MME ARLETTE HEYMANN-DOAT,
VICE-PRÉSIDENTE DE LA LIGUE
DES DROITS DE L'HOMME
ET MME DOMINIQUE NOGUERES,
PRÉSIDENTE DE LA FÉDÉRATION DE PARIS
ET MEMBRE DU COMITÉ CENTRAL
DE LA LIGUE DES DROITS DE L'HOMME
JEUDI 23 AVRIL 1998

M. MASSON, président.- Mes chers collègues, la séance est reprise. Nous accueillons maintenant Mmes Arlette Heymann-Doat, vice-présidente de la Ligue des droits de l'homme et Dominique Noguères, présidente de la fédération de Paris et membre du comité central de la Ligue des droits de l'homme.

Nous devons vous entendre sous la foi du serment.

(M. le Président donne lecture des dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 ; Mmes Arlette Heymann-Doat et Dominique Noguères prêtent serment).

M. LE PRÉSIDENT.- Nous allons maintenant procéder à votre audition. La parole est à M. le rapporteur.

M. BALARELLO, rapporteur.- Je vous rappelle, mesdames, que la commission sénatoriale a été constituée pour enquêter sur l'application de la circulaire du 24 juin 1997. Je vais donc, à ce sujet, vous poser une série de questions concernant, tout d'abord, la constitution des dossiers, puis, l'aide à la réinsertion dans le pays d'origine, enfin, l'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière.

S'agissant de l'aide pour la constitution des dossiers, les préfectures ont-elles pris l'initiative de vous apporter des informations spécifiques sur la procédure de régularisation, sur les critères fixés par la circulaire et sur les preuves admises ?

Mme NOGUERES.- Nous n'avons pas été consultés spécifiquement sur les procédures qui allaient être mises en place pour l'élaboration et l'exécution de cette circulaire. En revanche, nous avons été régulièrement informés des instructions données par le ministère de l'intérieur sur la procédure de régularisation.

M. LE RAPPORTEUR.- Les préfectures ont-elles informé les demandeurs sur l'aide susceptible de leur être apportée par les associations ?

Mme NOGUERES.- Je serai prudente dans ma réponse, car je ne dispose pas de tous les éléments, mais je ne pense pas que les préfectures ont informé les personnes qui sont allées déposer leur dossier sur l'aide susceptible de leur être apportée par les associations.

M. LE RAPPORTEUR.- Avez-vous été sollicités par des étrangers en vue de la constitution de leur dossier ?

Mme NOGUERES.- Tout à fait, nous avons aidé un certain nombre de personnes à préparer leur dossier. Sur Paris - bien entendu, nous avons des sections dans tous les départements -, la Ligue des droits de l'homme est organisée par sections ; chaque section a dû gérer, en moyenne, 40 à 50 dossiers. Les sections régionales les plus sollicitées ont été celles de la région parisienne, de la région PACA, de la région Lyonnaise et de la région du Nord.

M. LE RAPPORTEUR.- Avez-vous accepté d'aider tous les étrangers ou simplement ceux qui répondaient aux critères de la circulaire ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Certaines associations, telles que France terre d'asile, se sont occupées uniquement des demandeurs d'asile. Notre association, n'ayant pas une vocation spécifique, a choisi d'aider essentiellement les étrangers susceptibles de remplir les conditions fixées par la circulaire.

M. LE RAPPORTEUR.- Votre association a-t-elle été admise à participer aux entretiens pour lesquels les demandeurs avaient été convoqués ?

Mme NOGUERES.- L'association, notamment en province, a, en effet, fréquemment accompagné les personnes intéressées lors du dépôt de leur dossier - et à l'entretien auquel celles-ci avaient été convoquées - dans les services préfectoraux. Cela a été très bien accepté par les autorités préfectorales.

M. LE RAPPORTEUR.- Certains demandeurs se sont-ils fait domicilier à une adresse de votre association ?

Mme NOGUERES.- Aucun. Nous avons toujours refusé de le faire.

M. LE RAPPORTEUR.- Les préfectures ont-elle pris en compte vos observations concernant certains dossiers ?

Mme NOGUERES.- Je ne voudrais pas vous faire une réponse de Normand, mais tout dépend des préfectures et si l'on se trouve à Paris ou en province. Il est incontestable que les sections des villes de province sont en collaboration plus étroite avec les préfectures, car elles connaissent, en général, le préfet ou les services en question. Leurs observations sont donc davantage prises en compte qu'à Paris.

M. LE RAPPORTEUR.- S'agissant de l'aide à la réinsertion dans le pays d'origine, votre association a-t-elle été associée au processus mis en place pour l'aide au retour des étrangers à qui la régularisation a été refusée ?

Mme NOGUERES.- Personne, à ma connaissance, ne s'est présenté dans les permanences de l'association pour constituer un dossier de demande d'aide au retour.

M. LE RAPPORTEUR.- J'aborderai, enfin, la question de l'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière.

Pensez-vous que les étrangers non régularisés doivent être éloignés du territoire ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Comme nous vous l'avons dit tout à l'heure, nous avons essentiellement aidé les étrangers susceptibles de remplir les conditions fixées par la circulaire ; par conséquent, selon nous, la plupart des personnes concernées - bien entendu, il y a pu avoir des erreurs - devraient être régularisées et la question de l'éloignement du territoire ne devrait pas se poser. Nous sommes, en effet, non pas dans un processus d'éloignement, mais de régularisation. Nous ne pouvons donc pas vous dire que nous sommes favorables à l'éloignement de ces personnes.

M. LE RAPPORTEUR.- Autrement dit, vous êtes partisans de régulariser tout le monde.

Mme HEYMANN-DOAT.- Nous sommes favorables à la régularisation, non pas de tous les étrangers vivant en France, mais de ceux - ils sont environ 150 000 - qui ont déposé un dossier et qui, a priori , répondent aux critères fixés par la circulaire.

M. LE PRÉSIDENT. Pourquoi ces 150 000 personnes n'ont-elles pas toutes été régularisées ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Les autorités préfectorales ayant interprété la circulaire de différentes manières, il y a eu, incontestablement, une inégalité dans le traitement des dossiers.

M. LE PRÉSIDENT.- Les préfectures semblent pourtant tendre vers le même taux de régularisation, proche de 50 %, et la commission d'enquête, lors de ses déplacements, n'a pas eu le sentiment qu'il existait de fortes disparités entre les préfectures.

Mme NOGUERES.- La rédaction de la circulaire du 24 juin 1997 peut donner lieu à des interprétations diverses. Je prendrai l'exemple de la catégorie des étrangers qui pose, actuellement, le plus de problèmes, à savoir l'étranger célibataire pour lequel on impose sept ans de présence en France, dont six mois en situation régulière, des conditions de ressources et le paiement de ses obligations fiscales ; cette exigence de période de situation régulière est appréciée de manière différente selon les préfectures.

Par ailleurs, certaines préfectures ont accepté de considérer comme étant un titre de séjour une succession de récépissés de l'OFPRA, pour ceux qui avaient demandé l'asile, alors que d'autres ont refusé.

S'agissant du respect des obligations fiscales et des conditions de ressources, certaines préfectures vont exiger des justifications pour toutes les années passées en France, d'autres ne les demanderont que pour quelques années.

A la lecture de la circulaire, j'avais pensé que la régularisation allait s'opérer sur le fondement d'un faisceau d'indices permettant à l'administration d'évaluer l'intégration dans la société française de la personne concernée. Or tel n'est pas le cas.

Par ailleurs, et je le regrette vivement, car cela pose un problème de fond important, certaines personnes pourtant présentes en France depuis 10 ou 12 ans se voient refuser la régularisation au motif qu'elles ne peuvent pas apporter la preuve d'une durée minimale de séjour de 7 ans ou du respect de leurs obligations fiscales sur la totalité des années passées en France. Je rappellerai, à ce sujet, qu'au départ, la circulaire ne précisait pas la durée pour laquelle le demandeur devait justifier d'une situation régulière. Ce n'est que plus tard que cette durée a été fixée à 6 mois.

M. LE RAPPORTEUR.- Raisonnons en juriste ; la phrase importante est la suivante : "D'autres éléments seront pris en compte pour apprécier l'insertion dans la société française." C'est la raison pour laquelle il est exigé des conditions de ressources issues d'une activité régulière, de domicile et le respect des obligations fiscales.

Mme NOGUERES.- Je suis tout à fait d'accord. Mais en général, au bout de 7 ou 10 ans de présence, l'on peut considérer le demandeur comme étant inséré dans la société française.

M. LE RAPPORTEUR.- Vous savez, certains étrangers vivent dans des ghettos, dans la clandestinité et ne se sont jamais intégrés.

J'en viens à ma dernière question : comment percevez-vous l'incitation faite aux passagers de vols réguliers à manifester leur hostilité à l'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Une incitation ? Certains passagers qui ont manifesté leur désaccord n'étaient pas des Français.

M. LE RAPPORTEUR.- Certaines associations ont incité à manifester, puisque des tracts ont circulé.

Mme HEYMANN-DOAT.- Je vous crois volontiers, mais d'autres passagers ont pu, spontanément, réagir devant des personnes bâillonnées avec du scotch.

M. LE RAPPORTEUR.- Qu'entendez-vous par "bâillonnées", car nous avons posé la question ce matin au responsable de la police. Il faut être clair, les personnes reconduites ont été, quelquefois menottées, mais jamais bâillonnées.

Mme HEYMANN-DOAT.- J'ai du mal à répondre à votre question portant sur l'incitation faite aux passagers à manifester leur hostilité, car nous n'étions pas présents.

Mme NOGUERES.- Il est vrai que nous n'y étions pas, cependant je comprends tout à fait la réaction de certains passagers qui s'affirment choqués de voir des personnes ligotées sur un siège d'avion à leurs côtés - ne serait-ce que pour des raisons bassement matérielles de sécurité -, puisque cela m'aurait également choquée ; je pense même que je serais allée voir le commandement de bord pour obtenir des explications. Ces passagers ont donc eu un comportement digne face à ces pratiques inacceptables.

M. LE RAPPORTEUR.- Quelles solutions préconisez-vous pour lutter contre l'immigration clandestine ?

Mme HEYMANNE-DOAT.- Nous sommes contre une ouverture totale des frontières. Nous sommes favorables non pas à la liberté d'installation, mais à la liberté de circulation. Et je ne crois pas que cette liberté de circulation incitera la terre entière à venir s'installer en France - l'exil est difficile à vivre pour tout le monde. L'invasion de la France du fait de l'instauration d'une politique plus humaine est de l'ordre du fantasme et ne correspond en rien à la réalité migratoire.

Au contraire, je crois que si cette liberté de circulation est facilitée, les étrangers ne resteront pas en France ; la situation actuelle oblige les personnes de nationalité étrangère à s'installer en France de peur de ne pouvoir y revenir après un retour dans leur pays d'origine.

M. LE RAPPORTEUR.- Cette solution est-elle valable pour les Kurdes, par exemple ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Le problème kurde est différent, puisqu'il pose la question du droit d'asile.

M. LE PRÉSIDENT. Ces personnes ne demandent pas l'asile.

Mme HEYMANN-DOAT.- Si, beaucoup l'ont demandé. Et lorsqu'on sait ce qu'il se passe en Turquie, on peut les comprendre.

M. LE RAPPORTEUR.- Mais lorsqu'il en arrive 700 sur la frontière franco-italienne, que devons-nous faire ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Il s'agit là d'un problème qui doit être examiné au niveau européen. Les conventions de Schengen et de Dublin ont mis en place, pour ce type de problème, une concertation.

M. LE PRÉSIDENT.- Certes, mais que fait M. Balarello, en tant que maire, quand 700 Kurdes se présentent à la frontière ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Ils ne veulent pas s'installer dans votre commune ?

M. LE RAPPORTEUR.- Les Italiens, qui ont reçu les premiers ces personnes, ont refusé de traiter le problème. Elles se présentent donc, une fois remises en liberté, à la frontière franco-italienne ; qu'en faisons-nous ?

Mme HEYMANN-DOAT.- Je ne crois pas qu'une telle question puisse se régler au plan national, et encore moins au plan municipal.

M. LE RAPPORTEUR.- Il faut pourtant bien les éloigner.

Mme HEYMANN-DOAT.- Il existe une réponse transitoire qui est la zone d'attente.

M. LE PRÉSIDENT.- La zone d'attente est réservée à ceux qui arrivent en avion.

Mme HEYMANN-DOAT.- Pas du tout, il existe des zones d'attente près des gares et des ports.

M. LE PRÉSIDENT. Les zones d'attente sont réservées aux personnes qui entrent sur le territoire français en provenance d'un pays qui ne fait pas partie de l'espace Schengen. Ce qui n'est pas le cas de ces Kurdes qui viennent d'Italie.

M. LE RAPPORTEUR.- Je vais vous exposer mon opinion. S'agissant du problème de l'immigration, il conviendrait de parvenir à un consensus entre tous les pays européens, je dirais même entre tous les partis politiques raisonnables européens.

Je suis comme vous, je comprends tout à fait, et cela me fait de la peine, qu'une grande majorité de ces personnes immigre pour des raisons économiques ou politiques. A leur place, nous ferions certainement tous la même chose. Cela étant dit, si nous ne contrôlons pas le flux migratoire, nous allons assister à de sérieux bouleversements dans notre pays.

Mme NOGUERES.- Les Kurdes qui se présentent actuellement à la frontière ont-ils précisé s'ils souhaitaient s'installer ou simplement passer ?

M. LE RAPPORTEUR.- Nous pensons qu'ils souhaitent se rendre en Allemagne.

Mme NOGUERES.- Donc, en principe, ils transitent.

M. LE RAPPORTEUR.- Tout à fait, mais l'Allemagne les acceptera-t-elle ?

A ce sujet, je vous signale que l'Italie vient de se doter d'une loi relative à l'immigration beaucoup plus restrictive qu'auparavant.

Mme HEYMANN-DOAT.- Cette question de l'immigration doit être réglée au niveau européen. Cependant, il doit s'agir d'une politique non pas négative, mais qui prenne en compte, d'une part, le respect de la dignité des personnes et la liberté de circulation, et, d'autre part, l'intérêt de la France et des autres pays européens qui ne peuvent pas vivre en vase clos.

Mme NOGUERES.- Je voudrais revenir sur le problème de la loi italienne qui est, en effet, assez restrictive, pour souligner le fait que cette loi intervient après une régularisation importante d'étrangers en situation irrégulière qui a permis de régler la plupart des situations. Je regrette que la France n'ait pas procédé, de manière similaire - avec cette circulaire -, à une régularisation massive, avant le vote de la nouvelle loi relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France

M. LE PRÉSIDENT.- Mesdames, je vous remercie.