B. LES PRESSIONS DE LA GRANDE DISTRIBUTION

1. La pesée sur les marges

L'innovation dans le domaine alimentaire a toujours reposé sur une équation économique présupposant une quasi constance des prix. Celle-ci est voulue par le consommateur ; elle est mise en oeuvre par l'intermédiation de la grande distribution.

Elle s'incarne d'abord dans des pratiques directes de négociation au sein desquelles même les plus grands industriels de l'agroalimentaire sont confrontés à un oligopsone de plus en plus réduit puisqu'il n'existe plus que trois grandes centrales d'achat en France.

A elles seules ces centrales représentent une puissance d'achat de l'ordre de 140 milliards d'euros en 2002 - dont la plus grande partie est consacrée au secteur alimentaire.

Elle se traduit également par des pratiques indirectes comme les marges arrières qui tendent à s'accroître ou les contributions de référencement. Par exemple, pour le lancement d'un nouveau produit, un des grands industriels entendus a évalué à un million d'euros ce coût pour l'ensemble des chaînes de distribution françaises 10 ( * ) . La distribution impose l'externalisation des dépenses de marketing liées à l'innovation. On exigera, par exemple, pour référencer un nouveau produit, que les industriels engagent des campagnes de publicité nationales de l'ordre de plusieurs centaines de milliers d'euros.

L'ensemble de ces mécanismes de pesée sur les marges a eu des effets positifs pour le consommateur et obligé le secteur à des progrès de productivité de l'ordre de 3 à 4 % par an.

2. Les procédés indirects

Le lancement, il y a une vingtaine d'années, des produits dits « libres » a inauguré l'ère des produits distributeurs.

En tant que telle, cette concurrence - qui a également profité au consommateur - n'est pas en soit condamnable, même si le fait qu'elle procède d'un acteur du marché qui régule les prix peut susciter certaines interrogations.

Mais elle a un double effet pervers sur l'innovation dans le secteur.

D'une part, elle s'attaque surtout aux produits de marque et donc menace les principales zones de valeur ajoutée - et donc d'éventuels réemplois en recherche-développement.

D'autre part, elle s'applique à un secteur où la protection industrielle est très difficile : il est illusoire de vouloir breveter une salade composée d'aliments divers, un tour de main industriel ou même un progrès dans l'utilisation de la technologie des procédés.

Même dans des secteurs comme celui des probiotiques, où il existe une base de recherche scientifique et technologique au produit final, la richesse de la matière vivante que constituent les bactéries fait que sitôt un probiotique breveté il est très facile d'en trouver et d'en breveter un autre.

3. La faiblesse des dépenses de recherche-développement dans le secteur

L'intangibilité du produit final, le caractère limité par essence du marché et les pressions directes ou indirectes de la distribution font que l' innovation dans l'agroalimentaire conjugue des risques qui peuvent la rendre très aléatoire .

L'héritage d'une démarche de modification de l'offre qui s'est faite sans véritable rupture scientifique et la confluence des contraintes et des freins à l'innovation conduisent à un pourcentage très faible du chiffre d'affaires consacré à la recherche-développement.

Au regard de l'industrie pharmaceutique (15 à 20 %), de la microélectronique (15 %) ou même de la cosmétique (5 %), l' industrie agroalimentaire ne consacre qu'un pourcentage très faible (de 0,5 à 1,5 %) de son chiffre d'affaires à la recherche et au développement .

Les grands ingrédientistes, ceux qui fabriquent les produits alimentaires intermédiaires, domaine dans lequel les zones de valeur ajoutée potentielle sont plus importantes, portent ce pourcentage jusqu'à 4 %.

Il va de soi que les PME, qui sont très nombreuses dans ce secteur en France, consacrent une part encore plus faible de leur chiffre d'affaires à la recherche et au développement, quand elles le font.

Cette modicité de la recherche-développement dans le secteur - qui est partagée à l'échelle mondiale - ne l'a, jusqu'ici, pas empêché de diversifier son offre de produit et de satisfaire les consommateurs. On peut s'interroger sur la pertinence de ce modèle, à l'heure où les progrès importants de la science et de la technologie permettent d'envisager une amélioration de la qualité et de la sûreté de l'alimentation ( cf. Deuxième partie ).

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En définitive, le bouleversement tranquille de l'offre d'aliments et l'évolution du comportement alimentaire que les modifications socioculturelles du dernier demi-siècle ont engendrés a d'abord reposé sur un effort constant et renouvelé de productivité dont on ne doit pas oublier qu'il a été plus spectaculaire en amont de la filière, sur la production agricole - grâce à l'apport de la profession et aux recherches agronomiques menées alors.

Mais la recherche effrénée des gains de productivité a abouti à des excès qui se sont traduits par les crises de sécurité des années 1990, qui ont altéré le lien de confiance qui existait entre les consommateurs et leur alimentation.

* 10 Le dirigeant d'une grosse PME entendu a été contraint par ce type d'exigence à renoncer à plusieurs innovations, faute de moyens suffisants.