Séance du 23 novembre 1998







M. le président. « Art. 10. _ L'article 885 G du code général des impôts est ainsi rédigé :
« Art. 885 G . _ Les biens ou droits dont la propriété est démembrée sont compris, pour leur valeur en pleine propriété, dans le patrimoine de la personne qui a constitué sur ces biens un usufruit, un droit d'usage ou d'habitation accordé à titre personnel, ou en cas de transmission à titre gratuit du droit réservé par celle-ci, dans le patrimoine du nouveau titulaire de ce droit.
« Toutefois, ces biens ou droits sont compris respectivement dans les patrimoines du propriétaire auteur du démembrement de propriété et du bénéficiaire de celui-ci suivant les proportions fixées à l'article 762 dans les cas énumérés ci-après :
« a) Lorsque la constitution de l'usufruit résulte de l'application des articles 767, 1094 ou 1098 du code civil. Les biens dont la propriété est démembrée en application d'autres dispositions, et notamment de l'article 1094-1 du code civil, ne peuvent faire l'objet de cette imposition répartie ;
« b) Lorsque le démembrement de propriété résulte de la vente ou de l'apport d'un bien dont le vendeur s'est réservé l'usufruit, le droit d'usage ou d'habitation ou la nue-propriété et que l'acquéreur ou le bénéficiaire de l'apport n'est pas l'une des personnes visées à l'article 751, ni une société contrôlée par le vendeur ou l'une de ces personnes ;
« c) Lorsque l'usufruit, le droit d'usage ou d'habitation ou la nue-propriété a été réservé par le donateur d'un bien ayant fait l'objet d'un don ou legs à l'Etat, aux régions, aux départements, aux communes ou syndicats de communes et leurs établissements publics, aux établissements publics nationaux à caractère administratif et aux organismes à but non lucratif ou fondations reconnus d'utilité publique. »
La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, en ce qui concerne l'article 10, qui ne m'est pas a priori non sympathique, je tiens à dire que la disposition qui nous est proposée par le Gouvernement et qui a été adoptée par l'Assemblée nationale met en cause deux principes : d'une part, celui qu'a défini le Conseil constitutionnel dans sa décision du 30 décembre 1981, qui est largement commenté dans le rapport du rapporteur général, selon lequel c'est celui qui perçoit les revenus d'un bien qui doit payer l'impôt et, au cas particulier, l'usufruitier et non le nu-propriétaire et, d'autre part, celui qu'a dégagé de longue date le Conseil constitutionnel et selon lequel la lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle.
Le dispositif qui nous est proposé concerne à la fois le passé et l'avenir, c'est-à-dire les donations d'usufruit déjà faites et celles à venir.
Pour les donations déjà faites, il n'est pas douteux que la décision de 1981 du Conseil constitutionnel s'applique de plein droit. Je ne suis personnellement pas défavorable en général à la rétroactivité fiscale, dont on parle régulièrement et tout récemment encore avec la proposition de loi organique de M. Sarkozy à l'Assemblée nationale...
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Elle viendra en discussion ici.
M. Michel Charasse. Je m'en doutais ! Je pense d'ailleurs que l'on ne peut pas, par la loi organique, limiter la puissance du Parlement telle qu'elle résulte de la Constitution. Si l'ordonnance du 2 janvier 1959 avait été examinée par le Conseil constitutionnel, certaines de ses dispositions ne seraient pas passées. Je pense, par exemple, à l'article 42 ou à l'article 4 concernant les taxes parafiscales.
Mais, dans le cas particulier, je pense que l'on ne peut pas appliquer à des donations déjà faites, avec toutes les conséquences qu'elles comportent, une disposition fiscale qui va à l'encontre du principe défini par le Conseil constitutionnel en 1981, car, si on le faisait, comment les donataires pourraient-ils en sortir si l'usufruitier ne veut pas ? On peut certes voter une disposition pour l'obliger à accepter. Mais il faudrait alors l'indemniser, sinon il s'agit d'une expropriation, et c'est à l'Etat de payer. Et je ne parle pas de la situation des fondations ou des associations reconnues d'utilité publique ! Chacun voit de quoi il s'agit...
Dans ce cas, monsieur le secrétaire d'Etat, la rétroactivité « percute » non seulement la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais aussi le droit civil, et le droit de propriété,...
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Il ne faut pas y toucher !
M. Michel Charasse. Aussi je ne pense pas - le groupe socialiste ne pense pas - qu'il soit possible de retenir cette rétroactivité sans courir un grand risque devant le Conseil constitutionnel.
Les choses en revanche sont différentes pour l'avenir.
S'il s'agit de lutter contre la fraude fiscale, objectif de valeur constitutionnelle, les contribuables étant prévenus de ce qui les attend s'ils pratiquent des donations destinées à éluder l'impôt, alors le Conseil constitutionnel peut peut-être assouplir sa jurisprudence. A moins qu'il ne considère qu'il s'agit d'une atteinte au droit de disposer librement de sa propriété, par référence à l'article XVII de la Déclaration de 1789.
En ce qui nous concerne, nous voulons bien suivre le Gouvernement, car la fraude doit être recherchée et poursuivie impitoyablement puiqu'elle porte atteinte à l'égalité des citoyens devant les charges publiques, fondement de la République.
Mais il faut essayer de convaincre le Conseil constitutionnel au regard du principe qu'il a posé dans sa décision de 1981 et se contenter des donations postérieures au 1er janvier 1999. Sinon, il ne resterait à l'administration que l'abus de droit, très difficile à mettre en oeuvre comme M. le secrétaire d'Etat l'a indiqué tout à l'heure.
Telles sont, monsieur le président, les quelques observations que je voulais faire sur l'article 10. Vous vous êtes peut-être aperçu qu'en parlant sur l'article, j'ai défendu l'amendement n° I-221, sur lequel je ne reprendrai donc pas la parole.
M. le président. Sur l'article 10, je suis saisi de trois amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Par amendement n° I-7, M. Marini, au nom de la commission des finances, propose de supprimer cet article.
Par amendement n° I-221, MM. Charasse, Angels, Mme Bergé-Lavigne, MM. Demerliat, Haut, Lise, Massion, Miquel, Moreigne, Sergent et les membres du groupe socialiste et apparentés proposent, au début du premier alinéa du texte présenté par ce même article pour l'article 885 G du code général des impôts, d'ajouter les mots : « A compter du 1er janvier 1999, ».
Par amendement n° I-44, M. Chérioux propose de compléter in fine le texte présenté par l'article 10 pour l'article 885 G du code général des impôts par un alinéa ainsi rédigé :
« Les dispositions de l'alinéa précédent ne s'appliquent pas aux donations d'usufruit faites aux organismes à but non lucratif ou aux fondations reconnues d'utilité publique lorsque le montant de l'usufruit donné est égal ou supérieur à l'économie d'impôt réalisée par le donateur. »
La parole est à M. le rapporteur général, pour défendre l'amendement n° I-7.
M. Philippe Marini, rapporteur général. L'article 10 vise à étendre la taxation, pour leur valeur en pleine propriété, des biens ou droits dont la propriété est démembrée, et cela que l'auteur du démembrement se soit réservé l'usufruit ou la nue-propriété.
La commission considère que trois critiques fondamentales peuvent être adressées à l'encontre de ce dispositif.
Première objection : il risque de pénaliser le mécénat, et il est à craindre que les donataires ne renoncent à tout projet de donation d'usufruit temporaire d'un bien dans la mesure où ils souhaiteront conserver les revenus de ce bien pour les consacrer au paiement de l'ISF, qui frappera dorénavant un tel bien.
Seconde objection de principe : ce système est dangereux et par son caractère rétroactif et dans son esprit.
En effet, la nouvelle présomption de propriété s'appliquera à compter de 1999, et cela quelle que soit la date à laquelle le démembrement de propriété aura été décidé.
En outre, si les contribuables concernés désirent récupérer l'usufruit afin de pouvoir payer l'ISF, il leur faudra obtenir le consentement du donataire, qui se verra alors non seulement privé de l'usufruit mais encore dans l'obligation de payer des droits de mutation à titre gratuit. On en arrive à une situation franchement absurde !
Cet article est par ailleurs dangereux dans sa philosophie, car il procède, là encore, d'une suspicion généralisée à l'égard de contribuables qui utilisent simplement des ressources qui leur sont offertes par le droit fiscal.
De nouveau, il nous faut donc dire qu'il n'est pas de bonne législation de prévoir des dispositions de portée générale pour ne lutter que contre certains comportements qui sont sans doute à la limite des textes et qui sont vraisemblablement constitutifs de la procédure d'abus de droit.
Je rappelle que celle-ci n'a pas pour objet d'interdire au contribuable de choisir, pour l'exercice de son activité économique, le cadre juridique qu'il juge le plus favorable du point de vue fiscal. Mais, lorsque l'alternative est ouverte par le législateur, par le droit fiscal positif, on ne saurait reprocher à un contribuable d'adopter la solution la plus favorable à ses intérêts. Si l'on procédait autrement, on s'immiscerait purement et simplement dans sa gestion.
En troisième lieu, comme notre collègue M. Charasse l'a rappelé de façon fort pertinente, ce dispositif est inconstitutionnel, et cela en vertu de deux considérants précis du Conseil constitutionnel dans une décision du 30 décembre 1981, qui concernait l'impôt sur les grandes fortunes. Le Conseil constitutionnel a fait remarquer que « l'impôt sur les grandes fortunes est appelé normalement à être acquitté sur les revenus des biens imposables ».
Plus loin, il ajoutait : « Considérant que l'impôt sur les grandes fortunes a pour objet... de frapper la capacité contributive que confère la détention d'un ensemble de biens et qui résulte des revenus en espèces ou en nature procurés par ces biens ; qu'une telle capacité contributive se trouve entre les mains non du nu-propriétaire, mais de ceux qui bénéficient des revenus ou avantages afférents aux biens dont la propriété est démembrée ;... »
Le Conseil constitutionnel nous dit bien que celui qui est le débiteur de l'impôt sur le patrimoine doit être celui qui dispose du revenu lui permettant d'acquitter ledit impôt.
Or c'est exactement le contraire que le Gouvernement voudrait nous faire avaliser avec l'article 10.
Le problème, selon la commission, n'est pas de savoir si ce dispositif doit s'appliquer ou non à partir du 1er janvier 1999, et je regrette beaucoup de contredire notre collègue Michel Charasse sur ce point. A nos yeux, ce dispositif est mauvais dans son principe. Il convient de le rejeter et donc de supprimer l'article 10 en adoptant l'amendement n° I-17.
M. le président. L'amendement n° I-221 a déjà été défendu.
La parole est à M. Chérioux, pour défendre l'amendement n° I-44.
M. Jean Chérioux. Tout a été excellemment dit sur cet article 10, aussi bien par M. le rapporteur général que, dans une certaine mesure, par notre collègue Michel Charasse.
Je ne reviens pas sur le grave problème constitutionnel que soulève cet article.
M. le rapporteur général a indiqué que l'article 10, dans la rédaction qui nous est proposée, pourrait entraîner d'importantes difficultés pour toutes les grandes fondations et associations reconnues d'utilité publique qui collectent des fonds en vue de mener des actions philanthropiques ou de mécénat.
A cet égard, même si l'amendement de notre collègue M. Charasse était adopté, c'est-à-dire même si les dispositions de cet article s'appliquaient aux donations postérieures au 1er janvier 1999, l'article 10 aurait des conséquences désastreuses pour tout le secteur philanthropique.
Que se passerait-il, en effet ? Les donateurs susceptibles de donner un usufruit à une fondation quelconque seraient privés de tout revenu et seraient néanmoins imposés au titre de l'impôt sur la fortune sur 80 % de la valeur des biens dont ils auraient donné l'usufruit. Mais avec quoi paieraient-ils cet impôt ?
Si cet article est voté en l'état, il n'y aura plus de donations, et c'est extrêmement grave.
La Fondation de France, par exemple, a collecté en 1997, par le moyen d'usufruits, 44 millions de francs, soit 16 % des fonds redistribués, et cela principalement dans le secteur médico-social. Bien entendu, ce qui est vrai pour la Fondation de France vaut pour toutes les grandes fondations. Vous imaginez donc, mes chers collègues, de quelles sommes considérables tout ce secteur se verrait privé si nous votions l'article 10 tel qu'il nous est présenté.
C'est pourquoi j'ai déposé un amendement - et ma démarche n'est pas en contradiction avec la position adoptée par la commission - qui exclut du champ d'application de l'article 10 les donations d'usufruit faites aux organismes à but non lucratif et aux fondations reconnues d'utilité publique, lorsque le montant de l'usufruit donné est égal ou supérieur à l'économie d'impôt réalisée par le donateur. Il s'agit d'éviter que cette épée de Damoclès soit suspendue au-dessus des éventuels donateurs.
Tous ceux qui ont fait une donation normale, c'est-à-dire donné un bien dont l'usufruit n'est pas minoré par des systèmes de capitalisation quelconques, seraient à l'abri de toute inquisition. Ainsi, les fondations et associations reconnues d'utilité publique continueraient à recevoir des dons.
Par ailleurs, cela répondrait, monsieur le secrétaire d'Etat, à votre souci d'éviter la fraude, car je ne vois pas comment quelqu'un, pour frauder, irait donner un usufruit sans en retirer le moindre bénéfice. Même s'il s'agissait d'un usufruit extrêmement faible, dans la mesure où cet usufruit serait d'un montant supérieur à l'impôt économisé, ce serait un marché de dupes ! J'espère que les fraudeurs sont assez intelligents pour comprendre cela.
Je sais que M. le président de la commission des finances préfère le recours à la notion d'abus de droit, mais j'ai tout de même choisi, monsieur le secrétaire d'Etat, d'entrer en quelque sorte dans votre système, eu égard à l'enjeu que cela représente pour les fondations et autres organismes philanthropiques, qui doivent absolument pouvoir continuer à recevoir des donations d'usufruit en abondance.
M. le président. Quel est l'avis de la commission sur les amendements n°s I-221 et I-44 ?
M. Philippe Marini, rapporteur général. La commission est défavorable à l'amendement n° I-221 dans la mesure où, je l'ai dit, nous jugeons le système mauvais quelle que soit la date à partir de laquelle il s'applique.
Quant à l'amendement n° I-44, il sera satisfait par l'amendement n° I-7 si le Sénat veut bien voter celui-ci.
Les propos qu'a tenus M. Chérioux ont parfaitement illustré l'un des reproches essentiels qui peuvent être adressés au dispositif proposé par le Gouvernement.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement sur les amendements n°s I-7, I-221 et I-44 ?
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. L'article 10, qui est un élément des mesures proposées par le Gouvernement pour lutter contre l'évasion fiscale, a fait l'objet de trois types de critiques. M. le rapporteur général a été le plus radical, dénonçant à la fois la rétroactivité de cette disposition, son caractère anticonstitutionnel, point que M. Charasse a développé, et le fait qu'elle porterait atteinte aux fondations reconnues d'utilité publique, aspect qui a plus particulièrement retenu l'attention de M. Chérioux.
S'agissant tout d'abord de la rétroactivité, je rappelle que l'article 10 tend à neutraliser des démembrements temporaires - j'insiste bien sur cet adjectif - de propriété au profit d'une personne qui n'est pas redevable de l'impôt de solidarité sur la fortune. Certains contribuables étaient sans doute de bonne foi, mais il semble qu'un grand nombre d'autres aient recouru à cette faculté uniquement pour faire sortir les biens correspondants de l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune.
Nous voulons contrer non seulement les montages à venir mais aussi les montages passés, qui ont permis à un certain nombre de patrimoines d'échapper à l'impôt de solidarité sur la fortune.
M. Charasse a évoqué la Constitution avec toute l'autorité qu'on lui connaît en la matière. Il a affirmé que le Conseil constitutionnel avait posé le principe selon lequel l'impôt de solidarité sur la fortune devait être acquitté grâce aux revenus tirés de cette fortune.
C'est effectivement ce que l'on peut déduire - encore que je n'en sois pas certain - d'une décision du Conseil constitutionnel en date du 30 décembre 1981, qu'a évoquée également M. le rapporteur général.
Lorsque, lors du vote de la loi de finances pour 1996, a été institué un plafonnement du plafonnement, certains contribuables ont pu voir le montant de l'impôt de solidarité sur la fortune qu'ils devaient acquitter dépasser celui de leurs revenus...
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Il n'y a pas lieu de s'en réjouir !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Je ne suis pas en train de m'en réjouir, monsieur le président de la commission. J'essaye simplement d'éclairer le droit.
M. Michel Charasse. Surtout s'agissant de 1996 !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. En acceptant, en 1996, ce plafonnement du plafonnement, je pense que le Conseil constitutionnel a entériné le fait que l'impôt de solidarité sur la fortune pouvait être payé soit par les revenus dégagés par ce patrimoine soit par la vente d'une partie de ce patrimoine.
Dès lors, l'argument constitutionnel ne me paraît pas solidement fondé.
J'en viens aux arguments qu'a plus spécifiquement développés M. Chérioux.
L'activité de la Fondation de France...
M. Jean Chérioux. Et de bien d'autres !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. ... ne peut, bien sûr, que susciter toute notre admiration.
M. Alain Gournac. Il n'y a pas que la Fondation de France !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Certes, il existe d'autres fondations reconnues d'utilité publique, et vous avez raison de le préciser, monsieur le sénateur.
Mais il est quand même paradoxal que certaines fondations aient fait de la publicité auprès d'un certain nombre de personnes fortunées en leur disant : « Si vous nous confiez l'insufruit d'une partie de votre patrimoine à titre temporaire, vous échapperez, pour ces biens, à l'impôt de solidarité sur la fortune. »
M. Jean Chérioux. A titre temporaire aussi !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Lorsque des fondations utilisent l'argument de l'optimisation fiscale pour susciter des dons, cela me semble prouver qu'elles avaient pleine conscience du caractère discutable de la situation.
Vous avez parlé, monsieur Chérioux, de 44 millions de francs d'insufruits collectés par la Fondation de France. Cela signifie qu'un patrimoine appartenant à des personnes privées de l'ordre de un milliard de francs a ainsi échappé à l'impôt sur la fortune.
Monsieur Chérioux, je partage la sollicitude que vous avez manifestée à l'égard des fondations reconnues d'utilité publique mais les généreux donateurs ont la possibilité de donner entièrement le bien, à la fois la nue-propriété et l'insufruit - d'ailleurs, beaucoup le font, et c'est fort heureux - à ces fondations d'utilité publique qui accomplissent un travail remarquable.
Je préfère qu'il y ait donation complète du bien plutôt que recours à cette procédure d'optimisation fiscale. En conclusion, je demande le rejet de ces trois amendements.
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des finances. M. Alain Lambert, président de la commission des finances. En vous écoutant, monsieur le secrétaire d'Etat, je me suis demandé si ce gouvernement n'avait pas purement et simplement un problème avec le droit de propriété. (Très bien ! sur les travées de l'Union centriste et du RPR.)
La propriété est-elle devenue un délit dans notre pays ? Si tel est le cas, il faut que le Gouvernement le dise !
Le patrimoine a différentes utilités possibles : une utilité sociale, une utilité économique. Ce qui compte, c'est qu'il soit employé de façon optimale dans l'intérêt général.
Dans la dernière partie de votre intervention, monsieur le secrétaire d'Etat, vous vous êtes étonné - vous l'avez même regretté - que des fondations qui poursuivent un but tout à fait généreux puissent se voir tout d'un coup dotées du revenu d'un bien. Vous y avez vu là quelque chose de coupable, au motif que le redevable antérieur pouvait ne plus avoir à acquitter l'impôt.
Mais, monsieur le secrétaire d'Etat, si le rendement du bien en question est supérieur à l'impôt, on ne peut que se réjouir que celui qui avait antérieurement la pleine propriété ait choisi, précisément, de confier à une fondation qui poursuit un but d'intérêt général le revenu du bien en question pour lui permettre d'atteindre son objectif.
Or vous semblez le déplorer en disant qu'il aurait été préférable que ce soit l'Etat qui encaisse...
M. Jean Chérioux. Moins !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Moins, effectivement, puisque je me place dans l'hypothèse où le produit est supérieur au taux de l'impôt !
Il aurait donc été préférable, avez-vous dit, que ce soit l'Etat qui prélève sur ce bien une somme pour pourvoir à ses besoins. Monsieur le secrétaire d'Etat, il faut vraiment que le Gouvernement prenne position sur le droit de propriété de manière très claire !
M. Alain Gournac. Claire et nette !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Au fond, vous avez choisi d'instaurer un impôt sur la fortune pour punir ceux qui sont détenteurs d'un patrimoine. C'est un choix ! Ce n'est pas un choix économique, mais il a été fait, n'en parlons plus ! Ce qu'il nous faut maintenant, c'est ne pas rendre anti-économique un impôt de cette nature.
Sur un plan démagogique, nous pourrions être tentés d'aller dans ce sens. Personnellement, je résisterai à cette tentation, car tel n'est pas l'intérêt de notre pays.
M. Alain Gournac. Très bien !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. En la circonstance, la proposition de M. le secrétaire d'Etat entraîne un rendement supplémentaire d'environ 50 millions de francs, me semble-t-il. Par conséquent, il s'agit non pas de trouver un rendement nécessaire au bon fonctionnement de l'Etat, mais véritablement de punir ceux qui détiennent un patrimoine dans notre pays. Ce n'est pas aller dans le bon sens !
M. Jacques Machet. Non !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Ce n'est pas délivrer les signaux que les Français attendent.
Comme l'a fort bien dit M. Chérioux, le choix qui a été opéré consiste à imposer non pas le nu-propriétaire, mais l'usufruitier, parce que c'est le seul détenteur des revenus.
Tout à l'heure, je vous ai interrompu, monsieur le secrétaire d'Etat ; c'était un manque de délicatesse de ma part...
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Vous avez toujours le droit de m'interrompre !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. ... lorsque vous avez dit que, au fond, nous avions trouvé le moyen d'élaborer un droit où l'on pouvait inventer un impôt qui était supérieur au revenu encaissé par le propriétaire, ce qui, entre nous, ne manque pas d'excès. La majorité sénatoriale n'a pas à en être fière, mais elle l'a fait ! Je n'ai pas relevé, toutefois, de regret à cet égard dans votre propos.
Pour ma part, je le déplore, parce que ce n'est pas une façon d'encourager les gens à détenir un patrimoine et de faire en sorte que ce patrimoine reste au service de l'intérêt général et de la réussite du pays.
Monsieur le secrétaire d'Etat, il faut conserver une logique ! Vous avez instauré un impôt. Il ne me paraissait pas indispensable, mais il existe ! Il est préférable de prélever l'impôt sur le détenteur du revenu, plutôt que sur le détenteur de la nue-propriété. En effet, chacun sait ici ce qu'est la nue-propriété : elle n'est productive d'aucun revenu. Par conséquent, soit le contribuable acquittera l'impôt grâce à ses autres revenus, soit, en l'absence d'autres revenus, il fera l'objet d'une saisie pour payer l'impôt, c'est-à-dire que l'on aboutira à la réalisation du bien.
M. Jacques Machet. C'est vrai !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Il s'agit d'une autre hypothèse, que vous avez citée, monsieur le secrétaire d'Etat. J'y ai vu, au fond, une sorte de jouissance - le mot n'est pas délicat, je le reconnais - à l'idée que, finalement, la punition pouvait aller jusqu'à la saisie immobilière du bien pour payer l'impôt.
Monsieur le secrétaire d'Etat, il faut choisir votre redevable : soit votre cible est celui qui dispose du revenu, et vous devez alors vous en tenir à l'usufruit ; soit vous voulez empêcher les Français de détenir un patrimoine et, dans ce cas, vous procédez à des opérations semblables ! Mais celles-ci seront de nature à déstabiliser tous ceux qui essaient de mettre le patrimoine au service de la France. Pour certains, ce sera au service de l'économie française, par la détention de titres d'entreprises, par exemple ; pour d'autres - M. Chérioux l'a évoqué - ce seront des biens qui produiront des revenus de nature à permettre la poursuite d'oeuvres d'intérêt général. N'en ayons pas honte, mes chers collègues ! Au contraire, battons-nous pour permettre que cela puisse se poursuivre ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR et de l'Union centriste.)
M. Alain Gournac. Belle démonstration !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Monsieur le président de la commission des finances, vous employez des mots comme « délit », « jouissance », qui montrent dans votre propos une passion que je respecte. Je comprends très bien que le droit de propriété évoque des sentiments forts chez vous. Mais je n'en suis pas à ce degré de passion, ni positive, ni négative. Je considère, comme M. Machet, que, selon l'article XIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la contribution commune doit être répartie entre tous les citoyens « en raison de leurs facultés. »
M. Jean Chérioux. Ici, cela dépasse les facultés !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. J'estime que ceux qui disposent d'un patrimoine important peuvent apporter, en fonction de leurs facultés patrimoniales, une contribution au pays. C'est ma première remarque !
Il est clair qu'il existe deux conceptions et, sans vouloir prolonger trop le débat sur ce point, je formulerai une seconde remarque.
En fait, ce que vous regrettez, monsieur le président de la commission, c'est l'impôt de solidarité sur la fortune ! C'est clair !
M. Dominique Braye. C'est de la démagogie !
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Il est anti-économique !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. L'impôt de solidarité sur la fortune a été supprimé une première fois en 1986. Nous l'avons rétabli. Chacun était, si je puis dire, dans son rôle. Mais, en 1993, non seulement vous ne l'avez pas supprimé - du moins le Gouvernement que vous souteniez à l'époque - mais, en plus, vous avez inventé cette merveille, qui devrait vous choquer a posteriori et créer chez vous un sentiment non pas de jouissance, mais de remords : vous avez créé le plafonnement du plafonnement !
M. Philippe Marini, rapporteur général. Nous avons lutté contre cette mesure, vous le savez fort bien, monsieur le secrétaire d'Etat !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Soit !
M. Jacques Oudin. C'est vous qui l'avez soutenue !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Peut-être la majorité précédente ne vous a-t-elle pas suffisamment écoutés ! Dans le cas contraire, il est possible qu'elle eût subi un sort moins désavantageux que celui qu'elle a connu ! (Protestations sur les travées du RPR.)
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Certes !
M. Alain Gournac. C'est mauvais ! C'est de la politique !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Vous avez raison, c'est de la politique, monsieur le sénateur !
M. le président. Mes chers collègues, laissez parler M. le secrétaire d'Etat !
M. Alain Gournac. Il faut prendre un peu de hauteur !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Pour moi, monsieur le sénateur, la politique, c'est la gestion de la cité. C'est une activité noble, à laquelle vous vous livrez, à laquelle je me livre.
M. Dominique Braye. Non ! La vôtre, c'est de la politique politicienne !
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Le vote du budget relève de la politique et je suis fier que nous ayons un débat sur ce point.
Nous n'avons pas les mêmes conceptions en ce qui concerne l'impôt de solidarité sur la fortune. En la matière, je crois avoir dit tout ce que je souhaitais dire.
M. Dominique Braye. C'est déjà trop !
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° I-7.
M. Michel Charasse. Je demande la parole contre l'amendement.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Monsieur le secrétaire d'Etat, vous voulez lutter, et le Gouvernement avec vous, contre la fraude fiscale, et nous vous suivons.
J'ai bien entendu dans votre réponse la manière, à mon avis quelque peu expéditive - je vous le dis amicalement - dont vous avez écarté la décision de 1981. Je ne suis pas certain que le Conseil constitutionnel l'entendra ainsi s'il est saisi de cet article, mais nous verrons !
Toutefois, monsieur le secrétaire d'Etat, lorsqu'il y a donation de l'usufruit pour échapper à l'impôt - ce qui est votre analyse et nous savons que cela existe - la mesure que vous nous proposez consiste à sanctionner la fraude et la sanction est destinée à la faire cesser.
Or, dans le cas des donations qui sont déjà faites, il n'est pas toujours possible de faire cesser la fraude s'il faut indemniser l'usufruitier. Par conséquent, ceux qui ne pourront pas sortir de la situation devront subir la sanction ad vitam aeternam , ce qui va créer dans notre droit, pour la première fois, une sanction permanente, sauf à ce que l'intéressé paie un dédommagement du fait d'une décision de l'Etat portant atteinte, qu'on le veuille ou non, au droit de propriété.
Monsieur le secrétaire d'Etat, si vous écartez la décision de 1981, pensez-vous que le Conseil constitutionnel considérera que la sanction permanente correspond à ce que stipule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 sur la nécessité des peines ? Acceptera-t-il que l'on porte atteinte au principe d'égalité puisque, après tout, la sanction sera applicable à ceux qui ne pourront pas sortir de la nue-propriété, mais pas à ceux qui pourront en sortir ?
Monsieur le secrétaire d'Etat, je souhaite qu'à la faveur de la navette vous étudiez avec attention la rétroactivité. Je ne suis pas du tout, je le répète, les raisonnements de M. Sarkozy sur la rétroactivité en matière fiscale. Nous ne sommes pas dans ce débat ! Mais, en l'occurrence, un vrai problème se pose parce qu'il y a, je l'ai indiqué tout à l'heure dans mon exposé liminaire, une espèce de catapultage entre le droit fiscal et le droit civil. Ce n'est pas simple !
Par ailleurs, la situation des associations reconnues d'utilité publique mérite une attention un peu plus bienveillante.
M. Alain Gournac. En effet !
M. Michel Charasse. Cela dit, on ne peut pas être angélique devant la fraude fiscale. Autant je suis très réservé sur l'application rétroactive de cette mesure pour toutes les raisons que j'ai énoncées - décision du Conseil constitutionnel, nécessité des peines, institution d'une sanction permanente, principe d'égalité entre ceux qui pourront sortir de la nue-propriété et ceux qui ne le pourront pas - autant, pour l'avenir, la situation est différente : le contribuable sera prévenu et il saura que, s'il agit ainsi, il sera sanctionné.
C'est la raison pour laquelle le groupe socialiste ne pourra pas suivre M. Marini. Il ne votera pas son amendement visant à supprimer l'article 10 parce qu'il trouve qu'il va trop loin et qu'il conduit le Sénat à adopter une attitude beaucoup trop angélique à l'égard d'un phénomène de fraude qui, nous le savons tous, existe réellement.
M. Jean Chérioux. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux. J'ai quelques scrupules à prendre la parole après l'exposé magistral du président de la commission des finances, mais je tiens à évoquer un point.
J'avoue, monsieur le secrétaire d'Etat, avoir été interloqué lorsque je vous ai entendu parler d'optimisation fiscale. Dans un cas comme celui que j'ai exposé, et comme l'a par ailleurs indiqué M. Charasse, l'optimisation fiscale est une optimisation de Gribouille. C'est Gribouille qui se jette à l'eau pour ne pas être mouillé par la pluie !
En effet, accepter d'abandonner la totalité de son usufruit, qui est plus important que l'imposition que l'on risque de subir au titre de l'ISF, c'est, je le répète, une attitude de Gribouille : si j'abandonne 2 000 ou 3 000 francs de revenus pour ne pas avoir à payer 1 000 francs d'ISF, je vais à l'encontre de mes intérêts !
Je sais que, pour vous, ce qui compte, c'est non pas ce que reçoit la fondation ou l'association, mais ce qui échappe à l'ISF. Or, en l'occurrence, ce qui échappe à l'ISF coûte beaucoup plus cher au contribuable éventuel que le fait de conserver son usufruit. On ne peut donc pas parler d'optimisation.
Vous allez un peu loin. Vous êtes dépassé par le côté quelque peu doctrinaire de votre attitude, monsieur le secrétaire d'Etat. Excusez-moi de vous le dire, mais cela paraît évident eu égard aux mots que vous utilisez.
M. Philippe Marini, rapporteur général. Très bien !
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° I-7, repoussé par le Gouvernement.

(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, l'article 10 est supprimé et les amendements n°s I-221 et I-44 n'ont plus d'objet.

Article 11