EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Présentée le 14 mars 2023, dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité, la proposition de règlement COM(2023) 147 final vise à renforcer la transparence et les capacités de surveillance du marché de gros de l'énergie. À ce titre, elle modifie, d'une part, le règlement (UE) n° 2019/942 instituant une agence de l'Union européenne pour la coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) et, d'autre part, le règlement REMIT (UE) n° 1227/2011 sur l'intégrité et la transparence du marché de gros de l'énergie. La Commission européenne propose ainsi d'aligner plus étroitement la législation sur les marchés de gros de l'énergie sur celle relative aux marchés financiers, en cohérence avec le règlement MAR du 16 avril 20141(*), mais aussi d'accroître les pouvoirs de coordination et d'enquête de l'ACER.

· Une révision des règlements REMIT et ACER qui ne correspond pas à une réelle attente des acteurs de marché de l'énergie

L'ampleur de la révision des deux règlements REMIT et ACER, présentée par la Commission européenne, ainsi que le calendrier très resserré d'examen de cette proposition, qui est envisagé dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité, semblent avoir surpris certains acteurs européens du secteur, qui considèrent ainsi que les évolutions envisagées ont été élaborées sans réelle concertation ni discussions préalables avec les régulateurs nationaux et les acteurs de marché. La consultation publique, organisée par la Commission européenne durant à peine trois semaines, du 23 janvier au 13 février 2023, était, en effet, très largement axée sur l'organisation globale du marché de l'électricité et son évolution à long terme dans le contexte de la transition énergétique ; plusieurs questions portaient, cependant, sur la pertinence d'une mise à jour des règles d'application du règlement REMIT pour l'adapter aux nouvelles réalités du marché.

Toutefois, la Commission européenne, dans son exposé des motifs, ne fait pas la démonstration du caractère d'urgence de cette révision ni de sa nécessité pour le bon fonctionnement des marchés de gros dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité. En outre, cette proposition n'est accompagnée d'aucune étude d'impact.

En effet, la crise des prix de l'énergie qu'a connue l'Union européenne à la suite de la reprise économique consécutive à la pandémie de Covid-19, et qui s'est aggravée avec la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, est essentiellement une crise liée à l'approvisionnement énergétique du continent européen. Si le couplage du prix de l'électricité avec celui du gaz a fait l'objet de légitimes critiques, et si l'application du bouclier tarifaire et du relèvement de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) a pu générer des effets d'aubaine, les régulateurs nationaux de l'énergie n'ont de fait pas constaté de menace grave sur la transparence ni identifié de lourde manipulation de marché durant cette période. En France, la Commission de régulation de l'énergie (CRE), qui a renforcé sa surveillance du marché de gros français à partir du second semestre 2021, a indiqué, en juillet 2022, dans un communiqué, ne pas avoir « observé à ce jour de comportement susceptible de relever de la manipulation de marché sur les prix à terme de l'électricité ».

· La surveillance des marchés de gros de l'énergie : le rôle respectif des régulateurs nationaux et de l'ACER

Depuis le 28 décembre 2011, la surveillance des marchés de gros de l'énergie est régie par le règlement européen (UE) n° 1227/2011 du 25 octobre 2011 relatif à l'intégrité et à la transparence des marchés de gros de l'énergie (REMIT). Ce texte prévoit un encadrement harmonisé au niveau européen des marchés de gros de l'électricité et du gaz, en lien avec les caractéristiques physiques de l'offre et de la demande, afin de « favoriser une concurrence ouverte et loyale [...] dans l'intérêt de l'utilisateur final ». Il définit et interdit les abus de marchés, à savoir, d'une part, les opérations d'initiés, et d'autre part, les manipulations de marché. À ce titre, les autorités de régulation nationales disposent de pouvoirs d'enquête et peuvent sanctionner ces abus. Le règlement instaure aussi une surveillance des marchés, qui établit l'obligation pour les acteurs de marché de s'enregistrer auprès du régulateur de leur ressort. Il leur fixe aussi l'obligation de publier les informations privilégiées qu'ils détiennent.

Pour sa part, l'ACER qui a été instituée dans le cadre du troisième paquet sur la libéralisation du secteur énergétique, entré en vigueur en juillet 2011, joue un rôle de coordination des actions de surveillance du marché de l'énergie et d'interprétation des règles issues du règlement REMIT. L'Agence exerce ainsi sa mission de surveillance, afin de détecter et d'empêcher d'éventuels abus de marché sur les marchés de gros, en coopération étroite avec les autorités nationales de régulation, qui sont représentées au sein du conseil des régulateurs.

En outre, l'Agence élabore des orientations non contraignantes sur l'application du règlement REMIT destinées aux autorités de régulation nationales. Ces orientations précisent notamment les notions de produits énergétiques de gros, de marchés de gros de l'énergie et d'acteurs de marché, ainsi que les modalités d'application de l'obligation de publication des informations privilégiées et caractérisent certains types de manipulation des marchés. L'ACER participe à l'élaboration des codes de réseau européen de transport de l'électricité et du gaz naturel, formule des avis destinés aux réseaux européens des gestionnaires de réseau de transport de gaz et d'électricité et conseille les institutions européennes sur le marché intérieur de l'électricité et du gaz.

· La Commission européenne propose de renforcer les pouvoirs de l'ACER en matière de surveillance des marchés de gros de l'énergie

La proposition de règlement COM(2023) 147 final vise à faire évoluer les règles de surveillance des marchés de gros de l'énergie, en élargissant notamment les pouvoirs de coordination et d'enquête de l'ACER. L'Agence est ainsi appelée à occuper un rôle central dans la régulation de ces marchés.

Ce texte soumis au Sénat, qui tend à modifier le règlement REMIT, apporte des précisions sur le cadre du marché ainsi que sur les règles de circulation des informations. Le texte ajoute ainsi de nouvelles définitions relatives aux nouveaux organismes de collecte d'informations, qui devront s'enregistrer auprès de l'Acer. Il étend aussi le champ d'application de la déclaration de données aux nouveaux marchés d'équilibrage de l'électricité, aux marchés couplés et au trading algorithmique.

Il est proposé de confier à l'ACER l'agrégation de l'ensemble des données des marchés de gros pour l'établissement des enquêtes. Dans ce cadre, elle disposerait d'un droit de regard privilégié sur les autorités nationales de régulation de l'énergie. Les autorités fiscales et le réseau EUROFISC sont inclus dans les mécanismes d'échanges d'informations, aux côtés des autorités de régulation nationales, et donc habilités à intervenir dans le cadre des enquêtes de l'ACER et des régulateurs nationaux. Le texte propose également d'harmoniser les amendes fixées par les autorités réglementaires au niveau national.

Enfin, il est envisagé de renforcer les compétences d'enquête et de poursuite de l'Agence s'agissant des infractions au règlement ayant une dimension transfrontière, en coopération avec les autorités nationales, dans le cadre d'une procédure uniforme à l'échelle de l'Union. Le texte procède, en outre, à une rectification du régime de redevances attribuées à l'ACER.

· De nouveaux moyens d'actions accordés à l'ACER qui sont susceptibles de contrevenir aux principes de subsidiarité et de proportionnalité

La proposition de règlement, tout comme les règlements REMIT et ACER qu'elle révise, est fondée sur l'article 194, paragraphe 2, du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui dispose que l'Union est compétente pour assurer le fonctionnement du marché de l'énergie.

L'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union ». Ce principe est indissociable de celui de proportionnalité. Ainsi, en vertu de ce dernier, les moyens mis en oeuvre par l'Union pour réaliser les objectifs fixés par les traités ne peuvent aller au-delà de ce qui est nécessaire, comme le fait valoir l'article précité.

À cet égard, la Commission justifie sa proposition au motif que « l'intégration accrue des marchés de l'électricité de l'Union nécessite une coordination plus étroite entre les acteurs nationaux, y compris dans le cadre du suivi et de la surveillance du marché ». Or les modifications proposées semblent renforcer au-delà de ce qui est nécessaire les attributions de l'ACER au détriment des prérogatives des régulateurs nationaux, plus particulièrement en matière d'enquête et de collecte des données, alors même que les missions de l'ACER doivent s'exercer dans le cadre de son rôle de coordination entre les autorités nationales de régulation et de surveillance des marchés de gros. La proposition de règlement procède donc à un transfert de compétences et de responsabilités, qui relèvent dans le cadre actuel des régulateurs nationaux, au profit de l'Agence européenne, dont la valeur ajoutée et l'étendue méritent d'être interrogées.

1. Le renforcement des pouvoirs d'investigation et de poursuite

La proposition de règlement tend à modifier l'article 13 du règlement REMIT (UE) n° 1227/2011, en accordant des pouvoirs d'enquête à l'ACER sur les manquements aux articles 3, 4 et 5 du même règlement définis dans des cas limités mais de façon large. Ainsi, l'ACER pourrait intervenir dans un contexte transfrontalier ou lorsque « l'autorité de régulation nationale compétente [...] ne prend pas immédiatement les mesures nécessaires pour se conformer à la demande de l'Agence ». Elle disposerait ainsi de la faculté d'effectuer des inspections sur place dès lors qu'elle les estimerait nécessaires (article 13 bis du règlement précité) et des demandes d'informations (article 13 ter du règlement précité).

Le texte n'apporte pas de précisions sur les modalités de coopération entre l'ACER et les régulateurs nationaux pour la détection des abus de marché transfrontaliers présumés, alors même qu'il prévoit la compétence de l'Agence sur des enquêtes en cours menées par une autorité nationale. L'articulation entre les pouvoirs de l'ACER et ceux des régulateurs nationaux est à ce titre insuffisamment définie. Or il est essentiel de préserver les pouvoirs d'investigation qui sont attribués, par le règlement REMIT, aux régulateurs nationaux pour intervenir sur les marchés de gros au plan national. En raison de leur expérience et de leurs connaissances des relations entre les acteurs de marché, ils sont les plus à même de connaître et de comprendre le fonctionnement de ces marchés. Le principe de subsidiarité commande donc que le pouvoir d'enquête et de poursuite demeure une prérogative des régulateurs nationaux. Force est d'ailleurs de relever que l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) ne dispose pas du pouvoir d'enquêter sur un acteur de marché financier, autre qu'un référentiel central ou une agence de notation de crédit.

Il convient de souligner que l'ACER dispose déjà d'une capacité d'impulsion et de coordination des enquêtes des régulateurs nationaux. En effet, elle peut demander l'ouverture d'une enquête aux autorités de régulation nationales en cas de soupçon d'abus de marché sur les marchés de gros de l'énergie ou lancer des appels à coordonner les opérations de groupes d'enquête composés de représentants des autorités de régulation nationales concernées. Toutefois, cette compétence doit s'exercer « en étroite coopération avec les autorités de régulation et les autres autorités nationales ». Si l'ACER devait obtenir une extension de ses moyens d'action, le règlement devrait préciser que son pouvoir d'enquête ne peut se trouver en concurrence avec celui des régulateurs nationaux et ne peut s'exercer sans l'accord ou la demande de ces derniers.

2. La transmission des projets de décision de sanctions par les autorités réglementaires nationales

Le texte envisage d'obliger les régulateurs nationaux à informer l'ACER de tout projet de décision de sanctions relative à une infraction au règlement REMIT, au plus tard trente jours avant son adoption, en lui fournissant « un résumé du dossier ainsi que la décision envisagée » (article 16 du règlement (UE) n° 1227/2011). Les autorités de régulation nationales devront aussi transmettre certaines informations dans les sept jours suivants la publication d'une décision de sanction. Aujourd'hui, l'article 16 du règlement REMIT permet déjà à l'ACER d'être informée, sans délai, par les autorités de régulation nationales en cas de soupçon d'infractions au règlement REMIT.

Ces nouvelles obligations à l'égard des régulateurs nationaux comportent un risque de perturber et d'affaiblir la procédure de poursuite et de sanctions, en fragilisant le principe d'indépendance des autorités nationales, garanti par les directives du troisième paquet « énergie », et sur lequel reposent leur organisation et leur fonctionnement. Il faut rappeler que l'ACER a été instituée en tant qu'instance de coopération et de coordination entre les régulateurs nationaux, et non comme un organe de supervision des autorités nationales.

3. L'édiction de lignes directrices contraignantes

La Commission européenne propose de rendre contraignantes les orientations et recommandations formulées par l'ACER (article 16 ter du règlement (UE) n° 1227/2011).

Les lignes directrices, adoptées par l'Agence, sur l'application du règlement REMIT auraient un caractère contraignant pour les acteurs de marché ainsi que pour les régulateurs nationaux. L'Agence pourrait publier des orientations et des recommandations sans nécessairement consulter au préalable les parties intéressées. Chaque régulateur national disposerait alors de deux mois pour informer l'ACER de son intention de se conformer ou non à ses orientations ou recommandations, après en avoir précisé les raisons. Par ailleurs, leur non-respect par une autorité nationale serait rendu public par l'Agence qui disposerait de la faculté d'en publier les motivations.

Cette disposition semble remettre en cause les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les États membres doivent pouvoir, en effet, conserver la responsabilité de leur propre réglementation énergétique, l'ACER ayant pour mission de faciliter la coopération entre les régulateurs nationaux de l'énergie et d'assurer un fonctionnement efficace et cohérent du marché de l'énergie.

Or le caractère contraignant des recommandations de l'ACER reviendrait à doter cette dernière de pouvoirs équivalents à ceux d'un législateur en imposant des lignes directrices aux autorités nationales ou aux acteurs de marché, et tendrait à lui conférer un rôle de superviseur à l'échelle de l'Union. Cela reviendrait à lui donner un pouvoir décisionnel important et à lui attribuer un pouvoir normatif. Ces dispositions qui excédent le rôle de coordination conféré à l'Agence européenne par les textes sont de nature à fragiliser l'indépendance des autorités de régulation nationales.

Dès lors, pour l'ensemble de ces raisons, la commission des affaires européennes du Sénat a estimé que la proposition de règlement ne respectait pas les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Elle a, en conséquence, adopté la proposition de résolution européenne portant avis motivé suivante :

* 1 Règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission.