EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Parler de la presse et des journalistes ne va pas ici et maintenant sans mentionner leur rôle essentiel dans notre vie et la mort tragique de dizaines d'entre eux dans des conflits armés, au seul motif d'assurer l'information de leurs concitoyens, ce qui nous appelle au plus grand respect de ce métier.

Ce rappel indispensable étant fait, il n'est pas question ici de porter un jugement critique sur le travail des journalistes mais plutôt sur le contexte économique et social dans lequel ils exercent leur métier au sein des rédactions.

L'existence d'une presse pluraliste, indépendante et libre constitue un pilier de notre République et de la démocratie. C'est la raison pour laquelle l'activité de la presse et des médias est largement subventionnée par les fonds publics, que le Gouvernement soit de gauche ou de droite.

Ce soutien à la presse est d'autant plus important ces dernières années qu'avec l'apparition et le développement des nouveaux médias, les entreprises de presse ont dû procéder à des modernisations importantes.

Ce même soutien a été contesté à différentes reprises au moment des votes du budget et plus récemment le débat est venu sur la place publique, de façon opportune en temps de crise.

La presse, ses acteurs, sa qualité, sont donc au coeur des débats non seulement des politiques et des professionnels mais aussi des citoyens qui s'en sont emparé via les réseaux sociaux. De la même façon, on a observé une financiarisation du secteur et son « appropriation » par des groupes financiers ou industriels aux objectifs clairs : utiliser les médias, qu'ils possèdent de façon directe ou indirecte, pour servir une cause politique.

La presse est le quatrième pouvoir, et les liens entre presse et politique sont d'éternels sujets de débats et de controverses sur l'éthique journalistique piégée par la réalité capitalistique. Les relations entre les groupes de presse et le monde politique sont d'ailleurs l'objet de nombreuses suspicions tant le système est éthiquement problématique.

Le débat, lors de l'examen du projet de loi sur la transparence de la vie publique, le 12 juillet 2013, constitue un exemple consternant et qui nous interroge. Dans le cadre des incompatibilités qui doivent frapper des parlementaires, l'amendement n° 8 visait à interdire la participation directe ou indirecte d'un parlementaire au capital d'un groupe de presse.

Les débats se sont déroulés de la façon suivante :

- Premièrement, présentation de l'amendement par l'orateur ;

- Deuxièmement, avis de la commission ;

- Troisièmement, avis du Gouvernement.

1- Présentation de l'amendement

M. le président . L'amendement n° 8, présenté par Mme N. Goulet et M. Jarlier, est ainsi libellé :

Après l'alinéa 18

Insérer un paragraphe ainsi rédigé :

... - Après l'article L.O. 146-1 du même code, il est inséré un article L.O 146-1-... ainsi rédigé :

« Art. L.O. 146-1-...- Sont incompatibles avec le mandat de parlementaire la détention de la majorité des actions ou des parts sociales dans une entreprise de presse telle que définie par la loi n° 86-897 du 1 er août 1986 portant réforme du régime de la presse, ainsi que les fonctions de chef d'entreprise, de président de conseil d'administration, de président et de membre de directoire, de président de conseil de surveillance, d'administrateur délégué, de directeur général, directeur général adjoint ou gérant exercées dans ces entreprises.

« Le présent article est applicable à toute personne qui, directement ou par personne interposée, exerce en fait la direction de l'un des établissements, sociétés, ou entreprises ci- dessus visés. »

La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet . Cet amendement vise à introduire une nouvelle incompatibilité entre le mandat de parlementaire et la détention ou l'exercice de fonctions de direction d'une entreprise de presse. En effet, ces fonctions cumulées peuvent créer des distorsions de concurrence entre des parlementaires d'un même département ou d'une même région. N'oublions pas que les entreprises de presse ont un pouvoir important et qu'elles perçoivent également chaque année des subventions de l'État d'un montant élevé.

D'un point de vue éthique, ces deux fonctions me semblent donc totalement incompatibles, même si je sais que certaines personnes n'ont pas été très contentes de cet amendement, courageusement cosigné par Pierre Jarlier.

Je profite du temps de parole qui me reste pour dire que, dans cet hémicycle, des conflits d'intérêts, nous en voyons quand même se produire souvent ! Ainsi, j'ai le souvenir très précis de notre collègue Cazeau, représentant de l'Assemblée des départements de France, pointant de son doigt vengeur le banc ministériel lors du débat sur le projet de loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles.

M. Thierry Repentin, ministre délégué . Je n'étais pas là !

L'amendement n° 8 porte sur l'incompatibilité entre le mandat de parlementaire et la détention ou l'exercice de fonctions de direction d'une entreprise de presse. Je dirai à Mme Goulet et à M. Jarlier que cette question se pose, car nous sommes tous très attachés à l'indépendance de la presse.

M. Gérard Longuet. Il y a aussi la presse d'opinion ! L'Humanité, c'est quand même Jean Jaurès !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je connais l'histoire, et je sais que sous la III e République beaucoup de journaux étaient dirigés par des parlementaires de toutes tendances.

M. Pierre-Yves Collombat. Cela existe encore !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur . J'ajoute un élément pour la réflexion commune : autant le pluralisme de la presse d'opinion est important,...

M. Pierre-Yves Collombat. Cela n'existe pas !

Mme Nathalie Goulet. Bernard Cazeau n'en disait pas moins au représentant du Gouvernement qu'il ne tarderait pas à voir la réaction de l'ADF.

Mme Éliane Assassi. Bien sûr que si !

M. Jean-Pierre Caffet. Je m'en souviens !

Mme Nathalie Goulet . C'est un exemple de conflit d'intérêts ! Lorsque vous êtes président de conseil général, vous défendez le département. Lorsque vous êtes président de conseil régional, vous défendez la région. Lorsque vous êtes maire et membre de l'Association des maires de France, vous défendez les communes. Tout cela est consubstantiel à la fonction. C'est pourquoi il est grand temps en matière d'entreprise de presse que cette incompatibilité soit votée.

2- Avis de la commission et de son Président Jean-Pierre Sueur , rapporteur. Monsieur Collombat, vous assumez la responsabilité de vos propos.

M. Pierre-Yves Collombat. Comme d'habitude !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Autant le pluralisme de la presse d'opinion est important, disais-je, autant nous devons constater que la presse quotidienne régionale donne lieu, presque partout en France, à un monopole de fait. Nous avons connu l'époque où toutes les régions, et même les départements, comptaient plusieurs quotidiens d'information.

Mme Éliane Assassi. Exactement !

M. Gérard Longuet. C'est terminé !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Il me semble donc qu'il y a là un certain nombre de questions sur lesquelles nous ferions bien de travailler.

M. Gérard Longuet. C'est une attaque ad hominem !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Non, car cela concerne plusieurs personnes, Monsieur Longuet - c'est d'ailleurs facile à vérifier -, voire un nombre certain de personnes. La question de l'indépendance de la presse dans des secteurs où existe un monopole de fait mérite d'être soumise à la réflexion.

M. Pierre-Yves Collombat. Tout à fait !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Moyennant en quoi, la commission est défavorable à l'amendement n° 8.

Mme Nathalie Goulet. Bel effort ; merci !

3- Avis du Gouvernement

Malgré la qualité de l'intervention de Mme Goulet, je ne suis pas convaincu par l'amendement n° 8. J'émets donc un avis défavorable. »

C'est dans ces conditions que le Sénat et le Gouvernement ont refusé cette mesure de bon sens et de transparence.

Point n'est besoin je crois de plus de commentaires.

Il faut donc que le législateur intervienne pour rééquilibrer les relations entre les acteurs des entreprises de presse. France soir, Rue 89 , Libération et Nice Matin ou plus récemment le Monde sont des exemples récents de difficultés entre les rédactions et les directions.

Dans ces conditions, la qualité de l'information, son objectivité, sont l'objet de débats incessants dans le public autour d'un élément clé : la confiance. Le baromètre 2014 du Centre de recherches politiques de Sciences Po est à ce sujet alarmant : seuls 23 % de nos compatriotes déclarent avoir confiance dans les médias.

Les journalistes au sein des rédactions sont donc en quelque sorte au coeur de la problématique, et l'éthique journalistique devient un enjeu majeur, dans un rapport de force employé/employeur. Ce sujet classique dans l'entreprise a été en partie réglé par l'instauration et le développement du droit des comités d'entreprise, instances représentatives des salariés.

Les professionnels constatent une précarité de plus en plus forte des équipes, notamment des pigistes, et la porosité entre le domaine d'activité des actionnaires et les sujets traités.

L'exigence du temps médiatique, l'instantanéité de l'information accélérée par les nouveaux médias et la presse en ligne sont incompatibles avec une information complète et de qualité. Le manque de temps ou de moyens explique que certains reportages soient parfois réalisés sans le recul nécessaire qui permettrait de livrer au public des informations de meilleure qualité, plus complètes, avec des avis multiples et une analyse poussée. Le temps médiatique se raccourcit alors que l'information est de plus en plus complexe, d'où parfois une information moutonnière et synthétique, parfois même simpliste.

Ce constat partagé ne peut pas aller sans des remises en question des rédactions où se posent souvent des conflits de loyauté, au point que la santé psychologique des équipes peut parfois en être très gravement affectée, certains salariés allant jusqu'au suicide, comme cela a été constaté par l'étude du cabinet Technologia « Le travail réel des journalistes : qualité de l'information et démocratie » (mars 2011).

Une des solutions préconisées pour contenir cet état de fait est de conférer un statut juridique aux rédactions, c'est à dire la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle. Cette reconnaissance juridique aura pour objectif de protéger les journalistes d'éventuelles pressions en leur donnant la possibilité de réagir sur le terrain du droit. L'existence même d'un statut protecteur deviendra ipso facto un frein à d'éventuelles tentatives de pression.

Cette idée n'est pas nouvelle. Elle a déjà fait l'objet de nombreuses déclarations. C'était même une promesse de campagne du candidat François HOLLANDE dans une lettre de mars 2012 aux syndicats de la profession. Mais cette promesse et ces déclarations n'ont pas été suivies d'effets.

La présente proposition de loi propose donc de définir clairement ce qu'est une rédaction avant de lui conférer des droits.

Ce texte a déjà été déposé lors de la session extraordinaire 2013-2014 mais n'a pas été examiné et comme le problème reste entier, la proposition demeure d'actualité.

Tels sont les objectifs de la présente loi qu'il vous est demandé de bien vouloir adopter.

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