EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'externalisation de la main d'oeuvre par le recours à des travailleurs indépendants est aujourd'hui une pratique massive des entreprises , qui, ce faisant, placent un nombre sans cesse croissant de personnes en dehors des filets de protections des salariés.

L'économie numérique a accéléré et accentué ces déséquilibres, avec la mise en concurrence d'une main d'oeuvre disponible à tout moment, et des travailleurs sans emploi, sans protections. La part des indépendants dans l'emploi total est ainsi de nouveau en croissance en France. Elle continuera d'augmenter tant les évolutions législatives du milieu des années 2000 (auto et microentreprenariat) et la révolution numérique lui sont favorables. Selon l'INSEE, ils représentaient 12% de la population en emploi en 2019, soit plus de 3 millions de personnes . L'INSEE considérait, en 2017, que 20% de ces indépendants étaient dépendants économiquement à un client ou à un intermédiaire, soit plus de 600 000 travailleurs.

La présente proposition de loi vise à apporter des réponses à ces déséquilibres afin de lutter contre le recours au travail « indépendant fictif » , terme usité par la Cour de Cassation, et de proposer des solutions à même de garantir aux travailleurs indépendants des protections minimales.

Elle repose sur le refus de constituer un « tiers statut » entre le salariat et l'indépendance ; elle renforce l'arsenal juridique des techniques permettant la requalification des « faux indépendants » en salariés, tout en concevant, pour la première fois, une responsabilité à destination des entreprises ayant recours aux « vrais » indépendants. A cet égard, l'obligation de vigilance qu'elle introduit ne se limite pas à une obligation de réparer un préjudice : elle oblige, en amont à identifier et à prévenir les risques.

Elle s'inscrit dans la ligne directe des deux recours constitutionnels des parlementaires socialistes contre les « chartes » que le gouvernement souhaitait inscrire à destination des plateformes dans les lois Pour la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018, puis d'orientation des mobilités  en 2019 ; mais également de la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques présentée par Monique Lubin, Nadine Grelet-Certenais et Olivier Jacquin, en janvier 2020. Elle était axé autour de la double idée de requalification des travailleurs des plateformes en salariés et de promotion de la coopérative d'activités et d'emploi et du statut d'entrepreneur-salarié associé.

Depuis 2018, le gouvernement s'emploie principalement à protéger les plateformes plutôt que les travailleurs . Sa stratégie : des « chartes » dont la conséquence est de tordre le droit et de produire de la jurisprudence à coups de décrets afin d'éviter les requalifications qui ont pour motif principal « la preuve de la subordination » de ces « indépendants fictifs ». In fine , le gouvernement, en collusion avec certaines plateformes, vise à créer un tiers statut entre salariat et indépendance qui écornera gravement le droit du travail. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'un Cheval de Troie contre le code du travail.

Actuellement, une course de vitesse est engagée entre cette dérégulation néolibérale des plateformes numériques et l'habitude que prennent les consommateurs à utiliser ces nouveaux services, parmi lesquels la livraison à domicile que les confinements ont particulièrement mis en avant.

Cette proposition de loi repose sur trois volets innovants :

D'abord, un « devoir de vigilance » de l'ensemble des entreprises envers les travailleurs indépendants , qui n'est autre que l'extension du « devoir de vigilance », issu de la loi Potier de 2017. Il s'agit de responsabiliser les donneurs d'ordre envers les travailleurs indépendants avec lesquels ils contractualisent ; le corollaire de cette proposition est l'amélioration du statut des indépendants.

Ensuite, parce que le salariat est d'ordre public et demeure un statut protecteur pour les travailleurs, nous définissons une « action de groupe » qui permettra des requalifications collectives en salarié , afin de lutter contre l' « indépendance fictive ».

Enfin, nous présentons une série de propositions visant à apporter des solutions pour améliorer la représentation de ces travailleurs et développer un dialogue social équilibré au sein des plateformes et des branches professionnelles.

***

1- LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE : UN TRAVAILLEUR À PORTÉE DE CLIC

Jamais l'accès aux services d'un travailleur n'a été aussi simple et à la portée de tous : les applications sur téléphone portable permettent d'y accéder en direct et sans autre intermédiation que les plateformes choisies, avec l'apparence de la simplicité ; tous les besoins de nos vies sont ainsi « à portée de clic ».

1.1 DISTINGUER LES DIFFÉRENTS TYPES DE PLATEFORMES NUMÉRIQUES DE TRAVAIL

De nombreuses plateformes n'ont pas d'impact direct dans le champ du travail : ce sont celles qui sont fondées sur l'échange d'informations, l'accès au savoir, le partage ou la vente de biens et de services entre particuliers. Ce n'est pas le cas des « plateformes numériques de travail » qui mettent en relation des travailleurs indépendants et des clients, entreprises ou particuliers. Ils placent ainsi l'activité humaine rémunérée au coeur de leur activité . Elles ne sont donc pas de simples « opératrices de services en ligne », telles que définies à l'article L. 111-7 du code de la consommation.

Bien sûr, les prestations proposées paraissent toutes utiles, voire indispensables, une fois qu'elles se sont introduites dans nos vies quotidiennes. Proposant de nouveaux services, ou réinventant des services elles séduisent le consommateur . Mais bien souvent, ces start up cassent le marché avec des tarifs défiant toute concurrence et la promesse de devenir un jour « licorne » en monopole , tels Doctolib, BlaBlaCar ou AirBNB... C'est en effet le cash des levées de fonds qui garantit l'équilibre du compte d'exploitation et permet cette disruption dévastatrice. Ainsi, en 2019, Uber affichait des pertes supérieures à 30% de son chiffre d'affaires.

Il n'est pas question, ici, de stigmatiser tout un pan de la nouvelle économie.

Des plateformes de freelance (Malt, Graphiste.com, Staffman) ou de microtravail (Amazon Mechanical Turk, Foule Factory), si elles bouleversent nombre de fonctionnements établis, peuvent quelquefois permettre de répondre à la demande de manière satisfaisante . C'est notamment le cas de celles qui permettent la mise en relation de personnels très spécialisés et dans lesquelles la question de la rémunération n'est pas le facteur limitant (domaines de la traduction, du graphisme-design ou du codage informatique). Par contre, d'autres réinventent le tâcheronnat précaire à l'ère du numérique . Il convient donc de les juger au cas par cas.

1.2 DES PLATEFORMES DE LIVRAISON ET DE TRANSPORT À RÉGULER

La présente proposition de loi a pour objectif de proposer une régulation de ces « plateformes numériques de travail », dont les principales représentantes sont les plateformes de livraison ( Deliveroo, Stuart... ) et de transport en VTC ( Uber, Heetch, Kapten... ) qui défraient régulièrement la chronique pour leurs pratiques antisociales ou d'optimisation fiscale à outrance. Elles mettent en relation et dirigent en temps réel une offre et une demande dispersées, contrôlées par algorithme, sur des activités à faible valeur ajoutée. Le travail est externalisé avec des indépendants « fictifs » , bien souvent autoentrepreneurs, économiquement dépendants et qui peuvent être sanctionnés .

1.3 UNE QUESTION SOCIALE MAJEURE

L'autoentreprenariat et la logique de recrutement à la tâche peuvent être une opportunité dans un premier temps pour nombre de personnes éloignées de l'emploi, qu'elles soient jeunes ou chômeuses de longue durée, et qui peuvent être attirées par la promesse de liberté, d'autonomie et par les faibles charges et cotisations que leur confère ce statut. De plus peut leur donner l'impression d'être dans une meilleure situation financière.

Or cette situation ne vaut que lorsque « tout va bien ». La crise actuelle montre ainsi toutes les limites de cette stratégie néolibérale : si ce statut peut être attractif, dès que la machine économique s'enraye, ces autoentrepreneurs sont les premiers à en faire les frais .

C'est pourquoi une large réflexion sur un encadrement plus strict des conditions d'accès au statut d'autoentrepreneur dans notre pays doit être menée afin de reprendre la main.

La question de la juste rémunération du travail se pose très directement tant le modèle économique des plateformes de livraison et de transports en VTC fait pression sur le coût du travail , élément majeur de la composition du prix final pour le consommateur. Ces plateformes régulent le nombre de livreurs et chauffeurs par la diminution du montant des courses, et donc des rémunérations. Ce phénomène est exacerbé par la concurrence acharnée entre ces plateformes qui recourent à des indépendants « fictifs », ce qui leur permet en toute impunité de contourner les règles et les protections qu'offre le code du travail. Comme dans le même temps, elles se dotent de nouveaux outils de contrôle des travailleurs, elles accroissent cette asymétrie relationnelle.

L'organisation des taxis new-yorkais a démontré, en 2018, qu'il était possible de modéliser l'activité pour faire en sorte que les tarifs soient calculés de manière à garantir des seuils de rémunération. La présente proposition de loi prévoit ainsi des dispositions pour garantir une rémunération « juste et décente » aux indépendants. Aujourd'hui, même lorsqu'ils ne sont pas subordonnés, ils peuvent être soumis à une situation de dépendance économique vis-à-vis de leur(s) donneur(s) d'ordre. L'achat de service à un tarif qui ne permet pas d'assurer une rémunération décente du travail, et donc à perte, doit être interdit dans notre droit car le fait même qu'il existe des « travailleurs pauvres » est indigne de notre société .

À ce sujet, Patrice Blanc, président des Restos du Coeur, disait sur France Inter le 19 novembre 2020 1 ( * ) « être bouleversé de voir des jeunes arriver aux Restos du Coeur avec leur tenue d'Uber Eats. Ils apportent à manger mais ils n'ont, eux, pas de quoi manger ». Mais plus largement, le peu de données disponibles, parce qu'elles ne sont pas transparentes, montrent que les rémunérations des travailleurs des plateformes numériques sont loin d'être mirobolantes. Bien sûr certains chauffeurs VTC peuvent avoir un chiffre d'affaires « confortable », mais ramené à l'heure de travail effectif et après le prélèvement des charges, ils dépassent rarement le SMIC horaire.

Un travail à plein temps doit permettre de vivre. Sans compter que ces travailleurs, qui cotisent peu, deviendront fatalement des retraités pauvres.

Par ailleurs, il a été observé que le recours au travail illégal était notoire dans les domaines les plus sujets à la concurrence. L'enquête sur les autoentrepreneurs de la livraison instantanée menée par le laboratoire Ville, Mobilité, Transport (LVMT) de l'Université Gustave Eiffel publiée en juin 2020 montrait que sur les 300 livreurs interrogés, seuls 14% étaient français et 37% utilisaient un compte partagé, principal élément du phénomène de location de comptes pour les travailleurs clandestins. France 2 a également relaté cette situation dans un reportage 2 ( * ) qui dressait le portrait de livreurs sans-papiers obligés de sous-louer des comptes jusqu'à 100€ par semaine, ce qui représente près de la moitié de leurs revenus et les oblige à travailler tous les jours ! « On le fait pour survivre » témoignait d'ailleurs l'un d'eux.

1.4 RÉGULER : UNE URGENTE NÉCESSITÉ

La régulation apparaît d'autant plus urgente et nécessaire que la crise sanitaire a exposé la vulnérabilité de ces « faux indépendants », à la merci des accidents de la vie. A titre d'exemple, 29% des répondants à l'enquête précitée déclaraient avoir déjà eu un accident et 39% n'avoir aucune assurance. Face à la triple crise sanitaire, économique et sociale que nous subissons, ces travailleurs des plateformes ne peuvent plus attendre .

Si l'aide forfaitaire de 1 500 euros du gouvernement issue du fonds de solidarité a le mérite d'exister, elle n'est pas suffisante pour nombre d'entre eux . Un chauffeur Uber ne peut assumer l'ensemble de ses charges fixes (la location du véhicule, les 300 euros mensuels d'assurance, les frais d'entretien...) et avoir un reste à vivre décent avec cette seule disposition, à laquelle tous n'ont pas eu droit avant le mois d'octobre 2020. Sans revenus et acculés, ces tâcherons du XXI e siècle n'ont eu d'autres choix, pendant les périodes de confinement, que de poursuivre leur activité, aucune des garanties offertes par le code du travail ne leur étant accessible : ni la protection de leur santé, ni la compensation de la perte de leur revenu en cas de contamination ou d'impossibilité de travailler.

Les plateformes doivent assumer leurs réelles responsabilités et être comptables des obligations de sécurité pesant sur tout employeur , qu'elles soient sanitaires ou financières, en fournissant aux travailleurs des gants, du gel hydro-alcoolique, des masques et ce d'autant plus que ces chauffeurs et livreurs à vélo sont en contact avec le public et en déplacements permanents. Un mécanisme de mise en activité partielle, adapté au statut de ces travailleurs, devrait être créé, ce qui conforterait la décision de la Cour de cassation de placer ces travailleurs sous la protection du code du travail.

1.5 DES QUESTIONS SOCIÉTALES ET POLITIQUES

Outre les enjeux sociaux que nous venons d'aborder, le développement de l'économie des plateformes et de ses corollaires posent également des questions sociétales et politiques majeures.

Celle des concurrences faussées , comme l'illustre le conflit entre VTC et taxis. L'arrivée des plateformes VTC est venue rapidement mettre à mal l'organisation complète d'un secteur qui, plusieurs années après, peine encore à s'en remettre. Ces concurrences faussées opèrent à présent dans de nombreux secteurs qui étaient jusqu'alors protégés. Citons le cas d'un cafetier parisien qui licencie un salarié et fait appel à un autoentrepreneur via la plateforme Extracadabra. Cette dérégulation se produit sans que les modèles économiques des plateformes n'aient fait leur preuve.

Par ailleurs, l'organisation du travail qu'engendrent ces nouvelles formes de subordination pose de nombreuses questions : quelle relation au donneur d'ordre, cet employeur d'un nouveau genre, caché derrière son algorithme et très loin des règles du code du travail ? Comment répondre au souhait d'autonomie des travailleurs tout en régulant ce marché ? Comment réinterroger cette asymétrie et recréer du collectif et un système de représentation ? Quelles protections et garanties de rémunération des travailleurs tout au long de leurs parcours ? Quelle responsabilité dans l'exercice de leur fonction ?

Il convient de concilier cette tension permanente entre protection des travailleurs et efficacité économique. C'est un choix de société et donc une question politique.

2- LUTTER CONTRE LE TRAVAIL INDÉPENDANT FICTIF : REQUALIFICATIONS ET REPRÉSENTATION

2.1 DES RÉPONSES JUDICIAIRES QUI RESTENT INSUFFISANTES

Des premières réponses judiciaires ont été apportées. Par deux fois, en novembre 2018 et le 4 mars 2020, la Cour de Cassation a admis que puisse être constaté le lien de subordination constitutif d'un contrat de travail entre un travailleur autoentrepreneur et une plateforme. La Haute juridiction a même considéré, s'agissant d'un chauffeur Uber, que le statut de travailleur indépendant était « fictif », et ceci même si le travailleur détermine librement la période et la durée de ses connexions. Cependant, la reconnaissance des droits de ces travailleurs supposerait que chacun d'entre eux saisisse individuellement le juge et obtienne, au terme d'une longue et coûteuse procédure dont ils n'ont pas les moyens, la reconnaissance de leur véritable statut .

C'est pour cette raison que la présente proposition de loi crée un dispositif de requalification des indépendants fictifs via une action de groupe pour qu'ils puissent faire valoir leurs droits dès lors que ceux-ci ne seraient pas respectés par la plateforme qui les emploie . Elle serait intentée par des organisations syndicales ou associatives qui constateraient des « manquements graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes consécutivement à l'exécution d'une opération commanditée par le donneur d'ordre ».

2.2 NON AUX CHARTES FACULTATIVES ET AU TIERS STATUT

Tout l'enjeu est là : « Souhaite-t-on créer une société à trois vitesses, constituée de salariés, d'indépendants et de travailleurs au statut hybride ? » 3 ( * )

Résolument opposés à « l'établissement à titre facultatif, par les plateformes de mise en relation par voie électronique, d'une charte précisant les contours de leur responsabilité sociale » 4 ( * ) , une très large majorité de sénateurs a voté la suppression de l'article 20 de la Loi d'organisation des mobilités (LOM), au motif que « ces chartes facultatives ouvraient la voie à la production de jurisprudence empêchant, à terme, toute requalification de travailleur de plateforme en salarié » .

Cet article, rétabli après modification par les députés, était directement inspiré d'une disposition de la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, pourtant censurée par le Conseil constitutionnel suite à un recours déposé par le groupe socialiste du Sénat. Le 20 décembre 2020, le Conseil constitutionnel a confirmé sa position en censurant partiellement cet article 20.

Dans ce second recours, les parlementaires socialistes dénonçaient les risques d'atteinte graves au modèle social français et l'instauration d' « un véritable Cheval de Troie contre le code du travail, sans autre but que de protéger les plateformes contre la requalification régulière de ces travailleurs en salariés » 5 ( * ) .

Si la question de l'entrave aux requalifications a été réglée par la double décision du Conseil constitutionnel, le sujet du statut de ces travailleurs a continué de mobiliser les sénateurs. Ainsi, le refus du tiers statut a été confirmé tant par la proposition de loi du groupe communiste sur la création d'un statut pour les travailleurs des plateformes numériques 6 ( * ) au sein du Code du travail, que par le rapport d'information sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants de Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, respectivement sénateur LR du Rhône, sénatrice UDI du Pas-de-Calais et sénatrice LR de l'Isère. Ce rapport précise :

« On peut en effet craindre que ce tiers statut exerce une force d'attraction vis-à-vis des salariés les plus fragiles et conduise donc, au lieu de protéger les travailleurs indépendants, à précariser certains salariés.

Surtout, ainsi que le souligne le rapport 2019 du groupe d'expert sur le SMIC, « les difficultés auxquelles la création d'une telle catégorie veut répondre peuvent être amplifiées par la création même de cette catégorie de travailleurs ». En effet, créer un tiers statut conduirait à substituer à une frontière aujourd'hui brouillée deux frontières qui ne seraient pas nécessairement plus nettes. » 7 ( * )

Depuis 2018, le gouvernement cherche davantage à protéger les plateformes plutôt que les travailleurs. Le faible nombre de contrôles effectués par l'inspection du travail et la tolérance vis-à-vis de l'utilisation croissante de deux-roues motorisés sans licence pour effectuer les livraisons - 31% selon l'étude du LVMT précitée - alors que cela est interdit, le démontrent .

2.3 INVENTER UN MÉCANISME DE REPRÉSENTATION DES TRAVAILLEURS

Forcé de réfléchir à un nouveau dispositif de régulation du dialogue social entre travailleurs et plateformes par ces censures, et en application de la partie restante de l'article 44 de la LOM 8 ( * ) , le gouvernement a, le 14 janvier 2020, confié une mission à l'ancien président de la chambre sociale de la Cour de Cassation, Jean-Yves Frouin, sur la question de la représentation des travailleurs des plateformes . Sa mission a été étendue après l'arrêt du 4 mars 2020 aux questions de « sécurité juridique du statut des travailleurs des plateformes intervenant sur les plateformes et du lien contractuel et aux protections sociales et économiques de ces travailleurs impactées par la double crise sanitaire et économique ». 9 ( * )

Ce rapport très attendu a été remis au gouvernement le 2 décembre 2020. Force est de constater que ses conclusions remettent en cause la stratégie de protection des plateformes plutôt que des travailleurs , qui prévaut depuis 2017.

La commission donne ainsi une fin de non-recevoir à la création d'un tiers statut qui « risque de remplacer une frontière floue par deux frontières qui le seraient tout autant [sans éteindre] le contentieux en requalification [...] Pis, au lieu de servir l'objectif d'étendre les réglementations protectrices au plus grand nombre, ce statut créerait un nivellement par le bas » 10 ( * ) .

Elle reconnaît le caractère de dépendance économique des indépendants fictifs , un des axes à la base des propositions du présent texte de loi :

« Si les travailleurs qui se connectent aux plateformes sont juridiquement indépendants et libres de s'y connecter ou non, ils sont en réalité privés, dans leur activité, des prérogatives essentielles à leur indépendance. Ils ne choisissent ni le client, ni les conditions d'exécution de la prestation. Ils sont en outre économiquement dépendants, car ne disposant pas d'autres opportunités de revenus que ces plateformes. La relation contractuelle repose donc sur un déséquilibre des pouvoirs entre la plateforme et son travailleur, tant pour l'organisation du travail que pour la fixation du prix, sans que ce déséquilibre ne repose sur le salariat et ne soit donc compensé par l'ensemble des droits et protections attachés au statut de salarié. Les plateformes numériques de travail sont sans doute des vecteurs de croissance mais elles favorisent l'apparition d'une nouvelle classe de travailleurs précaires. Toutes ces raisons convergent : une plus grande régulation est nécessaire . »

Elle insiste également sur la valorisation de la solution coopérative - qui était au coeur de la proposition de loi socialiste de novembre 2019 - au point de vouloir la rendre obligatoire pour tout une partie des chauffeurs VTC et des livreurs à vélo d'une part, et d'autre part sur une nécessaire régulation des plateformes à travers un véritable système de représentation légitimé par l'élection, précédé d'un régime transitoire laissé vacant et que ce texte entend combler.

Un autre axe fort consiste en l'amélioration du statut des indépendants qui passe par l'assurance pour ces travailleurs de disposer d'une rémunération décente, sur la base du SMIC, qui serait alors fixée par décret selon les activités. Il passe également par diverses mesures sociales sur les repos obligatoires, les conditions de rupture de contrat ainsi que sur la portabilité des données des travailleurs pour leur assurer d'en rester propriétaires.

Une proposition également intéressante est la création d'une autorité indépendante de régulation des plateformes qui veillerait à la bonne application de l'ensemble des préconisations précédentes.

C'est en prenant connaissance de ces orientations qui ne lui sont pas favorables que le gouvernement a pris le 22 octobre 2020, c'est à dire en amont de la publication des conclusions de la mission qu'il a lui-même créée, un décret actant le retour des chartes facultatives pour la définition du cadre des négociations entre les plateformes et les chauffeurs VTC et livreurs à vélo .

Or, comme l'écrivaient les sénateurs socialistes dans leur proposition de loi de novembre 2019, « il revient à la puissance publique de réguler le secteur des plateformes numériques et de protéger ces travailleurs en obligeant les acteurs à entrer dans la négociation collective pour développer une branche professionnelle organisée et protectrice des droits des travailleurs » 11 ( * ) . C'est pour cette raison que la présente proposition de loi définit des mécanismes de représentation et les modalités d'un dialogue social à différents niveaux visant à les protéger.

Il est d'autant plus nécessaire de légiférer et d'adapter notre droit sur le sujet que des syndicats ou associations d'indépendants se sont créés ces dernières années. C'est par exemple le cas du collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) autour de Jérôme Pimot, de la coopération des livreurs bordelais, de l'intersyndicale nationale des VTC (INV) portée par Brahim Ben Ali ou du nouveau syndicat Indépendants.co, fondé notamment par Hind Elidrissi et WEMIND et qui a vocation à fédérer les indépendants autour de leurs problématiques spécifiques.

Ces initiatives protéiformes et assez concomitantes dans différents secteurs expriment ce besoin de représentation et d'organisation pour engager un rapport de force vis-à-vis des plateformes. Il faut également saluer les actions menées par les syndicats de salariés comme la CGT en soutien aux livreurs sans-papiers de Frichti ou la CFDT qui travaille depuis plusieurs années pour apporter un soutien logistique aux indépendants. Cela s'est notamment concrétisé par le lancement au mois d'avril 2020 de la plateforme Union qui se veut être « un espace de conseil, d'orientation et de mise en relation » entre les indépendants et les militants CFDT, mais également un espace pour qu'ils puissent « travailler à leur représentation collective » 12 ( * ) .

C'est en tenant compte de l'ensemble de ces éléments, et après avoir échangé longuement avec des organisations d'indépendants, qu'il est proposé dans ce texte un système de représentation des travailleurs des plateformes qui allie les forces nouvelles et les syndicats de salariés, jusqu'à ce que le gouvernement mette en place des élections professionnelles qu'il doit définir d'ici le 23 avril 2021, dans le respect de l'habilitation à légiférer par ordonnance contenue dans l'article 40 de la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019. Ce dispositif se base sur l'audience de ces organisations au sein des plateformes et des branches professionnelles, et garantit aux représentants toutes les protections pour qu'ils puissent exercer leur mandat.

3- PROMOUVOIR LA COOPÉRATIVE ET PROTÉGER LES VRAIS INDÉPENDANTS

3.1 LA COOPÉRATIVE D'ACTIVITÉ ET D'EMPLOI ET LE STATUT D'ENTREPRENEUR SALARIÉ ASSOCIÉ

En parallèle de la requalification pour tous les « indépendants fictifs », face au système du chacun pour soi que veulent instiller les plateformes, avec l'appui du gouvernement et sa volonté répétée d'instaurer des chartes facultatives, d'autres solutions existent pour garantir une protection aux « vrais » indépendants. C'est le cas du statut d'entrepreneur-salarié-associé au sein d'une coopérative d'activité et d'emploi (CAE). Cette forme méconnue d'organisation , qui était au coeur de la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques portée par les sénateurs du groupe socialiste du Sénat en janvier 2020, permet de répondre à leur double demande d'autonomie et de protection . Les travailleurs sont libres d'organiser leur temps et leur rythme de travail. Leur rémunération n'est pas uniquement soumise au bon vouloir d'un algorithme et des personnes qui le programment, la forme coopérative leur garantissant une rémunération minimale fixe à laquelle s'ajoute une part variable dépendant de leur chiffre d'affaires. Si le coût du travail y est supérieur, c'est le prix de la protection sociale qu'ils acquièrent. C'est pourquoi le présent texte propose de prélever une part du chiffre d'affaires des plateformes numériques et de flécher cette recette vers un fonds de développement des CAE afin de baisser leurs coûts fixes et les cotisations de leurs adhérents. Également, il est proposé d'instituer une interdiction de discrimination à l'embauche ou à la contractualisation, avec un travailleur, au motif qu'il serait entrepreneur salarié-associé.

3.2 SOLIDARISER L'ÉCONOMIE COLLABORATIVE

Depuis quelques années, parce qu'ils souhaitaient s'affranchir des diktats des algorithmes auxquels ils sont soumis, des livreurs à vélo ont commencé à se saisir de cette possibilité d'organisation . En France, avec Olvo en région parisienne, les « coursiers bordelais » et leurs homologues nantais, rennais et nancéens, mais également à l'étranger avec Molenbike (Bruxelles), Mensakas (Barcelone), York Collective (nord de l'Angleterre) ou encore La roue libre (Montréal). La plupart de ces coopératives se sont d'ailleurs regroupées au sein de la fédération Coopcycle . C'est ce mouvement qui, lors d'une audition, faisait dire à Durdan Isufi, chef d'orchestre opérationnel de la coopérative québécoise EVA, qui a créé une alternative à Uber à Montréal, qu'il convient « de socialiser et de solidariser l'économie collaborative ».

Si elle est encore à perfectionner, la coopérative est une voie qu'il faut continuer d'explorer . Tout comme le rapport Giusti-Thévenoud pour la Fondation Jean-Jaurès 13 ( * ) , paru au moment de l'examen de la proposition de loi précitée, le Conseil national du numérique reconnaît d'ailleurs qu'elle fait partie du panel de solutions à apporter à la problématique du statut des travailleurs des plateformes . La recommandation numéro 8 de son rapport de janvier 2016 sur l'encadrement des plateformes mettait très directement en avant l'enjeu de « la qualification des relations entre les travailleurs de l'économie collaborative et les plateformes » et proposait ainsi de « soutenir le coopérativisme de plateforme, afin d'assurer une juste rétribution et représentation des travailleurs de l'économie collaborative » 14 ( * ) .

Cette idée de la coopérative comme alternative au modèle actuel est maintenant largement partagée. Depuis les élections municipales de 2020, certains maires ont pour projet d'appuyer de telles démarches comme Mathieu Klein à Nancy ou Mathieu Hanotin à Saint-Denis. Même Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat la reprenaient dans leur rapport à travers la recommandation numéro 7 « Accompagner le développement du modèle coopératif en créant sous forme de SCIC des entreprises porteuses pour certains travailleurs de plateformes ». 15 ( * )

3.3 REPRENDRE LE CONTRÔLE SUR L'ALGORITHME

Si tant de questions se posent autour des droits et protections de ces travailleurs dans l'économie des plateformes, c'est bien parce qu'elle vient remettre en cause nos acquis sociaux et économiques.

S'il est indéniable qu'une multitude de nouveaux services sont et seront offerts aux utilisateurs / consommateurs grâce à la place toujours plus importante que le numérique prend dans nos vies quotidiennes, la question posée à notre société est celle de l'acceptabilité de modèles sociaux-économiques inopérants et qui déstructurent nos acquis . Est-il indispensable et nécessaire qu'une personne valide se fasse livrer une boîte de sushis par un livreur à vélo ou en scooter sous-payé et non protégé ? Dans ce cas, pourquoi ne pas imiter certains pays et réintroduire les cireurs de chaussures, voire des porteurs de parapluie ?

Certaines activités, particulièrement pauvres en valeur ajoutée, ne peuvent s'épanouir en France. Et ce n'est que par le truchement des levées de fonds d'une économie digitalisée et financiarisée, complètement hors-sol, que ces « start-up » arrivent à s'imposer , dans l'espoir pour les investisseurs qu'un modèle de rentabilité sera trouvé... un jour.

Le législateur devra donc orienter les règles de telle sorte que seuls les modèles qui permettent la création de richesse sans renier notre droit social puissent se développer . Et ce n'est pas gagné. L'exemple récent du vote par référendum sur la proposition 22 en Californie le 3 novembre dernier l'a bien montré : alors que l'État de Californie avait adopté une législation volontariste (la loi AB5) pour les droits des travailleurs, notamment au travers de requalifications, Uber et d'autres plateformes ont porté le sujet par référendum. Elles n'ont eu de cesse d'invoquer une diminution de la qualité de service cumulée à une augmentation des prix , et ont dépensé plus de 200 millions de dollars, un record pour une campagne référendaire aux États-Unis. Résultat, les citoyens californiens ont pris le parti des plateformes à plus de 58%.

Cette régulation passera en premier lieu par la soumission des algorithmes au droit, notre règle commune. Leur construction et leur fonctionnement devront être plus transparents.

Par ailleurs, il faudra garantir aux travailleurs d'être propriétaires de leurs données . La puissance du numérique est telle qu'elle permet un contrôle que ni Charlie Chaplin dans les Temps Modernes , ni Victor Hugo ou Émile Zola n'auraient imaginé dans leurs pires cauchemars...

4- DU DEVOIR DE VIGILANCE TRANSNATIONAL À LA VIGILANCE À L'ÉGARD DES INDÉPENDANTS

4.1 FRICHTI ET L'ARTICLE 40 DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE

Frichti est une plateforme dont le modèle économique crée de la valeur en produisant des repas de qualité ; la livraison occupe une part résiduelle de son chiffre d'affaires et de son activité parce que sous-traitée . Mais, grâce à un livreur qui a témoigné dans Libération 16 ( * ) , c'est tout un système de recrutement et d'exploitation de travailleurs sans-papiers par les sous-traitants assurant la livraison de ces repas qui a été révélé.

Le 4 août 2020, Olivier Jacquin, sénateur de Meurthe-et-Moselle, a déposé un avis auprès du Procureur de la République de Paris en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale qui dispose que « toute autorité constituée qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République ». Il lui signalait avoir connaissance d'une situation de « travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié » et d' « emploi d'étrangers non autorisés à travailler » par la société Frichti et son sous-traitant Delivexpress, après avoir rencontré le livreur lanceur d'alerte dont le témoignage a été à l'origine du mouvement des travailleurs de la plateforme. Cette affaire a permis de mettre en lumière les excès des chaînes de sous-traitance de la plateforme, allant jusqu'à ne pas payer aux travailleurs sans-papiers l'intégralité des courses réalisées du fait de sous-locations de comptes occultes .

Suite à ce double événement social et judiciaire, Frichti a accepté de négocier et de payer au lanceur d'alerte les sommes qui lui étaient dues, de régulariser une partie des autres travailleurs - pas tous hélas - et de s'engager dans une véritable politique d'amélioration des personnes avec qui elle travaille.

Cet événement est venu confirmer la volonté de travailler l'idée d'une responsabilisation des donneurs d'ordre envers les travailleurs indépendants qu'ils sollicitent directement ou indirectement en s'inspirant du principe du « devoir de vigilance » pour créer un dispositif qui s'appliquerait à toutes les entreprises faisant appel à des travailleurs indépendants ; et donc aux plateformes numériques .

4.2 LE RANA PLAZA ET LE DEVOIR DE VIGILANCE

Le devoir de vigilance a été créé et introduit dans notre droit par la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, portée par Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle, en association avec de nombreuses ONG et syndicats.

Après la catastrophe de l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh le 24 avril 2013, cet immeuble dans lequel travaillaient des milliers d'ouvriers de l'industrie textile pour le compte de grandes marques occidentales, causant la mort de plus de 1 200 d'entre eux, s'est créé le cercle de réflexion parlementaire pour la responsabilité sociétale des multinationales. De ces travaux est sortie une proposition de loi visant à introduire dans le droit positif une responsabilité des filiales et des maisons mères en cas de violation des droits humains ou de catastrophe naturelle au travers du principe novateur de « devoir de vigilance ».

Il se matérialise par l'obligation pour ces sociétés transnationales d'établir et de mettre en oeuvre un plan de vigilance qui « comporte les mesures propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation » 17 ( * ) .

Cette loi est depuis devenue une référence internationale. Des initiatives sont prises dans plusieurs pays, comme au niveau européen. C'est le cas du Commissaire Européen à la Justice Didier Reynders ou encore de Raphaël Glucksmann au Parlement Européen sur la question de l'exploitation des Ouighours, pour donner aux dispositions de la loi Potier une dimension internationale. Des intellectuels anglo-saxons, qui s'intéressaient jusqu'à présent au concept de due diligence , regardent également avec intérêt le devoir de vigilance en ce qu'il a une portée plus contraignante, notamment grâce au recours judiciaire qu'il permet.

S'il est possible d'introduire une obligation de vigilance pour les sociétés transnationales en réponse à une catastrophe humanitaire, il doit être possible d'introduire une obligation de vigilance à l'égard de sous-traitants indépendants dans notre droit national.

4.3 UN DEVOIR DE VIGILANCE À L'ÉGARD DES INDÉPENDANTS

Le recours à l'auto-entreprenariat et à des travailleurs indépendants rendus précaires est un phénomène qui s'amplifie et se généralise parce qu'il permet aux entreprises donneuses d'ordre de se concentrer sur leurs coeurs de métier, gage d'efficacité, et de diminuer d'autant leurs propres masses salariales, dans une logique de rentabilité. Les chaînes de production s'allongent, se complexifient, s'internationalisent et, dans certains cas, produisent de la précarité et de la déresponsabilisation du donneur d'ordre.

Il en est ainsi du transport de marchandises avec les abus du travail détaché et du système de sous-traitance de la messagerie dont les excès sont parfaitement illustrés par Ken Loach dans son film Sorry We Missed You . Les secteurs du BTP, de la restauration, de l'agriculture, des travaux forestiers ou ménagers, malgré d'importants efforts, sont encore sujets au travail illégal et nécessitent toute notre attention pour la protection de ces travailleurs qui cherchent à vivre.

La part des indépendants dans l'emploi total est de nouveau en croissance depuis les années 2000 en France, et d'abord dans les secteurs du tertiaire et de la construction . Ils représentaient, selon l'INSEE, 12% de la population en emploi en 2019, soit plus de 3 millions de personnes. Et l'INSEE considérait en 2017 que 20% de ces indépendants étaient dépendants économiquement à un client ou à un intermédiaire, soit plus de 600 000 travailleurs ; mais avec de très grandes disparités selon les secteurs : 42% dans l'agriculture, 38% dans le monde des transports et 34% pour celui des technologies de l'information et de la communication . Cette étude a d'ailleurs été reprise par le rapport Forissier-Fournier-Puissat qui concluait ainsi : « La dépendance vis-à-vis d'un intermédiaire, dont les plateformes de mise en relation, concerne ainsi aujourd'hui 4% des indépendants, soit 0,5% des actifs occupés selon les critères retenus par l'INSEE. »

Ainsi, afin de prévenir de nouveaux excès dans les chaînes de sous-traitance , il apparaît impératif d'opérer dès à présent une nouvelle évolution législative pour doter nos entreprises d'un garde-fou qui leur permettra de réagir lorsqu'elles seront informées de désordres dans leur chaîne de sous-traitance . Le « devoir de vigilance » a été une étape remarquée et remarquable dans la volonté de réguler des situations inacceptables et insupportables.

La création de ce nouveau devoir de vigilance à l'ensemble des « entreprises ayant recours à des travailleurs indépendants » permettra de placer les donneurs d'ordre devant leurs responsabilités afin de mieux protéger les indépendants auxquels ils font appel. Il apportera une solution à la dépendance économique en luttant contre les prix abusivement bas et il préviendra l'expansion sans règle de l' « ubérisation de la société » qui est en marche . Cette disposition n'est pas une épée de Damoclès sur les plateformes : les plus petites entreprises n'auront qu'à répondre et se justifier si, et seulement si, elles sont sollicitées par écrit par des personnes reconnues qui les informent de désordre dans leurs chaînes de sous-traitance. Ce sera un garde-fou efficace et souple contre ces pratiques . Il ne s'agit nullement de demander à chaque entreprise concernée de remplir des dizaines de formulaires mais de s'engager dans une démarche de garantie des droits des personnes à qui elle fait appel.

Le législateur , comme il le fit en 1898 lors de l'adoption de la loi Nadaud sur l'indemnisation des accidents du travail et la reconnaissance du critère de subordination, ne doit plus tenter de réparer des états de fait mais être de nouveau être à l'avant-garde du progrès social afin de garantir « un régime de travail réellement humain » comme l'écrivait Alain Supiot. 18 ( * )

***

C'est pour contribuer à encadrer ces évolutions de notre société qu'il serait vain de les ignorer ou de les interdire puisqu'elles existent et se développent, et pour apporter de nouveaux droits à tout un ensemble de travailleurs que vous est soumise cette proposition de loi relative protection des travailleurs indépendants par la création d'un devoir de vigilance, à la défense du statut de salarié et à la lutte contre l'indépendance fictive.

Le titre I instaure une obligation de vigilance des entreprises à l'égard des travailleurs indépendants.

Le droit français, qui distingue le travail salarié du travail indépendant, ignore les conditions de travail des travailleurs indépendants. Pourtant, même lorsqu'il n'est pas placé dans un lien de subordination juridique, le travailleur indépendant n'est pas toujours libre de déterminer ses conditions de travail ni même de négocier le tarif de sa rémunération. Motivée par le moindre coût du travail, l'externalisation de l'activité à des travailleurs indépendants ne peut s'organiser au mépris des droits humains et des libertés fondamentales, de la santé et de la sécurité des personnes ainsi que de l'environnement.

L'article 1 er institue donc, au sein du code civil, une obligation de vigilance pesant sur toutes les entreprises, quelle que soit leur forme, ayant recours à des travailleurs indépendants pour l'exécution d'une opération, quelles qu'en soient la nature et la localisation. Afin de prendre en compte les réseaux contractuels, le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage de cette entreprise veille aussi au respect de cette obligation. Lorsque les conditions de travail sont commandées par un algorithme, l'entreprise fait état publiquement, sur son site internet, de la façon dont elle assure directement ou par l'intermédiaire des algorithmes, le respect de son obligation de vigilance. Sa violation lui est notifiée par écrit par les acteurs habilités et oblige son auteur à réparer le dommage que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter.

L'article 2 autorise les agents de contrôle de l'inspection du travail à constater tout manquement à cette obligation de vigilance.

L'article 3 renforce la protection de la rémunération du travailleur indépendant. S'il n'existe pas de salaire minimum pour le travailleur indépendant lié à une durée du travail, la rémunération de son travail doit être décente. Il est donc inséré dans le code du commerce, au titre des pratiques restrictives de concurrence, une interdiction d'organiser, directement ou dans le cadre d'une activité de mise en relation, la fourniture d'une prestation de service par autrui à un prix inférieur à celui qui permet à un travailleur indépendant de disposer d'une rémunération décente.

Le titre II organise la lutte contre le travail indépendant fictif.

L'article 4 instaure, dans le respect du régime posé par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, une action de groupe, permettant de mettre fin aux manquements à l'obligation de vigilance commis par une entreprise ayant recours à un travailleur indépendant ainsi qu'aux pratiques abusives dans la fixation du prix de la prestation. Cette action, réservée aux organisations syndicales et aux associations les plus légitimes à agir, peut également tendre à la réparation des préjudices causés par ce manquement .

L'article 5 part du constat qu'en présence de pratiques organisant, dans certaines entreprises, le recours massif à de faux travailleurs indépendants, des condamnations judiciaires isolées visant à requalifier certaines relations de travail en contrat de travail certaines relations de travail, ne suffisent pas à mettre un terme à ces pratiques. Il instaure une action de groupe dans le respect du régime posé par la loi de modernisation de la justice du XXI e siècle, lorsque plusieurs travailleurs placés dans une situation similaire subissent des préjudices résultant du recours à un statut fictif de travailleur indépendant. Cette action peut tendre à la cessation du manquement, notamment par la reconnaissance immédiate de la qualité de salarié ou à la réparation des préjudices causés, ou à ces deux fins.

L'article 6 ajoute, au titre des attributions de la Commission nationale de lutte contre le travail illégal, l'élaboration d'un rapport annuel au Parlement relatif au travail illégal organisé au sein des plateformes ayant recours à des travailleurs sans conclure de contrats de travail.

L'article 7 crée un fonds de soutien à destination des coopératives d'activités et d'emploi afin de faciliter leur création et leur développement, de baisser leurs coûts fixes, et notamment les cotisations des adhérents. Ce fonds est provisionné par une taxe sur le chiffre d'affaires des plateformes numériques.

L'article 8 interdit la discrimination contractuelle d'un donneur d'ordre envers un travailleur indépendant au motif que celui-ci serait un entrepreneur salarié associé au sein d'une coopérative d'activité et d'emploi.

Le titre III instaure des mécanismes de représentation des travailleurs de plateforme et définit les modalités d'un dialogue social à différents niveaux visant à protéger ces derniers, dans l'attente de l'instauration de véritables élections professionnelles par le gouvernement, comme cela est prévu par l'habilitation à légiférer par ordonnance contenue dans l'article 40 de la loi d'orientation des mobilités.

L'article 9 détermine les conditions selon lesquelles une organisation syndicale de travailleurs indépendants acquiert la qualité représentative dans les branches telles qu'elles ont été identifiées par décret en Conseil d'État.

L'article 10 définit les conditions de négociation et de conclusion d'une convention collective de branche par une ou plusieurs organisations syndicales de travailleurs indépendants. Sont associées à cette négociation les organisations syndicales de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel ainsi que d'autres parties prenantes, déterminées par décret compte tenu des enjeux sectoriels, territoriaux et environnementaux de la négociation.

L'article 11 détermine les conditions selon lesquelles une organisation syndicale de travailleurs indépendants acquiert la qualité représentative au sein d'une plateforme.

L'article 12 précise les modalités de désignation d'un représentant syndical des travailleurs indépendants habilité à porter les revendications professionnelles des travailleurs indépendants auprès de la plateforme.

L'article 13 pose une obligation pesant sur toute plateforme d'informer et de consulter une fois par an les représentants syndicaux des travailleurs indépendants sur des données essentielles à leur activité, en particulier les dispositifs d'identification et de prévention des risques, les conditions de travail, le traitement des données personnelles et les modalités de détermination d'une rémunération décente, ainsi que sur les modalités de participation des travailleurs indépendants aux résultats mis en place.

L'article 14 instaure le droit des représentants syndicaux des travailleurs indépendants d'assister, avec voix consultative aux séances du conseil d'administration ou du conseil de surveillance de la plateforme, et le droit d'obtenir les mêmes documents que les membres de ces instances. Ils peuvent soumettre des voeux au conseil d'administration ou au conseil de surveillance, lesquels donnent un avis sur ces voeux.

L'article 15 définit les modalités de négociation et de conclusion d'un accord collectif au sein de la plateforme par des représentants syndicaux des travailleurs indépendants ou, à défaut de tels représentants, par un travailleur indépendant expressément mandaté à cet effet par une organisation syndicale de travailleurs indépendants représentative dans la branche.

L'article 16 détermine les effets impératifs de l'accord collectif sur les contrats conclus entre tout travailleur indépendant et la plateforme. Il précise que seules les stipulations de l'accord collectif qui sont plus favorables que celles prévues par le contrat du travailleur indépendant, s'appliquent automatiquement.

L'article 17 instaure un régime protecteur bénéficiant au représentant syndical des travailleurs indépendants ou d'un travailleur indépendant mandaté.

***

Les auteurs de la proposition de loi tiennent à remercier tout particulièrement

- M. Stéphane Vernac, professeur de droit à l'Université de Saint-Etienne, qui a très largement contribué à la réflexion et à la rédaction de ce texte,

- Me Jérôme Giusti, avocat, codirecteur de l'observatoire Justice de la Fondation Jean Jaurès,

- M. Thomas Thévenoud, auteur d'une première proposition de loi sur les VTC et d'un rapport sur la coopérative d'activité et d'emploi pour la Fondation Jean Jaurès avec Jérôme Giusti,

- Mme Odile Chagny, économiste, co-animatrice du réseau Sharers & Workers et co-auteure du livre Désubériser, reprendre le contrôle ,

- Mme Hind Elidrissi, cofondatrice de Wemind et du syndicat Indépendants.co,

- M. Brahim Ben Ali, chauffeur VTC, Secrétaire général de l'Intersyndicale nationale des VTC (INV),

- La CFDT et d'abord Mmes Marylise Léon, Secrétaire nationale adjointe, Véronique Revillod, Secrétaire général adjointe de la fédération des services, Frédérique Lellouche, Responsable RSE et gouvernance d'entreprise, et Émilie Durlach, Secrétaire confédérale.


* 1 « L'invité du 8h20 : le grand entretien », France Inter, le 19 novembre 2020 à 4'30.

* 2 Journal de 20h de France 2, le 29 novembre 2020 à 21'48

* 3 C'est par cette interrogation que les membres du Conseil national du numérique titraient une tribune dans Le Monde le 17 mai 2019 alors que l'Assemblée nationale s'apprêtait à entamer l'examen du projet de loi d'orientation des mobilités (LOM), adopté quelques semaines plus tôt par le Sénat.

* 4 Exposé des motifs du projet de loi d'orientation des mobilités.

* 5 Intervention d'Olivier Jacquin lors de la discussion générale de la nouvelle lecture du projet de loi LOM, le 5 novembre 2019.

* 6 Proposition de loi n°717 du 11 septembre 2019 relative au statut des travailleurs des plateformes numériques.

* 7 Rapport d'information sénatorial n°452 du 20 mai 2020 sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants , p.48

* 8 L'article 20 évoqué précédemment a été retravaillé par les députés. Une fois la LOM promulguée, les dispositions sur les plateformes sont inscrites dans les articles 40 à 44.

* 9 « La mission Frouin sur les travailleurs des plateformes est élargie » in Les éditions législatives , le 6 juin 2020.

* 10 Rapport au Premier Ministre « Réguler les plateformes numériques de travail », Jean-Yves Frouin, 30 novembre 2020, p.3.

* 11 Extrait de l'exposé des motifs de la proposition de loi du groupe socialiste visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques.

* 12 « Avec la plateforme Union nous voulons “créer une communauté CFDT des indépendants” » in CFDT , le 9 avril 2020.

* 13 Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud, Rapport Pour travailler à l'âge du numérique, défendons la coopérative , Fondation Jean Jaurès, 15 janvier 2020.

* 14 Conseil national du numérique, rapport « travail emploi numérique - les nouvelles trajectoires », janvier 2016, p.119

* 15 Op. Cit. p.58

* 16 « Sans papiers, sans contrat... bienvenue chez Frichti », Libération , 1 juin 2020

* 17 Article 1 de la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

* 18 Alain Supiot et Pierre Musso, Qu'est-ce qu'un régime de travail réellement humain ? , Hermann, 2018.

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