DISCOURS DE VERDUN

ALLOCUTION DE M. Gaston MONNERVILLE,

(Discours prononcé le 21 juin 1953)


En présence de ce monument dont l’éloquence nous écrase, s’imposerait le silence du recueillement.

Pour rendre un digne hommage à ceux dont il perpétue l’héroïque souvenir, du moins ne devons-nous prononcer que des paroles sobres et simples, égales à la grandeur du moment.

Depuis mille ans, toutes les grandes étapes de notre histoire ont été jalonnées par ce nom : Verdun !

Inlassablement, les envahisseurs, à intervalles réguliers, se ruent sur la ville comme les vagues sur le rocher.

Ce sont les Impériaux...

Ce sont les Autrichiens...

Ce sont les Prussiens...

La vieille cité a vu surgir sous ses murailles tous nos ennemis, et jamais n’ont failli ni son patriotisme, ni son loyalisme, ni son indomptable courage.

Il y a quelques trente ans, son histoire allait entrer dans la légende et son nom se répercuter dans les plus lointaines contrées.

Des souvenirs d’adolescent affluent en cet instant à ma mémoire.

Souvenez-vous...

La défaite de Sedan aurait pu laisser la France abattue et découragée ; ce fut pour elle, au contraire, un puissant stimulant.

Car la grandeur des hommes et des peuples ne se manifeste point dans les victoires faciles, mais dans les épreuves où s’effondrent les faibles.

Quelques années lui suffiront pour retrouver sa prospérité, sa puissance et son prestige.

1912 ... Je touchais pour la première fois le sol de France. Une sourde angoisse étreignait les coeurs :

Un voisin assoiffé de domination ne pouvait tolérer notre redressement, notre richesse et notre rayonnement.

Notre patriotisme alerté s’exaspérait en face des multiples provocations.

Soudain, un coup de tonnerre éclate !

La rapidité de l’attaque, notre impréparation militaire, nos discordes politiques, l’agitation sociale, tout laissait craindre qu’allaient revivre les heures douloureuses de 1870.

Mais le miracle s’accomplit !

L’enthousiasme souleva la nation toute entière. Oubliant ses discordes, ses revendications et ses misères, le peuple formant l’union sacrée, communiait avec la même ferveur, la même allégresse, la même espérance.

Souvenez-vous...

Les premiers noms que nous clamions, la tristesse des premiers revers, la joie des premières victoires... Charleroi, puis les taxis de Paris, la Marne...

Pendant des mois, une sorte de flux et de reflux déplaça nos armées, tel un gigantesque pendule ; mais, irrésistiblement accroché au sol, le Poilu tenait.

Alors, désespérant d’obtenir une victoire décisive, l’ennemi reprit sa vieille tactique, et un nom commença à figurer dans les communiqués.

Chaque jour davantage, il prenait figure de symbole, grossissant démesurément, il effaçait les autres secteurs du front.

Il était sur toutes les lèvres, résonnant en nous en un écho fervent, décuplant notre énergie ; car nous sentions confusément qu’il concrétisait le destin d’une civilisation, d’une culture, d’un monde : Verdun...

Pendant des mois, des centaines de milliers d’hommes vont donner un immortel exemple sur les pentes bouleversées des coteaux, dans des boyaux sombres et des casemates délabrées.

Martelé par les bombardements, bouleversé par un déluge de fonte et d’acier, le sol ressemblait à ces volcans endormis dont la croûte se craquelle et se lézarde tandis que tressaille en eux quelque chose de mystérieux à une profondeur inconnue.

Toute vie semblait s’être retirée de ce désert.

Mais dans toutes les ruines et dans toutes les crevasses, dans toutes les gorges et dans toutes les tranchées, des héros veillaient et, répondant à chaque attaque, « les Morts se dressaient debout » !

Harassés de fatigue, assourdis par l’enfer des canons, exténués d’insomnie, des êtres qui parfois n’avaient guère plus d’apparence humaine, résistaient farouchement, maintenant d’impossibles positions.

Les corps emmêlés des morts, déchirés et rompus, cherchaient vainement le repos dans des attitudes immuables mais semblaient désemparés et meurtris comme ces vieux ivoires sans croix qui, dans les anciennes masures, sont recloués n’importe où et suppliciés contre n’importe quoi.

Des noms inconnus la veille, qu’avec une angoisse mêlée d’espérance, l’on répétait inlassablement et qui, dans les esprits, claquaient comme des drapeaux : Douaumont, Monfaucon, Fort de Vaux, Cote 304...

Des actes d’héroïsme qui nous galvanisaient....

Verdun .... le triomphe du Combattant obscur, de la ténacité, du courage anonymes.

Ecoutez ce qu’écrivait alors un diplomate étranger :

« Debout dans la mitraille, face à l’ennemi, le poilu français s’est élevé si haut qu’il est l’emblème sur lequel les hommes de toutes les nations, de toutes les races, de tous les siècles, fixeront désormais leur regard pour marcher dans le rude et sublime chemin du devoir qui monte jusqu’au sacrifice ».

Nous ressentions tous dans notre chair le choc de cette gigantesque et grandiose bataille, et notre sensibilité exacerbée semblait se dilater jusqu’à cette terre gorgée de sang, morne et infinie comme un immense linceul.

Nous partagions toutes leurs souffrances, toutes leurs détresses, tous leurs espoirs.

Mais nous ne pouvions encore savoir à quel haut degré avait atteint leur martyre ; rien dans leurs lettres, dans leurs messages, dans leurs paroles, n’avait trahi la moindre désespérance.

Mais lorsqu’ils revinrent, marqués du sceau d’un effort surhumain, nous comprîmes combien terrifiant avait été leur calvaire.

Brusquement alors se révéla à nous, d’une manière presque tangible, la réalité de ces valeurs incomparables, dont la vertu s’accroît dans le silence humain : l’abnégation, l’héroïsme, la grandeur.

Des milliers et des milliers d’hommes, venus de France et des Nations alliées, ont suivi le même chemin, fécond en renoncements, et se sont sacrifiés pour un même idéal.

Des milliers et des milliers d’hommes, d’origine et de conditions très diverses, se sont trouvés unis par une fraternité qu’éveilla, en leur âme, le sentiment profond de la solidarité humaine, nécessaire à la vie et à la liberté des peuples.

Leur sacrifice aurait-il été vain ?

Ces jeunes, que la terre a ensevelis dans son sein avant qu’ils n’aient connu la vie, ses amertumes, ses déceptions et ses joies ;

Ces hommes, qui ont abandonné leur travail, leurs champs et leurs foyers pour aller affronter une mort qu’ils savaient les attendre ;

Tant de gloire serait-elle stérile ? De ces héros mêlés intimement à cette terre dans laquelle ils sont morts, ne nous resterait-il rien ?

S’il est vrai que « la gloire est le soleil des Morts », de cette prodigieuse nécropole rayonnent pour toutes les générations à venir d’impérissables leçons.

Qui vivra sera libre. Telle fut leur volonté, tel fut le sens de leur combat.

C’est pour que les peuples vivent libres que des millions de jeunes hommes ont consenti le sacrifice. 

Ils sont constamment auprès de nous, mais nous ne sentons pas toujours leur présence ; et c’est seulement dans un tel pèlerinage que nous retrouvons leur message et l’enseignement de leur exemple.

Malheureux les peuples qui n’ont point d’histoire, mais plus malheureux encore sont ceux qui ne savent point tirer d’un passé prestigieux les leçons nécessaire pour le présent.

Ces leçons, où pourrions-nous en découvrir de plus exaltantes qu’en ces lieux où se joua le sort de la France et le destin de la liberté dans le monde ?

Ici, pendant des mois, la France a combattu seule contre des armées supérieures en nombre et en matériel, qui furent vaincues dans le moment même où elles criaient victoire.

Voilà qui lui crée un droit imprescriptible aux yeux de tous, le droit de faire entendre sa voix en toute indépendance, dans tous les lieux et dans toutes les rencontres où se joue le sort des nations libres.

A ceux qui méconnaissent nos possibilités de redressement et de dévouement national, Verdun, Montfaucon, Douaumont prouvent notre fidélité à la solidarité humaine et au plus haut devoir.

A ceux qui, non sans suffisance, vont, clamant notre décadence, montrons cette plaie béante, ouverte à notre flanc et qui ne s’est point encore entièrement cicatrisée ; et rappelons que toujours au plus illustre des passés succède une résurrection chargée d’espoir.

A ceux qui contesteraient la nécessité de notre présence dans l’organisation d’un monde nouveau, rappelons, sans faux orgueil, mais avec la certitude de l’histoire, que les époques de grandeur ou d’adversité de la France ont été le plus souvent les époques de grandeur et d’adversité pour le monde.

Rappelons-leur aussi que c’est en grande partie grâce au sacrifice des hommes couchés là, qu’une Europe libre peut espérer se construire un jour.

A ceux, enfin, dont le scepticisme insinue que l’Union Française n’est qu’un mythe maintenu par la force, demandons :

Avaient-ils une race, une couleur, une religion, ces hommes venus des terres les plus lointaines pour défendre une même foi, une même cause et au fond du cœur, une même Patrie ?

Ne sont-ils point frères, le Lorrain, l’Antillais, l’Africain, réunis dans le même tombeau, frappés au cours du même combat, pour avoir interdit les portes de Verdun à la violence qui voulait étrangler la Liberté ?

Ne sont-ils pas tous « Fils de la Liberté » ?

Et leurs frères, n’ont-ils pas renouvelé le même geste dans le récent conflit mondial ?

Oui, c’est dans les tranchées de France où ces hommes entremêlés ont été « versés en masse dans la terre comme du blé », c’est sur l’Yser, sur la Marne, à Verdun et dans tous les hauts lieux du combat pour la liberté et la défense de la dignité humaine qu’a été préfigurée l’Union Française.

Elle fut cimentée par le sang versé en commun pour une cause commune : celle de l’homme libre.

Si, par milliers, les hommes d’Outre-Mer sont venus mourir sur cette terre, c’est que la France a toujours proclamé : mon drapeau ne porte pas dans ses plis l’esclavage ni la servitude, mais la Liberté !

N’est-ce pas un édifiant symbole que nous offre la cérémonie de ce jour ? Deux anciens combattants français : un rescapé de Montfaucon, fils de la Métropole et Ministre de la France d’Outre-Mer(1) exaltant l’esprit de solidarité et de sacrifice des soldats d’Outre-Mer, poilus de la Grande Guerre ...

Un fils d’Outre-Mer (2), Président d’une Assemblée du Parlement français, rendant un libre hommage à l’armée de la Nation, synthèse de tous les éléments, venus de tous les territoires de la République, et qui, selon le mot de FOCH « ont écrit avec leurs épées ces mots indestructibles : Droit et Liberté ».

Ces grands souvenirs nous créent de grands devoirs. Respectons le message de nos Morts ; maintenons très haut l’idéal pour lequel ils ont lutté ; conservons à notre Patrie la figure lumineuse qu’ont burinée vingt siècles d’histoire.

Les morts exigent des vivants la sauvegarde de l’oeuvre de libération humaine dont seul le maintien justifie leur sacrifice.

ce haut enseignement qui se dégage de l’effroyable holocauste, le sentiment de fraternelle union qui avait créé entre les nations une âme commune rayonnante de solidarité.

Que les seigneurs de la Paix ne l’oubient jamais. Remplacer cet idéal de justice et de liberté par l’égoïsme, l’orgueil et la haine, serait un crime aussi abominable que celui des grands responsables de la guerre.

Proclamons-le ici, à Verdun, qui aujourd’hui encore, en face des menaces, des inquiétudes et de l’angoisse des peuples, demeure un rempart de la Liberté et de la Paix ; une Paix qui garantisse notre sol et assure définitivement le respect de la personne humaine.

De telles pages de gloire et de souffrance ont été écrites en ces lieux, qu’elles habilitent la France à prendre entre les puissances qui se partagent le monde, les initiatives de rapprochement et d’entente sans que puisse l’effleurer le moindre soupçon de lâcheté.

C’est rester fidèle aux héros de Verdun, qu’appliquer tous ses efforts dans ce monde troublé et désorienté, à la consolidation de la Paix entre les peuples.

Cette mission n’est point au-dessus de nos forces.

Si la lassitude ou le découragement tentait de paralyser notre élan, rappelons-nous que ceux-ci, par leur terrible calvaire, nous ont révélé les infinies possibilités de la résistance humaine.

Que le haut exemple qu’ils nous ont légué fasse naître en nous le même esprit de sacrifice, et la même volonté d’action. Et si jamais, ne fût-ce qu’un instant, nous venions à douter des destinées de la Patrie, revenons en ces hauts lieux, faisons le pèlerinage sacré de Verdun ; et, de nouveau, s’affirmeront en nous la confiance dans l’avenir de la France et la certitude de sa pérennité.

Gaston MONNERVILLE. 

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(1) M. JACQUINOT, député de la Meuse, Ministre de la France d’Outre-Mer.
(2) le Président Gaston MONNERVILLE.