SUSPENSION DES POURSUITES ENGAGÉES
CONTRE UN SÉNATEUR

Adoption des conclusions
du rapport d'une commission

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 83, 1997-1998) de M. Patrice Gélard, fait au nom de la commission prévue par l'article 105 du règlement, sur la proposition de résolution (n° 15, 1997-1998) de M. Michel Charasse tendant à requérir la suspension des poursuites engagées contre M. Michel Charasse, sénateur du Puy-de-Dôme.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Patrice Gélard, rapporteur de la commission ad hoc. Monsieur le président, mes chers collègues, comme chacun sait, les parlementaires sont des citoyens comme les autres et n'ont, face à la justice, aucun privilège ou aucun avantage spécifique. Tout au plus ont-ils des garanties qui sont indispensables à l'exercice de leur mandat. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que ces garanties, que l'on appelle les immunités parlementaires, ont été réduites au strict minimum par la révision constitutionnelle du 4 août 1995 et que nous sommes sans doute le pays d'Europe où les parlementaires sont les plus proches de leurs concitoyens.
Que dire de la révision constitutionnelle du 4 août 1995 ?
Le nouvel article 26 de la Constitution dispose tout simplement, dans son alinéa 2, qu'il ne peut pas y avoir d'arrestation ou de mesure privative de liberté sans l'autorisation du bureau de l'assemblée, hormis le cas de flagrant délit ou de condamnation définitive.
Dans son alinéa 3, ce même article autorise la suspension des poursuites pour la seule durée de la session.
Il ne faut pas oublier l'esprit de la révision de 1995 : les poursuites peuvent être engagées sans aucune intervention, que le Parlement soit en session ou non. On a donc réduit considérablement le champ de l'immunité parlementaire.
Pendant les vingt dernières années, le Sénat a dû examiner à huit reprises des demandes de suspension des poursuites. Il s'en est dégagé une jurisprudence solide et indiscutable, qu'ont développée mes prédécesseurs M. Charles de Cuttoli, le regretté Marcel Rudloff et M. Charles Jolibois.
Pour, la première fois aujourd'hui, nous avons à appliquer l'article 26, alinéa 3, de la Constitution dans sa nouvelle rédaction.
Rappelons pourquoi nous sommes réunis.
Nous avons été saisis d'une proposition de résolution de M. Charasse qui, en application de l'article 105 du règlement de notre Haute Assemblée, a abouti à la constitution d'une commission ad hoc, dont les membres ont été désignés le mardi 28 octobre 1997. M. Larché en a été élu président, M. Dreyfus-Schmidt vice-président, M. Blaizot secrétaire et moi-même rapporteur.
Le rapport a été présenté devant la commission le 19 novembre, dans les délais prévus par l'article 105 susvisé.
Voilà pour le déroulement de la procédure devant notre Haute Assemblée. Aujourd'hui, nous avons à discuter de ce rapport.
Les faits ont été relatés dans mon rapport écrit et dans la résolution de M. Charasse. Rappelons seulement que, convoqué par un juge d'instruction, notre collègue M. Charasse a refusé une première fois de témoigner sur les instructions ministérielles données à l'administration fiscale « pour traiter les anomalies liées à des financements politiques ». Rappelons également que le procureur général a sollicité du bureau du Sénat qu'il autorise, en application de l'article 26, alinéa 2, de la Constitution, la comparution forcée de M. Charasse, comme le prévoit l'article 109 du code de procédure pénale ; que le bureau du Sénat a refusé d'accéder à cette demande le 23 avril 1997 ; que le juge a adressé une nouvelle citation à comparaître le 15 mai 1997 pour le 19 juin 1997 - vous vous rappelez sans doute que c'était le jour de la déclaration de politique générale du nouveau Premier ministre, mais il est vrai que le juge d'instruction ne pouvait pas savoir que, ce jour-là, aurait lieu cette déclaration de politique générale et que Michel Charasse a refusé à nouveau de comparaître devant elle ; que le juge, enfin, a condamné M. Charasse, le 10 septembre 1997, à une amende de 10 000 francs, condamnation dont celui-ci a fait appel.
Il ne m'appartient pas, en tant que rapporteur, d'examiner la régularité de la condamnation prononcée par le juge d'instruction. Il ne m'appartient pas non plus d'examiner le fait que M. Charasse ait été convoqué comme témoin en sa qualité d'ancien ministre. Les immunités parlementaires ne visent pas les anciens ministres ou les anciens membres du Conseil constitutionnel, elles ne visent que les parlementaires.
Même si l'on peut estimer que le code de procédure pénale laisse quelque peu à désirer en ce qui concerne les garanties qu'il faudrait apporter aux anciens ministres lorsqu'ils sont appelés à témoigner, aujourd'hui, nous avons seulement à statuer en application de l'article 26, alinéa 3, de la Constitution, qui autorise notre assemblée à suspendre des poursuites pour la durée de la session, contrairement à la pratique antérieure selon laquelle la suspension des poursuites pouvait aller jusqu'à la fin du mandat.
Une première question se pose à nous : y a-t-il ou non poursuite, en l'espèce ? La réponse est claire, elle est même évidente : il y a, bien entendu, poursuite, puisqu'il faut entendre par poursuite toute procédure en cours susceptible de conduire au prononcé d'une condamnation. Or, une amende est une condamnation. Il y a donc poursuite tant que cette amende est susceptible de recours. Par conséquent, nous sommes bien en face d'une poursuite, il n'y a pas lieu d'insister plus longuement sur ce point.
Un problème pouvait se poser car, si l'alinéa 2 de l'article 26 n'évoque que les poursuites criminelles et correctionnelles, l'alinéa 3 de ce même article mentionne simplement les poursuites. On pouvait donc se demander, du fait que l'amende de 10 000 francs est une contravention, si les poursuites contraventionnelles étaient elles aussi concernées par l'alinéa 3. La réponse est simple, là encore : le Constituant, dans sa sagesse, a séparé l'alinéa 2 de l'alinéa 3 ; or, s'il avait voulu limiter aux seules poursuites délictuelles et criminelles la suspension, il l'aurait indiqué dans l'alinéa 3, qui est totalement distinct de l'alinéa 2.
Donc, en l'espèce, l'article 26, alinéa 3, s'applique parfaitement au cas qui nous est aujourd'hui soumis.
Compte tenu de ce que je viens de dire, c'est-à-dire du fait que l'article 26, alinéa 3, s'applique, le Sénat doit-il donner aujourd'hui satisfaction à M. Charasse ?
Sur ce point, le mieux est de se référer une fois de plus aux bons auteurs, que ce soit MM. Charles Jolibois et Charles de Cuttoli ou, dès le xixe siècle, Eugène Pierre. Tous ont mis en lumière le fait qu'il faut sauvegarder l'indépendance des parlementaires tout en maintenant l'égalité de tous les citoyens devant la loi.
Il ne s'agit pas de faire des exclusions ou des immunités anormales. Tout parlementaire doit, comme tout citoyen, répondre devant la loi, mais il bénéficie de garanties pour lui permettre l'exercice normal de son mandat. En d'autres termes, il faut concilier la protection des parlementaires avec les exigences de la justice.
Mais, attention ! il ne s'agit en l'espèce que d'une suspension pendant la seule durée de la session et non pas d'un arrêt des poursuites, comme certains pourraient le croire. Il s'agit simplement de permettre à un parlementaire d'exercer en toute sérénité son mandat pendant la période de la session et de ne pas être convoqué à tout bout de champ.
A ce sujet, je ferai une remarque : on pourrait envisager l'hypothèse où une série de juges d'instruction décident en même temps de convoquer trois cents ou quatre cents parlementaires. Le Parlement serait, dès lors, dans l'impossibilité de fonctionner. On pourrait envisager des convocations à tout bout de champ simplement parce que c'est dans l'air du temps et parce que, naturellement, un parlementaire est plus une cible qu'un citoyen normal.
Non ! nous devons faire en sorte de maintenir la sérénité de nos débats, la sérénité de notre mandat.
Si M. Charasse avait été témoin d'un meurtre dans son bureau quand il était ministre, il est bien évident que nous ne serions pas allés dans le sens que je vais vous proposer. (M. Charasse opine.) S'il avait été au volant d'un véhicule en état d'ivresse et qu'il avait pris la fuite, là encore, il est bien évident que nous ne lui aurions pas donné satisfaction. (M. Charasse opine à nouveau.) M. Charles Pasqua. Certes !
M. Patrice Gélard, rapporteur. En l'espèce, nous sommes confrontés à ce qui semble être, en réalité, un harcèlement envers un parlementaire.
Or, dans la tradition de la République, selon Eugène Pierre : « Un sénateur ou un député, cité comme témoin, au cours d'une session, peut s'abstenir de comparaître en excipiant de sa qualité, il est d'usage que les excuses fondées sur la nécessité de ne pas abandonner les travaux parlementaires soient agréées par la cour ou par le tribunal. »
Par ailleurs, notre collègue M. Charles Jolibois écrivait, dans son rapport n° 176 du 20 décembre 1994 : « Il convient absolument d'empêcher, le cas échéant, que l'exercice de la fonction parlementaire ne soit entravé par des poursuites abusives ou intempestives ayant pour objet ou pour conséquence d'interdire aux élus de la nation de participer aux travaux de leur assemblée et d'accomplir, en toute liberté et en toute sérénité, les actes inhérents à leur mandat. »
Voilà les raisons pour lesquelles, en l'espèce, je vous demande, mes chers collègues, de donner satisfaction à M. Michel Charasse et d'adopter sa résolution.
Ainsi, la justice sera respectée : le 1er juillet prochain, le juge d'instruction pourra, en toute liberté, convoquer M. Charasse mais, pendant cette période qui débute maintenant et qui durera jusqu'au mois de juin, notre collègue pourra exercer son mandat en toute sérénité. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, mes chers collègues, depuis la mise en accusation des Girondins par laquelle la Convention s'est déshonorée, il faut bien le dire, on sait quelle importance revêt la question de l'immunité parlementaire dans une démocratie digne de ce nom. C'est là un principe sur lequel on ne saurait transiger.
Encore faut-il que l'application qui en est demandée corresponde réellement au texte applicable, en l'occurrence à l'article 26 de la Constitution - rappelé par le rapporteur - dans sa lettre et dans son esprit. A défaut, l'assemblée qui croirait rendre service à l'un des siens en le préservant d'une « simple poursuite » courrait grand risque de ne pas se grandir et de paraître abuser de ses prérogatives pour une protection au demeurant quelque peu illusoire, puisqu'elle ne dure que l'espace d'une session.
Quelle est, à cet égard, la question qui nous est posée ? Il semble - c'est ce que j'ai de plus important à vous dire - qu'une grave confusion ait été introduite dans ce débat lors des délibérations de la commission ad hoc, confusion dont je dis à regret qu'elle se retrouve dans le rapport écrit de notre excellent collègue M. Gélard, et plus encore dans son rapport oral. En rapporteur fidèle, il a sans doute cru devoir rendre compte de tous les arguments présentés, y compris de ceux qui, selon moi, sont sans rapport avec la question posée.
Essayons donc de préciser cette question en retenant ce qu'elle est et en écartant ce qu'elle n'est pas.
La question est de savoir si la poursuite dont il s'agit - et, sur ce point, je rejoins le rapporteur - « peut occasionner une gêne à un sénateur indépendamment de sa qualité d'ancien membre du Gouvernement » : je reprends les termes du rapport écrit.
Mais de quelle poursuite s'agit-il ? C'est ici que la confusion s'introduit.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Qu'elle s'introduit dans votre esprit !
M. Pierre Fauchon. Je ne suis pas sûr, cher ami, qu'elle soit dans mon esprit ! Dans mon esprit, en effet, il convient de distinguer, car si l'on ne distingue pas, on confond, et je ne suis pas partisan de la confusion dans un tel débat.
Le rapporteur, à la page 7 de son rapport, explique que la poursuite consiste dans la procédure engagée par le juge d'instruction a l'encontre de notre collègue pour refus réitéré de répondre à sa convocation. Sur le fondement de l'article 109 du code pénal, ce refus a abouti à la condamnation, prononcée par le même juge d'instruction, le 10 septembre 1997, à 10 000 francs d'amende, décision dont notre collègue a fait appel et qui est donc en instance devant la chambre d'accusation, juridiction d'appel désignée par le même article.
Puisqu'il s'agit de suspendre quelque chose en cours et non quelque chose qui s'est produit dans un temps lointain, c'est proprement cette situation d'appel en cours et le risque pour notre excellent collègue de voir cette affaire évoquée devant la chambre d'accusation pour ce motif qui constitue la « poursuite » qu'il vous est demandé de suspendre.
Avant d'aborder le fond, dissipons la confusion - et c'est bien de confusion qu'il faut parler - à laquelle j'ai fait allusion et qui consiste à étendre la notion de « poursuite » à l'ensemble des actes pour lesquels le juge d'instruction a souhaité obtenir la déposition de notre collègue en qualité de témoin dans une affaire pour laquelle ces actes d'instruction sont en réalité des actes ordinaires qui ne constituent en rien la « poursuite » dont nous parlons, pour la simple raison que cette instruction ne constitue pas une « poursuite » à l'égard de notre collègue.
Ces convocations n'ont donc rien à voir avec la poursuite. La poursuite commence au moment de la condamnation pour laquelle notre collègue a fait appel.
Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là - notamment, j'ai le regret de le dire, dans le rapport - ce n'est donc pas la convocation de notre collègue, ni le risque de nouvelles convocations comme cela vient d'être affirmé à la tribune, devant un juge d'instruction qui constitue la poursuite qu'il convient d'interrompre. Elle est seulement la « cause » de cette poursuite et non l'un de ses éléments constitutifs.
Aussi bien notre collègue ne nous a-t-il pas saisis d'une demande de « suspension » des convocations du juge. Il l'eût fait au début de l'année dernière, quand il a été convoqué. Or, actuellement, il n'est pas sous le coup d'une convocation, que je sache ! Il ne pouvait d'ailleurs pas nous saisir d'une telle demande, puisque de telles convocations, fussent-elles adressées à un ancien ministre et quelle que soit la nature des questions susceptibles de lui être posées - même si, on les considère comme tout à fait choquantes et abusives, c'est possible, mais je n'entre pas dans la question de savoir si ces convocations le sont ou non,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Tout est là !
M. Pierre Fauchon. ... n'entrent aucunement dans le champ de l'article 26 de la Constitution, qui définit l'immunité parlementaire.
Notre rapporteur en est d'ailleurs parfaitement conscient puisque, s'interrogeant dans son rapport sur le point de savoir si la procédure engagée par le juge était ou non une poursuite, il relève la singularité du fait que « la procédure a été engagée par le juge lui-même et non par le procureur de la République, autorité normalement chargée des poursuites », mais il constate que le code prévoit expressément cette « autosaisine » pour les infractions commises à l'audience.
Il conclut ainsi : « Si l'on entend par poursuite toute procédure en cours susceptible de conduire au prononcé d'une condamnation, c'est bien une poursuite qui a été engagée à l'égard de notre collègue. » Je souscris à cette définition de la poursuite.
Il est bien évident que ces réflexions n'auraient pas lieu d'être si la convocation comme témoin - fût-elle répétée cent fois - pouvait être considérée comme un acte de poursuite, puisqu'il n'est pas douteux que cette convocation relève des pouvoirs naturels et exclusifs du juge d'instruction et qu'elle ne peut en elle-même conduire à une condamnation.
C'est peut-être, d'ailleurs, trop d'analyse juridique - et je vous prie de m'en excuser - puisque le simple bon sens montre que la requête de notre collègue, présentée longtemps après l'épisode des convocations, ne saurait avoir pour but de lui éviter la gêne causée par ces convocations. Ce n'est pas trois mois après qu'il peut nous saisir d'une demande tendant à sanctionner les convocations !
Il ne suffit pas de dire que les convocations contestées sont à l'origine de la poursuite - je pense que c'est la thèse qui sera défendue tout à l'heure...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est sûr !
M. Pierre Fauchon. ... pour que celle-ci - qui est une notion de procédure de caractère technique et non un terme de caractère politique général - puisse les englober, d'une manière en quelque sorte rétroactive. La suspension de la poursuite qui nous est demandée ne saurait donc se fonder sur le caractère abusif ou non de ces convocations. Encore une fois, cela n'a rien à voir.
La question n'est donc pas de « savoir si la convocation a pu ou non - si de nouvelles convocations pourraient ou non - porter atteinte à l'exercice libre et serein du mandat de sénateur ». Ce n'est pas le problème, et, cependant, c'est la formule que je trouve dans le rapport et qui a été répétée tout à l'heure avec éloquence par notre rapporteur.
La question est de savoir si l'état actuel de la poursuite, le risque de comparaître devant la chambre d'accusation, constitue ou non une telle atteinte, et s'il convient ou non de surseoir à cette poursuite.
Telle est, me semble-t-il, ainsi clarifiée, la question qui nous est posée et à laquelle il convient de répondre dans la sérénité qui s'impose, car, après tout, avant, en deçà ou au-delà du 1er juillet prochain, la différence n'est pas si grande.
La question que l'on veut vous faire trancher - la possibilité ou non de convoquer un ancien ministre dans les conditions dans lesquelles notre collègue a été convoqué - et qui est effectivement, je tiens à le dire, une grave question, dépend de la chambre d'accusation, lorsque celle-ci aura apprécié la condamnation prononcée à l'encontre de notre collègue.
Je souhaite, en ce qui me concerne - et je vous rejoins sur ce point - que la chambre d'accusation donne tort au juge d'instruction pour cette raison, et pour quelques autres. Mais ce n'est pas notre problème, et nous n'avons pas à nous substituer à la chambre d'accusation.
Alors, en face de la question ainsi réduite à ce qu'elle est, et au risque d'avoir à être convoqué devant la chambre d'accusation, on pourrait tout d'abord faire observer que la poursuite dont il s'agit est d'ordre contraventionnel et non d'ordre délictuel, et encore moins criminel.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Pas du tout !
M. Pierre Fauchon. L'article 109 du code pénal vise, en effet, l'amende prévue pour les contraventions de cinquième classe. Nous sommes donc dans le domaine contraventionnel.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Non ! C'est une assimilation.
M. Pierre Fauchon. Notre collègue a cru pouvoir évacuer la difficulté d'une manière, à mon sens, un peu rapide et un peu sommaire. Il sait aussi bien que moi - et ceux qui ont étudié la question le savent - que personne, en réalité, n'a jamais imaginé que les immunités parlementaires pouvaient protéger un parlementaire contre des faits relevant de contravention - or tel est le cas en l'occurrence - et ce quelle que soit l'importance du fait.
Nous sommes bien d'accord, dans ce cas d'espèce, c'est une contravention.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est une poursuite !
M. Pierre Fauchon. Or il est généralement admis que les immunités parlementaires n'ont lieu d'être qu'en cas de crime ou de délit, l'alinéa 2 de l'article 26 de la Constitution le précise formellement en ce qui concerne les mesures privatives de liberté. Cependant, l'alinéa 3, qui vise seul les « poursuites », ne répète pas cette restriction.
L'analyse est donc un peu plus complexe que celle que vous avez faite sommairement tout à l'heure. Cela ouvre la voie à des divergences d'interprétation, c'est tout de même le moins que l'on puisse dire. Encore qu'il n'y ait guère de doute, me semble-t-il, sur le caractère général de cette restriction. Mais l'observation mérite d'être faite, et vous même avez senti la nécessité de la formuler.
A tout le moins cette difficulté incite-t-elle à une grande prudence quand on en vient à la question concrète qui, à mon sens, est la suivante : l'évocation de l'appel devant la chambre d'accusation est-elle de nature à entraver l'exercice du mandat parlementaire ?
Je tiens à le dire immédiatement, la réponse, selon moi, serait peut-être positive, sous réserve de la question du caractère contraventionnel, si la comparution personnelle était obligatoire et s'il s'agissait d'une audience publique.
Dès lors que la comparution personnelle n'est pas obligatoire - je rappelle, pour ceux qui ne sont pas du métier, que, devant les chambres d'accusation, on n'est pas obligé de se déranger et que l'audience n'est pas publique - n'est-il pas quelque peu difficile, mes chers collègues - je fais appel à votre sagesse légendaire - de croire - et peut-être encore plus de faire croire - qu'une audience de la chambre d'accusation constitue une entrave à l'exercice du mandat parlementaire ? Telle est, me semble-t-il, la question, et la seule, qui nous est posée.
Pour ma part, soucieux de ne pas laisser croire que les sénateurs invoquent leur immunité pour de simples contraventions - et dans des circonstances, permettez-moi de le dire, quelque peu artificielles, je ne suis pas le seul à le penser - j'incline à la négative.
C'est la raison pour laquelle je ne pourrai pas - et je crois pouvoir dire « nous ne pourrons pas » - voter la suspension des poursuites, en espérant, bien entendu, que de meilleures circonstances nous donneront d'autres occasions d'exprimer notre sympathie à l'égard de notre collègue. (Applaudissements sur certaines travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, mes chers collègues, nous arriverons, je le dis tout de suite, aux mêmes conclusions que M. le rapporteur, mais pour des raisons différentes, et j'espère convaincre non seulement notre rapporteur, mais également le fin juriste que nous venons d'entendre et qui fait, pour une fois, me semble-t-il, fausse route.
Pour le rapporteur, notre collègue Patrice Gélard, premièrement, peu importe que notre collègue Michel Charasse, qui demande la suspension de poursuites engagées contre lui, soit un ancien ministre : nous avons seulement à considérer qu'il est un parlementaire.
Deuxièmement, nous n'avons, toujours selon notre rapporteur, qu'à répondre à la question de savoir si la poursuite gêne ou non notre collègue Michel Charasse dans l'exercice de ses fonctions de sénateur, étant entendu que, pour lui, semble-t-il, toute poursuite, quelle qu'elle soit, serait de nature à gêner l'exercice de ses fonctions. En d'autres termes, chaque fois qu'il y a poursuite, il devrait y avoir suspension.
Nous ne sommes pas aussi radicaux.
Pour nous, comme pour les prédécesseurs de Patrice Gélard au poste de rapporteur de la commission chargée de se prononcer sur les immunités parlementaires, respectivement M. Marcel Rudloff, notre très regretté collègue, ainsi que Charles de Cuttoli et Charles Jolibois, tous trois d'ailleurs cités par Patrice Gélard dans son rapport, « la nécessité de ne pas entraver le libre exercice d'un mandat législatif... doit être conciliée avec les exigences de la justice ».
Dans notre Constitution - et je continue de citer Marcel Rudloff - « c'est aux assemblées qu'il incombe de rechercher l'équilibre entre ces deux impératifs. »
Quel est le critère ?
Pour Charles de Cuttoli, les parlementaires ne doivent pas « être victimes de poursuites inconsidérées, arbitraires ou vexatoires ».
C'est donc seulement si les poursuites répondent à l'une de ces qualifications qu'elles doivent être suspendues, pour ne pas nuire au bon exercice du mandat.
Enfin, pour Charles Jolibois, tel que vous le citez, monsieur le rapporteur, « il convient absolument d'empêcher, le cas échéant, que l'exercice de la fonction parlementaire soit entravé par des poursuites abusives ou intempestives. »
Or - cela doit absolument être dit pour que l'opinion publique d'une part, la magistrature d'autre part, le sachent, nous comprennent et nous approuvent - nous estimons que la poursuite exercée à l'encontre de Michel Charasse est « vexatoire », notamment pour le bureau du Sénat, et « abusive », parce que contraire aussi bien au principe de séparation des pouvoirs qu'au code de procédure pénale. C'est pourquoi nous sommes résolument partisans de la suspension de cette poursuite.
Lors de la récente campagne électorale législative, 103 magistrats ont signé une déclaration qui mettait approximativement sur le même plan la conduite jugée définitivement délictuelle de tel élu de l'Isère et le refus de Michel Charasse de répondre à la convocation de Mme Vichnievsky.
Je connais personnellement beaucoup de ces magistrats, auxquels je me suis permis de demander s'ils savaient sur quoi Mme Vichnievsky désirait entendre le témoignage de Michel Charasse : aucun ne le savait. Tous ont, je le crois, modifié leur jugement lorsque je le leur ai dit.
Donc, cette poursuite est « vexatoire », en particulier pour le bureau du Sénat, puisque le juge d'instruction a infligé une amende de 10 000 francs à notre collègue Michel Charasse parce qu'il n'a pas comparu devant elle pour être entendu comme témoin, condamnation dont il a fait appel - c'est la poursuite dont il a demandé la suspension - alors que le bureau du Sénat avait au préalable, à l'unanimité, refusé l'autorisation que lui avait demandée le même juge de « contraindre par la force publique » le même Michel Charasse à comparaître devant elle pour être entendu comme témoin dans la même procédure et sur le même sujet.
Cette poursuite est également abusive parce que contraire au code de procédure pénale. Pourquoi ?
Parce que - et nous espérons bien que la chambre d'accusation le constatera lorsque la poursuite reprendra - un juge d'instruction à qui une assemblée législative refuse de « contraindre par la force publique » un parlementaire à comparaître comme témoin ne peut pas plus « le condamner à une amende », puisque l'article 109 du code de procédure pénale traite les deux procédures de la même manière : si le témoin ne comparaît pas, « le juge d'instruction peut, sur les réquisitions du procureur de la République, le contraindre par la force publique et le condamner à l'amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe ».
Ce qui est possible pour un citoyen ordinaire ne l'est certainement pas pour un parlementaire, puisque aucun membre du Parlement ne peut faire l'objet, en matière criminelle ou correctionnelle sauf en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive, d'une mesure restreignant sa liberté, qu'avec l'autorisation du bureau de l'Assemblée dont il fait partie. Tels sont les termes de l'article 26, alinéas 2 et 3, de la Constitution, visé par le bureau du Sénat dans sa décision refusant que la force publique soit utilisée pour contraindre Michel Charasse à être conduit devant Mme Vichnievsky.
Cette poursuite est encore abusive parce que contraire à la séparation des pouvoirs : même le juge n'a pas caché, lors d'une conversation téléphonique avec notre collègue Michel Charasse, que c'est en sa qualité d'ancien ministre qu'elle désirait l'entendre, étant entendu qu'elle n'avait rien à lui reprocher, à défaut de quoi, non seulement elle n'aurait pas pu l'entendre comme témoin, mais elle aurait été radicalement incompétente pour l'entendre à quelque titre que ce soit, seule la Cour de justice de la République étant compétente.
Elle ne lui a pas caché non plus que c'est à propos de ses fonctions de ministre qu'elle voulait l'entendre.
Il n'y a aucun doute à cet égard, puisque le conseil de Michel Charasse, par lettre versée au dossier le 6 décembre 1996, l'a écrit à Mme le premier juge d'instruction, qui a accusé réception de cette lettre le 12 décembre 1996, par écrit et sans infirmer en quoi que ce soit le compte rendu fait par Michel Charasse de la conversation téléphonique qu'il avait eue avec ce magistrat.
M. Pierre Fauchon. Quelle preuve admirable !...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Consultez le dossier, mon cher collègue !
Certains pensent que Michel Charasse aurait dû répondre à l'invitation de comparaître.
Les autres sont d'un avis contraire.
Lui-même indique qu'il l'aurait fait si Mme le juge ne lui avait pas dit que c'est bien à propos de l'exercice de ses fonctions de ministre du budget qu'elle désirait l'entendre.
Au sein de la commission, tous, comme l'a fait remarquer M. de La Malène, ont été unanimes, y compris notre collègue Fauchon, à considérer que, en tout état de cause, Michel Charasse n'avait pas à s'expliquer sur l'exercice de ses fonctions devant un juge d'instruction.
Dès lors, qu'il ne se soit pas présenté ou qu'il se soit présenté pour refuser de déposer n'est plus qu'un détail de forme auquel ni la commission ni le Sénat ne sauraient s'arrêter.
C'est parce que la poursuite est à la fois « vexatoire », « abusive », « inconsidérée » et « intempestive » que nous en demandons la suspension, en souhaitant très sincèrement que Mme le juge d'instruction admette que la séparation des pouvoirs doit entraîner non seulement l'indépendance de l'autorité judiciaire mais, lorsque cela est nécessaire, celle du pouvoir exécutif qui, lorsqu'il n'y a ni crime ni délit, n'a de comptes à rendre qu'au pouvoir législatif, lequel, dans la même limite, se doit aussi d'être indépendant. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur celles du RDSE, du RPR et des Républicains et Indépendants et sur certaines travées de l'Union centriste.)
M. Charles de Cuttoli. Très bien !
M. Emmanuel Hamel. Vous avez raison, monsieur Dreyfus-Schmidt !
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, mes chers collègues, les interventions précédentes, notamment celle de notre rapporteur, M. Gélard, ainsi que celle de M. Dreyfus-Schmidt, qui a répondu à M. Fauchon, vont me faciliter les choses et me dispenseront d'entrer plus avant dans le fond de l'affaire.
Je crois que le Sénat est maintenant parfaitement informé de tout cela à travers ce qui a été dit et ce qui a été écrit.
Si j'ai cru utile, mes chers collègues, de vous saisir de cette affaire et de soustraire pour un moment le Sénat à ses travaux habituels en cette période spécialement chargée pour le Parlement, ce n'est évidemment pas, je vous prie de me croire, pour tenter d'échapper à l'amende qui m'a été infligée, d'autant que, comme le souligne fort justement notre rapporteur, M. Gélard, vous n'avez pas le droit de m'en dispenser.
Je vous ai saisis parce que le conflit qui m'oppose à un juge soulève de graves problèmes de principe quant à la place et aux prérogatives de l'autorité judiciaire vis-à-vis des pouvoirs constitutionnels élus, qui, contrairement aux magistrats, sont l'émanation de la souveraineté nationale.
Ces problèmes touchent aux fondements mêmes des institutions de notre République et de notre démocratie, fondements et institutions dont la Haute Assemblée, que Clemenceau avait surnommée « le Sénat conservateur de la République », est la gardienne, avec le Président de la République et l'Assemblée nationale.
Je vous ai saisis aussi et surtout parce que le mandat parlementaire est concerné et que nous sommes en présence de poursuites dirigées contre un sénateur pour raisons liées à sa fonction, c'est-à-dire de poursuites qui, selon Eugène Pierre, brillamment cité par M. Gélard tout à l'heure, peuvent être considérées comme ni sérieuses, ni sincères, ni loyales, ce qui justifie donc la mise en oeuvre de la protection spéciale que l'article 26 de la Constitution accorde à notre mandat.
Tous les éléments étant donc connus, je me contenterai de trois brèves observations avant de donner au Sénat des informations de nature à l'éclairer complètement sur les intentions réelles du magistrat concerné.
Première observation, mes chers collègues, pour que les choses soient claires : il n'y a dans ma démarche aucune arrière-pensée inavouable qui tromperait le Sénat sur le sens de mon intervention et de mes intentions.
Nous savons tous, et moi aussi, que, dans leur écrasante majorité, les magistrats font leur travail, non sans mérite et avec conscience, honnêteté, rigueur et dévouement à la chose publique, et j'ajouterai la plupart du temps dans la plus totale discrétion et dans le strict respect de la loi.
Je n'évoquerai donc qu'un comportement anormal d'un seul magistrat - qui n'est peut-être pas forcément le seul dans ce cas mais sans prétendre généraliser à l'ensemble de la profession.
Par ailleurs, il va de soi que, dans mon esprit - et, j'en suis sûr, dans le vôtre - les citoyens qui ont fauté doivent être poursuivis et sanctionnés, qu'ils soient ou non des élus, et c'est le devoir de la justice de le faire en toute impartialité et en toute indépendance.
Deuxième observation : pourquoi n'ai-je pas déféré à la convocation du juge, ce qui nous aurait, mes chers collègues, dispensés de cette séance ?
Je crois que mon ami et collègue M. Dreyfus-Schmidt vient de le rappeler. Tout simplement parce que le juge m'a dit au téléphone ce dont il voulait me parler.
Après m'avoir expliqué que je n'étais pas concerné par ce dossier, que je n'étais cité par aucune des parties - je ne connais d'ailleurs aucune des deux sociétés en cause, ni les protagonistes de l'affaire - qu'aucune infraction, aucun délit, aucun crime à plus forte raison, ne pouvait être retenu contre moi, qu'il n'avait pas - ce juge - les moyens de me renvoyer devant la Cour de justice de la République, juge naturel des ministres ou anciens ministres, il m'a dit en substance : « Je ne veux pas vous parler de cela, je veux vous parler d'autre chose, c'est-à-dire des instructions qui ont été données aux administrations fiscales pour traiter un certain nombre de dossiers de financement politique et de fausses factures, et de ce que vous avez fait vous-même. »
Ma réaction, vous l'imaginez, a été immédiate, j'ai dit : « Mais, madame le juge, vous n'êtes pas compétente. Vous n'avez pas le droit de convoquer un ancien ministre, la séparation des pouvoirs vous l'interdit : vous voulez exercer un contrôle politique sur l'activité d'un ministre, mais ce ministre ne doit des comptes qu'à la représentation nationale. »
J'ai rappelé la Déclaration de 1789, la loi de 1790 - toujours en vigueur - et le décret de fructidor an III. J'ai donc indiqué au juge que, dans ces conditions, je n'irais pas et ne répondrais pas à sa convocation.
La question qui peut se poser est de savoir quelle est la portée de l'expression de la loi de 1790 sur l'interdiction de « citer les administrateurs » à raison de leurs fonctions, ceux-ci n'ayant commis aucune infraction : s'il y a infraction, naturellement, la procédure pénale se déclenche à leur encontre, y compris au nôtre, sans problème.
Cette interdiction ne concerne-t-elle que le fond ou concerne-t-elle aussi le fait de les citer comme simple témoin ?
Je pense qu'elle vise les deux cas, car tous les administrateurs, tous les ministres sont des citoyens comme les autres et peuvent être entendus sur les faits détachables de leurs fonctions.
Mais, pour les faits relevés à l'occasion de leurs fonctions, c'est une procédure spéciale de dénonciation, prévue à l'article 40 du code de procédure pénale, qui s'applique et qui vaut témoignage.
Nous n'avons donc pas à nous exprimer autrement, sinon en fournissant des éléments, des preuves, selon la procédure de l'article 40, mais, pour que celle-ci soit déclenchée, encore faut-il qu'il y ait soupçon par l'administrateur lui-même de faits susceptibles d'être qualifiés de crimes ou de délits.
Mes chers collègues, oublier ces règles, c'est prétendre avoir le droit de convoquer tous les jours ministres, anciens ministre, élus locaux et fonctionnaires - car les élus locaux sont aussi des « administrateurs » - pour qu'ils s'expliquent sur les milliers de décisions qu'ils prennent les uns et les autres, et placer les personnes non protégées, c'est-à-dire, les non-parlementaires, dans une situation impossible. Je pense aux fonctionnaires, aux élus locaux, au Président de la République, qui ne bénéficie d'aucune protection et qu'on pourrait très bien imaginer demain voir convoqué dans telle ou telle affaire comme témoin, qu'il ait eu connaissance ou non des faits concernés.
La Constitution, pour la Cour de justice de la République, a mis en place un filtrage de façon à éviter ce genre de chose et éviter que les anciens ministres ne soient traînés à tout propos, y compris les plus fantaisistes, devant cette cour.
Je pense qu'il sera utile un jour, mes chers collègues, de réfléchir - mais ce n'est pas notre débat - sur l'utilité d'instituer un filtrage analogue en ce qui concerne les convocations des ministres et anciens ministres comme témoin.
On me dira : « Vous auriez pu y aller et refuser de répondre. »
Oui ! mais, d'abord, c'eût été violer mes grands principes, puisque j'étais informé ; ensuite, les conséquences n'en eussent pas été négligeables.
Cette affaire a fait l'objet de fuites, comme toutes les affaires de l'espèce - et j'en sais quelque chose puisque ces fuites ont duré tout au long de l'année qui s'est écoulée - depuis le début du processus. Et vous savez bien que, lorsqu'un homme politique est concerné, il y a toujours une exploitation médiatique sur le thème : « Il n'y a pas de fumée sans feu ! »
Que pèse, mes chers collègues, la présomption d'innocence pour quelqu'un qui est connu et dont l'image, sur les marches du Palais, sera vue partout à la télévision et dans la presse ? Est-il anormal de penser que, pour certains, ces conséquences ne sont peut-être pas sans intérêt ?
Bref, mes chers collègues, je n'ai pas déféré parce que j'étais en présence d'une tentative de violation de la séparation des pouvoirs, qui s'appelle toujours « forfaiture » depuis la loi de 1790 puisque le terme n'a pas disparu.
Evidemment, si le juge ne m'avait rien dit, nous ne serions pas là aujourd'hui, parce que je me serais rendu à sa convocation et que je lui aurais dit de vive voix ce que je viens de vous dire.
J'en viens à ma troisième observation, et, là encore, l'intervention de mon ami le président Dreyfus-Schmidt va m'aider à aller rapidement : je suis le seul condamné dans cette affaire, mais suis-je le seul visé ?
Je crois que Michel Dreyfus-Schmidt a dit ce qu'il fallait dire en ce qui concerne la décision du bureau du Sénat. Manifestement, celle-ci n'a pas plu !
Il faut tout de même rappeler que ce n'est jamais sur son initiative qu'un parlementaire comparaît devant le bureau de son assemblée dans cette circonstance ; c'est le garde des sceaux qui transmet une requête du juge, et le parlementaire, comme l'a dit très justement M. Gélard, ne peut pas se dépouiller lui-même de son immunité, ni y renoncer. Il est obligatoirement soumis à cette procédure.
Le bureau du Sénat n'a pas cru devoir accorder l'autorisation demandée, et je suis condamné ! Mes chers collègues, j'ai quelques raisons de penser que la décision de notre bureau n'a pas beaucoup plu, et je me demande maintenant si le bureau devra désormais s'assurer que ses décisions ne froissent personne !
J'ajoute que les parlementaires aussi sont visés dans cette affaire, et pas seulement moi, puisqu'on peut se demander si, quand le bureau décide de les protéger - et il a de bonnes raisons pour cela - on ne cherche pas, par une petite vengeance, à embêter d'une manière ou d'une autre les intéressés.
Moi, je crois que la moindre des dignités est de refuser une telle attitude, qui méconnaît à la fois la séparation des pouvoirs et l'autonomie des assemblées, de leurs institutions internes et de leurs membres.
Dernier point, monsieur le président, mes chers collègues : que veut savoir le juge, et pour quoi faire ?
En régime parlementaire, comme MM. Gélard et Dreyfus-Schmidt l'ont très bien rappelé, le Gouvernement est responsable devant le Parlement, et aucun juge ne peut s'immiscer dans ce processus de mise en cause de la responsabilité politique.
Ce que veut savoir le juge ne peut m'être demandé que par le Parlement. Alors, je vais vous le dire. Il s'agit de l'application de la loi fiscale aux financements politiques irréguliers.
Comme vous le savez, mes chers collègues, après les élections présidentielles de 1974, on a assisté à une véritable explosion des dépenses électorales, phénomène qui s'est reproduit en 1981 et aux élections suivantes.
Les partis politiques et les candidats, bref tout le monde, ont dû avoir recours à des financements douteux, via des entreprises et des systèmes de fausses factures. On y a eu plus ou moins recours, mais tout le monde, mes chers collègues, y a eu recours.
La question qui s'est posée était de savoir comment assurer aux partis les moyens de remplir la mission que leur confère l'article 4 de la Constitution - « concourir à l'expression du suffrage » - alors que l'on était en présence d'une grave carence de la République, qui lui a coûté et qui lui coûte encore très cher avec l'antiparlementarisme, l'extrême droite, etc. Cela coûte cher aussi, d'ailleurs, aux malheureux trésoriers de nos formations qui, sans avoir profité en quoi que ce soit du système, se trouvent aujourd'hui devoir rendre des comptes. Je pense à M. Henri Emmanuelli ainsi qu'à notre collègue M. Jacques Oudin.
Le ministre chargé du budget, mes chers collègues, était en première ligne, puisqu'il avait à faire face à des contentieux fiscaux multiples.
Il était, vous l'imaginez bien, impossible d'envoyer tous les candidats, tous les partis et tous les chefs d'entreprise en correctionnelle !
Alors, en 1978 et en 1984, deux décisions ont été prises par les ministres du budget de l'époque concernant les bureaux d'études, dans l'attente de la normalisation des financements politiques. Les ministres ont décidé que, lorsqu'il n'y aurait aucun enrichissement personnel sur l'ensemble du circuit, les dépenses seraient admises en déduction comme ayant été engagées dans l'intérêt de l'entreprise et qu'il n'y aurait pas de redressement fiscal ni de mise en oeuvre de la dénonciation prévue à l'article 40 du code de procédure pénale.
Ces décisions, mes chers collègues, sont conformes au pouvoir de large appréciation que la loi attribue au ministre chargé du budget, qui engage sa responsabilité politique et qui n'a de comptes à rendre qu'au seul Parlement.
Du gouvernement de M. Barre au gouvernement de M. Balladur, tous les ministres successifs ont respecté et appliqué ces directives, moi y compris... avec cependant une nuance de taille parce que, tandis que j'étais au ministère, est intervenue la loi du 15 janvier 1990 qui a organisé, en en prévoyant un contrôle strict, les systèmes de financement politique des campagnes des candidats et des partis.
J'ai estimé alors que la doctrine ancienne de l'administration n'était plus valable, puisqu'elle était intervenue à une période où il n'y avait aucun droit pour réglementer les financements politiques et, par une décision d'août 1991, avec effet au 1er janvier 1990, j'ai abrogé les directives de mes prédécesseurs.
Depuis cette date, mes chers collègues, et conformément aux lois que vous avez votées, ces affaires font l'objet de redressements fiscaux normaux et de la dénonciation prévue à l'article 40 du code de procédure pénale.
Voilà ce que le juge veut savoir. Mais pour quoi faire ?
Sans doute, d'abord, pour s'arroger le droit d'apprécier les instuctions de 1978 et de 1984, qui ne relèvent que de la juridiction administrative au titre de la séparation des pouvoirs et qui n'ont jamais été contestées ni annulées ; pour les juger nulles et non avenues, passer outre et tirer le fil de laine au-delà du 1er janvier 1990. Et jusqu'à quand ? Pour l'éternité puisque, en matière de délits financiers, il n'y a pas de prescription !
Vous me direz : « Mais ce sont des faits amnistiés, en tout cas ceux qui sont antérieurs au 15 janvier 1989 ! »
Je vous rappellerai, mes chers collègues, que l'amnistie n'interdit pas la poursuite des parlementaires puisque ceux-ci se sont exclus de son champ.
En outre, ouvrir des procédures, pas seulement sur les deux sociétés concernées par l'affaire qui m'intéresse mais tous azimuts, les médiatiser à outrance et, une fois l'effet obtenu, y renoncer publiquement pour cause d'amnistie nous apporterait un deuxième effet garanti, ce à quoi, d'ailleurs, la loi de 1990 visait à mettre un terme.
Le juge a donc sans doute une deuxième raison : exprimer une nouvelle fois cette vieille revendication des corporations de magistrats sur le contentieux gracieux, fiscal et douanier, puisqu'un certain nombre de magistrats revendiquent le droit d'agir à la place du ministre du budget pour toutes les transactions en matière d'assiette, de montant des droits, de remise gracieuse en principal et en pénalités, de délais de paiement, etc.
Bien entendu, je passe sur ce qui résulterait de tout cela en ce qui concerne les intérêts du Trésor, c'est-à-dire les intérêts du contribuable, qui attendraient cinq, six, sept, huit ans pour obtenir la réponse à une réclamation qu'ils ont formée ou que, quelquefois, vous formez pour eux, au titre de votre droit de contrôle de l'administration ; sans oublier qu'il faudrait sans doute créer autant de postes de magistrats qu'il y a de vérificateurs dans les services de la direction générale des impôts.
De plus, le ministre du budget prend parfois une décision en équité, notamment à l'égard d'une entreprise dans laquelle l'emploi est menacé, mais je ne suis pas certain que le même effet serait obtenu auprès du juge. En tout cas, ce serait une incursion du juge dans l'administration du ministère des finances.
Mes chers collègues, le Parlement a eu la sagesse de délimiter les prérogatives du ministre chargé du budget, avec un haut sens de l'intérêt général et de l'intérêt public. Tout récemment, d'ailleurs, nos collègues de la commission des lois s'en souviennent, il a même refusé d'étendre les pouvoirs du juge au règlement des dettes fiscales, dans la loi sur le surendettement.
Aucun juge ne saurait, même par effraction ou par coup de force, contester ce choix de la représentation nationale.
Mes chers collègues, voilà pourquoi j'ai résisté et pourquoi j'ai été sanctionné.
Accepter de me rendre à la convocation, comme mes collègues MM. Emmanuelli et Sarkozy - qui n'ont d'ailleurs rien dit au juge de ce que je viens de vous dire - cela aurait été entrer comme complice dans un jeu visant à saper les fondements de la République et à ériger l'autorité judiciaire en véritable pouvoir auquel tous les autres, à commencer par ceux qui émanent directement de la souveraineté nationale, devraient se plier.
Un sénateur du RPR. Très bien !
M. Michel Charasse. C'est le début d'un processus.
Aujourd'hui, il est question de contrôler le ministre du budget : moi en l'espèce, et mes deux autres collègues. Mais, demain, on pourra convoquer tous les anciens ministres. Et l'on sait bien que certains d'entre eux sont actuellement concernés, même s'ils n'ont commis aucune infraction. Devront-ils ainsi défiler dans le bueau du juge ?
Mes chers collègues, à ce régime, le garde des sceaux finira par devoir rendre compte à un juge et il lui faudra accepter la flagellation publique pour les instructions qu'il adresse au parquet !
Et puis viendra le tour du Président de la République, du médiateur, des membres du Conseil constitutionnel, de ceux du Conseil supérieur de l'audiovisuel et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, etc. : autant d'autorités publiques qui ne sont pas protégées.
J'ajouterai, mes chers collègues, que les membres du Parlement sont aussi concernés. D'ailleurs, si tel n'était pas le cas, je n'aurais sans doute pas demandé cette suspension de poursuites.
Car il faut savoir que certains magistrats, aujourd'hui, jouent un peu les apprentis sorciers, sont à la tête de procédures multiples, de dossiers énormes - je pense à Elf ou au Crédit Lyonnais - et se sont eux-mêmes enterrés, à coup de saisies médiatiques répétées, sous une masse de documents. L'affaire qui m'intéresse, par exemple, a donné lieu à la saisie, à la Réunion, de l'équivalent d'un tombereau de dossiers ! Comment voulez-vous que les juges puissent, matériellement et techniquement, faire l'analyse de cet ensemble de documents ? Même si on leur fournissait tous les moyens de la justice, même si on les concentrait tous à la galerie financière du palais de justice de Paris, en déshabillant tous les autres tribunaux de France, ils en seraient incapables !
D'ailleurs, depuis le début de toutes ces affaires, personne n'a encore été envoyé en correctionnelle, aucun dossier n'a été bouclé ! On voit simplement défiler saisies, nouvelles interpellations, personnalités à la Une des journaux. Mais personne n'est encore envoyé en correctionnelle ! Tant et si bien que l'on se demande si la justice passera un jour autrement que par la voie médiatique.
Etant donné que ces magistrats ne savent pas comment sortir de ce magma, de ce jeu d'apprenti sorcier, il leur faut fournir tous les jours des noms à l'opinion publique, qui attend son viatique. Or il existe un vivier : le Parlement !
Comme l'a dit très justement notre collègue M. Gélard tout à l'heure, il se trouvera un jour un juge qui s'affranchira des responsabilités de la fonction parlementaire - article 26, premier alinéa de la Constitution - pour inviter tel ou tel d'entre nous à passer le voir, comme simple témoin, sans avoir le droit de le poursuivre mais pour qu'il s'explique sur ses votes, ses discours, ses questions écrites, ses propositions de loi, ses amendements...
M. Pierre Fauchon. Et quoi encore ?
M. Michel Charasse. ... et, pourquoi pas, monsieur le président, sur ses votes en bureau sur des affaires intéressant d'autres collègues.
Nous ne risquons pas, rassurez-vous, la paille humide des cachots - je vois M. Fauchon sourire - mais la sanction est pire et, mon cher collègue, je ne vous la souhaite pas, parce que je vous aime bien !
M. Pierre Fauchon. C'est réciproque !
M. Michel Charasse. Cette sanction, c'est la photo sur les marches du palais, c'est la rumeur, ce sont les articles pleins de sous-entendus, les images jetées à la face de l'opinion publique par les télévisions et les journaux. Or l'on bredouille toujours plus ou moins maladroitement à la sortie d'un palais de justice ! Croyez-moi, mes chers collègues - mais vous le savez - c'est largement suffisant pour déconsidérer celui qui a choisi de consacrer sa vie à la chose publique.
Alors, mes chers collègues, ce n'est pas sur cela que le Sénat va se prononcer et, de ce point de vue, je confirme à M. Fauchon, qui a peut-être des inquiétudes, que la mission constitutionnelle de notre assemblée dans cette affaire que je lui soumets est très simple : il s'agit de dire si l'acharnement judiciaire dont je suis l'objet depuis plus d'un an - parce que cela fait plus d'un an que cela dure ! - vise ma personne ou ma fonction actuelle, porte atteinte au libre exercice de mon mandat, ce que les chambres, depuis la Révolution française, n'ont jamais accepté, comme le rappelle M. Gélard dans son rapport : « La personne des députés est inviolable », aux termes de la résolution de l'Assemblée de 1789.
Il s'agit, au fond, de me donner un peu de répit jusqu'au 1er juillet 1998, pour que j'organise ma défense devant la chambre d'accusation, que j'ai saisie en appel, parce que je n'ai pas l'intention, en l'occurrence, de me dispenser de lui fournir un certain nombre d'éléments.
Croyez-moi, mes chers collègues, je suis visé comme sénateur par des poursuites qui ne sont, selon la formule consacrée, « ni sérieuses, ni sincères, ni loyales ». Nous sommes en présence de poursuites, et il y a bien poursuites, monsieur Fauchon, à partir du moment où il y a eu condamnation.
M. Pierre Fauchon. A partir de ce moment-là, mais pas avant !
M. Michel Charasse. Avant, la convocation elle-même n'est pas une poursuite. Mais la sanction en est une ! Si ce n'est pas une poursuite, vous allez m'expliquer ce que c'est ! Ce n'est quand même pas une réunion de chaisières ou une amicale d'anciens combattants !
M. Pierre Fauchon. C'est l'instruction !
M. Emmanuel Hamel. Laissez parler M. Charasse, mon cher collègue !
M. Michel Charasse. Ce n'est pas une instruction ! Je suis condamné, et à une amende qui n'est pas une contravention : à une amende dont le tarif est fixé par référence aux contraventions, mais le législateur aurait fort bien pu choisir un autre tarif ou un autre barème.
M. Pierre Fauchon. Cela, c'est une poursuite !
M. Michel Charasse. Il s'agit donc de poursuites, poursuites que je trouve d'ailleurs un peu minables, contre l'élu, contre l'homme politique et le mandat qu'il exerce, mais pas contre un citoyen coupable d'une grave infraction puisque, au fond, j'ai été condamné sans être coupable de rien. Nous sommes bien en plein dans le domaine de l'immunité parlementaire, et je remercie la commission d'avoir, dans sa majorité, conclu en ce sens.
On peut me reprocher d'avoir souhaité ce débat. Que l'on me fasse l'amitié de penser que, depuis le début, ce n'est pas pour moi, pour mon cas ou mes intérêts personnels que je me bats, ni pour ces misérables 10 000 francs que l'on me réclame. C'est seulement parce que je considère que nous sommes à un tournant et que la République et le suffrage universel sont désormais menacés dans leurs fondements par ce genre de tentative d'OPA de certains juges - une minorité, certes, je le redis - sur le pouvoir et sur l'Etat, et parce que vous êtes tous menacés d'être un jour à ma place.
Grâce à ce débat, j'aurai pu non seulement appeler l'attention sur les grands périls qui menacent la démocratie si nous renonçons aux droits fondamentaux de la République et de l'Etat pour les livrer à la clameur publique attisée par les corporations judiciaires, mais aussi vous rendre compte de mon action, de celle de mes prédécesseurs et de mes successeurs au ministère du budget face au difficile problème des financements politiques antérieurement au 1er janvier 1990. N'étant en rien coupable pénalement, je n'ai rien à cacher, et surtout pas à la représentation nationale.
J'ai conscience, mes chers collègues, que tous les ministres qui ont arrêté les directives dont je vous ai parlé, ou qui les ont appliquées jusqu'à ce que je les abroge, ont agi pour le bien du pays, parce qu'il fallait répondre en urgence - c'était une mission d'Etat - à l'angoissante question du financement et du fonctionnement normal de la vie démocratique.
Faut-il que j'ajoute que, naturellement, je couvre l'ensemble des fonctionnaires qui, sous mon autorité, ont agi dans le même sens et selon mes instructions, fonctionnaires qu'aucun juge n'a, pour le même motif de l'interdiction de s'immiscer dans l'administration et de tenter de démolir l'Etat, le droit de convoquer et d'entendre. Et, pourtant, là aussi, il l'a fait : la moitié de l'état-major de la direction générale des impôts a défilé dans le cabinet du juge.
Mes chers collègues, si vous estimez que j'ai eu tort, tort d'agir ainsi au ministère du budget, tort d'avoir résisté à une autorité judiciaire qui voudrait s'ériger en pouvoir, alors, vous le direz dans un instant. Mais, je vous en conjure, pour l'honneur de la République et la dignité du Parlement, n'acceptez jamais, mes chers collègues, qu'un juge prononce sur la politique à votre place.
Monsieur le président, pour des raisons évidentes, étant directement et personnellement concerné, je vais maintenant quitter la séance sans participer au vote. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste, républicain et citoyen, ainsi que sur celles du RDSE, du RPR et des Républicains et Indépendants et sur certaines travées de l'Union centriste.)
M. Emmanuel Hamel. Vous resterez présent dans notre esprit et dans notre âme et nous vous soutiendrons !
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la proposition de résolution.