CONGRES DE L’ASSOCIATION NATIONALE DES AVOCATS

ALLOCUTION DE M. Gaston MONNERVILLE,

(Discours prononcé le 21-25 mai 1953 aux Etats généraux des Avocats de France et d’Outre-Mer à Toulouse)


Messieurs les Bâtonniers,

Messieurs les Présidents,

Éminence,

Mesdames, Messieurs,

Mes chers Confrères,

Le Président du Conseil de la République est, sans aucun doute, sensible à l’honneur que vous lui faites, en lui offrant la présidence de ce Congrès.

Mais il ne vous étonnera certes pas en affirmant que l’Avocat est encore plu touché de votre délicate pensée.

J’ai eu l’occasion, à diverses reprises, d’affirmer que « sacerdos in aerternum », le politique n’arrivait as à étouffer en moi le confrère, et de rappeler, bien qu’éloigné de ma profession depuis plusieurs années par une incompatibilité morale volontairement assumée, que je restais au Luxembourg le confrère que votre estime bienveillante a toujours entouré au Palais de Justice. Et ce n’est pas sans quelque mélancolie parfois que mon regard frôle au passage la modeste robe noire que j’ai tenu à conserver par devers moi. Votre geste d’aujourd’hui, -si délicat à mon endroit- me montre que vous n’avez point oublié le confrère. Je vous en dois gratitude.

Elle est d’autant plus vive que c’est à Toulouse, et dans la Grand’Chambre de son Palais, que vous m’avez convié à prendre la parole. Comme je voudrais pouvoir trouver les accents, simples mais pleins de vérité, qui traduiraient à la fois la fierté et l’émotion que je ressens ! En cet instant, toute une foule de souvenirs exaltants montent à ma mémoire, qui m’incitent au silence et à la méditation plus qu’à l’éloquence.

Je revois un après-mîdi de novembre 1918, où maladroitement désinvolte dans la robe de laine que j’endossais pour la première fois, j’avançais à cette barre, sous la conduite de M. le Bâtonnier de l’Ordre.

Inquiétude mal cachée sous la joie très vive du néophyte qui, pour la première foi, pénètre dans le temple. Le coeur serré de respect pour le haut magistrat qui allait recevoir mon serment, l’angoisse due à l’attente de la solennelle minute, la plénitude d’un juvénile orgueil, une fois le serment prêté : celui d’être enfin Avocat.

Trente-cinq années après, le Président d’aujourd’hui retrouve encore des parcelles étincelantes de cette émotion, et, par elle, sent qu’il est resté fidèle au serment juré.

A la vérité, ce lui fut facile, car il avait pris pour modèles les grands aînés que Toulouse lui donna dès l’abord. Auprès de M. le Président RAMET, Magistrat de grande classe, fils de Martel, la cité médiévale du Lot qui n’a point perdu son souvenir, le nouveau stagiaire était introduit par un Avocat de haute allure, le Bâtonnier DEYRES, gentilhomme de la Barre, au moral comme au physique, dont le nom figure parmi les plus illustres de votre Barreau. Il s’appliqua toujours, avec une bienveillance pour ses jeunes confrères dont je tiens à redire la reconnaissance pour sa mémoire, à nous inculquer les traditions à la fois solides et libérales de la profession à former notre esprit autant que notre coeur au service du justiciable, à élever notre conscience d’avocat à la hauteur de l’idéal de justice qui en est la raison d’être.

Je vois dans cette salle combien de confrères de ma génération ou de générations voisines, qui, au contact de ces éminents aînés, ont acquis le culte de notre profession et l’honorent de leur constant dévouement ; tel vous, M. le Bâtonnier DUPEYRON, qui, avec tant de finesse de pensée et de langage, venez de nous accueillir au nom de votre Barreau. A vous écouter, même ceux qui n’avaient pas comme moi le privilège d’apprécier depuis longtemps votre éloquence et votre culture, ont dû penser qu’elles apportaient un démenti à l’affirmation de PASCAL : « Il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres ».

Aux souvenirs personnels que je viens d’évoquer et dont vous pardonnerez l’indiscrétion, aux remerciements que je me plais à adresser à tous ceux qui m’entourent, je tiens à ajouter mes félicitations pour les organisateurs de cette manifestation : M. le Président de l’Association Nationale des Avocats, mon ami Robert MARTIN, dont l’ironie souriante sait affectueusement émousser ses pointes chaque fois qu’il s’adresse à son vieux camarade de stage ; M. le Bâtonnier de Toulouse, son Conseil de l’Ordre et tous les Membres de ce Barreau qui m’est si cher.

Pour nous, Toulouse a ressuscité ses fastes d’antan et nous a ménagé un accueil à la mesure de son passé.

Ces Etats généraux des Barreaux de France et de l’Union Française succèdent, à quelques siècles de distance, aux Etats généraux de Langue d’Oc qui se tenaient en cette ville, et dont la loyauté et l’efficace activité incitèrent le Pouvoir Royal à créer un Parlement qui allait acquérir une importance considérable, devenir bientôt le Second Parlement de France, et faire de Toulouse la capitale judiciaire du Midi.

La réputation de probité et d’indépendance de ses Magistrats lui valut un prestige sans pareil.

Ses traditions furent reprises, dès sa création, par la Cour d’appel de Toulouse. Elles ne se sont jamais démenties, et les hauts magistrats qui président aux destinées de la Cour d’appel de Toulouse, et qui, en cet instant, nous honorent de leur accueil, en restent un témoignage éclatant.

Comment ne pas se sentir engagé, lorsqu’on a été formé à une telle école et par de tels principes ! Je veux rendre cet hommage au Barreau de Toulouse, mon berceau professionnel, car c’est grâce à la formation qu’il m’a donnée, aux principes dont il m’a imprégné que j’ai pu, avec moins de difficultés, m’intégrer au Barreau de Paris qui réserve toujours un préjugé favorable au stagiaire formé dans votre Cité.

Je vois une nouvelle affirmation de ce fait dans la présence parmi nous d’un grand nombre de ses membres entourés de délégués des Barreaux de province et d’Outre-Mer, des représentants de grands Barreaux étrangers, et à leur tête, M. le Bâtonnier CHRESTEIL, le chef éminent de l’illustre Barreau parisien.

C’est en me réjouissant de ce bain de jouvence que je vous invite, Messieurs, à aborder vos travaux. Et je serais heureux que vous acceptiez de les placer à la fois sous le signe non contradictoire du renouveau et de la fidélité.

Encore que respectueux de l‘organisation traditionnelle de notre profession, et de l’autorité des Conseils de l’Ordre, nous sommes unanimes à désirer qu’au sein de notre Association, toutes les voix puissent librement s’exprimer, à condition qu’elles sachent s’évader de tout sectarisme, et qu’elles s’inspirent de l’intérêt général de notre Ordre.

Certes, si notre profession doit accentuer son évolution, et en raison même de cette nécessaire évolution, ce ne peut être que sous l’égide d’une discipline sérieuse et à la faveur d’une sélection sévèrement contrôlée.

Mais nous ne devons pas nous dissimuler pour autant que nous sommes entrés dans un âge nouveau. Nous avons la mauvaise fortune –angoissante et exaltante à la fois- de vivre une période de transition. Sachons nous adapter, sans altérer les raisons mêmes de notre existence, ni les traits fondamentaux de notre être.

Les maux dont nous souffrons ne sont ni exclusifs ni particuliers à notre profession. Le mal est plus profond : il s’est attaqué à toutes les institutions et non point seulement aux institutions judiciaires. La menace s’attache à la structure même de l’Etat et de notre civilisation : l’individu demeurera-t-il libre ou ira-t-il se perdre dans la masse ?

La véritable crise, c’est la crise de la notion de justice ; car la justice est une conquête essentiellement précaire pour laquelle il faut, sans cesse, recommencer la lutte, et il semble bien que, de nos jours, cette notion soit sérieusement ébranlée.

Le mal réside aussi dans la déformation du rôle de la loi ; le législateur doit édicter des règles générales, fondamentales, créer le droit, prévoir les sanctions à sa violation, et laisser aux règlements, à la coutume, aux conventions, à la jurisprudence, le soin de régler les détails d’application, conformément aux règles générales édictées.

Je le dis solennellement, -pour l’observer chaque jour- l’habitude fâcheuse qu'a le législateur de vouloir prévoir tous les aspects particuliers d’un problème et régler tous les cas d’espèce qu’il pose, tue la loi, car elle en empêche la saine application, et aboutit à la plus préjudiciable confusion.*Elle porte atteinte au régime démocratique même, car lorsque la loi, devenue inapplicable, n’est pas obéie, il n’y a plus de démocratie.

Tous ces problèmes nous tiennent à coeur, et doivent trouver une solution, non seulement pour nous-mêmes, mais pour le justiciable et pour la Justice.

Cependant, la véritable solution n’est point seulement dans une réforme législative ou interne. Gardons-nous d’imaginer que l’action du Pouvoir suffira à mettre fin à nos maux, et de croire qu’une loi, un règlement, un arrêté feront disparaître nos difficultés comme les écrouelles du moribond ‘évanouissaient au toucher du guérisseur.

Il faut, comme le disait BERGSON, « nous ordre sur nous-mêmes », car pendant que tout s’altère ou se détruit, les ordres judiciaires ne relèvent que d’eux-mêmes et puisent en eux-mêmes la force survivre. Ils gardent leur tradition de travail, de gravité et de fierté.

Puis-je me permettre de vous livrer les impressions d’un homme qui vit au contact des inquiétudes d’un peuple et qui souvent médite sur l’e grand passé de la France ?

A chaque catégorie de citoyens s’impose un commun devoir dans la diversité des obligations et des charges. Pour l’avocat, il est un rôle éminent et indispensable à remplir, pour la sauvegarde de la Cité : la défense du droit, et des droits que l’Etat laisse encore aux citoyens, tâche variée, de plus en plus difficile et complexe, à mesure que l’Etat s’accroît de tout ce que perd l’homme. Cette défense des droits de l’homme, c’est la défense de Liberté elle-même.

Je voudrais que les Barreaux redevinssent dans la Cité, les premiers Combattants de la Liberté.

Les grands principes dont nos anciens s’étaient institués naturellement les gardiens, qu’ils soient admis ou qu’ils soient rejetés par certains, restent acquis.

Ils ne le furent qu’après d’âpres luttes engagées par le peuple, dont nous sommes, et qui sortit vainqueur. Mais une victoire n’est rien en soi si la lutte ne se poursuit pas pour en consolider le fruit.

Grand souffle qui anima les Barreaux, cet ouragan qui ébranlait les fondements des régimes ; grandes voix qui tonnaient, tocsins rassemblant le peuple ; appels à la raison, souvent contre la raison d’Etat, qu’est devenu tout cela ?

Croit-on que les fleurs rares de l’esprit n’aient plus besoin de soins, d’amour attentif, d’inquiétude constante, dès l’instant qu’écloses, nous livrons la fragilité aux vents de la haine, de l’ignorance et du mal.

*Faut-il que nous attendions l’heure où tout s’écroule où l’extrême nécessité suscite en nous le dernier sursaut pour que nous reprenions ce tison qui s’éteint, pour que nous unissions nos souffles sur cette cendre à peine tiède.

Devons-nous enfin attendre que la nuit l’ait emporté et nous contenterons-nous de regretter le jour ?

Récemment, il est vrai, au cours d’un procès qui, pendant l’occupation ennemie, mettait en cause, non pas seulement des hommes d’Etat mais l’honneur même de notre Pays, s’est élevée la grande voix de la Défense. Sa dignité sereine triompha de l’iniquité.

Heureux ceux qui alors portèrent la parole. Sur eux, c’était une Nation entière qui venait prendre appui. En eux, se réfugiait une civilisation menacée.

Ils nous apparurent d’autant plus grands qu’ils étaient seuls.

Mais leur force était faite de celle de nos principes sacrés, de leur attachement forcené à la mission humaine qui confère au Barreau sa prééminence et comme sa raison d’être. « Votre justice, à défaut d’un principe éternel, a réduit aux proportions modestes d’un instinct », s’est écrié un jour de SAINT-AUBAN, l’un des plus purs et des plus nobles d’entre nous.

La vie de notre Ordre, -conditionnée certes par la solution de problèmes matériels préoccupants et qu’il faut résoudre- dépend également des solutions morales que nous trouverons.

C’est, au travers d’un cas d’espèce, vers la recherche et la défense des principes essentiels que doit tendre l’Avocat. Le client incarne « une indignation, une idée, une tristesse, un espoir ».

Inculquons ces vérités aux jeunes dont la foi vient réchauffer et rajeunir notre combat pour la Justice.

Aidons-les à subsister, en poursuivant l’amélioration de conditions d’exercice de la profession ; aidons-les aussi à maintenir et à sauvegarder une institution indispensable à toute vraie civilisation, en cultivant en eux, outre le respect de la règle ou de la tradition formelle, toutes les vertus, tout l’éclat d’une jeunesse qui doit gagner notre estime par son ardeur à se dévouer.

Faire l’impossible pour la former, lui donner les moyens de penser, de sentir, d’agir, dans l’intérêt le plus large de la Cité, tel est le devoir. Au-delà de l’arbre, voir la forêt ; au-delà des formules, l’esprit ; au-delà des hommes, l’Homme.

Alors, dans l’humble mesure où chacun de nous croit pouvoir prétendre à une parcelle d’un héritage magistral, il sera certain que la génération qu’il aurai ainsi contribué à former, retransmettra intacts à celles qui suivront avec l’amour du Droit et la passion de la Justice, quelques reflets de la grandeur humaine.

Gaston MONNERVILLE.