Mes chers collègues, au premier jour de cette session, vous autoriserez sans doute votre président à réfléchir tout haut devant vous sur les conséquences des événements politiques qui vont se dérouler dans les semaines qui viennent.

Loin de moi la pensée de minimiser la portée de ce qui peut advenir dans le monde où les conflits et les facteurs de détente s'enchevêtrent inextricablement.

Cependant - vous le comprendrez - c'est aux affaires intérieures que je bornerai mon propos...

Cependant, je veux en venir - il ne vous étonnera pas que cela constitue l'essentiel de mon propos - au projet de loi dont il a été annoncé que M. le Président de la République, sur proposition du Gouvernement, le soumettrait au référendum le 27 avril prochain.

Il n'est pas contesté - et le titre même du projet de loi relatif « à la création des régions et à la rénovation du Sénat» l'indique bien - qu'il traite de deux sujets principaux d'une importance évidemment essentielle pour les institutions de notre pays : la région et le Sénat.

[...]

Mais, venons-en donc au Sénat, mes chers collègues.

Le projet vise, dit-il, à la rénovation du Sénat.

De quelle manière?

Essentiellement, en modifiant sa composition pour le rendre - c'est le terme employé - plus représentatif.

Cet objectif serait atteint par deux voies conjuguées. 173 sénateurs seraient élus dans le cadre des nouvelles régions au scrutin proportionnel par un collège comprenant les représentants des régions, des départements et des communes. Ces derniers formant la très grande majorité du collège seraient eux-mêmes désignés par les conseils municipaux suivant une clef démographiquement plus exacte que celle qui est actuellement utilisée.

Je n'ai rien contre cette dernière mesure que le Sénat a lui-même préconisée; mais je note que l'on sacrifie allègrement le cadre départemental, cependant bien mieux adapté à la représentation qu'il s'agit de réaliser.

D'autre part, et surtout, les inégalités de représentation qui ne touchaient plus qu'un petit nombre de départements depuis l'augmentation du nombre des sénateurs des départements parisiens vont se trouver généralisées entre les régions. Ceci résulte, en quelque sorte, mathématiquement, de la réduction de près de moitié du nombre de sénateurs élus.

Mais, et c'est beaucoup plus grave, quel sera demain le sort des candidats des départements plus modestes, pour ne pas dire des petits départements, associés à de grandes régions, du fait du jeu de la représentation proportionnelle? Peut-on parler d'équité?

Le deuxième moyen utilisé pour augmenter la représentativité du Sénat est celle de l'introduction de cent quarante-six sénateurs représentant les activités économiques, sociales et culturelles et que l'on désigne généralement, pour abréger, sous le terme de « socio-professionnels ».

Des voix très autorisées ont dit dans cette maison combien il y avait une contradiction évidente entre le mandat politique qui délègue à l'élu le pouvoir de dégager librement la volonté globale de la nation et le mandat professionnel ou syndical de caractère impératif et limité par la loi à l'objet précis du groupement considéré.

Et voici que les intéressés eux-mêmes expriment la plus grande crainte et la plus ferme opposition à l'égard de tels projets - tout au moins en ce qui concerne les syndicats représentatifs des salariés.

Telle grande confédération dénonce « la très grave confusion établie entre le rôle spécifique des organisations syndicales et celui des élus politiques» et demande « un conseil économique et social rénové ».

Telle autre déclare que « la gestion de l'Etat est l'affaire des citoyens et non des syndiqués » et refuse les risques de politisation du mouvement syndical qu'à ses yeux la réforme entraîne fatalement. Et d'aller même - dit-on - jusqu'à refuser de désigner les membres qui lui seraient attribués dans le nouveau Sénat.

II y a donc là pour le moins de graves incertitudes quant à la représentativité prétendument accrue de cette assemblée.

Si l'on ajoute que la désignation de multiples organisations d'un caractère malaisément discernables et le nombre de sénateurs qu'elles pourront nommer seront définis par décret, après le vote du 27 avril, on voit toute la marge d'arbitraire qu'un tel statut peut receler.

Pour ne pas prêter à l'accusation de me livrer à une critique purement négative, je tiens à dire que d'autres solutions pour associer les Français, dans leurs catégories socio-professionnelles, à la confection des lois, pouvaient être envisagées.

Je rappelle seulement qu'une proposition a été faite à l'Assemblée nationale, au mois de décembre, d'admettre dans le collège électoral des sénateurs représentant l'industrie et le commerce, l'artisanat, l'agriculture, les professions libérales et, d'une manière à déterminer, les délégués des salariés. Une telle représentation avait déjà l'énorme avantage d'être organisée sur la base indiscutable du suffrage universel et pouvait être pratiquement améliorée. Cette voie n'a même pas été explorée et c'est très regrettable.

Mais quelles que soient les modalités retenues pour composer le futur Sénat, il y a lieu d'examiner quels pouvoirs et quelles attributions seront dévolus à la future assemblée.

Sur ce point, mes chers collègues, je crois plus simple de me limiter à l'énumération des dispositions du texte proposé :

En matière constitutionnelle. - Article 89 de la future Constitution, avec un point d'interrogation : si le projet est soumis au référendum, les projets ou propositions de révision constitutionnelle sont adoptés par l'Assemblée nationale à la majorité absolue des membres qui la composent, sans que soit requis, comme jusqu'ici, un vote du Sénat identique à celui de l'Assemblée nationale.

Les sénateurs perdent tout à la fois l'initiative et le vote de la révision constitutionnelle.

Si le projet n"est pas soumis au référendum, l'Assemblée nationale seule pourra l'approuver définitivement, après un délai, par une deuxième délibération à la majorité des deux tiers.

Voilà ce qui est prévu pour la révision de la Constitution et le moins qu'on puisse dire est que c'est fâcheusement imprudent.

En matière politique. - Articles 20 et 49 de la Constitution : le Gouvernement n'est plus responsable devant le Sénat. Le Sénat ne peut plus être appelé à approuver une déclaration de politique générale.

Articles 35 et 36 de la Constitution: l'autorisation du Sénat n'est plus requise pour une déclaration de guerre ou la prorogation de l'état de siège.

En matière législative. - Articles 24, 34 et 42 de la Constitution : le Sénat demeure une chambre du Parlement mais il ne vote plus la loi: il formule seulement des avis et ses « propositions d'amendement» ne sont pas incluses dans le texte de la loi.

En conséquence, le texte sur la base duquel délibère désormais l'Assemblée nationale n'est jamais le texte proposé par le Sénat.

Article 39 de la Constitution: les sénateurs ne possèdent plus l'initiative des lois.

Veuillez excuser cette énumération, mais je crois que c'est l'essentiel du débat.

Articles 45 et 47 de la Constitution: en règle générale, le Sénat donne son avis avant l'examen du texte par l'Assemblée nationale.

Mais le Gouvernement a toujours la faculté de demander à l'Assemblée nationale de discuter les principes généraux d'un projet de loi et de se prononcer sur sa prise en considération avant que ce projet soit examiné par la Sénat. C'est un correctif.

Cette procédure est de droit en ce qui concerne les lois de finances.

Articles 45 et 46 de la Constitution : tous les délais impartis au Sénat ont pour point de départ l'inscription du texte à l'ordre du jour du Sénat, inscription qui relève des pouvoirs dont dispose le Gouvernement en vertu de l'article 48 de la Constitution. Ce délai sera de quinze jours dans le cas normal.

Article 45 de la Constitution: trois membres du Sénat peuvent exposer devant les commissions de l'Assemblée nationale - écoutez bien car les textes dont on nous avait parlé ont été modifiés! - les motifs de l'avis du Sénat.

Mais, en séance publique, le représentant du Sénat - il n'yen a plus qu'un! - expose ces motifs avant l'ouverture de la discussion. Il n'assiste donc pas à l'ensemble du débat et ne participe pas à la discussion des amendements proposés par le Sénat. Cette disposition qui constitue ce que l'on a pu appeler « le cérémonial chinois » semble avoir été ajoutée in extremis. Cette procédure se rapproche de celle qui dans cette Assemblée était toujours adoptée pour accueillir le dépôt à la tribune du rapport de la Cour des comptes par son premier président.

Articles 44 et 45 de la Constitution : en cas d'application de la procédure du vote bloqué à l'Assemblée nationale, les propositions du Sénat peuvent être automatiquement exclues par le Gouvernement. Car la procédure du vote bloqué est maintenue, contrairement à ce qu'avait cru pouvoir nous dire M. le ministre d'Etat le 16 décembre dernier.

Article 45 de la Constitution : le retour devant le Sénat de tout ou partie des dispositions votées par l'Assemblée nationale - retour qui pourrait constituer une sorte de navette - est laissé à la discrétion du Gouvernement ou de l'Assemblée nationale.

La procédure d'examen du texte par une commission mixte paritaire, formée de députés et de sénateurs et chargée d'élaborer un texte commun, est supprimée. Ce qui me paraît fondamental en matière de contrôle parlementaire, le Sénat, article 47 de la Constitution, ne contrôle plus l'exécution des lois de finances.

Article 48 de la Constitution : les sénateurs n'ont plus le droit de poser ni questions écrites ni questions orales. Pour la première fois, le projet prend en considération les questions écrites pour en interdire l'usage à nos collègues.

Article 68 du projet de loi : le Sénat n'a plus la possibilité de constituer des commissions d'enquête ou de contrôle.

Voilà, mes chers collègues, un assez triste bilan.

En face du lourd passif que je viens d'énumérer et qui enlève au Sénat tous les pouvoirs d'une véritable chambre parlementaire, que reste-t-il pour justifier ce que M. le Premier ministre et M. le ministre d'Etat appellent « un accroissement d'influence » du Sénat ?

Il reste le caractère préalable de l'avis, mais ceci est à la discrétion du Gouvernement qui peut faire voter l'Assemblée nationale en premier lieu.

Il reste ensuite l'envoi de trois sénateurs devant les commissions de l'Assemblée nationale et d'un rapporteur devant l'Assemblée elle-même. Mais ceci est compensé et au-delà par le fait qu'il s'agit d'un pur exposé et non d'une discussion et par la suppression de la commission mixte paritaire.

J'ai cité d'une façon précise, avec référence aux articles du projet de Constitution, onze points essentiels sur lesquels les pouvoirs législatifs et politiques du Sénat sont fortement diminués ou même supprimés. En regard, deux modestes avantages de procédure sont consentis, mais immédiatement restreints par les réticences qui les entourent.

Je dois donc conclure devant vous, solennellement, que ce projet est la fin du Sénat législatif et l'entrée tacite dans un régime de chambre unique et je défie quiconque de démontrer le contraire!