de notre pays ?

M. Xavier de Villepin :

J'ai également trois points à évoquer.

Concernant la Charte, je considère, très personnellement, qu'il n'est pas de texte plus clair que la Convention européenne des droits de l'homme. Espère-t-on vraiment améliorer des textes déjà existants et très satisfaisants ?

Par ailleurs, dans ses commentaires, la presse étrangère dresse un tableau moins équilibré du sommet de Lisbonne que celui que vous nous avez brossé. On l'analyse surtout comme une victoire personnelle de M. Tony Blair. Je vous rappelle, ce qu'on oublie souvent, que la Grande-Bretagne nous a ravi récemment notre quatrième place dans l'économie mondiale.

Enfin, le problème du Kosovo a-t-il été évoqué à Lisbonne ? MM. Solana et Patten ont établi un rapport aux intonations très critiques sur le rôle de l'Europe au Kosovo. La situation s'y aggrave ; le Monténégro serait à son tour menacé par les ambitions de Milosevic. Qu'en est-il de ce dossier très épineux dont l'évolution m'inquiète fort pour nos soldats dans ce climat de haine paroxystique entre les communautés ?

M. Pierre Moscovici :

Je répondrai d'abord aux sénateurs qui m'ont interrogé sur le déroulement du sommet de Lisbonne. Je crois vraiment que son résultat a été équilibré et qu'il réalise une bonne synthèse entre un courant libéral et un courant que je qualifierai de volontariste où je situe la position française. Effectivement, sur le plan médiatique, j'aurais tendance à dire qu'il y a eu un très bon " service après-vente " -et même, " avant vente "- de Tony Blair. Pour ce qui est de la quatrième place au classement des économies mondiales, il est exact que la France devançait la Grande-Bretagne de 12 milliards d'euros l'année dernière, et qu'elle est aujourd'hui dépassée à hauteur de 2 milliards d'euros, ce qui montre que nous sommes finalement très proches. Ce qui est paradoxal, c'est que la croissance française est cette année supérieure aux résultats britanniques ; sans doute, la très bonne santé de la livre anglaise explique-t-elle cette situation.

Concernant le problème des services publics, il est exact que les propositions de textes ont été directement inspirées par le courant libéral et plutôt par une alliance Grande-BretagneEspagne que par un couple Grande-BretagneAllemagne. L'offensive a été assez forte pour obtenir de libéraliser tous les services publics de la même manière, quel que soit leur domaine d'action. La France a pu résister, avec l'appui allemand et danois, et faire valoir la distinction entre les différents services publics pour que l'on ne traite pas de la même manière le secteur de l'énergie ou des transports comme celui des télécommunications. Un rapport en ce sens a été demandé à la Commission.

Pour ce qui se rapporte à la Charte des droits fondamentaux, ma position sur son éventuelle intégration aux traités est également partagée par le Président de la République, du moins je le crois. Le mieux est, sans doute, d'attendre le résultat des travaux et de juger le texte suivant sa force. Par ailleurs, pour la coordination de cette Charte avec la Convention européenne des droits de l'homme -qui est effectivement un texte d'une grande qualité-, j'estime qu'il convient de reprendre ce texte dans des termes identiques, lorsque le cas se présentera, pour que les jurisprudences des cours de justice soient concordantes. Il n'est pas question de soumettre la Cour de Luxembourg à celle de Strasbourg ni d'inféoder l'Union au Conseil de l'Europe. Je souhaite qu'on effectue un travail de transposition intelligente.

J'en viens à l'Assemblée parlementaire de l'UEO. C'est effectivement une difficulté sur laquelle je ne puis apporter de réponse précise. L'UEO est vouée à disparaître, c'est clairement exposé dans le traité d'Amsterdam. Mais en même temps, le Parlement européen n'a pas encore la maturité suffisante pour se substituer à l'assemblée parlementaire de l'UEO.

Je fais un petit retour sur le sommet de Lisbonne. Le Premier ministre luxembourgeois a en effet dénoncé le manque d'ambition sociale du Conseil. Ce faisant, il exprimait ainsi sa propre sensibilité et je vous rappelle que le premier sommet sur l'emploi s'était tenu à Luxembourg. Certes, le volet social n'était pas le thème principal du Sommet de Lisbonne ; il n'en a pas moins été très présent dans les débats, sur intervention française.

M. Xavier de Villepin :

J'aimerais revenir sur l'organisation des relations UE-UEO, et même OTAN. Qu'adviendra-t-il de l'article 5 de l'UEO accordant des garanties à certains pays membres ? Envisage-t-on sa reprise par l'Union ?

M. Pierre Moscovici :

C'est une question très difficile, c'est pourquoi l'on souhaite qu'elle reste en dehors des discussions de la CIG. Je crois que l'Assemblée parlementaire de l'UEO doit continuer de fonctionner pour l'instant.

Pour répondre aux interrogations de M. Rouvière sur la fiscalité, ce sujet a effectivement été abordé à Lisbonne, malgré les résistances britanniques, mais sans grand succès. Je dois vous dire que la Grande-Bretagne reste très isolée sur ces questions.

Pour ce qui est des difficultés concrètes que vous évoquiez, concernant notamment l'établissement des ressortissants communautaires dans d'autres pays de l'Union, des progrès peuvent être réalisés, par exemple en ayant recours à la majorité qualifiée pour ce qui concerne la liberté d'établissement. Nous attendons, sur ces sujets, des réformes simples et pratiques, compréhensibles de nos concitoyens.

Quant à votre proposition concernant la composition de la Commission, je la prends au sérieux, sans la retenir pourtant. Les données du problème sont connues, en partant d'une base de vingt commissaires. Si l'on applique des formules de rotation, la France serait privée de commissaire deux fois sur sept mandats. La politisation du collège des commissaires, c'était à l'origine une idée Delors-Prodi. Peut-être envisagera-t-on, un jour, la désignation du Président de la Commission par le Parlement, mais pour l'heure, cette question n'est pas à l'ordre du jour. Mon sentiment personnel est qu'il faudrait explorer la voie de la hiérarchisation des commissaires en organisant le collège comme un Gouvernement.

Je souhaiterais maintenant m'adresser à M. Hamel qui a abordé la thématique du déclin de la France. Lorsque je parlais d'un " Gouvernement économique au plus haut niveau ", je considérais que la France sortait renforcée de cette approche intergouvernementale des problèmes. Il ne s'agit pas ici de transférer ces questions à des instances communautaires, mais bien d'associer des gouvernements en permettant à la France de faire entendre sa voix. Je ferai un raisonnement similaire pour la majorité qualifiée. La règle de l'unanimité est utile pour bloquer un dossier, c'est l'application du principe du veto. En revanche, si l'on veut progresser, construire, nous avons besoin de la majorité qualifiée. En outre, le compromis de Luxembourg, même non écrit, reste valable et continue d'exister ; nous n'y renonçons pas.

Pour ce qui concerne la défense, il n'est pas du tout dans mes intentions de tenir à l'écart les parlements nationaux. Simplement, je ne souhaite pas que les questions de défense ralentissent les travaux de la CIG ni n'alourdissent les traités.

En revenant sur vos craintes concernant l'application de la Charte, ce texte s'inspirera de textes préexistants posant des principes communs. En vertu du principe de subsidiarité, chaque Etat membre aura la liberté des moyens de sa mise en oeuvre.

Pour aborder maintenant le thème de l'élargissement, je dirai que les avantages de celui-ci sont évidents pour la réunification historique de l'Europe, d'abord, après des décennies d'éloignement idéologique. C'est également une source de croissance plus forte pour tous et l'ambition d'un élargissement de notre horizon, surtout culturel. Les inconvénients, nous les connaissons. C'est le risque de dilution, la menace de voir la décision perdre de son efficacité. D'où notre souhait d'aboutir vite et bien au sein de la CIG. La présidence française assurera une période de transition dans le processus d'élargissement, entre son lancement et sa conclusion, en traitant des chapitres de négociation les plus difficiles. C'est dire l'attente des pays candidats à notre égard.

A Louis Le Pensec, je répondrai que le document de M. Prodi sur la nouvelle gouvernance européenne est intéressant et qu'il faudra effectivement recentrer le Conseil Affaires générales sur les affaires communautaires, et ne plus faire l'amalgame avec les questions de politique extérieure.

Par ailleurs, le partenariat euroméditerranéen constitue bien un vrai sujet de réflexion pour la présidence française, en vue de l'instauration d'un espace de paix dans cette partie du monde -bien que les événements ne soient pas favorables pour l'instant.

Vous m'avez interrogé sur le problème du Kosovo. Lors du dîner organisé durant le sommet de Lisbonne, nous avons abordé la question de l'Autriche et celle des Balkans. J'observe que, sur le premier point, le " front des quatorze " a tenu et la présidence portugaise a été la seule à prendre la parole sur ce thème, sans autre débat, en dépit des souhaits autrichiens. Nous avons même réussi à régler l'épineuse question de la " photo de famille " en la transformant en " photo de groupe " en présence du président mexicain ! On peut considérer, maintenant, que le problème de la sortie de crise n'est plus le nôtre, mais celui de l'Autriche.

Pour le Kosovo, le mandat donné à M. Solana est d'impliquer davantage, de mieux valoriser l'Union à travers, notamment, son important engagement financier. Nous soutenons l'appel à la tenue d'élections à l'automne prochain et la demande faite aux Kosovars de participer à la co-administration du territoire avec Bernard Kouchner. Pour ce qui concerne les questions financières, Romano Prodi souhaitait une augmentation des fonds. Nous préférons procéder d'abord à une meilleure estimation des besoins, assortie d'un redéploiement des crédits, avant d'augmenter l'enveloppe affectée à cette mission aux dépens d'autres dépenses, agricoles par exemple.

M. Paul Masson :

Si vous m'y autorisez, je ferai trois observations. D'abord, concernant les règles de majorité qualifiée, je suppose qu'il nous faudra forcément modifier notre Constitution, n'est-ce pas ?

Ensuite, vous nous dîtes que " le front a tenu face à l'Autriche ", mais, lors du Conseil Transports, la présence du ministre autrichien n'a pas posé le moindre problème, je crois.

Enfin, je serais heureux de pouvoir disposer de la communication britannique au Sommet de Lisbonne, si ce texte était disponible.

M. Pierre Moscovici :

Je vais m'employer à vous le transmettre. C'est incontestablement un travail intéressant et important. Pour revenir sur l'isolement éventuel du couple franco-allemand, il est exact que la France n'a pas pris cette fois d'initiative. Peut-être le sujet s'y prêtait-il mal ; peut-être, aussi, une initiative franco-allemande aurait-elle pu être mal ressentie à ce moment-là. Il existe désormais de nouveaux partenaires forts, présents, au sein du Conseil européen : la Grande-Bretagne, puis l'Espagne, M. Aznar étant sorti très conforté des dernières élections espagnoles qui l'incitent à prendre le " leadership " de la droite européenne. Il faut également tenir compte de l'Italie, des petits Etats membres.

Nous savons tous que la réconciliation franco-allemande est acquise depuis longtemps, nous n'avons plus rien à prouver sur ce point. Toutefois, il va de soi que la présidence française s'appuiera toujours sur l'Allemagne, et c'est normal. Pour être pragmatique, je préfère que l'on s'entende sans texte franco-allemand, plutôt que d'échouer avec un texte.

Pour ce qui concerne la modification des règles de majorité qualifiée, il n'est pas évident qu'elle entraîne la révision de notre Constitution. Tout dépendra des sujets qui seront retenus et nous travaillons sur ces questions.