M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères évoque devant les sénateurs la situation en Côte d'Ivoire et l'évolution du dossier irakien

  Réunie le mercredi 2 octobre sous la présidence de M. André Dulait, Président, la commission a entendu M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères.

M. Dominique de Villepin a tout d'abord évoqué la complexité de la crise ivoirienne et l'évolution de ses différentes composantes. D'une mutinerie de soldats devenue le révélateur  de dissensions internes, la situation a évolué de telle sorte que des interrogations se sont fait jour sur d'éventuelles complicités ou soutiens extérieurs, au vu notamment du caractère organisé des mutins, compte tenu du départ pour les pays voisins de nombreux opposants.

La crise en cours repose sur des éléments traditionnels. La mosaïque ethnique et religieuse que constitue la Côte d'Ivoire, marquée notamment par  un clivage Nord Sud, est en crise depuis la disparition d'Houphouët-Boigny ; à une crise politique s'ajoutent des conditions économiques difficiles, liées à la détérioration du cours des matières premières, café, coton et cacao, qui sont les principales ressources du pays.

Des éléments d'explications nouveaux sont également à prendre en compte. La pression démographique, née des migrations de populations musulmanes et élargies a exacerbé les réactions nationalistes reflétées par le concept « d'ivoirité ». La nouvelle loi sur la propriété foncière a nourri les tensions, notamment dans le nord où cette question se pose avec une acuité particulière. Sur fond de luttes d'influences régionales, cristallisées notamment dans le conflit des pays de la rivière Mano, la circulation incontrôlée d'hommes, d'armes et de capitaux est un facteur supplémentaire de déstabilisation.

Dans ce contexte, M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères a précisé les priorités françaises : la sécurité des ressortissants français, pour laquelle notre dispositif militaire a été renforcé à hauteur de 900 hommes, le maintien de l'unité du pays et de la stabilité régionale, allié à un souci permanent de non-ingérence dans les affaires intérieures de ces pays, et l'appui à la médiation africaine et au dialogue, qui doit demeurer prioritaire.

Sur ce dernier point, M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères, a précisé que la France avait apporté son soutien au sommet de la CEDEAO à Accra, qui a permis la mise en place d'un comité de chefs d'Etat chargé de nouer le dialogue en Côte d'Ivoire et a abouti à la décision, en marge du sommet, de mettre en place, le cas échéant, une force d'interposition de l'ECOMOG. Une première troïka composée du Togo, du Ghana et du Nigeria s'est d'ores et déjà rendue sur place.

M. Dominique de Villepin a précisé que la France avait souhaité élargir sa démarche au delà du dialogue bilatéral franco ivoirien en évoquant la question au niveau européen dès le Conseil des Affaires générales du 30 septembre. Cette évocation rejoint les efforts de la France, confirmés lors des récents sommets internationaux, de placer l'Afrique au premier rang des préoccupations de la communauté internationale.

M. Dominique de Villepin a ensuite répondu aux questions des commissaires.

A Mme Paulette Brisepierre qui souhaitait connaître le sort des ivoiriens réfugiés à la résidence de France ainsi que l'état d'avancement des contacts avec les mutins, le Ministre des Affaires étrangères a répondu que la France avait accueilli M. Outtara et la famille du ministre de la défense à la demande des autorités ivoiriennes et qu'elle veillait à ce que cette présence ne constitue pas une source de menaces pour les ressortissants français. Il a en outre annoncé qu'un premier contact téléphonique avait eu lieu ce jour entre la médiation africaine et les mutins mais que l'absence de structures clairement identifiées chez ces derniers pouvait rendre le dialogue difficile.

Le ministre a rejoint M. Pierre Mauroy sur le constat de l'inutilité d'une solution purement militaire. Il lui a précisé que des messages continuaient d'être adressés aux autorités ivoiriennes quant à la nécessité d'user de toute la marge de manœuvre politique disponible pour apaiser les tensions et nouer le dialogue.

A Mme Danielle Bidard-Reydet qui l'interrogeait sur la nature de l'intervention française, M. Dominique de Villepin a précisé que la non-immixtion dans les affaires intérieures de la Côte d'Ivoire constituait un principe. Le renforcement de la présence militaire était justifié par le souci de sécuriser nos compatriotes présents en Côte d'Ivoire. Ce souci conduisait la France à assumer ses responsabilités, et non à prendre position. S'agissant de l'aspect politique, la France apportait son soutien au gouvernement démocratiquement élu de la Côte d'Ivoire.

M. André Ferrand a souhaité obtenir des précisions sur l'origine des financements du mouvement de mutinerie. Le Ministre des Affaires étrangères a indiqué que les schémas d'approvisionnement étaient particulièrement difficiles à identifier du fait du faible coût des armes et de leur présence en nombre dans la région, sans doute alimentée par différents trafics comme d'ailleurs dans de nombreuses régions du globe. Il a souligné l'importance croissante de ce facteur de déstabilisation.

A M. André Dulait, président, qui l'interrogeait sur la réponse apportée aux demandes ivoiriennes d'équipements militaires auprès de notre pays, M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères, a précisé que seul l'accord de coopération militaire était mis en oeuvre ce qui limitait l'apport de la France à un soutien logistique.

Mme Monique Cerisier ben Guiga a fait part de ses interrogations sur une implication du Burkina Faso dans le conflit. Le Ministre a confirmé que ces deux Etats entretenaient des relations parfois tendues, empreintes de susceptibilités et de suspicion réciproques. C'est notamment ce qui avait justifié son déplacement dans ces deux pays le 21 juillet dernier. Il a toutefois souligné que le Burkina-Faso n'avait aucun intérêt stratégique à la déstabilisation de la Côte d'Ivoire, compte tenu notamment de la présence dans ce pays de trois millions de Burkinabés.

S'agissant de l'état de l'armée ivoirienne, M. Dominique de Villepin a confirmé à M. Robert Del Picchia les difficultés qu'elle rencontrait de longue date.

M. Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères s'est accordé avec M. Jean-Guy Branger sur le caractère sans doute inévitable de la crise dans une région fragilisée par de nombreux facteurs d'instabilité.

M. Guy Penne s'est inquiété de ce que la crise s'inscrivait dans un mouvement global de décomposition des états africains, phénomène susceptible d'affecter de nombreux états, tant sont nombreux les germes de déstabilisation. Le Ministre a partagé cette analyse, considérant la remise en cause de l'Etat-nation comme un mouvement qui dépasse le seul cadre africain pour se retrouver au Moyen-Orient ou encore dans les Balkans. Dans ce contexte d'instabilité, il a souligné l'importance de la défense des principes d'intangibilité des frontières et de souveraineté des Etats, et de soutien des gouvernements légitimes. Il a exprimé sa conviction que les risques liés à toute remise en cause constituaient précisément le critère majeur de mobilisation de la communauté internationale pour préserver  l'ordre mondial.

M. Dominique de Villepin a ensuite abordé le dossier de l'Irak. Ce pays, a-t-il rappelé, est un pays central au Moyen-Orient par son histoire, sa position stratégique et ses ressources naturelles. Il est également une puissance continentale quasiment privée de débouché maritime, frontalier de la Turquie, de l'Iran et en contact direct avec le Proche-Orient et le Golfe Persique. Cette situation géographique a été l'un des éléments majeurs des précédents conflits avec l'Iran, de 1980 à 1988, et avec le Koweït en 1990 et 1991. L'Irak dispose par ailleurs d'importantes ressources naturelles avec près de 10 % des réserves mondiales de pétrole et des capacités agricoles et hydrauliques considérables. L'Irak se distingue également par sa diversité ethnique et religieuse. L'Irak est enfin un Etat laïc soumis à une dictature dirigée par Sadam Hussein qui dispose de l'ensemble des pouvoirs civils et militaires.

L'Irak est un pays affaibli du fait de l'embargo et des limitations apportées à sa souveraineté. L'embargo, décidé par le Conseil de sécurité des Nations Unies en 1991, a des conséquences considérables sur le plan économique et humanitaire. Face à cette situation, les autorités irakiennes ont mis en place une stratégie de reconquête économique et politique qui a permis de rompre partiellement l'isolement du pays. Sur le plan économique, l'Irak s'est lancé dans une contrebande à grande échelle de produits pétroliers qui engendrerait un revenu d'environ 2 milliards d'euros par an. Au plan diplomatique, l'Irak a renoué des liens avec de nombreux pays.

Depuis 1991, certains éléments du dossier irakien n'ont pas été résolus. Les inspections portant sur le désarmement sont interrompues depuis 1998 et il est vraisemblable que l'Irak a développé des programmes d'armes de destruction massive biologiques et chimiques. Les Nations unies ont néanmoins aménagé l'embargo en 1995, puis en 2002 (résolution 1409). En outre, la leçon tirée de l'échec de la commission spéciale a conduit à son remplacement par la Commission de contrôle de vérification et d'inspection des Nations unies (CCVINU). Enfin, même si elle a été rejetée par l'Irak, la résolution 1284 de 1999 a mis en place un dispositif de suspension conditionnelle des sanctions.

Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont désigné l'Irak comme un soutien des terroristes et un producteur d'armes de destruction massive. Le Président des Etats-Unis entend disposer d'une marge de manœuvre politique en obtenant du Congrès, avant l'ajournement de la session, une résolution de soutien à sa stratégie.

Le discours du président américain, prononcé devant l'Assemblée générale des Nations Unies le 12 septembre dernier, a constitué un ultimatum adressé à l'Irak en laissant transparaître la volonté américaine de mettre un terme au régime de Sadam Hussein. Dans le même temps, il mettait en demeure les Nations unies de prendre leurs responsabilités.

La France préconise une approche multilatérale fondée sur la mise en œuvre des résolutions des Nations unies. Un mécanisme en deux étapes a été envisagé : une première résolution porterait sur le retour des inspecteurs et en cas de blocage une seconde résolution définirait les mesures appropriées que pourrait prendre le Conseil de sécurité. Les pays de la région, à l'exception d'Israël, ont adhéré à la démarche française. De leur côté, la Russie et la Chine ont participé aux pressions sur l'Irak malgré leurs intérêts économiques.

M. Dominique de Villepin a estimé que la décision irakienne du 16 septembre dernier autorisant la reprise des inspections était le fruit de l'action conjointe de tous les acteurs. Le ministre a estimé à quelque huit mois le délai nécessaire à la CCVINU entre le début de ses travaux et un premier bilan de ses inspections.

Le ministre a indiqué que Britanniques et Américains avaient présenté à la France un avant-projet de résolution. La France était très vigilante sur deux points : une clause de recours automatique à la force ne serait pas acceptable en cas de manquement par l'Irak à ses obligations ; d'autre part, il fallait éviter un durcissement extrême du régime des inspections. Les dispositions de la résolution 1284 étaient suffisantes sous réserve d'adaptations éventuelles. La France était soucieuse d'aboutir à des dispositions très fermes pour conduire l'Irak à coopérer. Mais il convenait également de préserver l'unité du Conseil de sécurité afin d'exercer la pression nécessaire sur Bagdad. Un vote divisé du Conseil donnerait à l'Irak la tentation d'exploiter ses divisions pour échapper à ses obligations.

L'enjeu essentiel restait aussi la stabilité de la région dans son ensemble. A cet égard, il y avait urgence à agir sur le Proche-Orient et il convenait de se féliciter de l'initiative récente du Quartet à New York réaffirmant le nécessaire règlement d'ensemble du conflit, notamment au moyen d'une conférence internationale.

A la suite de l'exposé du ministre des affaires étrangères, un débat s'est engagé au sein de la commission.

M. Jean-Pierre Plancade a exprimé sa préoccupation face à l'attitude des Etats-Unis vis à vis de l'ONU et du droit international en général. Il s'est en outre interrogé sur la possibilité de faire appel à une opposition irakienne en exil en cas de changement de régime. Il a demandé des précisions sur la composition de la future mission d'inspection et s'est enfin enquis de la possibilité d'initiatives européennes sur ce dossier.

M. Robert Del Picchia a souhaité savoir si les inspecteurs sélectionnés par l'AIEA pourraient être récusés par l'Irak comme cela s'était produit dans le passé.

M. Pierre Mauroy a affirmé que le droit international ne devait en aucun cas être mis en cause et qu'il était inacceptable que les Etats-Unis tiennent un tel discours de provocation à l'encontre de la Communauté internationale. Il a estimé que la France avait une responsabilité forte à assumer et qu'elle devait s'appuyer autant que faire se peut sur un rassemblement européen.

M. Claude Estier a déclaré partager la position exprimée par le ministre des affaires étrangères et s'est interrogé sur la réalité du soutien de la Chine et de la Russie à la position française.

Mme Hélène Luc a estimé inquiétant et inacceptable que les Etats-Unis envisagent d'outrepasser les décisions de l'ONU et remettent en cause les règles de sécurité collective ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques. Elle s'est déclarée en accord avec les positions défendues par le président de la République et le gouvernement.

M. Michel Pelchat a estimé qu'aucune relève politique n'existait en Irak et qu'une intervention provoquerait une déstabilisation de la région. Il s'est inquiété de l'avancement des préparatifs militaires américains et des réactions de la Communauté internationale à une telle opération qu'il estimait certaine.

Mme Danielle Bidard-Reydet s'est interrogée sur les buts réels des Etats-Unis dans la crise qui les oppose à l'Irak.

M. Jean-Guy Branger a souhaité avoir des précisions sur la position de l'Arabie saoudite.

M. Dominique de Villepin a alors apporté les précisions suivantes :

- la stratégie américaine prend son origine dans les événements du 11 septembre qui ont provoqué une émotion considérable qui perdure aujourd'hui. Ils sont déterminés à mener la guerre contre le terrorisme et à lutter contre la nouvelle menace que constitue la prolifération des armes de destruction massive ;

- le concept d'action préventive va à l'encontre des règles établies par le droit international. Soucieuse de préserver le rôle central des Nations Unies, la France entend chercher l'appui d'autres membres permanents du Conseil de sécurité et plus généralement de la Communauté internationale. L'enjeu dépasse la seule question irakienne et met en cause l'ordre international futur. Il s'agit d'éviter une fracture non seulement entre les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux mais également entre l'Occident et le reste du monde. L'effet produit par une action unilatérale des Etats-Unis contre l'Irak aurait par ailleurs un impact durable sur les opinions arabes qu'il serait difficile d'effacer ;

- la commission d'inspection, dont la composition a été renouvelée, est composée de 63 inspecteurs permanents (huit de nos compatriotes y participent), s'y ajoutent 20 inspecteurs de l'AIEA ;

- le délai moyen envisagé par M. Blix est d'environ huit mois. Le Conseil de sécurité garde par ailleurs la possibilité, une fois le régime d'inspection en place, de réexaminer tous les 120 jours les sanctions contre l'Irak et éventuellement de les suspendre ;

- dans ce dossier, les Etats-Unis ont essentiellement des motivations de sécurité, celle-ci intégrant également l'enjeu énergétique. Leur attitude relève d'une vision d'un nouvel ordre mondial où ils assumeraient seuls la responsabilité de leur sécurité élargie aux dimensions du monde ;

- la France cherche le soutien des pays de l'Union européenne. Un accord existe sur la nécessité de passer, avant toute action, par le Conseil de sécurité et sur le refus de faire du changement de régime politique en Irak un objectif de la Communauté internationale.