EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'épisode de la pandémie de la Covid-19 a engendré une crise sans précédent dans le secteur de l'aviation, laissant les compagnies aériennes mondiales avec des pertes cumulées estimées à 190 milliards de dollars entre 2020 et 2022 par l'Association internationale du transport aérien (Iata). Pour les compagnies américaines et européennes, la reprise a débuté à la fin de l'année 2022. En 2023, le secteur a renoué avec une rentabilité positive.

Cette reprise est désormais solide, comme le montre le niveau du trafic aérien commercial en France qui a atteint 94 % de son niveau record de 2019. Néanmoins, l'industrie du transport aérien demeure profondément marquée par les conséquences de la pandémie, notamment du point de vue financier. Les grandes compagnies dotées d'un chiffre d'affaires dépassant les 5 milliards de dollars au premier semestre 2019 sont celles qui ont été les plus touchées. Leur ratio d'endettement moyen sur fonds propres a plus que doublé entre 2020 et 2022, passant de 1,6 à 3,6.

Le secteur du transport aérien comporte deux activités principales : le transport de passagers, représentant plus de 95 % des emplois, et le fret. Cependant, ce secteur a une rentabilité moyenne qui demeure limitée, avec une marge bénéficiaire nette de seulement 1,2 %. Dans ce contexte, en France, Air France-KLM conserve sa position dominante, transportant près de 50 millions de passagers en 2022 et plus de 520 000 tonnes de marchandises. Toutefois, cette domination montre des signes de faiblesse face à la concurrence croissante des compagnies étrangères à bas coûts telles qu'EasyJet, Ryanair et Volotea, qui gagnent des parts de marché. Ryanair, par exemple, a enregistré des bénéfices exceptionnels en 2023, avec un bénéfice net de 1,43 milliard d'euros et un chiffre d'affaires de 10,78 milliards d'euros, retrouvant ainsi sa place de groupe de transport aérien le plus rentable d'Europe. Il convient également de remarquer que le secteur compte d'autres acteurs historiques opérant vers les départements et régions d'outre-mer (DROM), tels qu'Air Caraïbes ou Corsair, ainsi que des structures plus petites spécialisées dans le transport non régulier, comme le voyage d'affaires, le transport à la demande, la location d'avions, etc. Ainsi, bien que la contraction du trafic liée à la Covid-19 semble révolue, les séquelles financières perdurent, pesant sur le paysage concurrentiel du transport aérien.

L'aviation occupe une place particulière dans l'économie française. D'abord, parce qu'il s'agit d'un secteur industriel sur lequel la France possède un savoir-faire différenciant et à haute valeur ajoutée. L'un des deux plus grands constructeurs mondiaux, Airbus, se situe à Toulouse mais la France dispose aussi d'équipementiers et de grandes entreprises de conception de systèmes électroniques dédiés comme Safran ou Thalès. Un tissu de 376 entreprises dont 176 petites et moyennes entreprises (PME) tire l'innovation française au plus haut niveau et est une source de création de valeur économique indéniable. L'ensemble de la filière aéronautique concourt puissamment à la force des exportations françaises. Ainsi, l'excédent aéronautique, à 16 milliards d'euros sur l'année 2023 (qui continue de se redresser et de se rapprocher de son record du premier semestre 2019), contribue grandement à l'amélioration de la balance commerciale française en 2023.

La place du secteur aérien est ensuite particulière parce qu'il s'agit d'une filière créatrice d'emplois de qualité. L'ensemble des activités industrielles aéronautiques et spatiales totalisent 200 000 emplois directs et 150 000 emplois indirects. Du côté du transport, le secteur compte 85 000 emplois directs. Enfin, parce que l'avion participe au positionnement de la France comme l'une des principales destinations touristiques mondiales avec environ 100 millions de touristes qui visitent chaque année le territoire national. Cet aspect va prendre une dimension toute particulière avec les Jeux Olympiques de Paris en 2024, avec la réception de plus d'un million de personnes supplémentaires en été par rapport à la saison touristique traditionnelle.

Pourtant, telle qu'elle va, la croissance tendancielle des émissions du secteur de l'aérien est difficilement compatible avec le respect de nos engagements internationaux et avec le souci de la préservation des équilibres environnementaux dont nous bénéficions toutes et tous. En 30 ans, le trafic aérien a été multiplié par quatre. L'avion est le mode de transport dont les émissions de dioxyde de carbone (CO2) augmentent le plus rapidement. L'aviation mondiale émet déjà 3 fois plus de CO2 qu'un pays comme la France.

Après réintégration des soutes internationales1(*) (aériennes et maritimes) dans les bilans, le secteur aérien représente 15,6 % des émissions des transports et 6,8 % du total des émissions de CO2 de la France. Hors Covid, entre 2000 et 2019, en France, les émissions du secteur aérien commercial ont progressé, passant de 20,3 millions de tonnes de CO2 à 23,7 millions de tonnes, sous l'effet d'une augmentation des émissions dues au moyen courrier et au long courrier international.

Néanmoins, cette croissance porte en elle la remise en cause de tous les effets d'amélioration de l'efficacité énergétique, au point où les émissions de CO2 de l'aérien sont celles qui ont le plus augmenté en Europe après celles des SUV. Surtout, cette croissance des émissions est particulièrement injuste et socialement marquée. 1 % de la population mondiale est responsable de plus de 50 % des émissions de l'aviation commerciale, et 20 % des Français les plus aisés sont responsables de 50 % des vols. D'ailleurs, selon une enquête de l'IFOP pour la Fondation Jean Jaurès, « si 11 % seulement des Français disent prendre régulièrement l'avion (2 % plusieurs fois par mois, 9 % plusieurs fois par an), 56 % le prennent occasionnellement (21 % une à deux fois par an, 35 % de façon exceptionnelle), tandis que 33 % ne le prennent jamais2(*) ». C'est d'abord le prix des billets qui reste le principal obstacle à l'avion. Dans ces conditions, on comprend que l'on est face à une injustice criante entre le pollueur et ceux qui en subissent les conséquences. Or, le climat futur dépend du cumul des émissions, non seulement de celles de CO2 mais aussi celles des polluants émis à basse altitude autour des aéroports, qui contribuent à la pollution locale : oxyde d'azote - NOX - et particules fines.

Les rapports récents, notamment de 2021 de l'agence de l'environnement et de la maitrise de l'énergie (ADEME), montrent en outre que les effets sur la santé du bruit lié à l'aviation dépassent 13,6 Mds€ par an et représentent 9 % des coûts sociaux liés au bruit (52 % pour le routier et 7 % pour le ferroviaire). Une récente étude de l'Université Gustave Eiffel3(*) est particulièrement alarmante : elle suggère qu'une augmentation de l'exposition au bruit des avions est associée aÌ une mortalité plus élevée par maladie cardiovasculaire en général, par maladie cardiaque ischémique en particulier, notamment par infarctus du myocarde ; au niveau individuel, elle confirme que l'exposition au bruit des avions en France a des effets délétères sur l'état de santé perçu, la santé psychologique, la gêne, la quantité et la qualité du sommeil et les systèmes endocrinien et cardiovasculaire. Plus de 4 millions de Français sont ainsi directement exposés au tapage sonore excessif dû à la croissance incontrôlée du trafic.

Pour réduire son impact climatique, le milieu aéronautique mise aujourd'hui essentiellement sur des solutions technologiques (efficacité des avions et des moteurs) et les SAF (Sustainable Aviation Fuels) comme les agro-carburants ou les carburants de synthèse, l'énergie électrique et l'hydrogène. Cependant, aujourd'hui les points de vue critiques de la communauté scientifique et technique s'accumulent et se font entendre pour dire que ces solutions seront insuffisantes et très souvent trop tardives pour permettre une baisse effective des émissions du secteur4(*). C'est pourquoi la solution du moratoire sur le développement du trafic aéroportuaire nous apparaît comme une solution équilibrée donnant le temps au secteur de faire la démonstration qu'une trajectoire de baisse des émissions conforme aux engagements internationaux de la France s'engage de manière réaliste.

En outre, les récents travaux parlementaires sur les procédures d'appel d'offres concernant les aéroports et leur modernisation, par exemple, le récent rapport d'information déposé par le sénateur Didier Mandelli à propos de la modernisation de l'aéroport de Nantes Atlantique, relaient les critiques des collectivités à propos de la gestion par l'État des négociations des procédures d'appels d'offres et propose d'en finir avec une « culture de l'opacité »5(*), que l'on retrouve également dans le renouvellement en cours de l'aéroport de Beauvais-Tillé. Sur le territoire du Beauvaisis, les élus de l'agglomération ne sont pas parvenus à obtenir la transparence sur le cahier des charges établi dans le cadre de la nouvelle délégation. Pourtant les conséquences des développements aéroportuaires sur la santé et le cadre de vie évoquées plus haut nécessitent une plus grande transparence.

Les changements dans le secteur aérien doivent s'aligner sur une transformation sociétale globale impliquant de nouveaux modes de vie, de travail, de production et de consommation, indispensables pour permettre la survie de l'humanité face au dérèglement climatique et garantir l'habitabilité de la Terre pour nos enfants et petits-enfants. Cette proposition de loi vise ainsi à adopter les mesures nécessaires au plafonnement du trafic aérien, levier indispensable pour réduire son impact environnemental et ses nuisances. Elle prend en compte les travaux existants et notamment certains dispositifs identifiés par la proposition de loi n° 1956 du 5 décembre 2023 visant à protéger la santé des populations et l'environnement, qui comporte des dispositions spécifiques pour l'aérodrome Paris-Charles de Gaulle.

L'article 1er vise à interdire toute extension d'aéroport en ajoutant un alinéa 7 à l'article L. 6311-1 du code des transports. Cette proposition vise à interdire les projets d'extension d'aérogares ou de pistes augmentant les capacités sans nécessiter d'expropriation, s'ils entraînent une hausse nette des émissions de gaz à effet de serre aéroportuaires par rapport à la moyenne des 10 dernières années. Elle s'inspire des travaux de la Convention citoyenne pour le climat qui avait proposé une telle mesure qui avait été reprise par le gouvernement mais en pratique excessivement circonscrite au cas dans lequel l'extension d'un aéroport a besoin d'une expropriation pour aboutir.

L'article 2 vise à établir un plafonnement des créneaux aéroportuaires en fixant le nombre maximum de créneaux horaires attribuables par les coordonnateurs pour tous les aérodromes ouverts à la circulation aérienne publique à celui de l'année 2023. La justification de cette mesure est de limiter la croissance des émissions de gaz à effet de serre du secteur aérien afin que la France tienne enfin ses engagements climatiques et l'objectif qu'elle s'est fixé de réduire de 55 % les émissions nettes de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990, avant de parvenir à la neutralité carbone à horizon 2050. Une telle mesure permet aussi de protéger les riverains contre une croissance de l'activité non maîtrisée et néfaste pour leur cadre de vie.

L'article 3 vise à restreindre significativement les nuisances liées au trafic aérien nocturne en introduisant l'article L. 571-22 dans le code de l'environnement. Ce texte établit des limites d'utilisation des aérodromes pendant la nuit, notamment en interdisant les atterrissages d'aéronefs entre 23 heures et 6 heures 30, excluant les atterrissages pour retard accidentel après 23 heures, et en interdisant les décollages entre 23 heures et 6 heures 30. Des dérogations exceptionnelles pour les vols commerciaux nécessitent l'approbation du directeur général de l'aviation civile, tout en exemptant les aéronefs d'État et ceux effectuant des missions humanitaires, sous réserve de justification a posteriori. Des mesures supplémentaires, telles que le tractage des aéronefs entre 23 heures et 6 heures 30 et l'interdiction de l'utilisation des dispositifs de freinage au moyen des groupes moteurs entre 22 heures et 6 heures 30, renforcent ces restrictions pour atténuer les nuisances sonores et assurer la sécurité.

L'article 4 a pour objectif de renforcer la transparence et la participation citoyenne dans le processus de modification des trajectoires aériennes en ajoutant l'article L. 571-23 au code de l'environnement. Il propose d'imposer la publicité de tout projet de modification, temporaire ou permanente, des trajectoires aériennes neuf mois avant sa potentielle mise en application. L'article propose que le projet de modification des trajectoires soit communiqué à la commission consultative de l'environnement, à l'Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires et aux communes concernées, qui disposent d'un délai de trois mois pour rendre leur avis. À la suite de ce délai et sur la base des avis émis par les entités mentionnées précédemment, une concertation publique locale est orchestrée par les communes concernées et leurs élus, en collaboration avec les associations locales et les riverains, dans le cadre d'un comité des riverains. L'objectif est de définir un compromis acceptable pour tous. Pour les modifications de trajectoire temporaires, les périodes d'application sont soumises à la consultation publique. Cet article pose aussi le principe de la publicité des cahiers des charges des appels d'offres des renouvellements des concessions et de la consultation des élus locaux des communes situées dans un rayon de 20 km autour de l'aéroport.

L'article 5 prévoit une réforme du dispositif d'aide aÌ l'insonorisation pour les riverains des zones aéroportuaires, prévoyant que cette aide puisse rembourser l'ensemble des dépenses engagées par le propriétaire pour isoler son logement des nuisances sonores aériennes, dans la limite d'un plafond revalorisé chaque année. En effet, le plafonnement du dispositif n'a pas été révisé depuis plus d'une décennie. Or, le reste aÌ charge des riverains a considérablement augmenté, particulièrement depuis 2 ans compte tenu de la forte augmentation du prix des vitrages.

L'article 6 vise à reclassifier les aéroports de Bordeaux-Mérignac et de Beauvais-Tillé dans le premier groupe d'aéroports de l'article L. 6360-1 du code des transports. Cette reclassification permettra à la Taxe sur les Nuisances Sonores Aéroportuaires (TNSA) de financer les travaux d'insonorisation nécessaires dans des délais raisonnables. En conséquence, les ministres en charge du budget, de l'aviation civile et de l'environnement devront prendre un arrêté modificatif afin de déterminer un montant de TNSA compatible avec le seuil minimum pour ce groupe, établi à 20 € par décollage, conformément à l'article L. 422-54 du code des impositions sur les biens et services.

L'article 7 prévoit d'augmenter les plafonds des amendes que l'Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires peut imposer en cas de non-respect de la réglementation. Ces amendes n'ont pas été révisées depuis 2012, ce qui a réduit leur efficacité dissuasive. En doublant ces plafonds, nous renforçons la capacité de dissuasion des sanctions financières, encourageant ainsi le respect des réglementations environnementales dans les aéroports et la préservation de notre écosystème.

* 1 Les soutes internationales sont les consommations des avions assurant des liaisons internationales. Elles sont soustraites des approvisionnements en énergie d'un pays pour calculer sa consommation intérieure, et sont imputées à l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) pour les soutes aériennes.

* 2 https://www.jean-jaures.org/publication/les-francais-les-voyages-et-lavion/ Les Francais, les voyages et l'avion, Ifop pour La Fondation Jean JaureÌs, juin 2022.

* 3 Bruit des avions et santeì des riverains d'aeìroport L'eìtude nationale Debats, Discussion sur les Effets du Bruit des Aeìronefs Touchant la Santeì Reìsultats aÌ l'inclusion, Anne-Sophie Evrard, Marie LefeÌvre, Cleìmence Baudin, Ali-Mohamed Nassur, Liacine Bouaoun, Marie-Christine Carlier, Patricia Champelovier, Lise Giorgis-Allemand, Aboud Kourieh, Jacques Lambert, Damien Leìger et Bernard Laumon, Octobre 2020.

* 4 Cf. rapport “Pouvoir voler en 2050” publié par le Shift et le collectif Supaéro Décarbo en mars 2021.

* 5 Rapport d'information fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable (1) relatif à la modernisation de l'aéroport de Nantes Atlantique, par M. Didier MANDELLI, sénateur - décembre 2023.

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