MAISON DE L'AMERIQUE LATINE

ALLOCUTION DE M. Gaston MONNERVILLE,

(Discours prononcé le 18 novembre 1953)

Accueilli aujourd'hui dans cette magnifique maison de l'Amérique latine, je voudrais que mes premières paroles traduisent la joie que j'éprouve à me trouver au sein de ce foyer de vigilante amitié et de rapprochement, sur lequel veillent avec un soin jaloux non seulement ceux qui l'ont fondé et qui l'animent, M. le Professeur PASTEUR VALLERY-CADOT, et mon ami Robert de BILLY, mais encore vous tous, Messieurs, qui représentez vingt nations du continent latin de l'Amérique.

Et pour ajouter à ma gratitude et à ma confusion, vous avez associé à cette aimable rencontre ces dames qui, par l'éclat de leur élégance et de leur grâce, me rappellent la luxuriance des fleurs de nos pays, paradis des catleyas et des orchidées, et où, plus qu'ailleurs peut-être, femmes et fleurs sont soeurs immortelles.

Les uns et les autres, d'un même coeur, vous avez réussi à développer les relations les plus amicales entre les élites de peuples que sépare un océan ; mais surtout, vous êtes parvenus à rendre plus facile et plus efficace la compréhension réciproque des esprits.

Grâce à vous, la France peut s'enorgueillir maintenant, seule nation au monde, de posséder un Institut des Hautes Etudes d'Amérique latine, qui étendra encore le rayonnement de votre oeuvre.

Je voudrais aussi vous dire que le Président du Conseil de la République apprécie le prix de l'honneur qui lui est fait et vous marquer que la seconde Assemblée du Parlement français est particulièrement sensible à votre délicate attention.

C'est qu'elle mérite d'être ainsi associée à vos efforts.

Nous savons tous en France, avec quelle attention, avec quelle sympathie - sans risque de me tromper, je dirais même avec quelle tendresse - toutes les nations d'Amérique latine se penchent vers la France. Nous savons tous combien la vie de notre pays, combien son destin sont à la base de vos préoccupations les plus profondes.

C'est que tout, dans le domaine de l'esprit, nous rapproche.

Tous, nous sommes les fils et les bénéficiaires d'une grande civilisation - la civilisation latine.

Tous nous devons en assurer, dans l'union la plus complète, la plus fraternelle, la continuation et le développement.

La France ne faillit pas à cette noble tâche.

La Constitution actuelle a marqué, dans son Préambule, notre fidélité à ces règles d'or de la sagesse et du progrès humain, celles qui doivent être communes au genre humain.

Sur le plan intérieur, elle pouvait apparaître comme une une construction assez éloignée de ce que nous avions connu jusqu'alors.

Mais dans ce pays, les traditions longuement élaborées ont conservé leur efficacité ; et ce Conseil de la République que l'on avait voulu mineur, qui ne voit la place qu'il a prise dans la Nation ?

Ses préoccupations sont les plus hautes, et il s'est toujours attaché à déceler ce qui peut conduire au meilleur, soit dans l'ordre intérieur, soit dans l'ordre extérieur. Ai-je besoin de rappeler la haute tenue de ses récents débats touchant notamment la Communauté Européenne de Défense et la question du Viet-Nam ?

C'est qu'il est représentatif de cet aspect de l'esprit français, de cette sagesse antique qui nous est commune.

Et si ses pouvoirs législatifs sont de faible étendue, son importance morale est grande.

Resté fidèle à l'exemple du grand Sénat d'autrefois, il a pu, peu à peu, en reprendre la noble figure.

L'homme se dépasse souvent dans des créations de l'esprit que sa nature ne rejoint que lentement.

La France est en même temps pays de révolutions, et de lente évolution. D'aucuns s'en réjouissent. D'autres le regrettent.

Ce sont des faits. L'Histoire est là. C'est pourquoi nous pensons que le Conseil de la République redeviendra le vrai Sénat qui convient à la France.

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*  *

Mais, Messieurs, en invitant le Président du Conseil de la République, c'est un des vôtres que vous avez convié. Ainsi votre geste me touche doublement.

Car, Antillais par mon ascendance, je suis Guyanais par le lieu de ma naissance.

Et l'immense forêt de l'Amazonie s'étale, par degrés, jusque sur les côtes de mon pays pour venir se mirer dans les eaux de l'Atlantique.

Ma terre natale ? Jetez par la pensée un regard sur le continent américain, de l'Alaska à la Terre de Feu. D'un pôle à l'autre, vous ne trouverez qu'un coin de cet immense continent où flotte le drapeau tricolore ; c'est la Guyane française appelée la "France équinoxiale", limitrophe du Brésil et grâce à qui la France est voisine de vos patries respectives.

Ma terre natale ? C'est selon la très belle et très exacte image de JAURES, une "parcelle de France palpitant sous d'autres cieux".

Après avoir gravité, pendant trois siècles, dans l'orbite française, elle est véritablement devenue terre de France : la voici désormais département français. Comment d'ailleurs imaginer qu'il pût en être autrement ?

Ces populations des Antilles et de la Guyane française, imprégnées de la culture française, sont filles de la civilisation méditerranéenne.

Si poussée y est, depuis longtemps, l'assimilation culturelle avec la Métropole française, que, sur les bancs de l'école publique, - permettez-moi de le rappeler, non sans sourire -, j'apprenais que nos ancêtres avaient les yeux bleus, de longs cheveux blonds, et s'appelaient les Gaulois !

Mais voici une réminiscence plus sérieuse et plus émouvante. C'est dans ce petit pays lointain qu'écolier émerveillé, j'ai appris à me familiariser avec la pensée d'un Virgile, de Lucrèce ou de Plaute. Et ma mémoire d'enfant se grisait de la cadence des vers latins, si elle n'en saisissait pas encore toute la philosophie ou la souriante ironie.

Récemment, alors que j'étais reçu au Sénat de Rome, j'évoquais l'émotion que je ressentis, - avec quelles profondeur - lorsqu'il y a vingt ans, du haut du Capitole, je me penchai, pour la première fois, sur ce qui reste de la Roma Quadrata, espace exigu d'où l'humanisme latin partit à la conquête du monde, pour tisser entre les hommes le réseau indestructible de la compréhension et de la fraternité humaines.

C'est cela que j'ai appris sur notre continent d'Amérique latine, grâce à l'apport de la France qui nous a donné à la fois la liberté, et, ce qui est mieux, le goût de la liberté. Vous comprendrez que, sans réticence, nous ayons vécu ses souffrances et ses joies, que nous ayons consenti le sacrifice du sang pour la défense de ses droits qui sont ceux de tous les peuples libres à conserver leur liberté.

Vous comprendrez aussi que, façonnés à l'image de ses fils, et ayant le droit de choisir, nous ayons demandé notre totale intégration dans son sein ; car, il faut le répéter, c'est à la demande, maintes fois présentée, des populations autochtones, que ces contrées sont devenues des départements français.

N'y a-t-il pas là une preuve éclatante de la réussite de la France ? Je ne connais pas d'autre exemple au monde d'une telle assimilation volontaire.

Si nous l'avons demandée, c'est précisément parce que nous avons conscience d'être partis du lien charnel, doublant et confortant le lien spirituel, qui unit la France à l'Amérique latine.

Je crois que nous ne pouvons que nous réjouir, vous et nous, attachés aux mêmes valeurs spirituelles, de l'existence de ces centres de culture française, donc latine, sur le continent sud-américain, et en Amérique centrale, que sont la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique ; sans oublier la République d'Haïti, qui se réclame de son passé français et qui, pour parler comme l'un de ses poètes, fait partie de ces îles "qu'a frôlées l'aile de la Marseillaise."

J'ai parlé de la France, mais Messieurs, ce sont vos pays qu'en même temps j'exaltais, car je connais votre attachement à son passé, à sa culture, à sa mission, dans lesquels, peuples latins, vous vous reconnaissez vous-mêmes. Edouard BONNEFOUS le marquait très justement dans une récente étude sur l'Amérique latine : "l'universalité, caractéristique essentielle de la culture française, est aussi la marque de tous les grands esprits de l'Amérique latine".

Pour ma part, de tous les témoignages que j'ai lus sur la France, l'un de ceux qui m'ont le plus frappé, sans doute parce qu'il a le mieux senti et traduit la psychologie et l'âme même de notre pays, c'est le livre exaltant, hymne éperdu de tendresse, que l'un des vôtres, VENTURA GARCIA CALDERON, lui a dédié : "Cette France que nous aimons."

"La France intellectuelle, écrit-il, a fait un grand pas de compréhension vers les autres peuples en justifiant ainsi l'universalité qui est à la base de toute nation missionnaire. Nous sommes certains de la pérennité d'une telle lumière."

Et rappelant que la mission se résume, en dernière analyse, en responsabilités pour toute âme noble, il ajoute : "La France est nécessaire au monde comme le levain et le sel."

La connaissant bien, pour l'avoir vue dans l'épreuve comme dans la gloire, il précise - ce qui nous est infiniment doux : "Elle ne se veut pas redoutable, mais nécessaire et fraternelle".

C'est l'image même de votre propre idéal.

Nous savons que l'homme porte en lui le désir légitime de mieux être, tourne volontiers ses regards vers les richesses matérielles.

Mais ce dont nous sommes tous certains, vous et nous, c'est que la richesse matérielle, essentiellement périssable, avilit l'homme si sa recherche l'absorbe au point de le détourner du seul patrimoine vrai : la richesse intellectuelle.

Cet héritage de l'humanisme gréco-latin qui nous est commun et qu'avec une originalité créatrice qui fait l'admiration du monde, vous avez su harmoniser avec les nécessités et les ressources de vos propres pays, il suscite en vous comme en nous la volonté de compréhension humaine, la recherche de la confrontation des idées et des doctrines d'où qu'elles viennent ; il favorise le contact entre les peuples, aide à l'établissement et au maintien de la paix.

Il oppose à l'orgueil sans borne de la force qui tient ses décisions pour définitives, la mesure et le pouvoir réfléchi qui considèrent le meilleur comme toujours perfectible.

Il rend l'homme à lui-même, l'élève, le magnifie, l'humanise.

Il le restitue à l'Esprit.

Le génie latin, le vôtre, nous conduit vers un univers fondé sur des individualités pensantes plutôt que vers des masses, obéissant sans contrôle et aux réactions abolies.

Il sait respecter le patrimoine moral et culturel de chaque nation. N'est-il pas admirable que Rome adoptât les divinités des nations qu'elle soumettait ; qu'elle conférât la citoyenneté à ses sujets, qu'elle sût assimiler et s'assimiler ?

Ce flambeau projeta sa lumière sur toutes les parties du monde. Vous et nous, l'avons porté partout.

Mais pas plus que nous, vous n'acceptez qu'aucun écran en vienne assombrir l'éclat.

Dans la défense de l'idée latine, vous avez toujours été sur les crêtes ; et ce nous fut souvent un grand réconfort. Avec constance, courage et fierté, vous l'avez maintes fois sauvegardée ; notamment lorsque luttant contre ceux qui prétendaient revenir sur une tradition séculaire, vous avez exigé et obtenu que la langue française restât langue diplomatique dans les conférences internationales.

C'est elle aussi que dans les combats pour la liberté dont vous avez la passion et où vous avez toujours été en pointe, vous défendiez encore, avec BOLIVAR, LIRANDA, SAN MARTIN, TOUSSAINT-LOUVERTURE, et tant d'autres !

C'est sur elle que vous vous affligiez lorsque la force sembla, pour un temps, triompher de l'esprit.

Combien de traits admirables ou touchants nous ont été rapportés ! Celui-ci par exemple.

Le Président du Sénat de l'une de vos Républiques me disait avoir vu sa mère fondre en larmes à l'annonce de l'occupation de Paris. Et comme il voulut la consoler affectueusement : "ce n'est pas de tristesse mais de joie que je pleure, lui répondit-elle, car je pense au jour où la France enfin victorieuse sera délivrée."

Qu'importent donc les milliers de kilomètres qui peuvent nous séparer de tels coeurs, de telles pensées si fraternelles.

L'Europe n'est pas loin de l'Amérique latine.

L'Europe, telle qu'elle existe : - l'Europe de l'avenir - sont des sources de préoccupations pour le monde entier.

Mais si, sous d'autres cieux, ces préoccupations se placent sous le signe du seul intérêt immédiat, je suis certain que, dans toutes les nations de l'Amérique latine, prédomine le souci du respect de notre commune civilisation qui, il faut le rappeler, est celle qui a valu la plus grande somme de bonheur à toutes les nations filles de la Latinité.

Notre devoir est de maintenir ce patrimoine si précieux ; cette civilisation latine qui donne du goût à la vie, qui grandit l'homme et le hisse dans la pleine lumière de la connaissance et du fraternel amour.

Telle est notre mission. Les peuples latins ont charge d'âges.

Avons-nous toujours fait ce qui convenait pour atteindre ce but ?

Nos voix ont-elles toujours été unies pour cette tâche essentielle ?

Songeons-y avec gravité.

Les frères doivent rester unis pour la sauvegarde de leur commun foyer.

S'ils hésitent, s'ils renoncent, craignons que les pierres du foyer ne puissent plus s'assembler que pour un mausolée.

Mais, notre rencontre de ce jour est la preuve de notre volonté de maintenir.

Une confiance profonde dans la vie est la constante la plus certaine des peuples latins.

Vertu qui leur donne la force de surmonter les plus dures épreuves, de ressurgir alors qu'on les croit disparus, de s'élever jusqu'aux plus hauts commets, et de ranimer les volontés défaillantes à la chaleur de cette flamme : l'ESPERANCE.

Gaston MONNERVILLE.