MODE DE CALCUL DE LA DURÉE MAXIMALE
DE DÉTENTION PROVISOIRE

Adoption des conclusions du rapport d'une commission

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 312, 1997-1998) de M. Michel Dreyfus-Schmidt, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, sur la proposition de loi (n° 55, 1997-1998) de MM. Michel Dreyfus-Schmidt, Michel Charasse, Guy Allouche, Robert Badinter et les membres du groupe socialiste et apparentés tendant à préciser le mode de calcul de la durée maximale de détention provisoire autorisée par le code de procédure pénale.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Michel Dreyfus-Schmidt, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, plus que jamais peut-être, l'opinion publique, le Gouvernement et le Parlement s'inquiètent du nombre de ceux qui sont en détention provisoire, d'autant que la durée de cette détention provisoire ne cesse d'augmenter et qu'il est fréquent qu'elle se révèle finalement totalement injustifiée, sans que la réparation du préjudice existant alors soit assurée à coup sûr et sans qu'elle le soit jamais intégralement.
Vous travaillez, madame le garde des sceaux, à une réforme d'ensemble de la justice dont vous avez présenté les grandes lignes de ce que vous souhaitez qu'elle soit, l'un de ces volets ayant même déjà été approuvé par le conseil des ministres.
Mais évidemment, et comme en toute chose, la sagesse des nations enseigne qu'« il ne faut pas remettre au lendemain ce qu'on peut faire le jour même » et aussi qu'« un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ».
C'est ce qui explique qu'ait été discutée et adoptée, à l'Assemblée nationale, et à la demande de sa majorité, une fort intéressante proposition de loi émanant de M. Alain Tourret et portant sur maints aspects de la détention provisoire. Nous souhaitons, bien sûr, que le Sénat en soit saisi ou s'en saisisse dès que possible.
Sans doute est-il plus efficace d'instaurer un juge des libertés, compétent dès que la détention provisoire est en cause, que de réduire les durées maxima de la détention provisoire, forcément diverses puisqu'elles varient avec la peine encourue et selon aussi que le mis en examen a déjà ou non été condamné.
A l'évidence, l'un n'empêche pas l'autre. Reste à savoir de combien les seuils doivent être abaissés.
Il paraît simple, en revanche, de mettre en place sans plus attendre diverses dispositions adoptées par l'Assemblée nationale, telles que la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, la réparation intégrale du préjudice de celui qui a été à tort en détention provisoire, la mise en place d'une limite, car actuellement il n'y en a pas, de la durée pendant laquelle la détention provisoire peut être maintenue pour un accusé en attente de comparution devant la cour d'assises.
Mon énumération n'est bien évidemment pas exhaustive des excellentes dispositions, adoptées ou non, de la proposition de loi d'Alain Tourret.
Est beaucoup moins grande l'ambition de la proposition de loi émanant du groupe socialiste du Sénat et dont je me trouve être le rapporteur, comme j'en suis le premier signataire au côté de Michel Charasse, Guy Allouche et, last but not least , Robert Badinter.
Il ne s'agit que de supprimer des dispositions qui sont particulièrement choquantes en matière de détention provisoire, pour les majeurs comme pour les mineurs, à savoir celles qui permettent que, dans une même affaire, un mis en cause, qui a été détenu provisoirement pendant la durée maximale prévue par la loi en ce qui le concerne, puisse à nouveau, et pour la même durée, être incarcéré dans le cas où, ayant été mis sous contrôle judiciaire à l'expiration de la durée de détention provisoire en principe maximale, il se serait soustrait volontairement aux obligations du contrôle judiciaire, même si ces obligations peuvent paraître abusives, tel un versement mensuel de 100 000 francs.
Avec l'ensemble des membres de la commission des lois du Sénat, à l'exception de nos collègues du groupe du RPR, qui se sont abstenus - ils ont fait connaître qu'ils n'étaient nullement en désaccord sur le fond mais qu'ils préféreraient attendre la réforme d'ensemble de la justice, à laquelle nous croyons tous mais qui, par son ampleur même, peut prendre beaucoup de temps - nous demandons tout simplement que la durée maximale d'une détention provisoire soit véritablement un maximum, y compris dans le cas d'un éventuel manquement aux obligations d'un contrôle judiciaire.
Il n'est pas normal, en effet, que le substitut à l'emprisonnement que doit être le contrôle judiciaire permette, par son existence même, une détention provisoire supplémentaire.
Adopter cette proposition de loi ne pourrait que faire diminuer le nombre des détentions préventives, mais aussi la durée totale des instructions puisque les juges d'instruction, tant qu'ils existent, se trouveraient incités à mettre immédiatement sous contrôle judiciaire les mis en cause et, en tout cas, à mettre fin à une détention provisoire suffisamment rapidement pour se réserver une marge pour incarcérer celui qui se serait soustrait aux obligations du contrôle judiciaire.
Permettez-moi de formuler trois observations supplémentaires.
Première observation, il n'est pas acceptable que, comme c'est le cas actuellement, celui qui se soustrait aux obligations du contrôle judiciaire puisse être remis en détention provisoire, quelle que soit la durée de la peine encourue, pour une durée qui varie précisément avec la peine encourue, alors que c'est non pas le délit d'origine qui se trouve sanctionné, mais le manquement aux obligations du contrôle judiciaire.
Deuxième observation, qui découle de la première, peut-être y aurait-il lieu d'instituer un délit spécifique de manquement aux obligations du contrôle judiciaire, délit qui devrait être sanctionné, non par le juge d'instruction dont ce n'est pas le rôle mais par le tribunal correctionnel lui-même.
Troisième observation, enfin, le même tribunal correctionnel devrait pouvoir prononcer, en cas de manquement aux obligations du contrôle judiciaire, non seulement une peine de prison mais également une peine d'amende.
Il restera, vous le voyez, madame le garde des sceaux, beaucoup de grain à moudre lors de l'examen de votre réforme d'ensemble.
Telles sont les raisons qui, au nom de la commission des lois, me conduisent à vous demander, mes chers collègues, d'adopter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, en permettant l'incarcération d'une personne non encore condamnée, la détention provisoire porte, par nature, une grave atteinte au principe de la présomption d'innocence. Elle ne doit donc constituer, elle ne peut donc constituer, comme l'affirme d'ores et déjà la loi, qu'une mesure aussi exceptionnelle que possible.
Cette règle n'est en réalité que l'application des principes, de valeur constitutionnelle, rappelés par l'article IX de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui dispose que « tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».
Ainsi que je l'ai déjà indiqué devant votre assemblée, le 22 janvier dernier, en présentant les orientations générales de la réforme de la justice que le Gouvernement achève d'élaborer, je souhaite modifier profondément les dispositions actuelles du code de procédure pénale relatives à la détention provisoire afin que le principe de la présomption d'innocence soit mieux respecté.
J'ai longuement exposé devant vous les intentions du Gouvernement en la matière. Je puis vous assurer que j'ai écouté avec beaucoup d'attention et d'intérêt les avis et les propositions des sénateurs qui se sont exprimés sur cette question au cours de ce débat d'orientation afin d'en tenir compte, autant que faire se peut, lors de l'élaboration du projet de réforme.
Votre assemblée, tout particulièrement sa commission des lois, conduit de son côté et depuis fort longtemps une réflexion approfondie sur le thème de la détention provisoire, sur ses enjeux et sur les problèmes tant philosophiques que juridiques et pratiques qu'elle induit.
Vos débats, menés notamment sous l'impulsion de M. Dreyfus-Schmidt, ont d'ores et déjà débouché sur le dépôt d'une proposition de loi, rapportée par celui-ci et que nous examinons aujourd'hui ensemble.
Je souhaite, tout d'abord, remercier publiquement tant la commission des lois de la Haute Assemblée que le rapporteur du présent texte de la qualité du travail accompli, de la hauteur de vue et de l'esprit de responsabilité avec lesquels la réflexion commune a été menée.
J'y vois la preuve évidente que les représentants de la nation, quelles que soient leurs divergences politiques et philosophiques affichées, peuvent, dans un esprit de sagesse, d'ouverture et de tolérance, parvenir à un consensus lorsque l'exige le respect des principes fondamentaux de la République.
Je ne peux, par ailleurs, que me réjouir de constater que votre assemblée, comme le montre amplement la teneur de la proposition de loi examinée ce jour, et le Gouvernement, que je représente, sont en parfait accord sur les buts à atteindre en matière de contrôle de la détention provisoire et de garanties nouvelles à instituer afin de protéger le principe de la présomption d'innocence.
Votre commission des lois a mis opportunément en évidence un problème juridique réel induit par ce que je qualifierai d'imperfection incontestable du droit positif en vigueur, ladite imperfection résultant elle-même, me semble-t-il, tout à la fois d'une imprécision des textes et du silence de la loi.
Il nous faut donc constater que les textes actuels sur la détention provisoire, tels qu'ils sont interprétés par la jurisprudence, peuvent déboucher sur des situations excessivement sévères, que votre commission des lois dénonce avec justesse aujourd'hui.
Cet oubli dans les textes provient du fait que lorsque le contrôle judiciaire a été institué en 1970, en même temps que la détention provisoire remplaçait la détention préventive, il n'a été prévu aucun « délai butoir », destiné à limiter la durée totale de la détention avant jugement.
Ce n'est qu'en 1975 qu'un premier délai butoir de six mois a été institué, pour être ensuite complété, par des réformes successives, la dernière datant de la loi du 30 décembre 1996 dont les dispositions sur ce point résultent de l'initiative du Sénat, par des délais butoirs de un an et de deux ans.
Or, pour utiliser une expression imagée mais parlante, la Cour de cassation a considéré, en l'absence de précisions législatives sur ce point, qu'en cas de révocation d'un contrôle judiciaire le compteur de la détention devait être « remis à zéro ».
Ainsi, en l'état actuel du droit tel qu'il est interprété par la jurisprudence, dans une procédure où la durée totale de la détention provisoire est limitée par la loi - à six mois, à un an ou à deux ans, selon les cas - il est théoriquement possible qu'une personne fasse l'objet, en plusieurs fois, d'une détention d'une durée supérieure à ce délai maximal.
Il suffit que la personne mise en examen soit, à l'issue du délai butoir, libérée en étant placée sous contrôle judiciaire, que ce contrôle judiciaire soit révoqué pour non-respect des obligations fixées par le juge d'instruction, entraînant une nouvelle incarcération de la personne pour une même durée, puis une nouvelle libération sous contrôle judiciaire, puis une nouvelle révocation, et ainsi de suite.
Cette hypothèse est bien évidemment plus théorique que pratique et, en tout état de cause, la révocation du contrôle judiciaire n'est possible que si les obligations prescrites n'ont pas été respectées, et donc si la personne s'est mise en état de faute au regard des exigences légales et proportionnées édictées par le juge d'instruction.
Par ailleurs, les obligations imposées à la personne mise en examen dans le cadre du contrôle judiciaire comme leur éventuel non-respect et la réincarcération qui pourrait en résulter sont contrôlés par la chambre d'accusation. La procédure de référé-liberté est, en outre, possible.
Il n'en reste pas moins que, en l'état actuel du droit positif et de son interprétation par la chambre criminelle de la Cour de cassation, les détentions provisoires décidées pour violation des obligations du contrôle judiciaire peuvent ne connaître aucun terme fixe.
Votre commission des lois a donc raison de faire observer que cette situation n'est pas acceptable au regard de la volonté maintes fois réaffirmée de la représentation nationale de limiter la durée de la détention provisoire.
Je ne peux donc qu'approuver sa démarche et lui indiquer que je n'envisage pas de déposer d'amendement sur les dispositions qu'elle a élaborées de manière consensuelle.
J'ai, au contraire, l'intention d'intégrer les résultats de la réflexion approfondie qu'elle a menée au texte même du projet de loi portant réforme du code de procédure pénale, que le Gouvernement déposera très bientôt - les délais ne seront pas longs - sur le bureau des assemblées parlementaires.
Si l'objet essentiel de cette réforme de la détention provisoire consistera à confier le soin de décider de cette mesure - vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, et je vous en remercie - à un juge distinct du juge d'instruction, elle devra également prévoir que le respect des délais butoirs en cas de révocation d'un contrôle judiciaire devra prendre en compte la ou les détentions déjà subies.
Je me dois cependant de vous faire part brièvement, et sans que cela ne change en rien la nature de la position de principe que je viens de prendre devant vous à l'instant, de quelques difficultés qui me semblent découler de la proposition de loi que vous venez de présenter, monsieur le sénateur.
Il résulte des dispositions adoptées par votre commission qu'une personne qui aurait été placée en détention provisoire jusqu'au terme du délai butoir prévu par la loi - par exemple six mois - ne pourra plus ensuite être placée sous contrôle judiciaire.
Il me paraît en effet évident que priver le contrôle judiciaire de toute sanction, c'est interdire de facto , sinon de jure , le placement même sous contrôle judiciaire.
La Cour de cassation l'a d'ailleurs rappelé dans une jurisprudence qui indique que, en matière de délits de presse, la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse interdisant la détention provisoire, le contrôle judiciaire n'est par conséquent pas non plus possible.
Certes, pour éviter cette difficulté - M. Dreyfus-Schmidt l'a précisément indiqué dans son rapport - il suffit de libérer la personne un peu avant l'expiration de ce délai butoir. Mais si le contrôle judiciaire n'est pas respecté, et qu'une révocation est nécessaire, il ne sera plus possible ensuite, après une brève réincarcération, d'ordonner à nouveau un contrôle judiciaire, puisqu'il serait alors dépourvu de sanction.
En réalité, la difficulté provient sans doute de l'affirmation courante, mais inexacte, selon laquelle le contrôle judiciaire ne serait purement et simplement qu'une mesure ayant pour vocation à se substituer à la détention provisoire, afin d'éviter le recours à cette dernière.
Il n'en serait ainsi que si le contrôle judiciaire et son éventuelle révocation ne pouvaient être ordonnés que lorsque les conditions limitativement déterminées par la loi pour ordonner une détention provisoire sont réunies.
M. Michel Dreyfus-Schmidt, rapporteur. Bien sûr !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Or tel n'est pas le cas, comme le remarque excellemment le rapport de votre commission. En particulier, le contrôle judiciaire et sa révocation sont possibles dès lors qu'une peine d'emprisonnement est encourue, même si celle-ci est inférieure aux seuils permettant une détention provisoire.
En réalité, une mesure de détention provisoire décidée au vu et en conséquence du constat d'une violation des obligations du contrôle judiciaire auxquelles est astreinte une personne mise en examen n'est pas exactement de même nature qu'une détention provisoire décidée dès l'origine du dossier.
Il pourrait donc être exigé qu'une telle détention soit régie par des délais butoirs qui tiennent compte de cette spécificité, ce qui atténuerait, au regard de l'efficacité des investigations, les conséquences de la prise en compte, pour le calcul de ces délais, des détentions déjà subies.
La réflexion, me semble-t-il, pourrait être utilement poursuivie sur ce point.
Telles sont les principales observations que je souhaitais présenter à la Haute Assemblée.
Sous les réserves que je viens d'évoquer et qui portent sur des questions de détail, et non sur le principe même de la réforme, la présente proposition de loi me paraît apporter une importante contribution à la réflexion que le Gouvernement et le Parlement mènent sur le problème de la détention provisoire et qui débouchera nécessairement sur un projet de loi novateur qui vous sera présenté très prochainement. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Dusseau.
Mme Joëlle Dusseau. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis le début des années quatre-vingt-dix, 30 000 personnes sont placées annuellement en détention provisoire, soit un tiers des personnes qui sont mises chaque année en examen. Ces chiffres montrent qu'une procédure dite exceptionnelle s'est trouvée banalisée au fil des ans, même si la loi a tenté de l'encadrer à de multiples reprises. Cette dérive a du reste été dénoncée par la Cour européenne des droits de l'homme. Elle est une des taches du système judiciaire de notre pays.
Ce recours abusif à la détention provisoire n'aboutit pas seulement à l'encombrement des prisons. Il conduit également à des injustices : qui a été détenu n'est plus présumé innocent, mais est supposé coupable. Il est supposé coupable aux yeux de l'opinion publique bien entendu, mais il est aussi supposé coupable aux yeux du tribunal. La détention préalable de l'accusé fait pencher la balance en faveur de sa condamnation, quand cette condamnation ne coïncide pas avec la durée de la détention provisoire pour la légitimer a posteriori . Enfin, on sait à quel point ce recours abusif à la détention provisoire brise des vies, entraînant la rupture avec le milieu familial et professionnel, stigmatisant pour longtemps celui qui est allé en prison.
Une telle situation est anormale, pour ne pas dire inadmissible, dans un pays qui se dit être celui des droits de l'homme. Qui plus est, elle s'accompagne de ce qu'il faut bien appeler des détournements de procédure, dans la durée accumulée de la détention et dans l'objet même ; on sait bien que, dans un certain nombre de cas, la détention provisoire est utilisée pour faire parler, pour faire « craquer » psychologiquement allais-je dire, les personnes mises en examen. Elle s'accompagne aussi d'une compensation financière dérisoire pour les personnes qui bénéficient d'un non-lieu ou d'un acquittement, sans parler de l'absence totale de référence à une sanction professionnelle pour ceux qui, en définitive, ont parfois contribué à briser une vie.
Or, la France a une situation très particulière en Europe puisque le nombre de prévenus est de 43 %, alors qu'il est de l'ordre de 20 % dans les pays qui arrivent juste derrière elle en matière de détention provisoire. L'écart entre la France et les autres pays européens est également sensible si on raisonne en nombre de personnes en détention provisoire pour 100 000 habitants. Enfin, on sait que la durée moyenne a régulièrement augmenté au cours des années quatre-vingt pour se stabiliser à près de vingt-trois mois en matière criminelle à la fin des années quatre-vingt-dix.
C'est dans ce contexte que se présente la proposition de loi du groupe socialiste, que nous examinons aujourd'hui. Elle porte exclusivement sur l'impossibilité de dépasser la durée légale de détention provisoire, même s'il y a non-respect du contrôle judiciaire. Autant dire que cette proposition de loi, même si elle constitue un progrès, est singulièrement limitée. Or, comme l'a rappelé M. le rapporteur, une proposition de loi, présentée par M. Alain Tourret, vient d'être débattue et adoptée par l'Assemblée nationale, le 3 avril dernier.
Je rappellerai les principales avancées de cette proposition de loi : présence d'un avocat dès le début de la garde à vue ; autorisation de mise en détention pour les seuls prévenus passibles d'une peine de trois ans pour les délits contre les personnes et de cinq ans pour les délits contre les biens ; fixation à deux ans maximum de la durée de détention provisoire, sauf dans un certain nombre de cas bien précis qui justifient évidemment une dérogation, tels le trafic de stupéfiant, le terrorisme, l'association de malfaiteurs, le proxénétisme, l'extorsion de fonds, les infractions commises en bande organisée.
Le texte adopté par l'Assemblée nationale améliore aussi la procédure d'indemnisation, en mettant en avant notamment la notion de préjudice moral.
En outre, il oblige à suspendre la détention provisoire des accusés qui n'ont pas comparu devant la cour d'assises à l'expiration d'un délai de six mois à compter de la date à laquelle leur arrêt de mise en accusation est devenu définitif, délai qui ne peut jamais dépasser dix-huit mois.
Enfin, il prévoit de réserver une cellule individuelle aux prévenus - c'est bien le moins pour des personnes présumées innocentes - ce qui sera rendu matériellement possible par les autres dispositions de cette proposition de loi visant à réduire le nombre des mises en détention, réduction que vous-même, madame la ministre, avez estimée à quelque 11 000 personnes.
On le comprendra aisément, j'aurais trouvé pour ma part beaucoup plus logique que ce texte déjà adopté par l'Assemblée nationale soit examiné par le Sénat avant que nous discutions de cette proposition de loi qui, pour intéressante qu'elle soit, n'en est pas moins infiniment plus limitée dans son objet. C'est pourquoi j'aurais préféré que la proposition de loi n° 55 soit renvoyée à la commission pour faire l'objet d'une discussion commune et d'une harmonisation avec le texte adopté par l'Assemblée nationale. Tel n'est pas le cas, et je le regrette. En effet, si les deux propositions de loi sont complémentaires, le texte voté par l'Assemblée nationale est bien sûr beaucoup plus large et complet que le texte présenté par les sénateurs socialistes.
A défaut, dans l'attente de la discussion de la proposition de loi Tourret sur la détention provisoire, les sénateurs radicaux de gauche voteront la proposition de loi du groupe socialiste, qui est une limitation de la détention provisoire. Il s'agit là d'un premier pas - certes beaucoup trop limité - qui va dans la bonne direction. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le Sénat examine aujourd'hui les conclusions de la commission des lois tendant à préciser le mode de calcul de la durée maximale de détention provisoire.
Nous abordons ici un sujet de première importance puisque, au-delà du seul énoncé de cette bonne proposition de notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt, il s'agit de traiter la grave question de la détention provisoire.
Si chacun s'accorde à dire que la détention provisoire constitue, par définition, une atteinte à la présomption d'innocence, affirmée pourtant par les articles VIII et IX de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il convient de constater que les différentes modifications législatives intervenues depuis plusieurs années n'ont pas réussi à concilier présomption d'innocence, impératifs légitimes de l'instruction et protection de l'intérêt général.
Le législateur a donc tenté, maintes fois, de rappeler le caractère exceptionnel de la détention provisoire, mais en vain.
Pourtant, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme ont rendu à plusieurs reprises des décisions pour rappeler, d'une part, le caractère exceptionnel de la détention provisoire et, d'autre part, la durée limitée de celle-ci.
Or - je rappellerai quelques chiffres, même s'ils ont déjà été donnés à plusieurs reprises - avec 21 366 prévenus sur une population carcérale de 51 640 détenus, au 1er janvier 1997, la France reste l'un des rares pays où le pourcentage des prévenus parmi les détenus dépasse 40 %.
Chaque année, ce sont plus de 20 000 personnes qui sont placées en détention provisoire, d'après les statistiques.
Entre 1990 et 1997, 11 855 personnes mises en détention provisoire ont bénéficié in fine de décisions de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement.
Quant à la durée moyenne de la détention provisoire, elle ne cesse d'augmenter : entre 1984 et 1996, elle est passée, en matière correctionnelle, de 3 mois à 4 mois et, en matière criminelle, de 21 mois à 22 mois et demi, avec un point d'orgue en 1989 et en 1990, où elle atteignait 23 mois.
Ce n'est pas admissible. Il faut cesser de se servir de la détention provisoire comme un mode normal d'instruction, permettant au juge de poursuivre ses investigations et de faire pression sur la personne mise en examen afin d'en obtenir des aveux.
C'est d'autant plus nécessaire que nous savons tous ici combien une incarcération peut être déstructurante pour tout individu, que ce soit du point de vue psychique ou physique, tant les conditions de détention sont, faute de moyens financiers, matériels et humains, difficilement conciliables avec le respect de la personne humaine.
A cet égard, il m'est difficile d'évoquer les problèmes soulevés par la détention provisoire sans aborder le problème plus général de l'incarcération et des moyens dont dispose le système judiciaire et pénitentiaire français, moyens qui devraient permettre notamment de mener à bien le triptyque prévention-répression-réinsertion.
Actuellement, la grève des gardiens de prison, un peu partout en France, met en évidence le manque cruel de moyens qui sont accordés aux services pénitentiaires ainsi que les difficiles conditions de travail qui en découlent forcément, faute de personnels.
Je referme ici cette parenthèse pour en revenir précisément au dispositif qui nous est proposé, lequel, tout en limitant le recours à la détention provisoire, permettrait d'accélérer les instructions et de raccourcir, de fait, la durée moyenne de détention provisoire.
Sans entrer dans le détail du texte, il s'agit de revenir sur l'interprétation jurisprudentielle, beaucoup trop restrictive, de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Il convient en effet d'empêcher qu'une personne, pouvant être placée en détention provisoire pour une durée n'excédant pas six mois, au titre de l'article 145-1 du code de procédure pénale, puisse, par ailleurs, faire l'objet, au cours d'une même instruction, de plusieurs détentions pouvant chacune aller jusqu'à six mois, si elles sont séparées par un contrôle judiciaire que l'intéressé n'aurait pas respecté.
Si ce texte marque incontestablement une avancée dans notre droit, cette dernière n'en demeure pas moins limitée.
Je dis cela en pensant au contexte dans lequel nous examinons cette proposition de loi.
D'un côté, les députés légifèrent sur la détention provisoire, de l'autre, le Gouvernement a en préparation un projet de loi réformant la procédure pénale et, en particulier, la détention provisoire.
Ainsi, le 3 avril dernier, l'Assemblée nationale adoptait, pour sa part, en partie contre l'avis du Gouvernement, pour les raisons qui ont été exposées, une proposition de loi tendant à limiter considérablement le recours à la détention provisoire, ainsi que sa durée, proposition de loi dont les dispositions vont au-delà de celles dont nous débattons aujourd'hui.
Permettez-moi d'en rappeler brièvement les grandes lignes.
Selon les dispositions retenues par l'Assemblée nationale, seuls les prévenus qui encourent une peine d'emprisonnement de trois ans, au lieu d'un an, pour les délits contre les personnes, et de cinq ans, au lieu de deux ans, pour les délits contre les biens, pourront être incarcérés préventivement.
Sur la base des statistiques de 1996, cette élévation des seuils permettant de recourir à la détention provisoire aurait pour conséquence de réduire de plus de 11 000 le nombre des personnes en détention provisoire.
Peut-être faudrait-il, au lieu de recourir de façon systématique à la détention provisoire, développer davantage le recours au contrôle judiciaire, lequel nécessiterait alors, bien évidemment, des moyens différents ?
Ce même texte prévoit par ailleurs le remboursement de plein droit du préjudice subi par une personne placée en détention provisoire puis finalement relaxée, acquittée ou bénéficiant d'un non-lieu.
Le prévenu pourrait également être assisté d'un avocat dès sa mise en garde à vue, mesure que nous demandons depuis longtemps et qui nous satisfait donc pleinement.
De plus, les personnes mises en examen, prévenus et accusés, soumis à la détention provisoire, seraient placées au régime de l'emprisonnement individuel. Il ne pourrait être dérogé à ce principe qu'à leur demande ou si les intéressés étaient autorisés à travailler.
Enfin, l'accusé qui n'aurait pas comparu dans les six mois à compter de sa mise en accusation serait remis en liberté, ce qui devrait raccourcir les délais de jugement.
L'examen de ces deux propositions de loi, qu'il s'agisse de celle qui a été déposée sur le bureau du Sénat ou de celle qui a été adoptée à ce jour par la seule Assemblée nationale, risque de ne pas aller à son terme, d'autant plus que le Gouvernement a annoncé un projet de réforme plus global, abordant notamment la question de la détention provisoire.
Ce texte gouvernemental vise à distinguer les attributions du juge d'instruction de celles du juge de la détention provisoire - nous trouverons bien une dénomination pour celui-ci - afin de mettre un terme aux abus de la détention provisoire, trop souvent utilisée comme moyen de pression.
Le pouvoir de placer en détention serait ainsi confié à un juge des libertés, distinct du juge qui instruit.
Si nous sommes favorables à la séparation entre l'instruction du dossier et la prise de décision quant au placement en détention provisoire du mis en examen - cela répond à l'un de nos soucis en la matière - nous estimons par ailleurs, néfaste qu'un juge - serait-il « des libertés » - prenne seul la très grave décision de ce placement en détention.
Aussi nous prononçons-nous depuis toujours pour l'instauration d'une collégialité dans la procédure de décision conduisant à la mise en détention provisoire.
Bien évidemment, la mise en oeuvre de cette collégialité implique que les moyens humains et financiers soient accrus.
Nous souhaitons par ailleurs que la détention provisoire soit supprimée pour les mineurs en matière correctionnelle.
D'une façon générale, nous estimons que la liberté doit primer sur la détention provisoire, laquelle doit demeurer l'exception.
La durée de la détention provisoire doit être limitée, d'autant que celle-ci concerne de nombreuses personnes « présumées innocentes ».
C'est pourquoi il est grand temps de restreindre le recours à cette mesure à des cas véritablement exceptionnels et de favoriser les mesures alternatives à l'incarcération.
J'ajoute que la détention provisoire est un élément révélateur des difficultés que connaît notre justice, car, loin d'être le résultat d'une décision de justice, la durée de la détention provisoire est bel et bien la conséquence de l'allongement continuel des délais d'instruction, de jugement, de mise en exécution des décisions, ainsi que d'examen des voies de recours.
En conclusion, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen voteront bien entendu les présentes dispositions, en gardant à l'esprit que toute réforme, soucieuse des libertés et des droits de la défense, implique indubitablement des moyens importants et, par là même, un budget pour la justice à la hauteur de nos espérances.
De là dépendra toute l'efficacité de la future réforme gouvernementale que nous appelons de nos voeux. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Habert.
M. Jacques Habert. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous nous félicitons dela proposition de loi présentée par nos collèguesMM. Dreyfus-Schmidt, Charasse, Allouche et Badinter, tendant à préciser le mode de calcul de la durée maximale de la détention provisoire autorisée par le code de procédure pénale.
C'est une heureuse initiative, car, dans le domaine de la détention provisoire, il y a eu, c'est certain, de nombreux abus, qui ont d'ailleurs été dénoncés à plusieurs reprises dans cette enceinte.
Nous connaissons tous des cas - je crains même qu'il n'y en ait parmi nos collègues - de détention provisoire de six mois suivie de nouvelles mesures de détention, alors que les affaires ayant entraîné l'incarcération n'ont toujours pas été jugées et qu'une décision de non-lieu interviendra peut-être, en définitive.
Il y avait lieu, par conséquent, de mettre fin à ces pratiques, et je m'associe tout à fait aux propos qui ont été tenus à cet égard tant par vous-même, madame la ministre, que par le rapporteur, M. Dreyfus-Schmidt, et par nos collègues Mme Dusseau et M. Pagès, qui se sont exprimés avant moi et ont fort bien exposé l'économie de la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui.
Pour notre part, nous voterons très volontiers les conclusions de la commission des lois, et nous remercions ceux de nos collègues qui ont pris l'initiative de déposer cette proposition de loi. (Applaudissements.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Michel Dreyfus-Schmidt, rapporteur. A l'issue de ce débat, je tiens à apporter quelques brefs éléments de réponse à Mme Dusseau et à M. Pagès.
Mme Dusseau, sans défendre pour autant formellement et expressément une motion tendant à cette fin, a indiqué qu'elle aurait souhaité que cette proposition de loi soit renvoyée à la commission pour qu'elle puisse être discutée en même temps que la proposition de loi de notre collègue député Alain Tourret.
Quant à M. Pagès, il a craint que cette proposition de loi, pas plus que celle de M. Tourret, d'ailleurs, n'aboutisse pas. Je lui répondrai, tout d'abord, qu'en ce qui concerne celle que je rapporte, il appartient au Gouvernement ou à la conférence des présidents de l'Assemblée nationale de l'inscrire à l'ordre du jour de la journée réservée à l'examen des propositions de loi.
Par ailleurs, Mme Dusseau nous a fait remarquer que l'objet de la présente proposition de loi était limité par rapport à celle du député Alain Tourret. C'est parfaitement exact, je l'ai d'ailleurs dit moi-même. Mais, d'une part, le mieux peut être l'ennemi du bien, d'autre part, et vous voudrez bien me donner acte, ma chère collègue, de ce que l'objet même de notre proposition ne figure pas dans le texte de M. Alain Tourret.
Au demeurant, si vous aviez repris ce texte, aujourd'hui, sous forme d'amendements, personne n'aurait pu vous en empêcher !
Mme Joëlle Dusseau. J'y ai pensé fortement !
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

Article 1er