Le Sénat, grand conseil des communes de France

Après la chute du Second Empire et l'épisode de la Commune, c'est une Chambre des députés majoritairement monarchiste qui dote finalement la France d'une constitution républicaine promise à une longévité exceptionnelle : la IIIe République va durer soixante-cinq ans !  La Constitution de 1875 limite considérablement le pouvoir du président de la République. Celui-là n'est pas élu au suffrage universel direct mais par les deux Chambres réunies en congrès. Chacun de ses actes doit être contresigné par un ministre - et la Constitution prévoit que les ministres sont responsables devant les Chambres de la politique du gouvernement. Seule parade de l'exécutif contre une majorité hostile à sa politique : il a le droit de dissoudre la Chambre des députés. Mais cette dissolution doit être approuvée par le Sénat.

Pour la première fois, le nouveau Sénat dispose de pouvoirs identiques à ceux de la Chambre des députés. Il compte trois cents membres, qui doivent être âgés de plus de quarante ans : deux cent vingt-cinq d'entre eux sont élus par un collège restreint pour neuf ans et renouvelés par tiers tous les trois ans ; soixante-quinze sénateurs inamovibles sont désignés par la Chambre des députés et par le Sénat. Comme sous la première Restauration et la Monarchie de Juillet, le Sénat, constitué en Haute Cour de justice, a des compétences judiciaires. Il peut juger les crimes de haute trahison commis par le président de la République ou les ministres, ainsi que les attentats contre la sûreté de l'Etat.Conçu pour faire contrepoids à une Chambre des députés élue au suffrage universel direct, le Sénat est élu par les députés, les conseillers généraux et les délégués des conseils municipaux (un par commune, quelle que soit sa population, soit quarante-deux mille électeurs pour toute la France). Ce mode d'élection doit en faire le représentant privilégié des petites communes rurales et, espèrent les conservateurs, un bastion de la tradition.

Premier test pour le régime (1877-1879)

Très vite, une première épreuve de force (A) s'engage entre le monarchiste Mac-Mahon, premier président de la nouvelle République, et les républicains. Ces derniers en sortent renforcés et cherchent, avec succès, à conquérir le bastion du Sénat.

Au premier renouvellement par tiers, en janvier 1879, les républicains modérés obtiennent, avec soixante-six des quatre-vingt-deux sièges renouvelés, la prépondérance à la Chambre Haute. Les Chambres, désormais toutes deux acquises à la cause républicaine, consolident le régime par quelques mesures spectaculaires : adoption de la Marseillaise comme hymne national, fixation de la fête nationale au 14 juillet.

Etablies à Versailles depuis que la Chambre des députés y avait pris ses quartiers pendant la Commune de Paris, elles décident aussi le 22 juillet 1879 de revenir siéger à Paris, malgré l'hostilité de nombre de sénateurs envers ce retour. "L'Assemblée à Paris, c'est Paris maître de la France, l'Assemblée à Versailles, c`est la France maîtresse de ses destinées", s'exclame le sénateur Laboulaye.

Le débat parlementaire à la une (1879-1899)

L'activité parlementaire prend peu à peu la physionomie qu'on lui connaît aujourd'hui. On voit apparaître des groupes parlementaires d'élus d'un même parti, avec leur bureau, leurs réunions et leurs consignes de vote. Les débats ont beaucoup de tenue : sénateurs et députés portent la redingote. Dans l'hémicycle, les injures sont rares, même dans les débats les plus houleux. L'activité des Chambres et les interventions des ténors sont largement relayées par la presse et, jusqu'en 1926 les Chambres peuvent même, lorsqu'elles le jugent opportun, faire imprimer et afficher dans toutes les mairies de France les discours les plus importants. Les débats sont suivis avec passion par l'opinion. " L'article 7 est oublié, mais il fut célèbre, se souvient Léon Blum dans La Revue Blanche, à propos d'un article excluant de l'enseignement les congrégations non autorisées.

En 1880, Paris suivit avec une anxiété passionnée les accidents de la lutte ardente qu'il souleva. Voté par la Chambre, il échoua au Sénat, le 9 mars, après un long débat, violent et douteux. J'ai guetté dans la rue, une heure durant, le journal du soir qui devait apporter le vote et je me rappelle encore, devant les éventaires des marchandes, l'attente des groupes fiévreux ..." C'est l'époque des grandes lois républicaines sur la liberté de la presse, la liberté d'association ou encore l'organisation municipale, qui institue l'élection des maires et des adjoints par les conseillers municipaux et prévoit que les séances du conseil municipal seront publiques. Le débat autour de l'école est également au premier plan dans les années 1881 et 1882, avec l'établissement de l'enseignement gratuit, laïc et obligatoire. En août 1884, une révision constitutionnelle tarit le recrutement des sénateurs inamovibles : tous les membres de la Chambre Haute seront désormais élus démocratiquement.

Pendant cette période, le Sénat affirme son pouvoir. Après le cabinet Tirard en 1890, c'est au tour de Léon Bourgeois de se retirer, à la session du printemps 1896, devant l'opposition des sénateurs (B). Mais le parlementarisme républicain n'a pas que des partisans et le pays est, pendant cette période, secoué par deux crises majeures - la menace boulangiste (C) et l'affaire Dreyfus (D

Retour au calme avant la Grande guerre (1899-1914)

Le président du Sénat, Loubet, est élu président de la République en 1899 dans un climat tendu, marqué par le déchaînement de l'opposition nationaliste. Il confie à un sénateur, le républicain modéré Waldeck-Rousseau, la formation d'un gouvernement de "défense républicaine" et le soin de ramener la stabilité dans le pays. Cet avocat nantais engage la lutte sur un double front. Il fait juger par le Sénat réuni en Haute Cour les chefs des ligues, Déroulède et Jules Guérin. Il affaiblit le pouvoir des congrégations religieuses en faisant voter le 2 juillet 1901 la loi sur les associations qui prévoit la liberté des associations laïques, mais limite et contrôle le droit d'association des congrégations. Son successeur, le "petit père Combes" poursuit et "radicalise" l'œuvre de laïcisation entreprise par Waldeck-Rousseau, en appliquant de façon restrictive la loi sur les associations (presque toutes les autorisations sollicitées par des congrégations religieuses sont refusées par la Chambre) et en faisant voter le 9 décembre 1905 la loi sur la séparation des Églises et de l'État. Mais le Bloc des gauches, vainqueur des élections de 1902 qui ont porté Combes à la présidence du Conseil, s'effrite peu à peu. Combes doit démissionner en 1905.

En janvier 1906, Armand Fallières, président du Sénat, succède à Émile Loubet à l'Élysée et charge Georges Clemenceau, sénateur et leader du parti radical, alors âgé de soixante-cinq ans, de former le gouvernement. Malgré la longévité de son ministère - il se maintient jusqu'en 1909 - le "Tigre" est loin de réaliser toutes les mesures radicales affichées à son programme. L'instauration de la journée de travail à huit heures pour les mineurs, du principe des habitations à bon marché ou des retraites ouvrières voient bien le jour, mais le projet d'un impôt sur le revenu, adopté par la Chambre, se heurte à l'opposition du Sénat.

S'ouvrent alors six années d'instabilité ministérielle pendant lesquelles dix cabinets se succèdent à la tête du pays. L'antiparlementarisme progresse dans l'opinion. Pour l'enrayer, Briand, successeur de Clemenceau à la présidence du Conseil, préconise l'adoption de la représentation proportionnelle, ce qui permettrait aux électeurs de se prononcer sur des programmes d'intérêt général. Adopté à la Chambre, le projet est arrêté au Sénat, forteresse des nouveaux notables radicaux, principaux bénéficiaires du scrutin d'arrondissement. En 1913, un sénateur, Raymond Poincaré, qui a été président du Conseil en 1912, est élu président de la République à cinquante-deux ans.

La valse des ministères (1919-1939)

La ratification du traité de Versailles, en 1919, donne lieu à un long débat parlementaire et constitue le dernier acte important de la Chambre élue en 1914. Les premières législatives de l'après-guerre, en novembre 1919, portent sur les bancs de la Chambre des députés une majorité "Bleu horizon", comportant un grand nombre d'anciens combattants.

Au Palais-Bourbon, la majorité revient à une coalition des droites, le "bloc national", tandis qu'au Sénat, les élections donnent la majorité aux radicaux. Soupçonné d'aspirer secrète-ment à la dictature, Clemenceau, le "Père la Victoire", est écarté de la candidature à la présidence de République au profit de Paul Deschanel. Après Millerand, qui a succédé à Deschanel à peine élu, c'est à nouveau un président du Sénat, le radical modéré Gaston Doumergue, qui s'installe à l'Elysée en 1924. Il fait appel à Edouard Herriot, président du parti radical, pour constituer le gouvernement. Mais le pays est en proie à une grave crise financière. Pour faire face au déficit budgétaire, le gouvernement Herriot doit faire appel à des avances de la Banque de France, dépassant ainsi le plafond autorisé de circulation monétaire. Mis en minorité sur cette question devant le Sénat, Herriot démissionne le 10 avril 1925. L'instabilité ministérielle s'installe à nouveau, jusqu'au retour aux affaires de Raymond Poincaré en juillet 1926. Il parvient à se maintenir pendant trois ans avant de céder la place à plusieurs cabinets modérés.

Elu à la présidence de la République en mai 1931, Paul Doumer est assassiné un an plus tard par l'anarchiste Gorguloff. Albert Lebrun, comme Doumer ancien président du Sénat, lui succède. Sur fond de crise économique, les ministères de son septennat sont voués à l'éphémère : certains sont renversés le jour même de leur présentation devant la Chambre ! Depuis la crise du 16 mai 1877, aucun président de la République n'a osé recourir à nouveau à la dissolution de la Chambre. Résultat : l'exécutif est paralysé, les Chambres font et défont les cabinets.

Les chefs de gouvernement déplorent amèrement "la tyrannie de la séance". Trois fois président du conseil entre 1925 et 1934, André Tardieu fait ses comptes : "Les interventions personnelles du chef de gouvernement étaient de douze par mois sous le ministère Méline de 1896, de onze par mois sous le ministère Clemenceau de 1906. Vingt-quatre ans plus tard, je suis arrivé au taux de vingt-cinq par mois, soit deux fois plus que ce qu'avaient connu les plus attaqués de mes prédécesseurs. En 1930-1931, j'ai dû être présent en trois cent vingt-neuf séances, parler en de vrais discours cent soixante-douze fois, comparaître quatorze fois pendant des après-midi entiers devant les commissions des deux Chambres. "L'antiparlementarisme connaît alors une nouvelle poussée de fièvre, alimentée par des scandales auxquels sont mêlées des personnalités politiques (affaire Hanau, scandale Oustric, affaire Stavisky).

La crise du régime culmine le 6 février 1934, quand des anciens combattants, des membres des ligues et les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque marchent sur le Palais-Bourbon. Daladier résiste au coup de force, mais doit démissionner le lendemain. A nouveau, les ministères se succèdent, jusqu'aux élections de 1936 qui voient la victoire du Front Populaire. Devenu le parti le plus représenté à la Chambre après les législatives de mai 1936, le parti socialiste revendique et obtient la présidence du Conseil, confiée à Léon Blum. Mais ce dernier se heurte à des difficultés économiques et politiques considérables et lorsque, le 15 juin 1937, il demande les pleins pouvoirs financiers, la Chambre des députés les lui accorde, mais le Sénat les lui refuse. Blum démissionne le 21 juin. En avril de l'année suivante, il se heurtera à nouveau à l'opposition du Sénat, et notamment à celle de Joseph Caillaux, président de la commission des Finances.

La fin de la IIIème République

Eté 1940. Les troupes allemandes sont entrées en France, le gouvernement s'est replié à Tours et à Bordeaux, un exode massif pousse les civils sur les routes.

C'est la débâcle. Président du Conseil depuis mars 1940, Paul Reynaud démissionne le 16 juin et c'est le maréchal Pétain qui forme le nouveau ministère et signe l'armistice de Rethondes. En juillet le gouvernement s'installe à Vichy. Le 10, l'Assemblée nationale (qui réunit Chambre des députés et Sénat) vote une révision des lois constitutionnelles de 1875. Seuls quatre-vingts parlementaires votent contre cette révision, qui donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l'autorité et la signature du maréchal Pétain.

Ce dernier promulgue aussitôt trois actes constitutionnels, dont l'un dispose que la Chambre des députés et le Sénat subsistent "jusqu'à ce que soient formées les nouvelles Assemblées", mais sont ajournés. C'est la fin de la Troisième République.

Personnages illustres

1804-1893
Victor Schoelcher

L'obsession de la liberté Journaliste, Victor Schoelcher est aussi un voyageur infatigable. D'une visite en Amérique du Nord, en 1829, il revient partisan convaincu de l'abolition de l'esclavage. Opposant actif à la Monarchie de Juillet, il accède à des responsabilités politiques après la révolution de 1848. Sa nomination au poste de sous-secrétaire d'Etat au ministère de la Marine lui permet enfin de faire adopter une loi sur l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises. Elu représentant de la Martinique à l'Assemblée nationale, il y défend des positions sociales et morales avancées : abolition de la peine de mort, droit au travail, suppression de la troisième classe dans les chemins de fer… Au moment du coup d'Etat de décembre 1851, Victor Schœlcher, devenu élu de la Guadeloupe, fait partie des sept parlementaires présents sur les barricades dressées dans Paris par l'opposition de gauche. Banni, il se réfugie en Angleterre et ne revient à Paris qu'en 1870.

Elu à l'Assemblée nationale, il tente, au moment de la Commune, d'amener une conciliation entre Paris et Versailles. En 1875, il est nommé sénateur inamovible. Inscrit à l'Union Républicaine, il s'oppose à la dissolution demandée par Mac-Mahon  en 1877 et reste, jusqu'à sa mort en 1893, un vigoureux défenseur des libertés. L'annonce de sa disparition ne fait pas grand bruit et ce n'est qu'en 1949 que la République lui rendra un hommage officiel, en transférant son corps au Panthéon.

1832-1893
Jules Ferry - Militant de la République

Inscrit au barreau de Paris au début du Second Empire, Jules Ferry se fait très vite connaître comme journaliste plutôt que comme avocat. Il se distingue notamment par des articles et des brochures qui dénoncent la pratique des “candidatures officielles” et le rôle de l'administration préfectorale de Louis-Napoléon dans la “préparation” des élections. Critique virulent de la politique du préfet Haussmann, il met en cause sa gestion dans Les Comptes fantastiques d'Haussmann. Plus largement, Ferry participe à l'élaboration du programmes de l'opposition démocratique à l'Empire. Il place au premier plan le développement des libertés municipales et l'affaiblis-sement de l'institution préfectorale.

Si vous accouplez ces deux choses : le régime parlementaire et la centralisation, sachez que le régime parlementaire, soit sous une monarchie, soit sous une république, n'a que le choix entre ces deux genres de mort : la putréfaction, comme sous Louis-Philippe, ou l'embuscade, comme avec Napoléon III .

Candidat radical aux législatives de 1869, il est élu député de la Seine où il siège à gauche et multiplie les attaques contre le régime impérial.

Après Sedan, Jules Ferry joue un rôle de premier plan dans la victoire du gouvernement républicain. En février 1871, il est élu député des Vosges. Après la Commune, le gouvernement de Thiers l'envoie à Athènes comme ministre plénipotentiaire. A son retour, Ferry devient vice-président de la Chambre des députés et commence, avec l'accession de Jules Grévy à l'Elysée, une carrière gouvernementale, comme ministre de l'Instruction publique. Entre 1880 et 1885, Jules Ferry, président du Conseil à trois reprises, donne à la France son visage républicain, avec notamment de grandes lois sur l'école, la presse ou les libertés municipales.

Sa politique coloniale aura moins de succès : en 1881, son premier ministère tombe sur les affaires tunisiennes, le troisième, en 1885, sur la question du Tonkin. Réélu député des Vosges en 1885, candidat malheureux à la présidence de la République en 1887, Ferry est l'un des principaux artisans dela défaite du boulangisme. Mais alors que son parti triomphe, il est battu aux législatives de 1889. Il ne retrouve un mandat au Parlement que trois ans plus tard, cette fois au Sénat. Il y devient président de la commission des Douanes et de la commission de l'Algérie et en 1893, il est porté à la présidence de la Chambre Haute. Il déclare alors :

Celui qui recueille aujourd'hui ce noble et lourd héritage a pris aussi sa large part des mêlées brûlantes de la politique. Sa vie publique n'a été qu'un long combat. Vous ne l'avez cependant pas jugé incapable de ce rôle élevé d'arbitre qui semble peu fait pour lui.

Ce discours inaugural du 27 février sera aussi son testament politique : il décédera d'une crise cardiaque quelques semaines plus tard.

1846-1904
Pierre Waldeck-Rousseau

Au secours de la République Inscrit au barreau de Nantes, Waldeck-Rousseau est élu député de la 1ère circonscription de Rennes en 1879. Membre du groupe de L'union républicaine, il intervient à la Chambre sur des projets de réforme de la magistrature. Plusieurs fois ministre de l'Intérieur, il est réélu député en 1885 mais ne se représentera pas aux élections de 1889.

Expert en droit civil, il se consacre alors à sa carrière d'avocat, plaidant notamment lors du procès de Panama. Il semble alors retiré de la vie politique mais va finalement céder aux sollicitations de ses amis républicains et se présenter avec succès aux élections sénatoriales de 1894 dans le département de la Loire. En 1895, il se porte même candidat à la présidence de la République mais c'est Félix Faure qui l'emporte.

Au Sénat, il intervient peu, l'essentiel de son programme politique se définit hors de l'hémicycle, notamment dans le “grand cercle républicain” qu'il a créé. En 1899, le président Loubet lui donne l'occasion de mettre en application ce programme, en l'appelant à former un gouvernement de “défense républicaine”. En pleine affaire Dreyfus, alors que l'opposition nationaliste se déchaîne, Waldeck-Rousseau parvient à former l'un des ministères les plus stables de la IIIe République (il va durer trois ans !). Il commence par apaiser l'opinion et par dénouer les crises ouvrières importantes qui paralysent une partie de l'industrie française. Il s'attaque aussi, de façon mesurée et sans anticléricalisme militant, à la querelle religieuse qui divise les Français, autour du pouvoir des congrégations.

En 1902, malade, Waldeck-Rousseau démissionne de la présidence du Conseil, en suggérant le nom de Combes pour lui succéder. Redevenu sénateur de la Loire, il va en fait s'opposer à la politique de séparation de l'Eglise et de l'Etat prônée par le “petit père Combes”, avant de décéder en 1904.

1828-1923
Louis-Charles de Saulces de Freycinet

Un ingénieur en politique Issu d'une famille de marins et de savants, lui-même polytechnicien et ingénieur des Mines, Freycinet se passionne d'emblée pour le développement de l'industrie des transports et commence sa carrière dans la compagnie des Chemins de fer du Midi. Devenu ingénieur dans les services de l'Etat, il multiplie les rapports sur les questions d'assainissement. Hostile au régime de Napoléon III, Freycinet n'est pas non plus un fervent partisan des idées républicaines mais en 1870, il propose ses services au gouvernement de défense nationale de Gambetta. Ce dernier le fait préfet puis délégué personnel du ministre au département de la Guerre.

Après l'armistice, Freycinet se retire en même temps que Gambetta de la scène politique et n'y reparaît qu'en 1876, pour être élu au Sénat. Il déclare alors : “A côté des grands précurseurs, il y a des hommes qui se vouent à résoudre les problèmes d'administration et d'organisation que soulève l'application des idées nouvelles. Je serai de ces hommes et pour tout résumer en un mot, je demande à être enrôlé par vous dans la phalange scientifique de la République.” Membre de la Gauche républicaine, il acquiert rapidement une influence considérable. En 1877, il se voit confier le portefeuille des Travaux publics dans le ministère Dufaure-Waddington et propose aussitôt un gigantesque projet de développement des voies ferrées et navigables.

Ses propositions reçoivent un écho très favorable et sa stature d'homme d'Etat se renforce au cours d'une tournée dans les régions françaises. En 1879, l'influence de Freycinet est décisive au Sénat lorsqu'il s'agit de voter le retour des Chambres à Paris. La même année, il devient président du Conseil mais sa modération sur la question des congrégations religieuses entraînera la chute de son cabinet un an plus tard. Devenu sénateur de la Seine en 1882, Freycinet est à nouveau appelé à la présidence du Conseil mais il est en butte à une vive opposition et doit se retirer au bout de quelques mois. Brièvement ministre des Affaires étrangères, il forme en 1886 son troisième cabinet qui se maintient un an. En 1888, Floquet lui confie le portefeuille de la Guerre : Freycinet s'attache à moderniser et à démocratiser l'armée et contribue à son relèvement.

En 1890, il forme son quatrième et dernier cabinet qui dure deux ans et parvient à promouvoir un début de législation sociale (suppression du livret ouvrier, préparation de loi sur le travail des femmes et des enfants) avant de tomber sur la question religieuse. Indirectement compromis dans le scandale de Panama, Freycinet connaît une brève éclipse avant de revenir dans l'arène politique, en pleine affaire Dreyfus, comme président de la commission de l'Armée au Sénat. En 1898, à soixante-dix ans, il accepte le ministère de la Guerre mais se retire au bout de six mois, devant un climat politique houleux. Sa dernière apparition dans un gouvernement aura lieu en 1915, dans le cabinet Briand. Il se retirera définitivement en 1920.

1835-1921
Le petit père Combes

Promis à une carrière ecclésiastique, Emile Combes deviendra finalement médecin… et anticlérical. Etabli en Charente-Inférieure, il est élu en 1885 au Sénat, où il siège sur les bancs de la gauche et préside le groupe parlementaire de la gauche démocratique. Il intervient surtout sur les questions touchant à l'enseignement et fait partie, au moment de l'affaire Dreyfus, des partisans convaincus d'une révision du procès.

Appelé en juin 1902 par le président Loubet à former un ministère en majorité radical, Emile Combes, qui se réserve le portefeuille de l'Intérieur et des cultes, fait de l'anticléricalisme militant un véritable programme de gouvernement. Laïciste intransigeant, il obtient la fermeture de plusieurs milliers d'établissements d'enseignement tenus par des congrégations religieuses. Son nom reste également lié aux lois qui réalisent en 1904 et 1905, la séparation de l'Eglise et de l'Etat et aboutissent à une rupture des relations diplomatiques entre Paris et le Vatican. Il s'attache enfin à écarter de l'administration et de l'armée les éléments hostiles à la République.

Mais ses méthodes peu orthodoxes (il fait surveiller magistrats, fonctionnaires et universitaires par les loges maçonniques et les comités radicaux) entraîneront la chute de son ministère en 1905. Constamment réélu au Sénat jusqu'à sa mort en 1921, Combes termine sa carrière politique dans un relatif anonymat.

1841-1929
Georges Clemenceau

Le verbe, la plume et le pistolet Issu d'une famille de “bleus” vendéens, Clemenceau s'établit comme médecin à Paris, dans le 18e arrondissement. C'est dans la capitale qu'il entre en politique, devenant maire de Montmartre en 1870, puis, l'année suivante, représentant de la Seine à la Chambre des Députés. Quand survient la Commune, Clemenceau s'efforce d'ouvrir le dialogue entre les Parisiens insurgés et le gouvernement versaillais. Mais il échoue et démissionne de la députation en mars 1871.

Après la Commune, il devient un personnage majeur de la vie politique parisienne : président du Conseil de Paris en 1874, il est à nouveau élu député en 1876. D'abord proche de Gambetta, Clemenceau évolue vers l'extrême-gauche et entame une carrière de “tombeur de ministères” qui va durer près de dix ans. Il ne sortira que rarement de ce rôle, sauf en 1888, pour contrer l'ascension du général Boulanger en apportant son soutien au ministère Floquet. Parlementaire, Clemenceau est aussi patron de presse. Il a fondé le journal La Justice, dont il confie la rédaction en chef au journaliste Camille Pelletan.

Ce dernier trace de lui un portrait admiratif. “La parole de M. Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret ; ses discours ressemblent à de l'escrime : ils criblent l'adversaire de coups droits. On connaît cette figure énergique, à grosses moustaches, aux cheveux ras ; le front bombé, les yeux noirs, le noir et fort dessin des sourcils en complètent le caractère. Les mouvements trahissent une brusquerie nerveuse, mais maîtrisée par une volonté de fer, par un sang-froid toujours en éveil.”

Elu député du Var en 1889, Clemenceau est en effet l'un des orateurs les plus en vue de la Chambre. Mais sa virulence déchaîne contre lui de puissantes inimitiés. En 1892, le scandale de Panama va fournir à ses adversaires un prétexte pour l'éliminer politiquement. Le leader de la droite, Déroulède, accuse Clemenceau de s'être mis au service de “l'Internationale des riches”. La rivalité entre les deux hommes se réglera par un duel, le 22 décembre, d'où les deux parlementaires sortent indemnes.

L'année suivante, seconde attaque : Clemenceau est accusé, sur la base de faux documents, d'être un agent au service des Britanniques. Clemenceau gagne son procès mais perd son siège de député. Il se réfugie alors dans le journalisme, devenant en 1897, alors que La Justice périclite, l'éditorialiste d'un tout nouveau quotidien, L'Aurore qui publiera le célèbre “J'accuse” de Zola.

En 1902, Clemenceau retrouve l'hémicycle, du Sénat, cette fois. Il est élu sénateur du Var et devient en 1906, ministre de l'Intérieur, avant d'accéder, quelques mois plus tard, à la présidence du Conseil.

Virulent dans l'opposition, Clemenceau semble moins à l'aise lorsqu'il s'agit d'exercer le pouvoir. Cassant, “despote”, disent ses adversaires, il est de moins en moins suivi, dans un contexte social et international difficile. Réélu au Sénat au début de 1909, Clemenceau, mis en cause à la Chambre des députés, perd la présidence du Conseil l'été suivant. Il retrouve son rôle d'opposant, croisant le fer à la tribune, avec le président du Conseil, Briand. Il reprend aussi la plume et crée L'Homme Libre, si ouvertement critique à l'égard du gouvernement qu'il est interdit quand la guerre éclate. Clemenceau n'en poursuit pas moins ses attaques, dans une nouvelle feuille baptisée L'Homme Enchaîné et remporte un succès croissant, notamment auprès des combattants.

Peu à peu, il apparaît comme un recours possible, dans un contexte de crise et de défaitisme. En 1917, le président Poincaré se résout à lui confier la charge du gouvernement : “Je vois les défauts terribles de Clemenceau, son orgueil immense, sa mobilité, sa légèreté ; mais ai-je le droit de l'écarter, alors que je ne puis trouver en dehors de lui personne qui réponde aux nécessités de la situation ?”. A soixante-dix-sept ans, Clemenceau est à nouveau président du Conseil et ministre de la Guerre. Il va mener à bien la mission de redressement national que lui a confiée Poincaré. Lorsque l'armistice est signé, sa popularité est à son comble.

Sur son passage, alors qu'il quitte le Palais-Bourbon, où il a lu à la tribune le texte de la convention, pour se rendre au Sénat, les Parisiens l'acclament. En janvier 1919, il préside la Conférence de la Paix. Mais l'immense popularité du “Tigre” ne survivra pas à la fin de la guerre : en 1920, lors d'une réunion préparatoire, la candidature à l'Elysée de Paul Deschanel obtient quatre cent huit voix contre trois cent quatre-vingt-neuf à Clemenceau. Il retire sa candidature, démissionne de la présidence du Conseil et quitte définitivement l'arène politique trois ans plus tard.

1863-1944
Joseph Caillaux

Entre tribune et tribunal “Tu feras de la politique, mon enfant. Il y a une situation à prendre pour toi dans la Sarthe. Mais doucement, mon fils, doucement, défie-toi de la vivacité de ton tempérament.” Fils d'un ministre des Finances de Mac-Mahon, Joseph Caillaux hérite du virus de la politique mais non des convictions de son père, homme de la droite monarchiste et catholique. Jeune inspecteur des finances, il se présente à trente-cinq ans à la députation, à Mamers.

Candidat républicain, il arrache au candidat des droites, le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville, le siège qu'il détenait depuis vingt-sept ans. Admirateur de Waldeck-Rousseau, Caillaux devient son ministre des Finances (le plus jeune de France) dès 1899. Il a déjà en tête un projet d'impôt sur le revenu. Solidaire de son président du Conseil, il quitte avec lui le gouvernement en 1902 et se consacre à une intense activité parlementaire avant d'être rappelé au portefeuille des Finances par Clemenceau, en 1906. Caillaux tente alors à nouveau de faire adopter le principe d'un impôt sur le revenu mais soulève une vive opposition, notamment au Sénat.

En juin 1911, le président Fallières lui confie la constitution du gouvernement. Le ministère Caillaux ne dure pas six mois : il “tombe” sur une affaire de politique étrangère et c'est Clemenceau qui, à la tribune du Sénat, porte le coup décisif à son ancien ministre. Ecarté du pouvoir, Caillaux consolide son leadership à l'intérieur du parti radical, dont il devient le président en 1912. Tenu à distance des ministères par l'hostilité de Clemenceau, il parvient pourtant à revenir aux Finances dans le gouvernement Doumergue de 1913.

Mais c'est pour se trouver exposé à une violente campagne orchestrée par la presse de droite,Le Figaro de Gaston Calmette en tête. Poussée à bout par des attaques qui n'épargnent pas sa vie privée, Madame Caillaux abat alors d'un coup de pistolet le directeur du Figaro. Défendue lors de son procès par son mari, elle sera finalement acquittée. Réélu à la députation, Caillaux passe le début de la guerre en retrait de la scène politique. C'est son vieil ennemi Clemenceau, devenu président du Conseil, qui le replace sous les feux de la rampe en 1917.

Partisan de longue date d'un rapprochement franco-allemand, Caillaux est soupçonné de trahison. Arrêté en janvier 1918 pour “intelligence avec l'ennemi”, il est jugé deux fois devant le Sénat réuni en Haute Cour et condamné en 1920 à trois ans de prison et à la privation de ses droits politiques. Caillaux quitte Paris et ne réapparaît qu'en 1924. L'année suivante, il bénéficie d'une loi d'amnistie et se présente au Sénat dans le départe-ment de la Sarthe. Sa réhabilitation est complète : il est à nouveau ministre des Finances, dans le cabinet Painlevé, puis dans le ministère Briand. Mais Caillaux a évolué politiquement : il siège désormais à la droite des radicaux et sa politique se heurte à une opposition massive de la gauche. Il se consacre alors à la Chambre Haute, devenant président de la puissante commission des Finances en 1923, fonction qu'il occupera pendant près de vingt ans.

1838-1929
Emile Loubet

D'abord député de la Drôme, Emile Loubet, républicain modéré, devient sénateur de ce département en 1885. Il occupe au Luxembourg une place de premier plan. Il cumule en effet au sein de la Chambre Haute la présidence de la commission des Finances et de celle des Douanes et il est un membre influent du groupe des républicains.

Ministre des Travaux publics, plusieurs fois ministre de l'Intérieur, président du Conseil entre février et décembre 1892, Emile Loubet devient président du Sénat en janvier 1896. C'est à ce titre qu'il préside en février 1899 la séance du Parlement réunie pour procéder à l'élection du successeur de Félix Faure à la présidence de la République. Lorsque se termine cette séance, Loubet est devenu, à une large majorité de votes, le septième président de la IIIe République. La France est alors en pleine affaire Dreyfus.

Le nouveau président appelle à la modéra-tion : “personne n'a le droit de dire que je suis dreyfusard ou anti-dreyfusard. Je suis avec la majorité de la Nation pour la vérité.” Cette neutralité lui vaut l'hostilité de la droite : à l'été 1899, il est injurié et frappé au champ de courses d'Auteuil. Mais son septennat sera toutefois placé sous le signe d'une grande stabilité gouvernementale, avec “seulement” quatre présidents du Conseil. A la fin de son mandat, Emile Loubet se retirera dans la Drôme.

Audios et textes complémentaires

Dans son discours de Belleville du 23 avril 1875, Gambetta, hostile, comme la plupart des républicains, au principe d'une Chambre Haute, salue avec ironie la création d'un “Grand Conseil des communes de France”.

Le 10 juin 1881, Jules Ferry, président du Conseil, défend devant les sénateurs son projet qui rend l'école primaire gratuite et obligatoire pour tous les petits Français entre six et treize ans et qui laïcise le contenu de l'enseignement.

Le péril boulangiste

Le 4 juin 1888, le général Boulanger, député du Nord, au sommet de sa popularité, défend devant la Chambre des députés son projet de révision des lois constitutionnelles. La suppression du Sénat y figure en bonne place.

Je verrais sans inconvénients et sans regrets … (Exclamations et rires au centre et à gauche)… Je verrais sans inconvénients et sans regrets disparaître le Sénat, qui ne représente rien ni ne sert à rien. (Rires au centre).

Cependant, si la majorité s'effraie des abus de pouvoirs d'une Chambre unique, beaucoup moins à redouter cependant avec le régime constitutionnel tel que je le conçois (Rires et exclamations) qu'avec le régime actuel ; si elle préfère conserver le Sénat sous prétexte de pondération, au moins faut-il lui donner une origine qui justifie les pouvoirs dont il peut être investi.

M.Millerand - Il y en a pour tout le monde.

Le suffrage universel étant la base de notre état politique, il faut que le Sénat en émane.

Il peut être nommé directement suivant des catégories d'éligibles et de circonscrip-tions électorales qui restent à définir (Interruptions au centre ) ; ou bien par des délégués expressément élus à cet effet. Ce sera l'œuvre de l'Assemblée constituante de débattre et de résoudre cette question. Le principe qu'il faut dès maintenant poser, c'est que, si l'on tient à maintenir un Sénat, celui-ci ne peut raisonnablement revendiquer le droit (applaudissements sur les mêmes bancs - Interruptions à droite).

Charles Floquet, président du Conseil et ministre de l’Intérieur. En 1851, Bonaparte le second, qui se disait socialiste, proclamait lui aussi l'impuissance de l'oligarchie parlementaire et les bienfaits de l'omnipotence d'un seul. Mais, messieurs, il faut se rassurer. A votre âge, monsieur le général Boulanger, Napoléon était mort. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs - Vives interruptions sur quelques bancs à l'extrême-gauche) A votre âge Napoléon était mort, et vous ne serez que le Sieyès d'une Constitution mort-née. (Applaudissements prolongés au centre et à gauche - Agitation).”

Le 13 juillet, suite de cet échange, MM. Floquet et Boulanger se battent en duel. Le général en sort grièvement blessé.

Quelques années plus tard, Jules Ferry devenu président du Sénat, évoque dans son discours inaugural, le 27 février 1893, le souvenir du péril boulangiste.

Des trois pouvoirs qui constituent le mécanisme gouvernemental, le Sénat était encore, il y a quelques années, le plus attaqué. Les événements ont pris sa défense et se sont chargés de le justifier.

Un jour est venu, jour de péril immense et de suprême angoisse, où l'institution, dénoncée comme un obstacle est apparue comme une sauvegarde. L'action fut rapide, résolue, efficace : la dictature était vaincue. J'ose dire que, dans le pays républicain tout entier, la leçon a été comprise.

Léon Blum face à la Chambre Haute

Léon Blum qui a déjà dû plier devant un vote du Sénat en 1937, affronte à nouveau la Chambre Haute lors de la séance du 8 avril 1938. Ce sont deux lectures de la Constitution qui s'opposent.

Messieurs, je n'ai pas l'intention d'occuper la tribune du Sénat aussi longuement que celle de la Chambre. (...) Le projet sur lequel vous venez d'entendre la condamnation de votre commission des finances n'est pas (...) une construction imaginaire, une vue hâtive de l'esprit, il n'est pas né d'une nuit de printemps, il se relie en réalité à celui (...) que vous aviez déjà rejeté.

(...) Nous avons présenté ce projet. Vous allez le rejeter tout à l'heure, dans quelques minutes,... Que ferez-vous ? Il faudra pourtant faire quelque chose qui tienne, quelque chose qui dure. (...) Avec quelques mois de retard, même dans la solution (...) à laquelle vous aspirez, il faudra cependant bien aborder le fond du problème, et notre vengeance... (exlamations à droite et au centre. - Applaudissements à l'extrême gauche.)

... et notre vengeance (sera alors de voir les majorités suivantes, peut-être constituées de l'opposition actuelle du Sénat, présenter) les solutions mêmes qu'aujourd'hui vous allez repousser.

(...) Le gouvernement que je préside existe depuis un peu moins d'un mois, 25 jours exactement, je crois. J'avais essayé d'en constituer un tout différent (Très bien ! à gauche) (...) Je n'y ai pas réussi. (...) J'ai donc constitué celui-ci conformément à la règle constitutionnelle, en le fondant sur la majorité désignée par le suffrage universel.

(...) Car tous les gouvernements passent; (...) tous (...) quittent (le pouvoir), et chacun d'eux, à chaque heure de son existence, doit considérer qu'il représente des intérêts qui, eux, sont éternels, et agir en fonction de ces intérêts. (Très bien !)

(...) La Chambre a voté notre projet. C'était encore notre devoir (...) de le porter devant le Sénat. C'était notre devoir, et rien ne s'est passé qui pût ou dû nous en affranchir.

Et vous, messieurs, vous, Sénat de la République, vous ne voulez pas de notre gouvernement. Vous ne le lui avez jamais caché. Je vous rends volontiers cette justice. (...) Aujourd'hui, vous allez rendre sa vie impossible. Soit.

(...) Est-ce donc un déplacement ou un renversement que vous souhaitez ? Laissez-moi vous dire, à mon avis, le danger serait grand. (...) La majorité de la Chambre, la majorité du front populaire reste trop forte, trop cohérente, elle s'appuie sur les masses du pays sur un mouvement trop puissant et trop ardent (...) Mais enfin, ce changement, vous avez le droit de le souhaiter; vous avez même le droit d'y travailler. Laissez-moi vous dire qu'il ne vous appartient pas de le décider.

Cela, messieurs (mouvements), cela n'appartient qu'à la Chambre élue par le suffrage universel... (Applaudissements à l'extrême gauche).

M. le président (du Sénat, probablement Jules Jeanneney). Monsieur le président du conseil, je suis obligé... (vifs applaudissements prolongés sur tous les bancs, à gauche, au centre et à droite) ... je suis obligé de vous rappeler à une interprétation plus exacte de la loi constitutionnelle. Il appartient au Sénat, Assemblée de la République, de se prononcer librement. Il le fera tout à l'heure. Ensuite il vous appartiendra d'interpréter son vote et d'en tirer librement aussi les conséquences. (Nouveaux et vifs applaudissements sur les mêmes bancs. - Cris de "Vive la République !")

(Léon Blum reprend la phrase qu'il dit ne pas avoir terminée avant l'interruption du président du Sénat)... et même, dans ma profonde conviction, un tel jugement n'appartient qu'au suffrage universel lui-même.

(...) Permettez-moi donc d'ajouter quelques réflexions, qui sont graves, mais que j'estime nécessaires (...). La Constitution de 1875 a donné (...) des pouvoirs égaux aux deux Assemblées (...). Même en parcourant le temps, même en parcourant l'espace, il n'y a pas d'exemple de chambre haute à laquelle la Constitution ait remis des pouvoirs égaux à ceux du Sénat républicain. (...) Dans aucun pays du monde, à ma connaissance, il n'existe de chambre haute devant qui les gouvernements soient responsables, qui puisse opposer un veto péremptoire et définitif aux mesures votées par la Chambre élue au suffrage direct, qui dise en fait le dernier mot et qui, par surcroît, soit pourvue de la faculté de dissoudre la Chambre.

(...)Je crois que personne aujourd'hui ne réclame plus la suppression du Sénat. (Rires et exclamations sur un grand nombre de bancs.) (...) En revanche, tout le monde, je crois, est d'accord aujourd'hui, ou peu s'en faut, pour estimer que le mode de recrutement et d'élection du Sénat comporte une révision rendue nécessaire par le mouvement même des choses et des temps. (Nouvelles exclamations.)

(...) Je me permets de dire au Sénat (...) (que) je redoute pour la concorde républicaine que le Sénat ne se laisse attirer hors de l'usage et des traditions qu'il s'est lui même créés (cité plus haut dans le texte "pouvoir de contrôle et de modération" et non "vote de direction politique" contre un gouvernement issu de la Chambre et du suffrage universel).

Je suis républicain comme (Gambetta et Jaurès) et, pour employer une image que j'ai déjà citée, naturellement, comme on respire.

(...) C'est donc, messieurs, au nom des traditions, de l'esprit, de l'intérêt de la République que j'adresse au Sénat cette dernière adjuration (de ne pas rejetter le projet). (Applaudissements à l'extrême gauche.)