Mercredi 3 mai 2000

Monsieur le Secrétaire Général,

Monsieur le Ministre,

Mes chers collègues,

Monsieur le Secrétaire Général, il m’est agréable de vous souhaiter la bienvenue dans cet hémicycle qui n’accueille qu’exceptionnellement de très hautes personnalités étrangères, auxquelles notre Haute Assemblée veut rendre hommage.

Je tiens également à saluer les représentants personnels des Chefs d’Etat de la francophonie, les Ambassadeurs accrédités à Paris, mais aussi les grands écrivains, chanteurs, créateurs de tout l’espace francophone qui ont tenus à être aujourd’hui parmi nous.

La République, mère des Arts, des lettres et des lois, - je le rappelle dans le lieu même où siégeait Victor Hugo- n’est jamais plus fidèle à sa vocation que quand elle témoigne de sa solidarité avec les créateurs.

Leur présence constitue la preuve que la francophonie a réussi ce que peu de communautés politiques parviennent à parachever et que l’union européenne peine tant à réaliser : souder autour d’elle les créateurs, les associer à son projet, toucher le cœur des citoyens par leurs œuvres et les rendre sensibles à son combat.

Il y a plus d’un mois, cet hémicycle accueillait Madame Nicole Fontaine, Présidente du Parlement européen. Votre réception aujourd’hui rappelle comme en écho que notre Assemblée, attachée à la construction européenne, n’oublie pas que la France, liée par une continuité géographique et de civilisation à notre continent, a d’autres liens. Des liens aussi profonds, historiques et affectifs avec plus de cinquante pays qui, sur tous les continents, sont unis à notre pays par la langue, la culture et au-delà par un projet géopolitique et culturel dont vous êtes le principal artisan.

Le Sénat, mes chers collègues, a toujours été en pointe dans ce combat et vous pourrez, Monsieur le Secrétaire Général y trouver un appui constant. Le regretté Maurice Schumann a longtemps défendu cette cause dans notre Assemblée. C’est sur le bureau du Sénat que le gouvernement d’alors avait choisi de déposer la loi relative à l’emploi de la langue française. Elle était destinée à montrer que la France ne se dérobait pas aux devoirs que lui créait l’attachement de tous les francophones et en particulier des courageux Québéquois, à notre langue. On doit déplorer qu’elle soit trop souvent violée.

Aujourd’hui, vous pouvez vous appuyer, dans les actions que vous menez pour implanter et ancrer la démocratie et ses pratiques, sur l’Assemblée parlementaire de la francophonie, dont le Secrétaire général international est notre collègue Jacques Legendre, dont nous connaissons la passion et le dynamisme.

C’est grâce à lui notamment que le Conseil de l’Europe examinera prochainement une résolution tendant à diversifier l’apprentissage des langues en Europe qui reprend les conclusions unanimes d’un groupe d’études du Sénat inspirées notamment par les travaux remarquables du grand linguiste Claude Hagège.

Le Sénat est donc engagé à vos côtés. En vous recevant, il réaffirme ses convictions. Il se donne l’occasion aussi de saluer, Monsieur le Secrétaire Général, une personnalité d’exception qui symbolise en elle-même les valeurs les plus hautes auxquelles nous sommes attachés.

Issu d’une très grande famille copte, vous vous inscrivez dans la longue lignée des Chrétiens d’Orient, dont la France est depuis Saint-Louis la protectrice et qui ont su, à travers les siècles et sous le joug de l’empire Ottoman, préserver et leur unité et leur foi, au prix souvent de grandes souffrances. Votre grand-père, le Premier ministre Boutros-Ghali Pacha a été assassiné par un fanatique.

Egyptien, vous portez en vous un héritage culturel incomparable. Celui de la civilisation de l’Egypte ancienne, partout présente sur votre sol qui fait que votre pays est au petit nombre de ceux dont le nom même est un mythe, une légende, une idée. L’héritage de l’Afrique à laquelle l’Egypte est liée par un lien charnel. Léopold Sédar Senghor a risqué l’hypothèse que le peuplement de l’Afrique, sa civilisation et sa culture puisaient leur source en haute Egypte, comme le Nil qui vous nourrit prend sa source en Afrique Noire.

L’héritage de la civilisation arabo musulmane dont le Caire est la capitale intellectuelle, culturelle et religieuse. La pauvreté de votre sol est compensée par le génie de votre peuple qui a fourni au monde arabe sans compter coopérants, chanteurs, écrivains, acteurs, cinéastes.

L’héritage enfin de l’Alexandrie cosmopolite, modèle de civilisation et de raffinement, de l’Alexandrie de Lawrence Durell, dont on a cru longtemps que vous aviez vous même inspiré l’un des personnages -le Prince Nessim-, de Constantin Cavafy et d’Albert Cossery qui nous fait l’honneur d’être aujourd’hui parmi nous. Alexandrie où vous avez implanté en 1989 la première université de la francophonie au service du développement, l’Université Leopold Sédar Senghor.

Pendant de nombreuses années, après des études de droit à Paris, qui vous permettront de rencontrer celui qui restera votre maître, le grand orientaliste Louis Massignon, vous vous affirmez par vos travaux universitaires comme l’un des plus grands juristes arabes. Vous fondez des journaux et des revues scientifiques de réputation internationale. Votre autorité intellectuelle et morale conduit le Président Sadate en 1977 à vous appeler au gouvernement.

Quelques semaines plus tard, vous l’accompagnez en Israël. Chacun se souvient de ce qui restera comme l’acte de paix le plus spectaculaire et le plus riche de conséquences des dernières décennies. Vous serez le négociateur des accords de Camp David. Avec génie, - comment ne pas le relever au moment où s’achèvent les fêtes de la Pâque juive ?- vous saurez mettre les symboles au service de la paix en organisant des négociations avec le peuple hébreu au pied des pyramides, comme pour sceller une réconciliation au-delà des millénaires. Avec lucidité, vous avez deviné que le processus serait long et sinueux. Avec patience, vous ferez le tour de la planète pour plaider la cause de l’Egypte auprès de ses frères arabes, des pays africains des pays marxistes, qui tour à tour, refusant les perspectives de paix, voudront isoler diplomatiquement votre pays. Les " Frères musulmans " vous mettront en tête de la liste des personnalités à abattre à la suite du Président Sadate.

Cette œuvre de paix, vous l’avez poursuivie à l’ONU dont vous avez été le Secrétaire Général à un moment décisif. Vos années de mandat n’auront pas été de tout repos : La réforme des nations Unies que vous entamerez avec courage, La Somalie, la Yougoslavie, la paix au Cambodge, le maintien de l’ordre à Haïti, le Rwanda et bien d’autres crises. C’est vous qui avez développé les opérations de maintien de la paix et redonné à l’Onu sa dignité. Nous savons tous ici de quel prix vous avez payé votre sens du devoir, votre souci de l’indépendance des Nations Unies à l’égard d’une grande puissance. Si l’ONU tient aujourd’hui une place plus importante dans le règlement des conflits, si le multilatéralisme a progressé, c’est à vous qu’on le doit. Il nous appartient naturellement de veiller à ce que cette activité croissante de l’ONU soit bien, comme vous le souhaitiez, le signe d’une montée en puissance de la démocratie internationale plutôt que l’indice d’une instrumentalisation de l’Onu par quelque grande puissance.

En 1997, le Sommet francophone de Hanoï vous a désigné pour être le premier Secrétaire Général de l’Organisation Internationale de la francophonie. Dix ans après le premier Sommet réuni à l’initiative du Président Mitterrand, la francophonie, qui a déjà un drapeau, déployé aujourd’hui dans notre salle des conférences, se dotait enfin, d’un visage et d’une voix. Elle choisissait pour ce poste une personnalité dont la dimension et l’expérience garantissait d’emblée à la construction francophone l’accès à une dimension supérieure.

Monsieur le Secrétaire Général, nous vous sommes reconnaissant de donner à la francophonie toute sa dimension politique et de parachever l’œuvre des pères fondateurs, qui longtemps ont pressé les dirigeants français de donner une forme politique à la francophonie, auxquels je tiens à rendre hommage.

Le prince Norodom Sihanouk avec lequel vous avez négocié les conditions de la paix au Cambodge. Léopold Sédar Senghor, immense poète et homme d’Etat, humaniste, et père de la démocratie exemplaire du Sénégal qui vient de nous montrer sa maturité pour l’alternance.

Habib Bourguiba, chef d’Etat d’exception, enfin, que la Tunisie entière pleure aujourd’hui et dont on ne soulignera jamais suffisamment l’œuvre immense et héroïque pour améliorer le statut de la femme, et pour lutter contre le sous développement en faisant le pari de l’éducation et d’une économie ouverte quand tant de pays se fourvoyaient dans des options économiques sans avenir, choix profonds et fondamentaux en faveur d’une société ouverte qui n’attend plus désormais que des signes d’ouverture politique.

Dans la conduite de cette grande aventure géopolitique, qui peut amener cinquante pays à faire bloc pour défendre une certaine idée du monde et de la diversité, vous pourrez compter sur notre Assemblée.

La francophonie est dans le monde qui se dessine un projet d’avenir.

Il s’agissait bien sûr dans un premier temps de conforter notre langue et la diversité linguistique et culturelle. Georges Pompidou avait résumé l’enjeu en une formule lapidaire : " si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement ". Revenant du Vietnam, où j’ai pu admirer la réussite exceptionnelle des classes bilingues, résultat d’une idée sénatoriale, je ne peux que souhaiter que notre gouvernement et ceux de la francophonie, sauront en garantir la pérennité car cette expérience montre que notre langue, en Asie comme ailleurs, n’est pas une coquetterie ou une préciosité de l’esprit mais une langue moderne, véhicule des sciences et des techniques.

Il s’agit aujourd’hui de construire un monde multipolaire, reposant sur des communautés politiques suffisamment fortes pour peser dans les enceintes internationales face au risque de domination des plus puissants. Ici, c’est vous que je cite : " la francophonie est la forme moderne du non-alignement ".

Pour cela, il nous faut chaque jour, trouver les sujets nouveaux sur lesquels nous pourrons adopter, là où c’est notre intérêt commun, des positions harmonisées. Je me réjouis ainsi que la francophonie prenne une part active à la préparation de Pékin 2, prochaine conférence des Nations Unies sur les femmes qui jouent dans beaucoup de pays en développement un rôle décisif dans l’économie et rencontrent des difficultés qui sont d’un autre ordre que les femmes des pays riches. Parce que j’évoquais à l’instant le Président Bourguiba, j’affirme à cette occasion la conviction que les femmes peuvent être un ferment puissant de modernisation des sociétés en développement et notamment des sociétés musulmanes.

Peut-être trouverez vous dans les travaux du Sénat quelque inspiration, notamment dans un domaine qui vous tient à cœur, celui de la société de l’information. Deux de nos collègues ont ainsi déposé une proposition de loi très pertinente qui vise à généraliser l’utilisation de logiciels libres et à en prescrire l’usage aux administrations. Pour la diversité culturelle sur la planète, pour la lutte contre toute hégémonie, pour la démocratie et la liberté d’expression, pour les finances des pays les plus pauvres qui gagneraient à utiliser des logiciels gratuits plutôt qu’à payer des licences coûteuses, il me semble que les pays de la francophonie prendraient une heureuse initiative en s’engageant par une résolution dans cette voie au prochain Sommet.

Ce sommet, qui se tiendra à Beyrouth, mettra une fois de plus la francophonie arabe à l’honneur. Il donnera une nouvelle image de la diversité de ce mouvement, organisation internationale d’un type nouveau, qui peut donner l’exemple d’une paix par la Culture.

Le projet auquel vous travailler d’une grande convention d’échanges culturels entre pays francophones, d’une sorte de marché commun culturel entre les pays francophones constitue une belle réponse à aux risques d’uniformisation du monde. Je forme le voeu que dans cette entreprise, la France saura se montrer généreuse, faire taire ses réserves techniques actuelles, relever le défi et en particulier accorder aux artistes francophones, sans réticence ni arrière pensée, la libre circulation des créateurs et de leurs oeuvres. Contrôle de l’immigration, certainement. Mais libre circulation pour les artistes dans la République mère des Arts des lettres et des lois. C’est l’intérêt même de nos industries culturelles qui sont le moteur de la croissance. C’est l’intérêt de tous les francophones. C’est la cohérence même dès lors que nous voulons cette construction francophone.

Monsieur le Secrétaire Général, vous avez compris que le Sénat était à vos côtés. Il vous écoutera avec le respect qu’il accorde à votre personne et avec la passion qu’il porte à la vaste entreprise dont vous avez la responsabilité.