Rapport de groupe interparlementaire d'amitié n° 159 - 26 avril 2022


« L'ARMÉNIE : UN AN APRÈS... »

Bilan et perspectives un an après l'adoption par le Sénat de la résolution portant sur la nécessité de reconnaître le Haut-Karabagh

Actes du colloque du 23 novembre 2021

Placé sous le haut patronage de

M. Gérard LARCHER, Président du Sénat,

et organisé par le groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les Chrétiens d'Orient, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes,
présidé par M. Bruno RETAILLEAU,

en partenariat avec l'Ambassade de la République d'Arménie en France

Salle Médicis

Palais du Luxembourg

INTRODUCTION

M. Gilbert-Luc DEVINAZ, Sénateur

Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie de votre présence. Il me revient l'honneur de vous accueillir pour ce colloque, le Président Gérard Larcher ayant été retardé par la conférence des présidents rendue nécessaire pour réorganiser le travail parlementaire, après le rejet par le Sénat de la première partie de la loi de finances.

Permettez-moi de saluer le Patriarche arménien et sa délégation, ainsi que le Président de l'Assemblée nationale arménienne, Monsieur Simonian. Dans cette délégation nombreuse, je voudrais particulièrement saluer Vladimir Vardanyan qui est le président du groupe d'amitié Arménie-France à l'Assemblée nationale arménienne. Je remercie tout particulièrement l'Ambassadrice d'Arménie en France, Son Exc. Madame Hasmik Tolmajian, qui s'est beaucoup investie pour ce colloque. Il s'articulera autour de deux tables rondes : la première composée de témoins qui exposeront leur vision de la situation en Arménie et au Haut-Karabagh et la deuxième qui portera sur le rôle de la France dans la résolution du conflit que connaît l'Artsakh.

En tant que Président du groupe d'amitié France-Arménie, je voudrais rappeler qu'il s'agit d'un groupe important, composé de 38 sénatrices et sénateurs, qui représentent toutes les formations politiques du Sénat. C'est un des groupes les plus importants au Sénat.

Hier soir, le Président Gérard Larcher a eu le plaisir d'accueillir le Président de l'Assemblée nationale arménienne à la Présidence du Sénat pour la signature d'une convention de coopération interparlementaire. Lors de ces échanges, le Président de l'Assemblée nationale arménienne, M. Alain Simonian, a attiré l'attention sur la situation d'insécurité que traversent aujourd'hui l'Arménie et Artsakh, dont 42 kilomètres carrés sont occupés par l'Azerbaïdjan. Il a souligné la responsabilité qui pèse aujourd'hui sur l'ensemble des élus et des formations politiques de l'Arménie face à une situation plus que dangereuse pour le pays.

Permettez-moi aussi de rappeler que nous avions reçu au Sénat, durant cinq jours, en octobre 2019, une délégation de députés arméniens conduite par Vladimir Vardanyan. Le chef de la délégation avait alors souhaité que nous communiquions sur le risque certain d'un conflit dit « gelé » au niveau d'Artsakh. Nous avions fait paraître un communiqué. Il est cependant évident que, pour ce qui concerne l'Europe de l'Ouest, nous n'apprécions pas la situation comme nos amis arméniens. Je voudrais attirer votre attention, pour ma part, sur un propos qu'a tenu Erdogan dans un discours à Bakou, annonçant qu'il allait « terminer le travail de ses grands-parents ». Il importe de prendre ces propos au sérieux.

J'ai eu pour ma part la chance - ou la malchance - de pouvoir me rendre immédiatement au Haut-Karabagh, le 2 décembre, avec une délégation. Nous sommes passés par le cimetière militaire dans la capitale arménienne avant de nous rendre en Artsakh. Très sincèrement, c'était bouleversant. En apprenant le nombre de jeunes gens qui, en 44 jours, ont trouvé la mort, on est forcément saisi. On nous a expliqué comment s'est déroulée la guerre, avec de nouvelles formes de guerre qui sont, à mon sens, des expérimentations pour d'autres terrains, notamment des terrains plus urbains et sur lesquels nous devrions nous pencher à la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées. Les médecins français qui soignaient les 10 000 blessés ont confirmé l'expérimentation de nouvelles armes, notamment les drones et l'utilisation de bombes au phosphore dont témoignaient les blessures.

Nous avons été encadrés par les soldats russes, qui voulaient absolument, je pense, que nous repartions avec l'idée qu'ils étaient sur ce terrain des soldats de la paix. Nous nous sommes rendus dans un certain nombre de villages où nous avons rencontré des gens qui revenaient et qui avaient tout perdu. Dans cette situation terrible, les familles que nous avons rencontrées, qui venaient se réinstaller alors que l'hiver arrivait, ont voulu absolument que la délégation rentre dans la pièce unique qu'ils occupaient afin de partager un bout de pain, une pomme, et bien évidemment, de la vodka ! Voilà des gens qui n'avaient plus rien qui ont quand même partagé le peu qu'ils avaient. Cette chaleur humaine est à souligner. Je pense que le Président Larcher et l'ensemble des présidents des groupes politiques avaient perçu la même chaleur humaine le 24 avril en Arménie. À la suite de cette mission, le Président Larcher a souhaité que notre coopération soit revisitée. La convention a été signée hier. Dorénavant, l'ensemble des membres du groupe d'amitié France-Arménie oeuvrera pour lui donner corps au quotidien.

Mesdames et Messieurs, j'apprécie le privilège qui m'a été donné d'introduire ce colloque et de vous accueillir, sans prétendre pour autant avoir pu remplacer notre Président Larcher, à qui je souhaite la bienvenue.

ALLOCUTIONS D'OUVERTURE

M. Gérard LARCHER, Président du Sénat

Monsieur le Président de l'Assemblée nationale d'Arménie,

Madame l'Ambassadrice d'Arménie en France, Monsieur le Vice-Président de l'Assemblée nationale d'Arménie,

Messieurs les Présidents des Commissions des Affaires étrangères, de l'Assemblée nationale d'Arménie et du Sénat,

Monsieur le Président du groupe de solidarité avec les chrétiens et les minorités d'Orient,

Je voudrais saluer particulièrement nos deux présidents de groupes d'amitié, Arménie-France et France-Arménie, qui sont là devant moi,

Chers collègues parlementaires des deux Assemblées, Députés et Sénateurs - je fais un petit clin d'oeil à Valérie Boyer pour son engagement constant en faveur de l'Arménie

Et vous Mesdames et Messieurs,

Il y a un an, presque jour pour jour, le 25 novembre 2020, le Sénat a adopté, à l'unanimité moins une voix, une résolution qui fit date, je crois, dans l'histoire de l'amitié entre la France et l'Arménie. Cette résolution intervenait à un moment particulièrement sombre de l'histoire de l'Arménie et de la population arménienne, après l'agression de l'armée azérie dans les conditions que nous connaissons. Elle s'est inscrite dans la suite logique de la reconnaissance, vingt ans plus tôt, du génocide du peuple arménien par un vote intervenu en première lecture au Sénat. Quelles critiques n'a-t-on pas cependant entendues à l'égard de la résolution du Sénat, accusée, pêle-mêle, de creuser les différends, de prendre fait et cause pour un dessein qui serait abandonné par ses protagonistes eux-mêmes, d'ignorer la diplomatie d'État, bouts de papier jetés en travers de la Realpolitik . Les sénateurs ont écouté ces critiques et leur ont répondu de la manière la plus solennelle et déterminée qui soit : ils ont répondu « humanité ». Voler au secours de l'Arménie constituait en effet pour nous un impératif d'humanité.

Un an après l'adoption de cette résolution, nous pouvons toujours en mesurer l'actualité et les effets. Bien sûr, la résolution du Sénat n'a pas fait libérer tous les prisonniers - hier le Président indiquait que plus de 80 prisonniers étaient encore recensés. Elle n'a pas interrompu la politique d'éradication du patrimoine culturel et religieux arménien au Haut-Karabagh et dans les territoires adjacents ou mis un terme aux violations de la frontière du territoire souverain de l'Arménie, comme en témoigne la nouvelle attaque de l'Azerbaïdjan il y a quelques jours. Comment d'ailleurs l'aurait-elle pu ?

Par son caractère pionnier en revanche, la résolution du Sénat a sonné le temps de la mobilisation pour les parlementaires de toutes les démocraties : votée à l'unanimité moins une voix, présentée par les présidents des groupes politiques les Républicains, Socialistes, Union-Centristes, Communistes, Ecologistes, avec le soutien du Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, elle avait une force tout à fait particulière. Elle a accéléré et amplifié le mouvement de solidarité à l'égard des populations arméniennes, que ce soit au sein de l'Union européenne ou du Conseil de l'Europe, où un de nos collègues, Alain Millot, a présenté un plaidoyer extrêmement fort sur la question des prisonniers. Elle a rappelé à de grands pays, je pense en particulier aux États-Unis, qu'ils avaient une responsabilité éminente dans le règlement du conflit et qu'ils ne pouvaient continuer à s'en désintéresser.

La résolution du Sénat s'est aussi efforcée d'aiguiller les efforts du gouvernement français pour qu'il clarifie ses intentions, cesse d'agresser de la même façon que l'agresseur, accorde une aide à la hauteur des liens entre nos deux pays et vous accompagne dans les efforts de règlement du conflit au sein de la coprésidence du groupe de Minsk. Surtout, la résolution du Sénat s'est voulue comme un signe d'amitié et de solidarité envers tous les Arméniens alors que leurs destinées apparaissaient incertaines - hier soir encore, le Président de l'Assemblée nationale d'Arménie me disait combien cette incertitude pesait sur les Arméniens et l'Arménie.

Notre temps, étourdi de communication, a tendance à négliger la force de la parole. Je crois que cette parole d'amitié et de solidarité était attendue de la part des Arméniens, Monsieur le Président. J'en suis convaincu et c'est l'honneur des sénateurs de l'avoir prononcée au juste moment. Nous avons pu en mesurer la portée lorsque vous nous avez accueillis en Arménie, notamment le 24 avril dernier, avec tous les présidents de groupe cosignataires de la résolution du Sénat, le Président du groupe d'amitié France-Arménie, et le Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.

Un an après le vote de la résolution, il reste beaucoup à faire. Je rappelle que les termes de son ultime disposition invitent le gouvernement français à reconnaître la République du Haut-Karabagh et à faire de cette reconnaissance un instrument de négociation en vue de l'établissement d'une paix durable. Il me semble que le texte que nous avons adopté conserve sa pertinence et son actualité. La résolution du Sénat nomme le contentieux dont le règlement est seul capable d'apporter une paix durable et juste dans la région, la République du Haut-Karabagh. Si l'Arménie en est convaincue, elle peine parfois à en convaincre ses partenaires, car, dans le même temps, le Haut-Karabagh est peu à peu effacé des cartes de géographie par les autorités azéries et son nom est trop souvent tu par les puissances qui aspirent à un règlement du conflit.

Mesdames et Messieurs, et je voudrais aussi saluer l'ensemble des religieux qui sont ici présents, avec respect et considération, qu'ils soient arméniens ou qu'ils appartiennent, comme Monseigneur Gollnisch, à un témoignage permanent. Les événements récents démontrent que les menaces n'ont pas cessé, que le statu quo n'est pas viable et que le silence sur le Haut-Karabagh ne suffira pas à couvrir la voix des aspirations de la population arménienne à la sécurité et à la paix. Car il n'y aura pas de paix durable, je le répète, sans que la question du statut de la République du Haut-Karabagh ne soit tranchée, sans qu'il ne soit décidé les modalités de sa reconnaissance et sans que la sécurité des populations arméniennes ne soit partout assurée et que s'exercent leurs droits à l'autodétermination.

Voilà, mes chers amis, les raisons pour lesquelles la résolution du Sénat reste cruciale, parce qu'elle demande instamment le respect d'un accord de cessez-le-feu dont les dispositions ne sont pas observées par la partie azérie, parce qu'elle replace le Haut-Karabagh au centre de l'attention et des discussions, parce qu'elle rappelle que la coprésidence du groupe de Minsk doit redevenir l'enceinte de la négociation, parce qu'elle se refuse à entériner la situation de fait issue de l'usage de la force.

Je tiens à remercier tous les sénateurs qui ont participé à l'organisation de ce colloque, au premier chef le Président du groupe de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient ainsi que le Président du groupe d'amitié France-Arménie. Je remercie vraiment, sincèrement, le Président du Parlement arménien d'avoir effectué le déplacement ici, au Sénat, pour deux journées de partage, avec ses collègues parlementaires que je salue avec grand plaisir. Votre présence, leur présence nous honorent.

Nous avons eu l'occasion de signer hier, comme le rappelait le Président Gilbert-Luc Devinaz, un accord de coopération renouvelé et ambitieux entre nos deux assemblées, qui permettra - ce n'est pas un accord tout à fait comme les autres - d'embrasser l'ensemble du champ bilatéral, de la coopération technique parlementaire à la coopération décentralisée et aux questions les plus politiques. Je confie donc maintenant cet accord de coopération à nos deux Présidents de groupes d'amitié.

Votre venue, Monsieur le Président, intervient quelques jours après celle de votre prédécesseur, Monsieur Mirzoyan, qui nous avait accueillis, les 23, 24 et 25 avril, à la Présidence de l'Assemblée arménienne. J'y vois un signe de continuité de l'amitié qui nous unit. Je voudrais, avant de conclure, saluer l'action de votre ambassadrice en France, porte-parole écouté de la situation de son pays et qui, de toute façon, ne nous laissera jamais en paix tant que nous n'oeuvrerons pas pour la paix durable. Je l'en remercie.

Mesdames et Messieurs, chers collègues, un an après les événements de 2020, pouvons-nous témoigner et préserver le cap fixé par la résolution du Sénat ? Car l'Arménie -- c'est aussi un message pour chacune et chacun d'entre-nous - c'est bien plus qu'un pays, bien plus qu'une nation, bien plus qu'une histoire : c'est une conscience, c'est notre conscience que nous devons garder éveillée. Vive l'Arménie et vive la France !

M. Alain SIMONIAN, Président du Parlement arménien (traduit de l'arménien)

Je voudrais exprimer ma profonde gratitude au Président du Sénat, M. Gérard Larcher, d'avoir organisé sous son haut patronage ce colloque L'Arménie, un an après , et d'avoir invité à cette occasion une délégation de l'Assemblée nationale de la République d'Arménie. La tenue d'un tel événement, dans un haut lieu comme le Sénat français, et dans une atmosphère aussi chaleureuse, est l'éclatant témoignage, à mon sens, de l'amitié solide et de la confiance mutuelle entre nos deux peuples et nos deux pays.

Hélas, nous allons faire le point sur une situation issue d'une guerre qu'on peut appeler « guerre du troisième millénaire ». Il y a un peu plus d'un an, avec le soutien politique et militaire affiché de la Turquie, l'Azerbaïdjan lançait une guerre contre le peuple arménien. Les conséquences de cette guerre de 44 jours sont effroyables et les pertes irrécouvrables pour notre pays : cette guerre a emporté des vies, une jeune génération brillante. Nous avons eu des victimes innocentes : des enfants, des femmes et des personnes âgées.

Les peuples d'Arménie et d'Artsakh ont dû combattre sur plusieurs fronts à la fois, contre l'Azerbaïdjan, contre la Turquie et contre des mercenaires terroristes. Cette attaque inouïe par sa brutalité et sa violence ne visait pas que les Arméniens d'Artsakh et leurs droits fondamentaux à la vie et à la sécurité, mais aussi la démocratie et la marche résolue de l'Arménie et de l'Artsakh vers cette démocratie.

Cependant, la guerre et les pertes douloureuses engendrées n'ont pas entamé l'esprit combatif de notre peuple. Aujourd'hui, un an après cette guerre, le peuple arménien reprend l'espoir d'un nouveau triomphe sur les difficultés et l'adversité, fort du soutien de ses amis.

Il est indiscutable qu'ignorer cette réalité peut être lourd de conséquences funestes pour la stabilité et la paix de notre région. C'est un défi pour l'Europe.

Chers amis, au cours des mois qui ont suivi la guerre de 44 jours, l'Azerbaïdjan a continué à bafouer de manière systématique le droit international. Des crimes de guerre sont commis. Vous suivez certainement le regain de tensions sur les frontières de la République d'Arménie, observées depuis le 12 mai dernier, avec des incursions des forces armées azerbaïdjanaises dans les régions de Syunik et de Gegharkunik. Ce sont des actes de violation flagrante des articles de la déclaration tripartite du 9 novembre.

Une semaine avant la visite de notre délégation en France, les forces azerbaïdjanaises ont provoqué de nouveaux heurts et pénétré dans le territoire de la République d'Arménie. Hélas, ces opérations de provocation ont conduit à de nouvelles pertes, tant sur le plan humain que sur le plan territorial. Nous avons un nombre important de soldats disparus. La communauté internationale n'est pas dupe quant au sort des prisonniers de guerre et civils arméniens détenus en Azerbaïdjan, qui sont soumis à des actes de torture comme peuvent en attester certains documents, et dont l'Azerbaïdjan tente de se servir comme monnaie d'échange.

Chers collègues, alors que cette douloureuse réalité constitue notre quotidien, l'attention et les initiatives de nos amis nous sont d'un immense réconfort. À ce titre, c'est avec une gratitude sincère que j'évoque la portée de la résolution adoptée le 25 novembre 2020 par le Sénat de la République française portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh.

C'est une résolution affirmant la reconnaissance de la République du Haut-Karabagh comme une garantie essentielle de sécurité et de ce fait, c'est un document qui contribuera, j'en suis sûr, au renforcement du processus de négociation dans le cadre de l'OSCE et au règlement définitif et pacifique du conflit ainsi qu'à la reconnaissance du statut d'Artsakh.

Je veux souligner et saluer le rôle personnel et exceptionnel du Président Gérard Larcher dans le processus d'adoption de cette résolution. Je tiens à saluer l'implication personnelle et cruciale de Christian Cambon, Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, à l'initiative de la résolution ainsi que Bruno Retailleau, Président du groupe de solidarité avec les Chrétiens d'Orient et les minorités au Moyen-Orient.

Je salue également tous les groupes politiques du Sénat et leurs présidents, en particulier, pour leur soutien et adhésion unanime à la résolution. Je pense notamment à Patrick Kanner, Hervé Marseille, Eliane Assassi et Guillaume Gontard.

C'est avec reconnaissance que je pense également à la visite en Arménie, du 23 au 25 avril 2021, de la délégation du Sénat, menée par le Président Larcher et composée des présidents des 5 groupes politiques pour commémorer à nos côtés le 106 e anniversaire du génocide des Arméniens, une commémoration particulière cette année, faisant tragiquement écho à la récente agression turco-azerbaïdjanaise et aux exactions subies de nouveau lors de cette guerre.

Les messages exprimés à Erevan par le Président Gérard Larcher et les autres membres de la délégation ont réaffirmé le soutien du Sénat de la République française à l'Arménie, à l'Artsakh et au peuple arménien.

Je tiens à remercier également la France. Je tiens à remercier le Président du Sénat, les Sénateurs, les Députés français ainsi que les collectivités territoriales françaises sans oublier, bien sûr, les intellectuels, journalistes, éditorialistes, écrivains, pour la préoccupation permanente que vous ave, aussi bien pour le sort du riche patrimoine historique et culturel de l'Artsakh qui se trouve aujourd'hui sous occupation azerbaïdjanaise, que pour la libération des prisonniers de guerre et civils arméniens ou les droits fondamentaux des réfugiés et déportés d'Artsakh.

La position clairement exprimée par la France et sa solidarité exceptionnelle au peuple arménien, durant la guerre comme après la guerre, sont un réconfort immense pour nous en cette période difficile.

La position des autorités arméniennes a été et demeure très ferme sur la nécessité de reprise du processus pacifique des négociations comme un gage de sécurité et de paix durable dans notre région, de même que sur la nécessité impérieuse de clarifier le statut du Haut-Karabagh.

La propagande de haine anti-arménienne, orchestrée par les hautes autorités azerbaïdjanaises dont témoignent les déclarations officielles ou les manifestations telles que l'inauguration, en plein centre de Bakou, d'un square avec des trophées où sont humiliés les prisonniers de guerre arméniens, la multiplication des actes d'agression contre l'Artsakh et l'Arménie, la politique de terreur et les exécutions répétées de civils ne font que mettre en évidence le fait qu'une existence physique et identitaire est inenvisageable pour des Arméniens sur les territoires contrôlés par l'Azerbaïdjan. Aucun Arménien ne vit aujourd'hui sur les territoires contrôlés par l'Azerbaïdjan depuis la fin de la guerre de 44 jours. C'est ce qu'on s'appelle une épuration ethnique.

Bien sûr, nous saluons l'implication de la France en tant que pays ami et, parallèlement, coprésident du groupe de Minsk dans les négociations pour un règlement politique du conflit au Haut-Karabagh. Je salue à ce titre la rencontre des coprésidents qui s'est déroulée à Paris, le 10 novembre dernier, à l'initiative de la partie française.

Ces initiatives engageantes du Sénat français s'inscrivent dans une longue et riche tradition d'amitié entre nos peuples et de relations bilatérales franco-arméniennes privilégiées dont nous fêterons bientôt le 30 ème anniversaire. Dans ces relations, les échanges et la coopération interparlementaire occupent une place centrale.

La tenue d'élections parlementaires justes et transparentes en Arménie, cette année, dans un contexte d'après-guerre est venue réaffirmer la détermination du peuple et des autorités arméniennes de construire une démocratie.

C'est avec satisfaction que nous pouvons constater que, dorénavant, la formation des autorités publiques issues de la volonté du peuple s'ancre dans la culture politique en Arménie et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que ces processus démocratiques soient irréversibles à l'avenir. C'est la seule voix menant réellement vers la démocratie et le développement de notre pays.

Chers amis, hier, j'ai eu l'honneur de signer avec le Président Larcher une convention de coopération entre le Sénat de la République française et l'Assemblée nationale de la République d'Arménie. Je suis certain que cette convention donnera un nouvel élan à l'action des groupes d'amitié au sein de nos parlements, à nos échanges interparlementaires en général et sera un vecteur important de relations franco-arméniennes privilégiées.

Chers amis, tous les jours sans relâche, nous devons y travailler, inspirés des leçons que l'Histoire nous donne à profusion et impatients d'un avenir commun que nous voulons radieux et plein de nouveaux espoirs. Nous sommes fiers d'avoir l'honneur d'en être les ouvriers. Je vous en remercie.

POINT DE SITUATION

M. Hovhannès GUEVORKIAN, Représentant du Haut-Karabagh

La situation créée actuellement en Artsakh résulte de l'agression azerbaïdjanaise lancée le 27 septembre 2020 contre la République du Haut-Karabagh avec l'aide de la Turquie et de mercenaires étrangers appartenant à plusieurs groupes extrémistes venus du Moyen-Orient et d'autres régions. Cette agression était non justifiée sur le plan militaire et, par conséquent, sur le plan du droit international. L'objectif immédiat des autorités azerbaïdjanaises était la destruction de l'Artsakh par l'épuration ethnique de la population arménienne et le brisement des institutions étatiques artsakhiotes mises en place depuis la proclamation de la République en 1991. Son objectif plus lointain est l'affaiblissement extrême de la République d'Arménie et, si l'occasion se présente, l'annexion des territoires sud-arméniens que Bakou revendique ouvertement pour créer une jonction entre l'Azerbaïdjan et la région de la Nakhitchevan et former ainsi une zone sans rupture entre la Turquie et son allié, l'Azerbaïdjan turcophone. Dans le même temps, cette jonction priverait l'Arménie de sa frontière avec l'Iran, la fragilisant et la mettant dans une position d'enclavement quasi intégral par la Turquie à l'ouest et par l'Azerbaïdjan au sud et à l'est.

La guerre de l'automne 2020 a duré 44 jours. Elle a pris fin le 10 novembre 2020 à la suite de la déclaration signée la veille entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan sous l'égide de la Russie. Cette déclaration établit un cessez-le-feu et prévoit le déploiement des forces russes de maintien de la paix pour une durée de cinq ans reconductibles. Elle conduit au transfert sous le contrôle azerbaïdjanais d'une grande partie du territoire de la République d'Artsakh. Un lien terrestre est maintenu entre l'Artsakh et l'Arménie par le corridor de Latchine, d'une largeur de cinq kilomètres restant sous le contrôle des forces russes. Parmi les pertes territoriales les plus significatives et les plus douloureuses figure la capitale historique de l'Artsakh, Chouchi. Cette nouvelle situation territoriale renforce considérablement l'enclavement de l'Artsakh et favorise inévitablement le sentiment d'insécurité chez la population arménienne du pays, tandis que la politique azerbaïdjanaise maintient la population artsakhiote dans une terreur quotidienne.

Un autre changement notable est le déploiement des troupes russes de maintien de la paix le long du corridor de Latchine et sur la ligne de contact entre les forces azerbaïdjanaises et artzakhiotes. Cette présence rassurante des Russes a permis à plus de 110 000 personnes sur une population de quelque 150 000 personnes que l'Artsakh comptait avant la guerre de se réinstaller au Haut-Karabagh.

Je voudrais rappeler que la terreur provoquée par les crimes de guerre (utilisation des bombes à sous-munitions et du phosphore blanc, des écoles, des hôpitaux, des centres culturels pris pour cibles directes, des bombardements massifs dépourvus de toute justification stratégique des villes artzakhiotes, y compris la ville de Stepanaker, (capitale du Haut-Karabagh) commis par l'armée azerbaïdjanaise en octobre dernier avait jeté près de 70 % de la population artzakhiote sur le chemin de l'exode vers la République d'Arménie pour y trouver refuge. Près de 40 000 déplacés des territoires désormais occupés par l'Azerbaïdjan restent encore sans logement, en attendant de pouvoir reconstruire leur vie. Les efforts du gouvernement d'Artsakh sont concentrés actuellement sur la construction d'habitats pour ces personnes dont la situation est la source d'une véritable crise humanitaire. Ainsi, près de 7 000 logements seront construits dans les trois années à venir pour ces Artzakhiotes.

De nombreux prisonniers de guerre arméniens sont retenus à ce jour en Azerbaïdjan en dépit des clauses de la déclaration du 9 novembre prévoyant l'échange des prisonniers de guerre, des otages et des autres personnes détenues et des dépouilles des victimes. De plus, des militaires arméniens sont capturés avec une régularité constante après la fin des hostilités. Selon l'ONG Human Rights Watch , les prisonniers de guerre arméniens sont soumis à des sévices physiques et des traitements humiliants filmés dans des vidéos et largement diffusés sur les réseaux sociaux.

L'Artsakh se trouve actuellement confronté à un autre danger aux conséquences écologiques et économiques potentiellement graves : la perte du contrôle de la ressource en eau nécessaire tant à la consommation humaine qu'à l'irrigation agricole. 2 à 2,5 milliards de mètres cubes de ressources en eau sont en effet situés dans les régions désormais passées sous le contrôle de l'Azerbaïdjan. L'économie artzakhiote reposant essentiellement sur l'agriculture et l'industrie minière, toutes deux fortement dépendantes de l'eau, la réduction potentielle de la ressource en eau met en cause la viabilité économique de l'Artsakh. Près de 1 500 monuments historiques et culturels arméniens, églises, monastères, sites archéologiques, cimetières et tombeaux, pierres croisées, ponts et palais médiévaux, musées et collections privées sont passés sous le contrôle de l'Azerbaïdjan. Le sort de cet héritage culturel arménien inspire de sérieuses inquiétudes. Les actes de pillage, de destructions et de profanations sont déjà constatés à Chouchi et à Hadrut. Ils font craindre le pire pour les autres monuments passés sous la coupe de Bakou. La suppression du patrimoine arménien dans les territoires d'Artsakh, actuellement sous l'occupation azerbaïdjanaise, comme dans le reste de ce pays, fait partie intégrante de la politique de nettoyage ethnique programmée à l'encontre des Arméniens, dont la guerre n'a été qu'une des manifestations. La politique de terreur, le discours de haine, la destruction des infrastructures civiles et des habitations des familles arméniennes déplacées, comme ce fut le cas récemment à Chouchi, la tentative de réécrire l'histoire en albanisant le patrimoine culturel arménien sont autant d'outils d'une expropriation culturelle, politique et identitaire avérée. L'Azerbaïdjan ne dissimule pas sa volonté d'empêcher le retour des Arméniens dans leur région dont la déclaration du 9 novembre 2020 a pourtant bien prévu le principe. Face à cette réalité, les autorités d'Artsakh demeurent convaincues que le seul moyen de garantir la préservation de l'Artsakh et de son identité arménienne est de parvenir enfin à un règlement définitif du conflit pour pacifier la région du sud Caucase dans sa diversité et l'attribution de statuts d'indépendance internationalement reconnus à l'Artsakh.

C'est bien dans ce contexte, Monsieur le Président, que je voudrais souligner l'importance de l'adoption par le Sénat de la République française de sa résolution sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh. J'exprime ma profonde reconnaissance au nom du peuple d'Artsakh à tous ceux qui ont été les bâtisseurs, à tous ceux qui ont déployé leurs efforts pour que l'ensemble du Sénat, à l'exception d'une seule voix, adhère pleinement au texte voté. Il ne s'agit pas d'un document purement politique. Nous considérons cette résolution comme une tentative de sauvetage, une tentative de pérenniser l'existence des Arméniens d'Artsakh. Merci beaucoup.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup pour ce vibrant plaidoyer qui dit toutes les choses dans leur gravité.

PREMIÈRE TABLE RONDE

« LES TÉMOINS RACONTENT »

Participants :

M. Sylvain TESSON , écrivain

M. Michel ONFRAY , essayiste

Mgr Pascal GOLLNISH , Directeur général de l'OEuvre d'Orient

M. Jean-Christophe BUISSON , journaliste

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M. Christian MAKARIAN, Modérateur

Les quatre invités de la première table ronde sont des écrivains et des intellectuels de premier plan. L'un est journaliste, l'autre est un grand voyageur, l'un d'entre eux est un ecclésiastique de premier rang et Monsieur Onfray est assez difficile à classer, mais très présent dans notre paysage politique et médiatique.

Ce sont quatre personnes qui ont décidé de défendre cette cause et de le faire courageusement, au détriment parfois même de leur confort ou même de leur intérêt. Ils vont nous donner leur témoignage et le vécu qui a été le leur, de façon non construite, spontanée et la plus immédiate qui soit.

M. Sylvain TESSON, Écrivain

Je vous remercie de me donner quelques minutes dont je n'abuserais pas pour m'exprimer sur la question arménienne. « Question arménienne » étant l'expression pudique que l'on emploie pour parler des tragédies vécues par les uns et des hontes manifestées par les autres. Ma légitimité à prendre la parole vient du fait que, il y a un an, à l'invitation de Jean-Christophe Buisson, Directeur de la rédaction au Figaro Magazine , nous sommes partis en Artsakh quelques heures avant le 9 novembre 2020, c'est-à-dire au moment du cessez-le-feu. Après tout, c'est une légitimité puisque l'intitulé de notre rencontre ce soir s'appelle L'Arménie, un an après .

Je voudrais commencer par une question qui pourrait s'exprimer ainsi : qu'est-ce qui fait que nous autres, Français en général, nous autres en particulier qui sommes ici réunis dans cette salle ce soir, nous autres, champions de la discorde, nous réussissions à nous retrouver autour de l'Arménie ? Le mot « unanimité » a été prononcé tout de même deux fois ce soir, certes assorti d'un léger bémol qui est le mot « quasi » -- il y a toujours un mot de trop quand on parle de quasi-unanimité. Néanmoins, comment se fait-il que, quand nous parlons de l'Arménie, nous ayons l'impression, nous autres Français, que nous parlions un peu de nous-mêmes ? Voilà la question que je voudrais aborder. C'était une question que nous nous posions, avec Jean-Christophe Buisson, quand nous voyagions à travers le Haut-Karabagh et l'Arménie : pourquoi avons-nous l'impression de parler de nous-mêmes quand nous parlons de l'Arménie ?

Je crois que c'est une question très importante, dont la réponse pourrait nous aider à comprendre ce que nous pouvons faire et pourquoi nous devons le faire pour l'Arménie. Il y a plusieurs réponses et elles ont été évoquées d'ailleurs au cours des interventions que nous avons entendues.

Il y a une réponse que nous connaissons bien : historique, linguistique, culturelle, les liens humains, les liens humanitaires, les liens humanistes. Nous connaissons très bien toute cette kermesse folklorique qui nous relie à un pays que nous aimons, que nous connaissons, dans lequel nous avons voyagé, où nous nous sentons chez nous. C'est finalement la réponse la plus ordinaire, mais pas la plus importante.

Il y a certainement une réponse d'un ordre plus humaniste qui nous lie à l'Arménie. Nous autres Français, aimons volontiers dire que nous sommes les champions des droits de l'homme. Les Droits de l'Homme, c'est même une excellence de production française ! Il y a le vin de Bordeaux, Thomas Pesquet, les escargots de Bourgogne, il y a les droits de l'Homme, alors nous les exportons partout ! Peut-être pouvons-nous considérer que, depuis un siècle, l'ennemi a rempli toutes les caractéristiques pour que l'Arménie puisse prétendre au droit d'être considérée comme la victime des atteintes aux droits de l'Homme et bénéficier des secours que nous portons aux pays que nous voulons aider.

Mais il me semble que la vraie réponse est spirituelle. Et paradoxalement, c'est ce lien spirituel qui pose le problème, c'est tout le noeud du lien et c'est tout le problème, car nous ne voulons pas toujours nommer ce lien. L'Arménie est le premier royaume chrétien de l'histoire de l'humanité. Notre considération est donc tout à fait spécifique, car ce n'est pas la même chose d'être un petit mouchoir de roche perdu au milieu des empires selon qu'on est ou non le premier royaume chrétien. Quand on est le premier royaume chrétien de l'histoire de l'humanité, on porte en soi quelque chose, on est un avant-poste pour prendre un vocabulaire militaire, on est un bivouac d'éclaireurs, on est une échauguette de la citadelle pour prendre un vocabulaire d'architecture, on est un camp d'altitude pour prendre un vocabulaire alpinistique, un camp d'altitude sur la montagne, on est une projection de quelque chose à l'extérieur de cette chose, c'est l'échauguette qui est devant la citadelle, c'est le rempart, c'est la première ligne, c'est la barricade, c'est le poste avancé et il faut que ce poste avancé ne soit pas un poste sacrifié. Voilà ce que je crois être l'importance de cette valeur, cette profondeur profondément spirituelle. Or, quand un poste éclairé, quand un avant-poste est menacé et quand il tombe, cela signifie que la poussée tectonique, géopolitique qui le fait tomber ne va pas s'en prendre qu'au poste avancé. Enfin, en d'autres termes, un peu moins abstraits, cela veut dire que nous pouvons peut-être considérer que ce qui se passe en ce moment en Artsakh se passera demain chez nous, car, quand l'échauguette tombe, c'est la citadelle qui est menacée. Peut-être faudrait-il que nous parlions des choses avec ce cynisme et cette efficacité-là ? Il en va peut-être de nous-mêmes, et c'est pour cela que nous avons l'impression de parler de nous-mêmes lorsque nous parlons de l'Arménie.

Il se peut que la tectonique islamopolitique, puisque nous pouvons peut-être dire les choses pour une fois, soit une trajectoire. Quand un rempart tombe, l'arrière-pays est menacé. Voilà ce que je pense être l'un des noeuds du problème. Alors je sais bien que nous sommes, ici, les citoyens d'une vieille nation, laïque et voltairienne, que nous sommes tous ici réunis entre libres penseurs et que nous répugnons beaucoup à utiliser ces vocabulaires qui nous ramènent à une forme de choc des civilisations. Nous nous croyons trop intelligents pour sacrifier à la vision huntingtonienne des choses qui nous paraissent trop simples. Mais ce serait faire beaucoup d'économies rapides d'un autre penseur qui met en plus sa pensée en action et qui s'appelle M. Erdogan. Il n'a pas lancé ses troupes avec ses supplétifs azéris dans le Haut-Karabagh uniquement pour de la conquête territoriale. Son but n'était pas d'accroître sa surface agricole utilisable, son but n'était pas de conquérir des terres arables pour faire pousser des artichauts. Son but était probablement d'accroître sa profondeur turcosteppique pour créer cette liaison qui irait du Bosphore jusqu'à Oulan-Bator. Il était question - et ce n'est pas moi qui le dis, mais Monsieur Erdogan - non seulement de faire progresser la surface territoriale, mais aussi de planter le drapeau de l'Islam sur une vieille terre chrétienne. Le mot est dit.

Il est très étonnant que, dans notre pays, le Sénat mis à part, les institutions politiques et médiatiques aient considéré ce problème arménien avec tant d'indifférence. La caisse de résonance communicationnelle et politico-médiatique n'a pas tellement succombé à la nécessité de manifester son indignation. Cela est d'autant plus étonnant que, depuis quelques décennies, en Europe occidentale, émane souvent le réflexe de l'indignation, dans une sorte d'Olympiade de la compassion, dans laquelle l'Arménie n'aurait pas le droit d'accéder à la première place du podium. Il faut se demander pourquoi. Peut-être la raison en est-elle que les Arméniens répondent à trop de caractéristiques qui les empêchent de susciter la compassion que nous avons parfois tant de facilités à accorder aux autres. Il est vrai que les Arméniens prononcent beaucoup de gros mots, sont chrétiens, ruraux et patriotes, ne crachent pas complètement contre leurs vieilles affinités et leurs vieilles amitiés russes. Cela fait tout de même beaucoup pour notre pays qui n'a pas l'habitude que des messieurs moustachus boivent du vin rouge à l'ombre des clochers. Alors, la France se dit qu'il existe d'autres sujets pour exercer sa compassion ; je le déplore.

Vous me demandiez d'évoquer le voyage que nous avons accompli avec Jean-Christophe Buisson. Nous avons éprouvé l'incroyable force de la représentation de ce qu'est la France. Je sais bien que nul n'est prophète en son pays, mais il est quand même dommage de devoir parcourir des milliers de kilomètres pour tout à coup rencontrer, dans l'oeil de ses semblables, une vibration, une émotion à la simple évocation du mot « France », alors qu'étonnamment, nous avons l'impression que nos semblables et nos compatriotes ne l'entendent même plus ou qu'il heurte quelque chose en eux. Très étonnamment, quand nous indiquions que nous étions des journalistes français, il se passait quelque chose. La France sait qu'elle a une représentation ; il faudra qu'elle ait aussi une volonté. Son intérêt serait peut-être de s'occuper de l'éternel, des liens intangibles et non pas seulement des liens économiques. Les intérêts de la France ne peuvent se réduire à un exercice comptable ; il n'y a pas que le PIB, il y a aussi la vie intérieure dans la vie.

C'est ma conclusion. Je voudrais que la France se montre digne de l'espoir qu'elle fait naître dans certains coeurs et dans certains coeurs arméniens sans même parfois le savoir.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup pour votre sincérité. La vérité de vos paroles a touché tout le monde. C'est une énergie en soi et vous avez vu, dans le visage de ce peuple, une image de la France dont celle-ci devrait être davantage fière et qu'elle devrait assumer ; c'est ce que vous avez appelé l'appel à la volonté. C'est une très belle conclusion et une très belle démonstration de ce que peut être la politique extérieure de la France un peu revisitée et un peu plus ambitieuse.

Michel Onfray, il va être difficile d'intervenir après Sylvain Tesson, mais vous n'êtes pas un homme dépourvu de ressources ni de capacités de mobilisation ni de sincérité - une sincérité très forte. Vous aussi, vous avez fait ce voyage de façon un peu plus longue, un peu plus durable et vous en avez retiré beaucoup de sensations. Un an après, qu'est-ce qu'il en reste et qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, un homme comme vous, qui n'a pas besoin de célébrité, qui n'a pas besoin de renommée, est allé chercher cette cause-là ? Pourquoi vous êtes-vous investi avec un tel degré de sincérité ?

M. Michel ONFRAY, Essayiste

Merci beaucoup pour vos mots amicaux. Je répondrais que ce qu'il en reste, c'est le désir d'y retourner et de continuer. C'est dommage que Sylvain s'en aille, parce que nous aurions pu discuter sur Huntington. Pour ma part, je soutiens Huntington et je le défends depuis plus de trente ans, ce qui me vaut beaucoup d'ennemis, mais peu importe.

Je crois qu'on nous avait demandé de choisir à l'époque entre deux conceptions du monde. La première disait qu'il existait des civilisations diverses et multiples et qu'annoncer des chocs de civilisations ne les créait pas. Dans la deuxième, un personnage nous disait que la disparition du monde soviétique et du bloc de l'Est était une formidable opportunité pour réaliser enfin le libéralisme sur la totalité de la planète. On nous sommait donc de choisir entre la fin de l'Histoire ou l'avènement du choc des civilisations.

Il y a trente ans quand on me proposait de faire carrière à Paris dans les salons mondains des éditeurs qui étaient les miens à cette époque, j'ai refusé, parce que je croyais plus à la vérité qu'à l'efficacité des carrières. J'ai eu la chance d'aller en Arménie à l'époque soviétique. J'avais une vingtaine d'années et j'ai été touché par la grandeur de ce petit peuple, parce qu'il y a quelque chose de fondamentalement chrétien dans ce petit peuple de gérer le génocide. C'est une façon extrêmement modeste, extrêmement digne, extrêmement puissante et c'est l'efficacité du Christianisme que de ne montrer que cela ne peut pas forcément être toujours « oeil pour oeil », « dent pour dent » et qu'on peut être dans une logique, pas forcément du pardon, mais du vivre avec la souffrance et le deuil, qui ont pu exister, sans pour autant en faire une démonstration perpétuelle avec des pleureurs ou des pleureuses.

Cette dignité m'a plu quand j'avais 20 ans. Plus tard, il y a eu cette idée que Huntington disait vrai, qu'il existe des civilisations et qu'il faut un certain temps, un certain âge, une certaine culture pour pouvoir parler en termes de civilisation. J'ai lu Malraux quand j'avais 15 ou 16 ans, je n'y comprenais pas grand-chose, je commence à pouvoir comprendre quelque chose au discours que Malraux tenait avec le Général de Gaulle sur la question des civilisations.

La civilisation judéo-chrétienne est née en Arménie. Il existe en Arménie quelque chose qui conduit à ce que nous ayons là-bas à faire à nos grands-parents, à nos aïeuls, à nos ancêtres. Nous avons là un peuple premier, au sens où on parle d'art premier : l'Arménie est le laboratoire de la civilisation dans laquelle nous vivons encore. Oui, il existe des chocs de civilisations. Oui, il existe des civilisations. Oui, toutes les civilisations ne se valent pas : une civilisation qui veut en supprimer une autre n'est pas la même qu'une civilisation qui ne veut pas en supprimer une autre.

Pour ma part, je ne parle pas de droits de l'Homme, mais de droits des civilisations à pouvoir exister et de droit des peuples à pouvoir exister. Je suis un souverainiste - un gros mot pour beaucoup, Bernard Henri-Lévy disait : « Le souverainisme, cette saloperie » avec le degré conceptuel qui le caractérise. Je pense que la souveraineté est la possibilité de mener chez soi la politique qu'on aura décidé de mener parce qu'il y a un peuple - il est bon de ne pas l'oublier - et il y a parfois des parlements, des politesses où les discours sont importants.

J'ai entendu parler de la force des mots. C'est bien, la force des mots, mais je trouve que la France n'est pas à la hauteur. J'ai vérifié un certain nombre d'informations pour pouvoir vous l'affirmer. Non, la France n'est pas à la hauteur. Je pense que nous avons encore beaucoup à faire pour aimer l'Arménie, pour dire à l'Arménie que nous sommes de son côté, parce qu'il s'agit d'une guerre de civilisations.

Il n'est pas étonnant que la presse se soit tellement mal comportée, car cette presse se comporte mal avec quiconque ne pense pas comme elle. J'en fais les frais, nous en faisons les frais, nous avons été traités de fascistes quand, avec Stéphane Simon, nous avons créé Le Front populaire : la revue n'existait pas encore que j'étais Doriot, que Stéphane Simon était Déat, c'est-à-dire que nous portions l'uniforme nazi sur le front russe. Il ne faut donc pas s'étonner. Pourquoi serait-on dans ce cas du côté de l'Arménie ? Défendre cette cause ne représente aucun intérêt pour la presse et il faudrait reconnaître qu'il existe des guerres de civilisations et que l'on s'est trompé il y a trente ans. Cela signifierait que le réel donne tort à l'idéologie : on préfère avoir raison avec une idéologie fausse plutôt qu'avec une réalité qui démontre que l'on s'est trompé. L'honnêteté voudrait que l'on puisse dire aujourd'hui que Huntington avait effectivement raison.

Ce qui arrive à l'Arménie aujourd'hui arrivera à la France plus tard, bientôt. Cela arrivera à l'Europe plus tard aussi, bientôt. On fait semblant, parce que, si on commence à parler de cela, on va passer pour des salauds, des vigistes, des nationalistes, des souverainistes, des gens qui ne sont pas mondialistes ou des gens qui se trompent de chemin.

Ce qui se passe engage l'humanité. C'est la question de l'avenir de la civilisation judéo-chrétienne qui se pose. J'ai écrit un livre qui s'appelle Décadence et qui se propose, en 500 pages, de raconter ce qu'est cette civilisation, où elle en est et comment cela fonctionne. On ne peut plus aujourd'hui parler en termes de civilisation sans être « éjecté » par cette presse. Si vous parlez de civilisation, de judéo-christianisme, on vous dit que vous avez écrit un traité d'athéologie et que vous ne croyez pas en Dieu. Et alors ? Je crois en la civilisation qui a rendu possible ce Dieu et je défendrai cette civilisation, moi, l'athée.

Avec Stéphane et l'équipe de Front populaire , nous avons le désir de retourner sur place pour montrer les images du vandalisme, car on ne touche pas aux temples, on ne touche pas aux églises, on ne touche pas aux pierres tombales, on ne touche pas aux gens, on ne touche pas à la culture, on ne touche pas à ce peuple. Si peu d'intellectuels aujourd'hui en France défendent la cause arménienne, c'est parce que cela n'est pas rentable. Nous avons sur place, des amis qui disposent d'images terribles et nous en ont prêté pour notre premier film et nous en prêteront probablement d'autres pour le deuxième film. Ils ne trouvent pas de place pour leurs articles. Je pourrais vous communiquer les noms de journaux parisiens qui refusent ces enquêtes, ces articles, ces images et ces photos, car ce n'est ni rentable ni intéressant.

Les Arméniens sont un peuple phare, c'est-à-dire que, dans l'obscurité, il y a une lumière qui est là et qui vacille et qui nous dit qu'il se passe des choses dans cet endroit du monde qui nous renseignent sur ce qui risque d'arriver un peu plus tard, bientôt, peut-être plus vite que prévu dans cette Europe qui s'effondre elle aussi. Une part de l'Europe et de la civilisation judéo-chrétienne se trouve là-bas.

Je ne suis pas de ces philosophes qui prennent des avions pour aller faire un reportage « Moi et le Pakistan », « Moi et l'Arabie Saoudite », « Moi et le Qatar »... Avec Stéphane, nous allons en Arménie parce qu'il se passe là-bas quelque chose de plus grand que nous. Je n'ai pas envie de me filmer sur place ou qu'on me voie sur place dans des tranchées. J'ai juste eu envie de dire qu'il se passe là-bas quelque chose qui donne raison à Huntington et il serait bon que vous puissiez, trente ans plus tard, dire que vous vous êtes trompés ou du moins que, peut-être, aujourd'hui, Huntington n'aurait pas complètement tort, que peut-être la fin de l'histoire était une hypothèse un peu fautive et qu'il y a là-bas un peuple qui meurt, un peuple qu'on détruit et qui reste dans la dignité dont je disais tout à l'heure qu'elle était ce qui faisait mon admiration.

C'est un génocide qui continue à bas bruit et on laisse faire, on ne dit rien.

M. Christian MAKARIAN

Vous le philosophe qui avez beaucoup réfléchi à ces sujets, ne pensez-vous pas qu'il existe des passions françaises que la France a grand tort d'abandonner et qui faisaient sa spécificité en matière de politique étrangère ? Je vais prendre trois exemples : la Serbie, le Liban et l'Arménie. Êtes-vous d'accord avec cela ? Si on abandonne cela, il faut être alors un champion du commerce extérieur, ce qui n'est pas spécifiquement le cas de la France ni sa vocation historique. La France a une autre vocation historique. N'est-elle en train d'y renoncer ?

M. Michel ONFRAY

Ce n'est pas tant la France que ceux qui la gouvernent. Ce n'est pas la même chose. C'est formidable, cette façon de s'affirmer « le Président de tous les Français » et, en même temps, de ne pas avoir de perspectives civilisationnelles. Le chef de l'Etat n'est pas celui qui va décider de l'augmentation d'un demi-point ou d'un point de ceci ou de cela, mais celui qui, pour le meilleur et pour le pire de la tradition jacobine, décide de la politique d'une Nation. La France a des intérêts sur la planète et elle a des intérêts civilisationnels. Il n'est pas question que nous laissions l'Arménie dans cette situation. J'ai vérifié des informations qui me laissent croire que le chef de l'État, actuellement, n'est pas totalement du côté de l'Arménie.

M. Christian MAKARIAN

Êtes-vous favorable à l'usage clair et net du terme « civilisationnel » ?

M. Michel ONFRAY

Évidemment. C'est une civilisation. Lorsqu'on voyage et qu'on se retrouve en Asie, on voit bien qu'on est en Asie. En Afrique, on voit bien qu'on est en Afrique. En Amérique du Sud, on voit bien qu'on est en Amérique du Sud. Dans de nombreux endroits au monde, on voit bien qu'on n'est pas en France ou en Europe. À mon sens, le chef de l'État ne doit pas être le personnage des petits arrangements, mais le personnage de la place de la France dans le monde, et cela suppose que la France n'ait pas des intérêts commerciaux de vente d'avions ou de centrales, qui sont bons pour un ministre dont le métier consiste à être le VRP de la France. Le chef de l'État doit avoir choses à dire sur l'avenir du monde et sur la place de la France dans l'avenir du monde. L'Arménie est aujourd'hui, dans la géopolitique, une carte maîtresse, une carte civilisationnelle majeure. L'avenir d'une civilisation se joue là-bas et ce qui y a lieu aura lieu plus tard ailleurs.

Aujourd'hui, si on veut lire ou relire Huntington, se pose la question de l'impérialisme. Ce n'est pas le nationalisme qui est la guerre : c'est l'impérialisme. 14-18 n'a pas été le fait des nationalistes, mais des impérialistes. Ce n'est pas exactement la même chose. Aimer son peuple, aimer son pays, c'est défendre une nation, ce n'est pas être nationaliste, ce n'est sûrement pas vouloir la guerre. L'impérialisme suppose la conquête des autres pays. Il y a le désir impérialiste chez Erdogan, mais où est le désir impérialiste de l'Europe ? C'est un désir impérialiste marchand. Que fait-on contre les impérialismes ? On oppose effectivement d'autres impérialismes. Qu'avons-nous à proposer comme type d'impérialisme ? Des supermarchés, des magasins, des locations d'utérus :, est-ce ce genre de progrès que nous avons à proposer à l'humanité entière ? Il y a effectivement des propositions à faire quand on est un chef d'État et qu'on veut que la France pèse dans le monde, dans un projet civilisationnel. Le projet civilisationnel, c'est le compagnonnage avec cette civilisation judéo-chrétienne, même quand on ne croit pas en Dieu, même quand on a des hypothèses sur l'historicité ou la vérité de Jésus.

J'oserais dire qu'à chaque fois que je suis quelque part ailleurs sur la planète, je me dis « Quelle magnifique civilisation nous avons ! » L'idée que des chefs de l'État n'aiment pas la civilisation et estiment qu'il n'existe pas de culture française ou qu'il faudrait déconstruire la culture française, l'idée que nous ne pourrions pas parler des racines chrétiennes de notre civilisation, cela voudrait dire que la France démarrerait avec le 14 juillet 1789 ? C'est une sottise totale. Il existe des racines chrétiennes, mais aussi des racines gréco-latines à notre civilisation, et je pense que si nous ne défendons pas, en Arménie, pointe avancée de cette civilisation, les idées auxquelles nous croyons, alors, de fait, tout est fini, tout disparaît et nous pouvons nous attendre à une sorte d'effondrement généralisé de notre civilisation et de notre culture.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup, Michel Onfray, pour ce discours très construit, très pensé, très ressenti et très éprouvé à l'épreuve des faits, puisque sur le terrain, vous avez pu vérifier, vous avez ressenti tout cela et vous en êtes revenu renforcé dans vos convictions.

M. Michel ONFRAY

Absolument. Nous avons le projet, avec Stéphane, d'y retourner justement pour travailler sur cette question du vandalisme et sur l'effacement de cette civilisation qui s'activent actuellement dans un grand silence étonnant de la part d'organisations internationales qui se sont nettement plus émues lorsqu'il s'agissait des bouddhas de Bamiyan.

M. Christian MAKARIAN

C'est exact, mais nous avons des intellectuels, spécificité française, qui défendent ce point de vue. Merci beaucoup, Michel Onfray, je crois qu'on peut vous applaudir.

Monseigneur Gollnisch, il a été beaucoup question de christianisme et de civilisations chrétiennes ce soir, y compris d'un point de vue athée. Tout cela vous agréé-t-il et quelle en est votre lecture ?

Mgr Pascal GOLLNISCH, Directeur général de l'OEuvre d'Orient

Je vous remercie pour votre invitation. Vous me permettrez de saluer la présence parmi nous de sa Béatitude, le patriarche catholique des Arméniens catholiques. Je crois qu'on peut l'applaudir. Il a été installé il y a quelques semaines dans sa charge au Liban et il a souhaité que son premier détachement à l'étranger soit pour la France ; c'est symbolique. Permettez-moi également de remercier le Sénat pour la force de son engagement auprès du peuple arménien, le Sénat tout entier et tout particulièrement son Président qui ne ménage pas sa peine. Ce n'est pas la première fois qu'à l'OEuvre d'Orient, nous sentons le Sénat vibrer sur les causes qui lui sont chères. Merci, Monsieur le Président.

Monsieur Onfray est parti. Ce n'est pas que je veuille parler derrière lui, mais j'entends bien ses propos et je l'aurais invité volontiers, peut-être, par rapport à ses débuts, à réécrire quelques pages de son traité d'athéologie selon lequel toutes les religions étaient nécessairement sanglantes. Je suis toutefois heureux de constater qu'il a évolué sur le sujet.

M. Christian MAKARIAN

Il fait presque amende honorable.

Mgr Pascal GOLLNISCH

Revenons à l'Arménie. Je me suis rendu à Stepanakert avec un certain nombre de maires de villes françaises, d'élus, de Monsieur Pupponi ici présent, pour l'inauguration du Centre culturel français Paul Eluard. C'est un très beau centre culturel où nous avons été accueillis par une Marseillaise chantée par les enfants avec force et vigueur comme, hélas, Monsieur le Président, peu d'écoles dans notre pays sont encore capables de le faire. Je leur ai d'ailleurs fait remarquer.

Ce centre Paul Eluard souligne toute la force de la francophonie et de la francophilie au Karabakh. Je suis tout de même très triste de constater que les Français sont les avant-derniers à croire à l'importance du français dans le monde, les derniers étant l'Organisation internationale de la francophonie, qui a peut-être des représentants parmi nous que je salue.

Je suis parti en Arménie en pensant me retrouver dans le cadre d'un conflit, hélas fréquent sur la planète, d'une province qui veut faire sécession par rapport à un État central, comme en Afrique ou ailleurs. Je suis reparti en pensant que ce n'était pas du tout cela qui était en jeu. Ce qui est en jeu est clairement la poursuite du génocide. Dans cette Maison, je n'ai pas à argumenter sur le génocide de 1915, car tout le monde en est convaincu et l'a reconnu aussi officiellement. Je remercie le Sénat. Néanmoins, des massacres ont eu lieu avant le génocide : sous le Sultan Abdülhamid II, en 1895-1896, 200 000 Arméniens ont été tués, sans doute bien davantage. Qui le sait encore aujourd'hui ? Qui a mémoire de ces massacres dans notre pays ?

Nous fêtions récemment la fin de la Première Guerre mondiale et j'ai toujours un peu le coeur serré quand je vais dans nos villages et que je vois la liste de nos grands anciens qui ont payé de leur vie le fait que la France soit un pays libre, debout et en paix. Je me demande combien d'Arméniens devront payer de leur vie pour que le peuple arménien soit libre, debout et en paix. Le génocide se poursuit. Il est clair que le comportement des autorités d'Azerbaïdjan, soutenues par les autorités turques, mais aussi du Pakistan et de l'entité de Chypre Nord, ont une volonté d'épuration du peuple arménien. Nous ne devons pas nous taire et nous devons réagir avec force. Je vous invite à relire, si vous ne l'avez déjà fait, le discours du Président de l'entité de Chypre Nord tenu devant le Parlement à Istanbul. Tout est dit, tout est clair, il n'y a pas besoin de changer une phrase, il suffit de la diffuser. Tout est dit : c'est un génocide ! Et la France ne peut pas ne pas regarder ce qui se fait, ce qui se passe.

Je voudrais souligner l'amitié profonde pour la France, dont nous ne sommes pas encore assez conscients et que j'ai ressentie profondément.

J'ai été mal à l'aise - je ne le vous le cache pas - devant le sentiment d'une certaine neutralité de la France. Certes, la France copréside le groupe de Minsk avec les États-Unis et la Russie et en est fière. Néanmoins, depuis des années, ce groupe de Minsk n'a pas pu établir une paix durable. C'est donc un échec, et il faut le dire ! Il n'a servi absolument à rien ! Plus encore, parce que la France copréside le groupe de Minsk, elle se sent tenue à une neutralité. Je demande, Monsieur le Président, que les coprésidents du groupe de Minsk se rendent sans tarder à Stepanakert, spécialement le coprésident français. J'aimerais savoir s'il y est allé ou quand il ira. Comment être médiateur si on ne peut pas avoir accès à une des parties en cause de la médiation ? Je voudrais également que l'aide que la France peut et doit apporter au Haut-Karabagh ne soit pas limitée et neutralisée sous prétexte que nous coprésidons le groupe de Minsk. Coprésider le groupe de Minsk a-t-il un intérêt pour le Haut-Karabagh ou s'agit-il simplement de faire semblant ? Cette coprésidence nous contraint-elle à une neutralité qui nuit à notre action sur le Haut-Karabagh ?

Durant notre voyage, nous avons été confrontés à des scènes que nous ne pouvions pas imaginer pour le peuple arménien : des réfugiés contraints de partir précipitamment vers l'Arménie, des familles endeuillées, des familles blessées, des familles dont la maison a été détruite, qui ont tout perdu, qui n'ont plus d'espoir, qui n'ont plus d'avenir. Comment avons-nous pu les aider ? Ces scènes nous rappellent à nous, OEuvre d'Orient, ce que nous avons vu sous l'action de Daech en Irak et en Syrie, où nous avons vu des chrétiens chassés dans les mêmes conditions. Nous devons poser les questions clairement. Il y a eu des paroles très fortes de la France et du Chef de l'État. Les paroles ont leur importance, mais des actions qui doivent être menées. J'interroge, encore une fois, le groupe de Minsk et la présence de la France dans ce groupe.

On a cité Huntington et le choc des civilisations. Il est vrai qu'on peut logiquement penser que, si guerre il doit y avoir, ce ne seront plus des guerres nécessairement pour des parts de marché, encore que, ce ne sont plus nécessairement des guerres pour des territoires, mais des chocs d'opposition des civilisations. Cependant, si nous lisons le livre de Huntington jusqu'au bout, ce que peu ont fait, en particulier les journalistes qui en parlent, Huntington affirme que c'est la culture qui peut nous sauver de la guerre et de ce choc des civilisations. Or, s'il y a un peuple qui peut être fier de sa culture, c'est bien le peuple arménien, car c'est une culture très ancienne et à travers vous, Béatitude, je salue la véritable fille aînée de l'Église. C'est une culture extrêmement ancienne, extrêmement riche, qui a su d'une manière extraordinaire s'inscrire dans différents pays dans le monde. Les élus qui sont ici, qui voient des Arméniens dans leur circonscription, savent bien que le peuple arménien a pris toute sa place en France, que ce sont de formidables citoyens français, parfois même des élus, qui, en même temps, ont su garder leur identité arménienne. C'est pour nous un exemple et nous devons honorer cette culture arménienne dans sa richesse avec le monde slave et le monde moyen-oriental. L'Arménie est grande dans sa culture, elle est grande dans ses souffrances, elle est grande dans sa mémoire. Nous devons être résolument à côté d'elle. Je vous remercie.

M. Christian MAKARIAN

Merci, Monseigneur Gollnisch qui dirige l'OEuvre d'Orient et qui est très actif dans la défense non seulement de tous les chrétiens d'Orient, mais de l'Arménie particulièrement, et qui a toujours - j'en suis le témoin - fait montre d'un très grand degré de conviction. Il faut parler de civilisation dans le fait qu'il y a quelque chose à défendre en Arménie. Vous avez parlé de « fille aînée de l'Église », qui est assez spécifique et qui, quelque part, relie nos deux histoires entre la France et l'Arménie.

Je me tourne vers vous Jean-Christophe Buisson. Vous êtes journaliste, Directeur délégué de la rédaction du Figaro Magazine , journal très engagé dans la défense et la démonstration de la justesse de la cause civilisationnelle. Vous avez publié beaucoup d'articles, vous avez fait beaucoup de déplacements et de reportages sur place et en tant que journaliste, vous avez pris des risques. Parce que vous êtes très souvent critiqué, même insulté pour ce rôle que vous avez choisi d'assumer la défense de la cause arménienne, et votre journal s'est engagé de façon très nette pour la défense du peuple arménien et de ses droits, c'est quelque chose qui relève de votre action personnelle, vous méritez largement qu'on vous applaudisse.

Quel est votre témoignage au terme de tous vos déplacements ?

M. Jean-Christophe BUISSON, journaliste

Merci. Je suis parti dans ce combat sous les auspices de Charles Péguy qui réconciliera un peu près tout le monde ici, de droite ou de gauche, qui disait, ce qui nous concernait à la fois comme journaliste et comme citoyen : « Il faut toujours dire ce qu'on le voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. »

Dire ce que l'on voit, c'est le métier de journaliste et voir ce que l'on voit, c'est la fonction de tout citoyen, c'est-à-dire voir une réalité pour ce qu'elle est. Cette réalité, je ne la voyais qu'à distance, même si je m'étais rendu plusieurs fois en Arménie, grâce à Antoine Agoudjian, qui est dans cette salle et dont les photos sont exposées dans le Foyer Médicis, sans qui tous les reportages que j'ai pu faire depuis un an n'existeraient pas, car il a été le premier témoin journaliste de ce qui se passait là-bas.

Ce qui se passait là-bas, c'était vraiment un conflit asymétrique permanent. L'asymétrie, comme disait Antoine, c'était Verdun en bas et Star Wars en haut. C'était un conflit qui mobilisait d'un côté de jeunes gens qui avaient en moyenne 20 ans d'âge, qui la veille étaient informaticiens, boulangers, serveurs de café, dont certains venaient de Belgique ou de France pour combattre, des jeunes gens qui la veille étaient des civils et à qui on avait donné une arme et qui étaient devenus soldats par destination sans même avoir de formation militaire. Ils défendaient leur terre, leur famille et leur âme, ils défendaient leur histoire et leur patrie évidemment. En face d'eux, ils avaient une armée de 100 000 hommes qui étaient organisés, commandés par des généraux turcs, utilisant des drones d'attaque, des drones de reconnaissance, des satellites, des bombes au phosphore, des bombes à sous-munitions, des bombes absolument terribles, des missiles avec de la poussière de métal - particulièrement éprouvant, je l'ai vu dans mon deuxième reportage en décembre.

La France a quand même été très active pour l'aide humanitaire, car il y a vraiment eu des ponts aériens, avec cinq vols envoyés à Erevan pour venir en aide médicalement aux victimes. Dans les hôpitaux, en décembre, alors que le conflit était terminé depuis un mois, revenaient des jeunes soldats qui avaient été blessés en octobre pendant la guerre, qui étaient repartis se soigner et qui revenaient et qu'on amputait parce qu'ils avaient été victimes de ces missiles à poussière de métal. Ce sont des éclats que vous recevez dans le bras, la jambe, le corps. On vous soigne, on vous nettoie la plaie, on la referme, tout semble aller bien, mais en réalité, la poussière de métal provenant de ces éclats, invisible, gangrène, attaque à l'intérieur du corps.

On m'a fait l'honneur de me considérer un peu comme le porte-parole des sans-voix, des Arméniens qui n'étaient effectivement pas très représentés dans la presse française. J'ai vu pendant la guerre, après la guerre et encore une fois cet été les gens qui vivent là-bas aussi modestement que possible. C'est cela qu'il faut avoir en tête. On a beaucoup parlé de théories, on a un peu parlé d'histoire - pas assez à mon goût, car on a oublié que le droit international dont se prévaut l'Azerbaïdjan est le droit de Staline et je pense qu'en termes de droit international, il existe d'autres références plus intéressantes que Staline pour revendiquer tel ou tel territoire. Derrière tous ces mots, toutes ces notions, toutes ces théories, il y a des hommes, des femmes et des enfants que nous avons vus, qui sont des gens d'une simplicité, d'une dignité, d'un courage et d'une résilience incroyables.

Sur le front, nous avons rencontré un jour un francophile, attaché de presse du Premier ministre et député quelques semaines auparavant, qui avait pris la tête des volontaires pour défendre Kornidzor, un petit village menacé dans le Syunik. À Davit Bek, autre petit village au sud du Syunik, le maire nous avait dit : « En face, ce sont des Turcs, ils ne s'arrêteront jamais. » Aujourd'hui, Davit Bek est sur le point d'être envahi par l'Azerbaïdjan. À l'époque, nous pensions être là pour parler de l'Artsakh, qui était alors en danger. L'Artsakh, comme le disait Sylvain Tesson, était l'avant-poste de ce qui allait advenir.

Dans quelques semaines sera organisée l'Eurovision junior. Le drapeau dont se sert l'Azerbaïdjan pour participer à ce concours intègre le Syunik. L'Azerbaïdjan considère déjà que le Syunik lui appartient et l'appelle le Zanguezour.

Qu'est-ce qu'un peuple ? Un peuple est une identité, qu'elle soit territorialisée ou non. Vous ne pouvez pas nier que le peuple que vous voyez en Artsakh dans le Syunik est un peuple arménien par sa foi et par son alphabet. Ces gens prouvent que ce territoire est arménien, car ils y vivent depuis des siècles, depuis des millénaires. Aliyev peut bien dire que ce territoire lui appartient ; cela ne correspond à aucune réalité concrète.

En Artsakh, cet été, Antoine a photographié ces gens modestes. Imaginez-vous en train de faire les foins ou les vendanges et d'avoir, à vingt mètres de vous, une guérite avec un soldat azéri qui vous vise, pas pour vous tirer dessus, mais pour vous faire comprendre qu'il faut partir, pour vous empêcher de continuer à vivre. Une agricultrice me disait « le problème n'est pas qu'ils ne veulent pas que nous vivions ensemble, mais ils ne veulent pas que nous vivions tout court. » Antoine témoigne de tout cela dans ses images : c'est un peuple de paysans, d'agriculteurs et d'artisans. Plus aucun jeune ne peut rester dans un pays où en permanence, vous avez un pistolet sur la tempe. C'est de cela qu'il s'agit aujourd'hui. Dans quel pays du monde tolère-t-on ce genre de situation ? Dans quel pays du monde, la France, championne des droits de l'Homme, de l'université, de l'humanisme et qui a prouvé mille fois dans son histoire prendre la défense des plus faibles, n'intervient-elle pas ? À quel moment le Président de la République et le gouvernement iront-ils au-delà du discours pour agir vraiment ?

La résolution du Sénat prise il y a un an était extraordinaire. Lors de mon deuxième voyage, en décembre, avec la fondation Aznavour et les ONG, tous les Arméniens, y compris en Artsakh, avaient l'impression que le Sénat, c'était la France, que cette reconnaissance, c'était la France, l'État français, qui avait reconnu l'indépendance de l'Artsakh qui était considéré comme le seul moyen non seulement que l'Artsakh continue à vivre, mais que l'Arménie continue à vivre parce qu'après l'Artsakh, ce serait le Syunik - on le voit aujourd'hui. Le 16 novembre, en effet, il y a eu une attaque de l'Azerbaïdjan, une sorte de test comme le 12 mai lorsque l'Azerbaïdjan s'est engagé dans le désert Syunik pour conquérir quelques dizaines de kilomètres carrés. Ce sont des tests pour voir si la communauté internationale répondra ou non, et la communauté internationale, à commencer par la France, ne réagit pas ou réagit si peu que Aliyev et Erdogan auraient bien tort de se priver de continuer. Les attaques ont toujours lieu à des moments clés (élection américaine, crise de la Covid, Brexit), créant une sorte de dispersion. Certains confrères journalistes ne se sont pas rendus en Arménie, car ils étaient occupés par l'élection américaine qui s'annonçait à leur sens plus intéressante. Ce qui s'est passé il y a quelques jours arrive également à un moment donné, avec une crise migratoire monstrueuse en Lituanie et en Pologne sur laquelle se porte toute l'attention.

Il faut que le Sénat et l'Assemblée nationale exercent une pression sur le gouvernement pour qu'il se saisisse véritablement du danger qui menace l'Artsakh et l'Arménie.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup pour ce témoignage empreint d'une très forte sincérité et qui n'est sans doute qu'une préfiguration de vos prochains déplacements, parce que c'est une cause dans laquelle vous êtes engagé durablement.

M. Jean-Christophe BUISSON

Oui. Quand ils arrêteront, j'arrêterai !

SECONDE TABLE RONDE :

QUEL RÔLE POUR LA FRANCE ?

Participants :

M. Christian CAMBON , Sénateur, Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat

Mme Valérie BOYER , Sénatrice, Vice-présidente du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes

M. Hervé MARSEILLE , Sénateur, Président du groupe Union centriste du Sénat

M. François PUPPONI , Député, Président du Cercle d'amitié France-Artsakh

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M. Christian MAKARIAN

On a entendu beaucoup de critiques qui convergent vers une sorte de timidité, pour ne pas dire un manque de courage de la part de la France. N'aurait-elle pas davantage intérêt à s'affirmer ?

Nous avons bien compris que le groupe de Minsk permet à la France d'avoir un rôle diplomatique international, mais, puisqu'il n'aboutit à aucun résultat, est-ce encore valable ?

M. Christian CAMBON, Sénateur, Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat

Monsieur le Président, chers amis,

Ce sont des questions difficiles, parce qu'effectivement, devant les constats qui viennent de nous être présentés avec tellement de talent, il est assez compliqué et difficile pour nous, assemblée parlementaire, d'expliquer ce que l'on peut faire concrètement pour faire avancer cette cause.

Bien sûr, il y a eu cette résolution qui a été commentée dans tous les parlements d'Europe et qui nous a valu tellement de critiques sur les réseaux, mais nous sommes fiers, cher Président Larcher, d'avoir conduit ce travail sous votre autorité.

Il y a eu ce voyage, conduit par le Président Larcher, qui nous a permis de prendre la mesure des réalités, car comme les voyageurs qui nous ont précédés à cette table, je crois que, si on ne voit pas, on ne croit pas. Or, il est absolument vital de prendre la mesure de la situation de l'Arménie et du Haut-Karabagh.

Alors, évidemment, nous allons redescendre un peu sur terre pour essayer de dire ce qu'une assemblée comme la nôtre peut faire concrètement pour faire bouger les lignes. Car Monseigneur Gollnisch l'a dit avec la passion qui le caractérise et nous avons, nous-mêmes, été surpris lorsque le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères était venu, dans une déclaration d'octobre 2020, nous dire que la France était tenue à l'impartialité, puisqu'elle faisait partie du groupe de Minsk. Cela ne peut évidemment pas être une véritable raison, à partir du moment où l'un des camps utilise la force avec une telle violence. À ce moment-là, on ne peut pas se cacher derrière l'impartialité ; il faut savoir prendre parti et c'est ce que nous avons fait. Car bien évidemment, nous avons une feuille de route, celle que donne le Président.

On travaille pour la Paix. Il n'est donc pas question de dire qu'il y a un pays auquel on ne parle plus et d'autres auxquels on parle. Le Sénat s'est véritablement illustré dans ce travail approfondi qui repose sur les convictions exposées.

Alors, que pouvons-nous faire ? Je comprends bien évidemment que ce groupe de Minsk suscite bien des critiques, car - cela a été dit d'une manière assez lapidaire, mais tout à fait sensée - jusqu'à présent, il n'a pas fait grand-chose et je crois que l'aiguillon que doit constituer le Sénat lorsqu'il reçoit le ministre des Affaires étrangères et les différentes autorités de l'État dans le cadre du travail que nous faisons, doit être effectivement et inlassablement de demander la relance de ce processus de Minsk qui, de notre point de vue, semble absolument essentiel. En effet, il n'y aura pas de solution militaire et seule la négociation permettra de déboucher sur un accord un jour. Nos amis arméniens nous l'ont dit inlassablement lorsque nous étions auprès d'eux. Il faut véritablement reprendre ce processus de Minsk avec un tout petit peu plus de volonté de la part des autorités nationales les plus élevées, pour dire que c'est le seul processus qui doit permettre, à un moment ou à un autre, de faire avancer les choses.

Notre rôle est de le rappeler aux autres interlocuteurs, par exemple aux États-Unis qui ont fait un geste tout à fait significatif dont on pourra reparler, mais qui se manifeste de manière assez épisodique sur l'affaire arménienne. On a l'impression que c'est un intérêt assez lointain qui correspond, du reste, à une vraie orientation des États-Unis vers des océans beaucoup plus lointains dans l'Indopacifique. Les États-Unis ne voient pas et ne vivent pas la réalité que représente ce problème civilisationnel évoqué précédemment. Notre rôle, lorsque nous rencontrons nos amis américains ou lorsque nous avons un dialogue compliqué et difficile avec les Russes - mais c'est la volonté du Président Larcher de faire en sorte que le Sénat garde le contact avec nos collègues russes - est de régulièrement mettre ce sujet à l'ordre du jour et de répéter inlassablement que nous ne lâcherons pas. C'est un premier thème sur lequel il convient de persévérer.

Il en existe un autre sur lequel, à mon sens, la résolution du Sénat répond tout à fait : remettre le problème du statut du Haut-Karabagh au coeur du sujet. L'Azerbaïdjan tente actuellement de déplacer le problème en affirmant qu'il n'y a pas de problème de statut et met en jeu la souveraineté de l'Arménie en posant le problème sur le territoire même de l'Arménie. Le Président nous expliquait que, d'ores et déjà, 40 kilomètres carrés du territoire arménien sont aux mains de l'Azerbaïdjan. Il y a là un sujet sur lequel il faut « taper », c'est-à-dire revenir pour dire que, non, le problème du statut du Haut-Karabagh n'est pas réglé et tant qu'il ne sera pas réglé, il n'y aura pas de solution au problème et il n'y aura pas de paix possible. C'est absolument essentiel ; c'est la perception que nous en avons ici au Sénat.

Enfin, il me semble que la troisième direction vers laquelle nos efforts doivent conduire est un rééquilibrage de la relation entre l'Europe - la France particulièrement - et l'Arménie. Les échanges économiques entre l'Europe et l'Azerbaïdjan sont dix fois supérieurs à ce qu'ils sont entre l'Europe et l'Arménie. Le danger est grand de voir l'Azerbaïdjan jouer un rôle économique de plus en plus important. N'est-il sincèrement pas possible de faire un effort dans ce domaine ? Ne peut-on pas de nouveau essayer de retrouver un peu plus d'équilibre dans un certain nombre de secteurs, économiques, politiques, sociaux, ou en matière d'éducation ?

Je reçois régulièrement des messages me disant : « Calmez-vous sur l'Arménie, ça commence à bien faire ! » Il y a beaucoup d'amis pour ce genre de cause - et vous en êtes tous -, mais il n'y a pas que des amis ; il y a des gens qui, pour des raisons économiques évidentes - nous connaissons les ressources gazières et pétrolières de l'Azerbaïdjan - avancent le petit refrain selon lequel on ferait bien de laisser les choses un petit peu en arrière de la main - ce que nous refusons évidemment. Compte tenu de la position de l'Azerbaïdjan, une carte est en train de se jouer sur les routes de la soie avec la Chine qui comprend bien l'opportunité. Il faut que l'Europe rééquilibre cette économie et investisse.

Enfin, la France, qui prononce beaucoup de déclarations, parle beaucoup au plus haut niveau, voyage avec des personnalités, pourrait prendre des mesures très simples. J'ai le souvenir d'un message qui nous a été adressé, cher Président, sur une mesure quand même assez simple qui consiste à libéraliser l'octroi des visas de courts séjours. Pourquoi la France ne fait-elle pas un effort dans les instances européennes pour que cette décision, soutenue par d'autres pays européens, aboutisse ? Ce serait, dans la situation dramatique que vous vivez, un signe amical et fervent qui pourrait être adressé, me semble-t-il, à la communauté arménienne pour lui dire : « Écoutez, quand le désir vous en vient, vous pouvez venir en France. » Je ne comprends pas pourquoi la France traite l'Arménie avec la politique d'immigration qui s'applique au reste de l'Europe des Balkans, car elle n'a pas du tout la même situation et les mêmes conditions. Il y a là un véritable effort à mener.

Pour terminer, nous pouvons mener des efforts concrets : l'Agence française de développement, qui a 14 milliards de crédit sous ses pieds, doit pouvoir investir beaucoup plus qu'elle ne le fait. Ses engagements sont de l'ordre de 170 millions d'euros. Dans le même temps, la France prête 250 millions d'euros à la Chine. Nous pourrions faire beaucoup plus pour l'Arménie et aider à la relance de son système éducatif, améliorer les conditions sanitaires, etc. Nous avons des idées sur de nombreux sujets et le combat de la Commission est de relancer constamment ce genre de dispositif. Ces quelques idées doivent nous permettre de rehausser le niveau d'intervention de la France et de ne plus nous cacher derrière des déclarations et de prendre des actions et des décisions.

M. Christian MAKARIAN

Merci, Monsieur le Président, vous avez évoqué des mesures concrètes, et qui ne sont pas de l'ordre de l'impossible et de l'impensable.

Mme Valérie BOYER, Sénatrice, Vice-présidente du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes

Comment ne pas être d'accord avec ce qu'a dit le Président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat ? Bien évidemment, j'y souscris.

Mais si vous le permettez, j'ai une remarque à faire : il y a un mot qui n'a pas été prononcé, c'est celui de « OTAN ». La Turquie fait partie de l'OTAN et est pourtant allée fêter sa victoire sur le Karabakh et l'Arménie, avec Erdogan et Aliyev, à Varosha qui est en zone neutre à Chypre. Je souligne, car cela n'a pas encore été dit, que, pendant la guerre des 44 jours, un accord solennel a été signé entre trois pays - la Turquie, le Pakistan et l'Azerbaïdjan - concernant le Kashmir, Chypre et le Haut-Karabagh.

Nous sommes européens et nous sommes dans l'OTAN. Comment, aujourd'hui, tolérer pareille chose ? Comment imaginer qu'un pays membre de l'OTAN ait pu attaquer un autre pays ? Il est question du Haut-Karabagh, mais nous avons bien conscience qu'aujourd'hui, c'est l'intégrité même de l'Arménie qui est en jeu, et le silence des Européens est assourdissant, aussi bien au sein des instances de l'OTAN qu'au sein même des instances européennes.

Pendant la guerre des 44 jours, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, nous avons interrogé le ministre des Affaires étrangères et le Premier ministre sur les actions de la France. Nous n'avons eu comme réponse que la neutralité due aux accords de Minsk, alors que nous savions parfaitement que cette guerre asymétrique était absolument terrible. Je crois, Monseigneur Gollnisch, que vous avez livré un témoignage vibrant et je ne peux qu'approuver ce que vous avez dit sur les accords de Minsk.

Comment l'Arménie, qui compte 3 millions d'habitants, contre 82 millions de Turcs, presque 10 millions d'Azerbaïdjanais et 15 millions d'Azéris en Iran, peut-elle résister à cette pression quand on sait que le budget de l'armement de l'Azerbaïdjan pendant 10 ans a été supérieur au budget de l'Arménie même ? Tout le monde le savait, mais personne n'a rien dit.

M. le Président, vous évoquiez les propos peu amènes de l'Azerbaïdjan à notre égard lorsque nous prenions position pour l'Arménie. Pire encore, l'Azerbaïdjan distribue des certificats : nous étions persona non grata parce que nous étions allés en Artsakh avec une délégation du groupe d'amitié conduite par Guy Teissier, mon collègue député à l'époque. Quel pays se permet de telle pratique et sans pour autant en subir les conséquences diplomatiques ?

M. Christian MAKARIAN

Le Sénat est peut-être la seule institution notable et prestigieuse avec le Président Larcher qui a pris courageusement position il y a un an, presque jour pour jour, pour inviter les autorités françaises à reconnaître la République du Haut-Karabagh. À ma connaissance, il n'y a pas eu beaucoup d'initiatives de cet ordre-là.

L'Assemblée nationale l'a fait aussi, par l'intermédiaire de Guy Teissier qu'il faut saluer ici, mais le pouvoir exécutif a tenu le propos inverse en la personne du ministre des Affaires étrangères, qui défend une ligne classique du Quai d'Orsay assez turcophile selon laquelle « La France parle à tout le monde. »

Comment sortir de cette ornière ?

Mme Valérie BOYER

Il faut du courage politique. Quand on est sénateur ou député, on vote ce que l'on peut voter ; on peut essayer d'avoir un maximum d'influence, mais surtout faire prendre conscience que ce conflit du Haut-Karabagh n'est pas qu'un conflit local, mais un grand conflit régional qui en dit très long sur les forces en présence, d'abord parce qu'il a été particulièrement cruel sur le plan des armes utilisées. En Artsakh, certains nous ont dit que les drones turcs étaient un peu comme les Messerschmitt pendant la Deuxième Guerre mondiale.

M. Christian MAKARIAN

Ce conflit est scruté par les experts militaires du monde entier, y compris par l'armée française. Les cartes, les photos, les impacts des obus sont disséqués pour analyser le passage aux guerres hybrides de la nouvelle génération.

Mme Valérie BOYER

Effectivement, et cela ajoute un degré de cruauté supplémentaire.

En tant que parlementaires, nous ne pouvons être là que pour témoigner, et nous l'avons fait. Je me permets de réitérer mes remerciements au Président Larcher, au Président Retailleau et à tous les présidents de groupe qui ont suivi, parce que, ce qui s'est passé - le Parlement s'est substitué au Quai d'Orsay et à la diplomatie parlementaire en tant que représentation nationale - est très fort et lie un peu plus la France à l'Arménie.

Cela donne aussi une leçon aux autres pays européens sur le fait que nous ne pouvons pas nous taire face à ces constats. Il importe que nous nous réunissions alors qu'Ilham Aliyev essaie de détourner le groupe de Minsk, non plus pour s'occuper de sa vocation première qui était le Haut-Karabagh, mais pour faire disparaître l'Artsakh même du vocabulaire. La logique génocidaire est là aussi : tuer les hommes, les femmes et les enfants, détruire les traces, mais aussi faire disparaître les mots et à partir du moment où le mot de ce pays n'existe plus, se voir donner raison.

Aujourd'hui, au Parlement, nous faisons plus que témoigner. Cette reconnaissance, le 25 novembre, a été extrêmement forte, et donne une existence à ce pays que l'Azerbaïdjan et la Turquie souhaitent voir disparaître dans l'indifférence internationale. Aujourd'hui, il faut aller plus loin et considérer ce pays que nous avons reconnu et faire en sorte qu'il ait une existence dans notre Parlement pour qu'on puisse continuer à parler de ce pays, à témoigner et surtout à faire en sorte que la logique qui pousse les Turco-azéris à détruire l'Arménie elle-même et toutes les traces soit supprimée.

Il faut également agir auprès de l'UNESCO pour le patrimoine. Je me suis rendue au Monastère de Dadivank. Quand vous êtes témoin de cette trace du passé et de la culture, vous ne pouvez plus vous taire. L'UNESCO a un rôle majeur à jouer pour la protection de ce patrimoine qui est un témoignage.

Je conclurais en disant que, quand on est là-bas, on ne peut pas s'empêcher de penser à l'Évangile de Saint-Luc qui dit : « S'ils se taisent, les pierres crieront. » C'est exactement ce que l'on peut ressentir dans des endroits comme le monastère de Dadivank ou d'autres églises ou monastères qui se trouvent en Artsakh.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup Madame la Sénatrice !

Monsieur le Sénateur Hervé Marseille, je vous pose la même question : quel rôle pour la France ? Quelles spécificités verriez-vous pour réorienter cette politique étrangère française ?

M. Hervé MARSEILLE, Sénateur, Président du groupe Union centriste du Sénat

L'essentiel a été dit avec beaucoup de talent par toutes celles et tous ceux qui se sont exprimés auparavant. Comme disait Monseigneur Gollnisch, il suffit de lire certaines déclarations pour comprendre en quelques mots l'état d'esprit de ceux qui combattent l'Arménie et le Haut-Karabagh.

« Deux États, un seul peuple » résume bien la situation. Comme disait Sylvain Tesson, ce qui se passe là-bas va se passer ailleurs. Valérie Boyer parlait à l'instant de ce qui se passe à Chypre, on pourrait ajouter d'autres théâtres d'opérations comme la Syrie, où le panturquisme est en action avec un plan réfléchi, coordonné et avec une volonté de dépassement. C'est la poursuite du génocide sous d'autres formes : effacer l'histoire, ce qui est encore pire. On peut tuer des hommes, on peut blesser, on peut détruire des bâtiments, mais effacer les racines, effacer l'histoire, saccager les cimetières pour qu'il n'y ait plus aucune trace est encore pire.

Paradoxalement, il y a des gens dans les salons parisiens qui sont ravis de voir qu'on enlève des statues, qu'on change des noms de rue ou même le vocabulaire français pendant qu'il y a des hommes et des femmes qui se battent en essayant de défendre une histoire, un patrimoine, une civilisation et - Sylvain Tesson l'a dit - ce qui constitue le berceau de la Chrétienté.

Il faudrait que le groupe de Minsk, qui travaille de manière discrète et lente, soit utile à quelque chose puisque sa mission était de préserver l'intégrité territoriale, d'éviter le recours à la violence et de garantir le droit à l'autodétermination des populations arméniennes du Haut-Karabagh. Je ne suis pas sûr qu'il ait totalement réussi sur l'ensemble des critères de sa mission. Il faut redonner une mission au groupe de Minsk, comme l'a dit le Président Cambon, mais de façon extrêmement tonique et avec une volonté politique. En effet, dans la vie publique, ce qui compte avant tout, c'est la volonté politique. On peut créer des groupes de travail et toutes sortes d'artifices, faire des voyages, mais ce qui compte, c'est la volonté politique, c'est ce qu'on veut et se donner les moyens de qu'on veut. Il faut donc donner une mission très claire au groupe de Minsk ainsi qu'aux instances européennes, grands absents dans cette affaire comme dans tant d'autres.

Au moment où le Président de la République française va prendre la tête de l'Union européenne, le sujet qui devra figurer à l'ordre du jour est le sujet arménien. On ne peut pas faire l'impasse du rôle de l'Europe dans cette affaire et considérer, comme pour la politique étrangère française, qu'il y a, à égalité, des parties avec lesquelles il faut s'entretenir pour essayer de trouver des solutions. Sinon, on n'y arrivera pas.

M. Christian MAKARIAN

Le dossier arménien n'oblige pas la France à un antagonisme avec la Russie, contrairement au dossier ukrainien.

M. Hervé MARSEILLE

Il faut au moins reconnaître qu'il y a un agresseur et un agressé.

M. Christian MAKARIAN

Il peut y avoir des zones de dialogue nouvelles.

M. Hervé MARSEILLE

Quiconque regarde la situation voit bien qu'il y a des gens qui ont des armes très élaborées et d'autres qui sont agressés chez eux. Tout en préservant le dialogue avec toutes les parties, il faut que la France soit beaucoup plus tonique dans sa conviction et dans ses prises de position, qu'elle exprime une volonté et pas seulement un certain nombre d'idées ou de sentiments et que la Présidence française de l'Union européenne soit l'occasion de créer véritablement les conditions d'un dialogue qui permette la paix. Sinon, M. Erdogan continuera à avancer avec l'état d'esprit qui l'anime, et plus il aura de difficultés dans son pays, plus il avancera en mettant en avant à chaque fois des populations migrantes déshéritées qui n'attendront que ça pour trouver une meilleure situation. Nous voyons comment tout cela contribue à amener chez nous, sur le continent européen, des désagréments qui ne font que commencer si on n'y prend garde.

En dehors de nos liens ancestraux et historiques, personne chez nous n'oublie le rôle majeur joué par la population arménienne installée de longue date en France quand nous étions en difficulté.

Il faudrait prendre des mesures immédiatement, dans les jours qui viennent, car la Présidence française commence début janvier. C'est auprès des institutions françaises, en étant le prolongement de ce qui se passe en Arménie, que nous pouvons agir et jouer un rôle.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup.

Monsieur le Sénateur Marseille vient de tendre la main à une coopération entre les deux instances parlementaires, est-ce également votre avis ?

M. François PUPPONI, Député, Président du Cercle d'amitié France-Artsakh

Je crois que nous nous sommes toujours rencontrés sur ces sujets, à la fois sur la dernière résolution qui avait été portée au Sénat puis ensuite à l'Assemblée nationale sous l'égide de Guy Teissier, et sur la reconnaissance du génocide, puis sur la pénalisation du génocide. Néanmoins, pour la pénalisation, le lobby turc a fait en sorte que certains parlementaires saisissent le Conseil constitutionnel et que nous soyons deux fois battus.

S'agissant de ce que doit faire la France, permettez-moi, en tant que membre du Cercle d'amitié France-Artsakh, de cibler mon intervention sur l'Artsakh.

Il faut que la France retrouve son honneur, car il n'est plus acceptable aujourd'hui que des collectivités locales françaises soient obligées de mentir et de violer des lois pour aller faire de l'humanitaire en Artsakh. Aujourd'hui, on risque d'être renvoyés devant les tribunaux par les Préfets pour avoir voté de quoi payer des ordinateurs pour des enfants dans les écoles en Artsakh ou des aides culturelles. On violerait la loi en aidant une république autoproclamée sans passer par l'Azerbaïdjan. Il n'est plus possible que les Préfets déferrent ces chartes d'amitié et qu'on nous empêche, par exemple, de nous occuper du sujet de l'eau potable en Artsakh. La semaine dernière, un jeune Artsakhiote qui était en train de réparer les conduites pour alimenter en eau Stepanakert a été tué par un sniper azéri. Il faut qu'on nous laisse faire de l'humanitaire. Il n'y a pas d'autres exemples de pays ou d'endroits au monde où les ONG et collectivités françaises n'ont pas le droit d'aller pour aider des réfugiés, qui sont actuellement sur leur terre. Il faut que les autorités françaises nous laissent intervenir. Nous y sommes tous décidés, à la demande des Artsakhiotes d'ailleurs.

La deuxième mesure indispensable est de voter rapidement une résolution qui demande la libération des prisonniers. Nous en parlions, hier, avec M. le Président de l'Assemblée arménienne, car il y a des prisonniers en Azerbaïdjan : 40 sont officiellement des prisonniers de guerre et les autres (60, 70, 80) sont aux mains des Azéris sans être reconnus prisonniers de guerre, et peuvent donc disparaître à tout moment. Les autorités arméniennes récupèrent régulièrement des corps. Il a même été question de risques de trafics d'organes sur ces jeunes Arméniens.

Enfin, la troisième mesure, qu'évoquent tous nos amis arméniens et artsakhiotes : la France, coprésidente du groupe de Minsk, doit être le premier pays à reconnaître officiellement l'Artsakh, puisque le Sénat et l'Assemblée nationale l'ont demandé.

Au check-point de Chouchi, à quelques kilomètres de Stepanakert, nous avons vu les Azéris et les Turcs, à un mètre, prêts à envahir Stepanakert en quelques minutes.

La seule manière de sauver l'Artsakh, c'est une reconnaissance internationale qui lui conférera des droits. Tant qu'elle n'est pas officiellement reconnue, le risque que l'Artsakh disparaisse en quelques minutes est réel. Ce sont aujourd'hui les Russes qui protègent l'Artsakh.

Pour conclure, l'Artsakh, ce sont 150 000 Chrétiens Arméniens, entourés de 100 millions de Turcs et d'Azéris qui veulent leur mort. Ils se battent pour nous : ils le font pour eux bien sûr, pour leurs enfants, mais ils nous disent que s'ils tombent, nous tomberons demain. Si nous ne voulons pas le faire pour eux, il faut le faire pour nous, mais je crois que nous devons le faire d'abord pour eux, car, sincèrement, ils sont cette petite lumière dans l'humanité qui laisse un peu d'espoir, qui dit : « On a une culture, on a une religion, on a une histoire et on ne partira pas. Ils veulent nous tuer et bien nous, on restera. »

Si nous ne sommes pas capables d'aider ce peuple, la France doit se poser des questions.

M. Christian MAKARIAN

Merci beaucoup, Monsieur le Député, et merci pour ce riche échange et cette deuxième table ronde.

CONCLUSION

Son Exc. Mme Hasmik TOLMAJIAN, Ambassadrice de la République d'Arménie en France

Monsieur le Président du Sénat de la République française, cher Gérard Larcher, Monsieur le Président de l'Assemblée nationale arménienne, cher Alain Simonian, Monsieur le Président du groupe de solidarité avec les chrétiens d'Orient et les minorités au Moyen-Orient, cher Bruno Retailleau,

Monsieur le Vice-Président de l'Assemblée nationale de la République d'Arménie, cher Ruben Rubinyan,

Monsieur le Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées, cher Christian Cambon,

Messieurs les Présidents des groupes d'amitié France-Arménie du Sénat et de l'Assemblée nationale arménienne, chers Gilbert-Luc Devinaz et Vladimir Vardanyan,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Mesdames et Messieurs les députés,

Excellence,

Votre Béatitude, Monseigneur,

Monsieur le coprésident du Conseil de coordination des associations arméniennes de France, cher Ara Toranian,

Monsieur le représentant du Haut-Karabagh, cher Hovhannès Guevorkian,

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Cher Christian Makarian,

Vous l'avez rappelé, il y a un an presque jour pour jour, le Sénat de la République française s'était exprimé, à la quasi-unanimité avec une seule voix contre, sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh.

Cet acte fort du Sénat, soutenu par son Président et l'ensemble des groupes politiques de la Chambre haute, suivi quelques jours plus tard par une résolution de l'Assemblée nationale, reflétait l'immense solidarité des élus du peuple français avec l'Arménie et le peuple arménien à un moment extrêmement compliqué de notre histoire. Cette résolution s'inscrivait dans la continuité de la position forte de la France, portée par la voix du Président de la République qui, dès les premiers jours de la guerre, avait dénoncé l'agression azerbaïdjanaise, l'utilisation des milliers de mercenaires djihadistes, le soutien majeur, politique et militaire que la Turquie a apporté à l'Azerbaïdjan en le décomplexant dans sa tentative de reconquête du Haut-Karabagh.

À un moment où le peuple arménien se sentait infiniment seul face à une agression et à une guerre inégales, dans un silence et une indifférence quasi complète de la communauté internationale, le soutien entier de la France, exprimé par la voix de ses élus, de ses intellectuels, de ses éminentes personnalités du monde culturel et artistique, était infiniment et exceptionnellement précieux.

Ce colloque qui a lieu sous le haut patronage du Président du Sénat, à l'initiative du groupe de solidarité avec les chrétiens d'Orient et les minorités au Moyen-Orient, s'inscrit dans la suite logique de l'adoption de la résolution du Sénat.

Je souhaiterais exprimer ma très chaleureuse gratitude au Président Gérard Larcher : votre présence Monsieur le Président nous honore et votre amitié nous touche infiniment. Je tiens à remercier vivement tous les intervenants des deux tables rondes de leur présence, de leur témoignage, du soutien précieux qu'ils apportent à l'Arménie et à l'Artsakh.

Cette solidarité du Sénat s'inscrit également dans la tradition des relations d'amitié, enracinées dans l'Histoire, fondées sur de profondes affinités et une communauté de valeurs qui lient l'Arménie à la France. À cette France, fidèle à elle-même, fidèle à ses valeurs, fidèle à sa vision humaniste, fidèle à son attachement à la liberté et à la souveraineté des peuples. C'étaient ces mêmes valeurs qui avaient inspiré et nourri le vaste mouvement arménophile en France à la fin du XIX e siècle dont les représentants étaient Georges Clemenceau, Jean Jaurès, Charles Péguy, Anatole France pour n'en citer que quelques-uns. Ils alertaient sur les massacres des Arméniens dans l'Empire ottoman à la fin du XIX e siècle et réclamaient l'intervention des puissances européennes pour prévenir cette guerre d'extermination et la disparition du peuple arménien. Les propos de Jean Jaurès, « L'Humanité ne peut vivre éternellement avec dans sa cave le cadavre d'un peuple assassiné » , étaient, à cet égard, assez évocateurs.

Je souhaitais rappeler aussi que c'était avant même le début du génocide. Un mois après le coup d'envoi du génocide, cette fois-ci le 24 mai 1915, c'est le gouvernement français qui dénonçait, à travers une déclaration conjointe avec la Russie et l'Angleterre, les nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, en avertissant par ailleurs tous les membres du gouvernement ottoman qu'ils seraient tenus personnellement pour responsables. C'était la toute première fois que l'expression, « crime contre l'humanité », était utilisée sur la scène internationale. Elle était utilisée par la France et pour définir ce qui était commis à l'encontre des Arméniens, le mot « génocide » n'existant pas encore.

C'est quelques décennies plus tard, en 2001, à travers les votes du Sénat et de l'Assemblée nationale, que la France est le premier État au monde à donner force de loi à la reconnaissance du génocide arménien. C'est dans cette suite logique de la reconnaissance du génocide arménien, de cette loi adoptée par la France, que s'inscrit la résolution du Sénat de l'année dernière sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh.

Chers amis, on ne peut comprendre ce qui se joue aujourd'hui dans notre région, dans cette partie du monde, sans songer à ce qui s'est passé il y a un siècle, car, comme en 1915, aujourd'hui encore, cent ans après le génocide, c'est encore la survie de la nation arménienne sur ses terres ancestrales qui est en jeu.

Ce lien est encore plus intrinsèque qu'on peut le croire, car au lendemain du génocide perpétré par les Turcs dans les provinces de l'Arménie occidentale, c'est une autre tragédie qui se jouait dans les confins orientaux de l'Arménie, cette fois-ci par les Azéris en 1918, à Chouchi et à Bakou, toujours avec la complicité de la Turquie et une autre tragédie, le Haut-Karabakh et le Nakhitchevan en 1921 : des terres historiquement et culturellement arméniennes sont alors incorporées à l'Azerbaïdjan à l'initiative de Staline
- Jean-Christophe Buisson nous a rappelé que Staline n'était pas la référence la plus pertinente. Le but était de sceller l'alliance avec la Turquie kémaliste contre l'Europe. La suite est bien connue. Bakou mène avec persévérance et sans complexe une politique de « désarménisation » dans ces deux provinces arméniennes afin de s'en assurer durablement la possession.

Cette politique avait conduit à l'épuration ethnique massive en Nakhitchevan, frontalier de la Turquie, qui, en l'espace de quelques décennies, était privé entièrement de sa population arménienne. C'est précisément pour éviter le sort du Nakhitchevan, où toute présence arménienne était effacée, que le Haut-Karabagh a revendiqué, en 1988, son droit à l'autodétermination et le détachement de l'Azerbaïdjan. Dès lors, la question du Haut-Karabagh allait devenir, selon l'expression d'Andreï Sakharov, « une question d'honneur pour les Azéris et une question de vie et de mort pour les Arméniens » . Après le massacre des Arméniens en 1988, dans la ville azerbaïdjanaise de Soumgaït, Andreï Sakharov disait : « Si avant Soumgaït, quelqu'un pouvait encore affirmer que le Haut-Karabagh devrait appartenir à l'Azerbaïdjan, après ces tragédies, plus personne n'a le droit moral d'une telle affirmation. » Aurais-je l'audace aujourd'hui de le paraphraser ? Ou oserais-je demander aujourd'hui : qui, après la guerre d'agression de l'année dernière, après les atrocités des crimes de guerre, peut se réserver le droit moral de demander l'appartenance du Haut-Karabagh à l'Azerbaïdjan ?

Aussi, chers amis, on ne peut pas s'empêcher de penser que les appels du Président Erdogan, pendant la guerre de l'année dernière, sur la nécessité d'achever le travail de 1915 et de finir avec les restes de l'épée - les restes de l'épée étant les descendants du génocide arménien - auraient été impossibles si le crime commis il y a un siècle n'était pas resté impuni. De même, pour les promesses répétées du Président Aliyev de chasser les Arméniens comme des « chiens ». On ne peut pas non plus ne pas songer que l'agression de l'année dernière a légitimé le recours à la force par l'Azerbaïdjan et a ouvert la voie à sa récurrence. La situation alarmante aujourd'hui au Haut-Karabagh, mais aussi sur les frontières mêmes de la République d'Arménie, la menace d'extermination qui pèse encore sur une partie de la nation arménienne dans les lieux même de son existence en sont les témoignages flagrants.

Chers amis, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs, fragilisée, certes, face aux immenses défis existentiels auxquels elle est confrontée, l'Arménie reste attachée à ses valeurs, à son choix de la démocratie et de la liberté.

Peu après le génocide en avril 1916, lors d'un rassemblement public à la Sorbonne, Anatole France s'était écrié : « L'Arménie expire, mais elle renaîtra, le peu de sang qui lui reste est un sang précieux dont sortira une postérité héroïque. » En ce même moment de 1916, où un journal français titrait son éditorial, La destruction définitive d'un peuple , les propos d'Anatole France paraissaient plus qu'improbables, mais ils se sont révélés par la suite prémonitoires, en témoigne la fondation de l'État souverain en Arménie en 1918, seulement trois ans après le génocide. En témoigne également la reconstitution d'une partie du peuple arménien dans la diaspora avec les rescapés du génocide, en France notamment où ils ont réussi une intégration remarquable et ont participé au rayonnement de la France tout en restant fidèles à leurs racines arméniennes : Charles Aznavour, Patrick Devedjian, André Verneuil, Michel Legrand, Missak Manouchian et d'autres, sont devenus des visages de la France, sont devenus des Français et des Arméniens à 100 %.

Je crois en la force de résilience de mon peuple, à sa capacité à reprendre son destin en main, à sa détermination d'emprunter le chemin du renforcement de l'État souverain. Ce chemin est certes un sentier, étroit, sinueux, plein d'épreuves, le traverser seul serait compliqué et dangereux et c'est là où le soutien et la fidélité des amis peuvent être essentiels, voire vitaux.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, très chers amis, je souhaite vous réaffirmer, de tout coeur, la très chaleureuse et profonde reconnaissance de l'Arménie pour votre engagement et votre amitié qui nous sont infiniment précieux et, sachez aussi, infiniment vitaux. J'exprime ma plus profonde reconnaissance à la France, pour son amitié et son extraordinaire solidarité avec l'Arménie et le peuple arménien.

Vive la France, vive l'Arménie et vive l'amitié franco-arménienne !

M. Bruno RETAILLEAU, Président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes.

Merci d'abord, cher Christian Makarian, d'avoir accepté d'être le modérateur. Nous vous avons choisi à la fois pour vos talents, pour votre modération et pour votre parfaite impartialité sur le sujet.

Au moment de conclure, je voudrais commencer mon propos en saluant le Président du Sénat de la République française, cher Gérard Larcher.

Je voudrais saluer aussi celui qui est désormais un ami, le Président du Parlement arménien et j'associe à ses côtés l'ensemble de la délégation du Parlement arménien.

Je voudrais saluer évidemment celle qui vient de conclure juste avant moi, notre ambassadrice d'Arménie en France qui est, elle aussi, une amie.

Je voudrais saluer celles et ceux qui sont intervenus de façon très émouvante, vraiment, je voulais remercier chacun d'entre eux : Jean-Christophe Buisson et au-delà des intellectuels qui l'ont accompagné, Monseigneur Gollnisch.

Je voudrais saluer le Patriarche qui est ici, votre Béatitude, merci d'être parmi nous, c'est un signe important, saluer nos amis élus, Sénateurs, qui sont nombreux.

Je voudrais saluer tout particulièrement les Présidents des groupes d'amitié entre nos deux grandes nations, saluer aussi nos amis députés, leur présence nous touche beaucoup.

Ce que je voudrais dire sur le sens de ce colloque, c'est que ce colloque était à la fois un hommage et un message.

L'hommage, c'est le nôtre, c'est celui du Sénat, mais le message, c'est le vôtre, Monsieur le Président du Parlement d'Arménie, c'est le vôtre, chère Hasmik, Madame l'Ambassadrice.

Le message, c'est celui de votre peuple, du peuple arménien, mais je voudrais d'abord commencer par notre hommage, l'hommage que nous avons voulu rendre avec Gérard Larcher qui est un hommage au courage, au courage des hommes, au courage des femmes, aux courages des âmes aussi, au courage du peuple arménien, au courage des hommes et des femmes qui se sont levés il y a un an dans une guerre parfaitement inégale qui ne leur laissait absolument aucune chance de victoire ou de succès. Mais ils se sont levés par leur courage. Je voudrais le saluer, parce que cette coalition azéro-turque ne leur laissait évidemment aucune chance avec l'utilisation d'armes qui sont des armes proscrites et interdites, avec l'utilisation de mercenaires, des égorgeurs venus d'un autre théâtre d'opérations que nous connaissons bien en Irak et en Syrie. Mais ils ont résisté. Ils se sont battus vaillamment.

Courage des hommes, courage des femmes, courage d'un peuple, courage des âmes de ce peuple arménien. L'âme de la Nation arménienne avec cette dignité dans l'épreuve, cette résilience, avec aussi cette résistance dans sa double dimension militaire et civique, mais surtout sa résistance culturelle et spirituelle, Monsieur le Patriarche. Bien évidemment, résistance d'abord spirituelle.

Cette résilience dont vous avez fait preuve tout au long de votre histoire et que je souligne ici à ce pupitre, nous a beaucoup touchés et nous a convaincus de chercher les meilleurs moyens de vous aider. Cette résistance dont vous avez fait preuve, dans cette volonté de persévérer dans votre être, qui parfois peut-être en Occident nous manque à nous. Malgré cette épreuve, malgré aussi ces abandons parce qu'il faut le dire, il faut le redire : cette indifférence dont a fait preuve l'Occident, l'Europe, un peu moins peut-être, la France, parfois la France aussi, est comme une seconde violence que nous vous avons infligée, Monsieur le Président du Parlement, à votre peuple. Disons-le, franchement, l'Europe a manqué, mes chers amis, de courage dans votre épreuve. Bien sûr que la France a été plus allante ; bien sûr que la France a envoyé des avions avec de l'aide humanitaire, mais quand nous avons entendu - et Christian Cambon l'a rappelé -, les propos de notre ministre des Affaires étrangères qui est le ministre de mon pays, de la France que j'aime, que la France devait rester neutre, les bras nous sont tombés. Neutre face à l'humiliation que l'Europe, à travers la Présidente de la Commission, a subie ? Que Monsieur Erdogan lui a fait subir ? Neutre devant cette provocation et même agression vis-à-vis d'un de nos navires de la marine nationale française de deux États membres dont Chypre ? Neutre vis-à-vis des exactions de Monsieur Aliyev, de ses propos que vous avez, chère Hasmik, rappelés, traitant les Arméniens de « chiens » ? Neutre devant cette amitié multiséculaire, que nous représentons ce soir ici dans cet hémicycle du Sénat, dont nous sommes fiers ? Neutre devant cette amitié ? Neutre devant ce demi-million de compatriotes français d'origine arménienne ? Neutre ! Mes amis, cette neutralité, ce n'est pas une faiblesse, ce n'est pas une simple indifférence, c'est une lâcheté ! Car qui peut croire, qui peut imaginer un seul instant que Monsieur Aliyev et Monsieur Erdogan vont stopper tout net leurs exactions ? Alors que nous avons la preuve récente et flagrante de la volonté, non pas d'apaisement, mais, d'affrontement et donc sur chaque homme, sur chaque femme, sur chaque vieillard, sur chaque enfant, vivants aujourd'hui, Monsieur le représentant, dans le Haut-Karabagh, est suspendue l'épée de Damoclès sur leurs têtes et sur leur vie. Et j'utilise sciemment, volontairement, mes chers amis arméniens, cette terminologie, celle de l'épée, en référence, en résonance avec ce que certains Turcs proclament encore à propos des rescapés du génocide arménien, en appelant ces rescapés-là, « les restes de l'épée ».

Face à cette épée, le seul bouclier qui puisse fonctionner pour préserver l'avenir de ces populations, de nos amis arméniens qui peuplent l'Artsakh, c'est celui de l'indépendance. Et c'est la raison pour laquelle, il y a très exactement un an, nous nous sommes rassemblés pour voter une résolution à la presque unanimité, pour proclamer cette indépendance, la reconnaissance de la République d'Artsakh. C'est un acte solennel, là aussi, que nous avons voulu poser comme un acte non seulement de solidarité, mais aussi de résistance vis-à-vis des agresseurs et je pense que cette reconnaissance, nous l'avons faite à la fois au nom du courage de votre peuple, Monsieur le Président, et au nom du message de votre pays, car l'Arménie est un message porté de siècle en siècle, de génération en génération, et qui nous est parvenu, dont nous sommes aujourd'hui les dépositaires, trésor précieux que nous voulons défendre nous aussi à notre place, bien évidemment. Ce message est notre message, un message arménien-français, même européen, que d'autres ont exprimé par d'autres voix.

Je pense à deux grands Européens dont les voix font écho aussi à ce message. D'abord Milan Kundera qui, par son histoire personnelle, avait porté ce message et nous avait prévenus, nous, Occidentaux, que les petites nations sont des nations fragiles et notamment celle comme la vôtre qui a traversé l'antichambre de la mort. Et puis, Valéry qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous a appris que les civilisations sont mortelles et ne vivent que pour autant qu'elles souhaitent persévérer dans leur être, qu'elles souhaitent vivre.

Aucune civilisation n'est une évidence, elles ne perdurent que par leur résilience et leur résistance, bien évidemment. Vous nous en montrez l'exemple, un exemple flagrant, surtout dans cette zone coincée entre les deux mers intérieures, mer Caspienne et mer noire, qui a connu tant d'invasions, tant de passages, et vous avez su à chaque fois résister. Une zone qui est comme la rencontre de plaques civilisationnelles et tectoniques. Nous sommes les enfants de cette même civilisation, c'est ce que nous avons en partage, au-delà de tout le reste. Cette civilisation commune, elle ne tient là-bas, dans cette zone si dangereuse, qu'à un fil : le fil de votre résistance.

Mes chers amis français, députés, sénateurs, élus, pensez-vous aujourd'hui que notre Europe pense encore en termes de civilisation ? Pensons-nous que l'Europe accorde encore du prix, de la valeur, aux nations ou souhaite-t-elle être, cette Europe, simplement une vaste ONG, simplement le point de dépassement des nations, l'abolition des nations ? Ce message est celui que nous lance l'Arménie d'aujourd'hui et d'hier. Toutes les nations sont fragiles et comme cela a très bien été dit, le Haut-Karabagh est l'avant-poste de l'Arménie, et l'Arménie est l'avant-poste de l'Europe et de la France.

Les civilisations n'ont aucune évidence, si ce n'est leur volonté de résister. Si, demain, on peut se couper, nous, de nos racines civilisationnelles, on ouvrira un espace et cet espace qui sera libéré, le totalitarisme islamiste s'y engouffrera. Permettez-moi de vous dire que ceux qui ont, hier, dans le Haut-Karabagh, égorgé vos compatriotes sont les mêmes qui, au cri de « Allah akbar », ont aussi égorgé un prêtre en France et décapité un professeur en France. Alors, ne nous trompons pas de combat et ce combat qui est le vôtre est aussi le nôtre.

Je voudrais conclure par ces mots : l'Arménie est un message et si vous voulez que l'Arménie soit défendue, il faut que son message soit entendu. C'était l'objet précisément de ce colloque : faire entendre la voix du peuple arménien qui est un peuple si particulier, mais si nécessaire à l'humanité.

Petite nation par le nombre, mais grande par sa vocation, par son histoire, par sa civilisation, Monsieur le Président, l'Arménie est née de cette disproportion entre ses conditions physiques, matérielles, géographiques, démographiques et la beauté et la grandeur de sa condition humaine. L'Arménie est une petite nation, gardienne d'une grande civilisation, à laquelle nous appartenons tous. Cette civilisation qui a su, plus que toute autre, conjuguer ce qu'il y a de si singulier dans chaque être humain et de si universel dans tous les êtres humains.

Ne cherchez pas plus loin le fait qu'un grand chanteur français, Aznavour, a dit un jour : « 100 % français, 100 % arménien » . Les Arméniens n'ont eu aucun souci, aucun obstacle à demeurer profondément arméniens, à garder, à cultiver leurs racines arméniennes et à devenir totalement français. Quel beau message pour notre modèle français !

Il est vrai que le Général de Gaulle disait que la France est chrétienne, mais la République est laïque, copiant le message de Péguy à l'époque. Ce lien, nous en faisons ce soir le serment, avec mes collègues, Députés ou Sénateurs, tous autant que nous sommes, par-delà nos diversités, nos appartenances territoriales ou partisanes, nous l'entretiendrons, nous le cultiverons, nous le renforcerons, parce que, dans ce lien, à travers ce lien, coule une sève qui est notre sève autant que la vôtre, alors vive la France et surtout vive l'Arménie !

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