Question de Mme BEAUDEAU Marie-Claude (Val-d'Oise - CRC) publiée le 21/01/2004

Mme Marie-Claude Beaudeau attire l'attention de M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie sur la pratique de la gestion du personnel mise en oeuvre par les directions de France Télécom. Elle lui indique que de nombreux témoignages recueillis par les syndicats, ainsi que différentes enquêtes locales, font état d'un développement important de la souffrance au travail à France Télécom, notamment d'une forte augmentation du stress. Elle lui signale aussi la croissance rapide, dramatique, traumatisante pour les collègues, pour l'instant constatée de façon empirique, de cas de suicides concernant des personnels de France Télécom. Elle lui fait remarquer que ces phénomènes coïncident avec le mouvement incessant depuis quelques années de restructurations internes, l'augmentation rapide de la fréquence des changements de postes et de mutations plus ou moins contraints, ainsi qu'avec l'utilisation systématique de nouveaux outils de " management " des ressources humaines, comme la multiplication des contrôles individualisés de productivité, des entretiens de motivation avec la hiérarchie, notamment pendant et après les arrêts maladie, ou la mise en place de nouveaux critères d'évaluation comme l'indice " de performance individuelle comparée ". Elle lui indique également que plusieurs organisations syndicales de cette entreprise en Loire-Atlantique ont découvert l'existence d'un système de fichage des agents, illégal et scandaleux, visant à collecter des données personnelles relatives notamment à leur état de santé, à leurs difficultés familiales ou à leurs sympathies syndicales. Elle lui fait enfin remarquer que toutes ces observations prennent place dans un contexte marqué par l'objectif affiché du président-directeur général de France Télécom de supprimer 22 000 emplois dont 8 000 en France dès 2004 et par l'adoption de la loi n° 2003-1365 du 31 décembre 2003 relative à France Télécom qui, en vue de rendre possible la privatisation, a levé une partie des garanties fondamentales attachées au statut de fonctionnaires d'Etat de la majorité des personnels. Aussi elle lui demande quelles dispositions il compte prendre pour que soit conduite une enquête sanitaire indépendante portant sur les 140 000 agents de France Télécom en France. Elle lui demande également quelles mesures il compte prendre pour auditer les pratiques de gestion du personnel à France Télécom notamment au regard du droit du travail, de la législation sur le harcèlement moral et de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 sur l'informatique et les libertés.

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Réponse du Ministère délégué au budget et à la réforme budgétaire publiée le 04/02/2004

Réponse apportée en séance publique le 03/02/2004

Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le ministre délégué, en déposant cette question, j'étais encore loin de me douter de l'ampleur et de la gravité de la crise sociale et sanitaire que connaît France Télécom. Depuis sa publication au Journal officiel et sur mon site Internet, ce sont deux cent cinquante-sept pages de témoignages émanant de syndicats, de délégués aux comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les CHSCT, d'agents de tous grades et de toute la France qui m'ont été adressées. Des personnels désespérés m'appellent pour relater des situations terribles de détresse.

Monsieur le ministre, tout indique que ce qui se passe à France Télécom en matière de gestion, de gâchis des ressources humaines est très grave.

Le degré de souffrance au travail croît dans des proportions inquiétantes depuis plusieurs années. Le malaise au travail se répand ; la consommation de médicaments explose ; la fatigue physique et mentale gagne, tout comme le découragement et la dépression. Le stress est général : c'est d'ailleurs ce que confirment les rapports annuels de la médecine de prévention.

En 2001, une enquête de l'Observatoire de la santé de la région Poitou-Charentes, réalisée à la demande du CHSCT régional, avait déjà révélé des chiffres significatifs : 40 % des agents souffraient d'insomnie, contre 20 % pour l'ensemble des salariés ; 22 % consommaient des somnifères, contre 11 % ; 77 % déclaraient être nerveux ou tendus au travail, contre 36 % ; 23 % indiquaient n'avoir plus goût à rien, contre 5 % ; 20 % signalaient se réveiller déprimés le matin et 10 % disaient avoir des idées noires...

On commence à additionner avec effroi et révolte les cas de suicides : trois en 2002 dans le Grand Lyon, trois depuis trois ans en Corse où un agent s'est ouvert les veines en pleine réunion, deux en Loire-Atlantique. A Paris, un cadre supérieur de l'unité de réseau de supervision s'est donné la mort il y a quinze jours ; peu de temps auparavant, on découvrait le corps d'un agent de la direction de Daumesnil dans la Seine.

Monsieur le ministre, je parle bien de révolte, car il est impossible de ne pas faire le lien entre ce constat et l'évolution des pratiques de gestion du personnel dans l'entreprise, notamment depuis le début de la privatisation en 1997.

La suppression de 20 000 emplois en France depuis cette date, l'accroissement de la charge de travail et la remise en cause de la qualité du service public ont vivement affecté les personnels. Surtout, le mouvement incessant de restructurations ne cesse de bouleverser leur travail et leur vie. Un quart d'entre eux auraient subi une mutation avec changement de résidence.

Parallèlement à cette politique de mobilité quasi contrainte et déstabilisante, les directions ont progressivement développé une gestion personnalisée des carrières. Prétendument fondée sur la recherche du plus fort rendement individuel, elle aboutit à la mise en concurrence des agents, à leur culpabilisation, et souvent à leur démoralisation. Les témoignages que j'ai reçus évoquent la multiplication des entretiens de « coaching », de « recadrage », de « remotivation », destinés à « mettre la pression ». La mise en place de l'indice de « performance individuelle comparée », le PIC, vise maintenant à stigmatiser ceux qui seraient les moins efficaces.

Les personnels sont invités à « se vendre » au sein même de l'entreprise sous peine de risques de sanctions, de se voir proposer des postes sous-qualifiés ou, parfois, un isolement. Un article du Figaro révélait récemment que 800 cadres étaient ainsi « mis au placard ».

Ces méthodes se doublent de dispositifs de contrôle criminalisant les arrêts maladie et donnant systématiquement lieu à des contre-visites médicales ; des « traqueurs d'économie » extérieurs surveillent tout coût de gestion superflu ; et je ne parle pas de la répression des activités syndicales.

Les syndicats viennent d'ailleurs de découvrir et de dénoncer l'existence de deux systèmes de fichage illégaux des personnels, à Nantes et à Toulouse, collectant des informations confidentielles sur la santé, la situation de famille et les sympathies syndicales des agents.

S'agit-il de la pointe émergée de l'iceberg ? La direction de France Télécom a-t-elle entrepris, comme me l'écrit un agent, d'« éliminer les plus faibles » au moment où son PDG se fixe l'objectif de supprimer 23 000 emplois, dont 8 800 en France, en 2004 ?

Monsieur le ministre, face à ce qui constitue plus que des présomptions de pratiques généralisées de management par le « stress », sinon de harcèlement moral, que comptez-vous faire ?

Envisagez-vous de réaliser rapidement une enquête exhaustive sur l'état de santé des 140 000 agents de France Télécom ? Quelles mesures allez-vous prendre à l'égard de la direction de France Télécom ? Vous l'avez compris, monsieur le ministre, c'est une question d'humanité. Mais il s'agit aussi de garantir l'avenir de ce fleuron de l'industrie nationale.

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Alain Lambert, ministre délégué au budget et à la réforme budgétaire. Madame le sénateur, je vous avais parlé de « présomptions ». Il nous faut, en effet, veiller à ne pas imputer aux seules conditions de travail les souffrances nouvelles que les grandes mutations de nos sociétés humaines peuvent engendrer.

Depuis près de quinze ans, France Télécom s'adapte avec succès aux bouleversements technologiques, réglementaires et concurrentiels du monde des télécommunications. Le Gouvernement est particulièrement attentif à ce que ces évolutions soient réalisées dans le plus grand respect des conditions de travail de l'ensemble des agents de France Télécom. C'est ainsi qu'il a veillé, par la loi du 31 décembre 2003, à préserver l'intégralité des garanties fondamentales qui sont attachées au statut des agents fonctionnaires de l'opérateur. Ces garanties resteront régies par les mêmes règles qu'aujourd'hui, quelles que soient les évolutions réglementaires ou capitalistiques de l'entreprise.

En outre, France Télécom continue, comme elle l'a toujours fait, à adapter ses ressources en privilégiant, notamment, la mobilité interne de ses personnels, alors que la plupart des grands opérateurs européens de télécommunications ont réagi à la crise de ce secteur en procédant à des plans massifs de licenciement. Cette politique a d'ailleurs été consolidée par un accord de groupe pour l'emploi et la gestion prévisionnelle des compétences, qui a été signé le 5 juin 2003 avec quatre organisations syndicales.

Ainsi, les 8 000 départs prévus cette année en France, selon les orientations annoncées récemment par l'entreprise, sont consécutifs à des départs en retraite et au dispositif de congé de fin de carrière, auxquels pourraient s'ajouter des départs liés à la mobilité vers les fonctions publiques. Sont prévues en France en 2004 1 400 embauches, ce qui constitue un doublement par rapport à 2003. Elles concernent majoritairement des jeunes.

S'agissant plus précisément des conditions de travail, le Gouvernement attache une importance particulière au respect des droits individuels des salariés. En l'espèce, la découverte en décembre 2003 d'un fichier informatique comportant des données personnelles dans l'un des établissements de France Télécom, celui de Nantes, appelle la plus ferme condamnation. Il m'a été confirmé qu'il s'agit d'un cas isolé, qui a immédiatement entraîné non seulement la destruction du document en cause, mais aussi l'ouverture d'une enquête interne et d'une procédure disciplinaire.

Un cas de suicide au travail a malheureusement été constaté l'année dernière. Je mesure naturellement la souffrance qu'il exprime. Pour autant, ce drame ne saurait être mis en parallèle avec les orientations générales de l'entreprise.

L'Etat, notamment en sa qualité d'actionnaire, restera - soyez-en sûre - particulièrement vigilant à ce que France Télécom poursuive sa politique active de concertation, d'association des représentants du personnel aux échelons local et national, et d'accompagnement de tous les agents dans les évolutions de l'organisation de l'entreprise.

M. le président. La parole est à Mme Marie-Claude Beaudeau.

Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre réponse, mais elle ne peut me satisfaire. En effet, vous n'annoncez aucun audit des pratiques de gestion du personnel à France Télécom ni aucune enquête sanitaire. De plus, vous tentez de justifier la gestion de l'entreprise par des impératifs de rentabilité dans un contexte concurrentiel. Or c'est précisément cette logique de privatisation qui a mis à mal l'entreprise et la menace plus que jamais. La gestion du personnel que j'ai dénoncée lui obéit. Loin de renforcer l'entreprise, et encore moins le service public, elle en sape les fondements.

Voici ce que je lis dans le rapport d'un médecin de prévention de France Télécom : « Le mouvement de mutation a conduit de nombreux agents à la "démotivation" (...). C'est le seul moyen pour eux de ne pas tomber malades (...). La démotivation est une véritable maladie pour l'entreprise, privée de ses compétences individuelles et encore pire des compétences collectives, car la démotivation enferme dans l'individualisme et casse les collectifs de travail. »

Il n'y a pas d'autre moyen pour comprendre, monsieur le ministre, ce véritable gâchis humain et économique, sinon par la marche forcenée vers la privatisation depuis presque dix ans.

Tout d'abord, afin de satisfaire les actionnaires et dégager des marges financières pour la politique de rachats externes, la direction de France Télécom a mis en place une course à la rentabilité à court terme aux dépens des conditions de travail et du service rendu.

Nous ne nions pas la nécessité de procéder à une adaptation, mais celle-ci ne peut avoir lieu au détriment de la santé des agents.

Monsieur le ministre, vous le savez bien, dans le plan TOP de redressement de France Télécom, 15 milliards d'euros d'économie doivent être réalisées par « l'amélioration de sa performance opérationnelle ».

Enfin, pour mener à bien la privatisation totale, le P-DG et le Gouvernement doivent lever l'obstacle que constitue la présence de 106 000 fonctionnaires sur 140 000 salariés en France. C'est pourquoi vous avez fait adopter la loi du 31 décembre dernier perrmettant, en toute inconstitutionnalité, la privatisation, moyennant des dispositions qui menacent, à terme, les garanties fondamentales attachées au statut de fonctionnaire d'Etat des agents.

C'est dans ce cadre qu'il faut replacer les pratiques de gestion des ressources humaines à France Télécom. Les organisations syndicales ont bien l'intention de ne plus laisser faire. Un mouvement de grève à Ajaccio a mis en échec l'établissement d'un système de calcul de la performance individuelle comparée. D'ailleurs, sur le plan national, les organisations syndicales s'efforcent de recenser elles-mêmes les pratiques et les dérives des directions de France Télécom.

Pour ma part, afin de contribuer à atteindre cet objectif, j'ouvrirai, dans les jours qui viennent, un dossier sur mon site Internet pour rendre publics les témoignages qui me seront parvenus.

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