Séance du 17 décembre 1998







M. le président. Je suis saisi, par M. Pasqua, d'une motion n° 1 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, modifiant les articles 88-2 et 88-4 de la Constitution. »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
Mes chers collègues, en tout état de cause, je précise que nous suspendrons nos travaux à douze heures cinquante-cinq.
La parole est à M. Pasqua, auteur de la motion.
M. Charles Pasqua. Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, le projet de révision qui nous est présenté par le Gouvernement a pour objet de permettre la ratification du traité d'Amsterdam. Je monte donc aujourd'hui à cette tribune, à titre personnel, pour défendre les principes fondamentaux de notre Constitution, parce que, à mes yeux, le traité d'Amsterdam aurait pour conséquence de les rendre obsolètes.
L'Assemblée nationale, en première lecture, a voté ce texte sans s'émouvoir outre mesure, la situation politique du moment exigeant qu'elle le fasse.
Le Sénat, surtout quand il exerce son pouvoir constituant - une anomalie aux yeux de certains peut-être - est là précisément pour prendre la mesure des choses à l'aune de considérations moins directement inspirées par les contingences politiques du jour.
Le projet de loi constitutionnelle qui nous est présenté tend en effet à rendre possible la ratification du traité d'Amsterdam, puisque le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 décembre 1997, a exigé cette révision. Selon lui, en effet, le traité d'Amsterdam « porte atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ». C'est donc à cette décision que nous devons d'être réunis ce jour en formation constituante.
Or votre projet de révision, madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, ne répond en rien à la décision du Conseil constitutionnel, que chacun s'était cependant accordé à trouver fort modéré dans son jugement, modéré mais précis : le Conseil a jugé que le traité d'Amsterdam était contraire à notre Constitution au motif qu'il organise dans les cinq ans qui viennent un transfert définitif de la souveraineté nationale, transfert qui ne nécessitera le moment venu « aucun acte de ratification ou d'approbation nationale et ne pourra faire l'objet d'aucun contrôle de constitutionnalité ».
Le Conseil relève en effet que la décision sera prise par le Conseil européen, qui ne détient pas la souveraineté nationale et qui statuera « sur proposition de la seule Commission, à laquelle le traité d'Amsterdam confère le monopole de l'initiative en la matière ».
Je ne vois donc pas en quoi votre projet de loi répond à la décision du Conseil consitutionnel, et comment il annulerait le motif d'inconstitutionnalité que celui-ci a mis en exergue.
Le Conseil parle de « souveraineté nationale », c'est-à-dire du titre Ier de notre loi fondamentale.
Vous répondez « compétences », mot qu'ignore notre Constitution. Le Président de la République, le Gouvernement, le Parlement n'ont pas de « compétences », monsieur le ministre, madame, ils ont des pouvoirs.
La compétence est du ressort de l'administration ou des tribunaux. La souveraineté est l'apanage du peuple.
Ce que vous nous proposez, c'est l'autorisation de transférer quelque chose qui n'existe pas dans notre Constitution, des compétences, alors que le Conseil constitutionnel vous a demandé expressément, impérativement, puisque ses décisions s'imposent à vous, soit de renoncer au traité d'Amsterdam, soit de faire en sorte que le transfert de souveraineté que vous projetez se fasse selon les « modalités » prévues par notre Constitution et non selon celles qui sont organisées par le traité.
Citons la décision du Conseil constitutionnel : « Considérant qu'un tel passage de la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée et à la procédure de "codécision" ne nécessitera, le moment venu, aucun acte de ratification ou d'approbation nationale, et ne pourra ainsi pas faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité sur le fondement de l'article 54 ou de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution.
« Considérant qu'il suit de là que doivent être déclarées contraires à la Constitution les dispositions du deuxième paragraphe de l'article 67 du traité ».
Plus simplement exprimé, le Conseil constitutionnel nous dit que le représentant de la France au Conseil européen qui decidera du passage à la majorité qualifiée - fût-ce le chef de l'Etat ou celui du Gouvernement - décision qui rendra le transfert définitif, n'est pas habilité pour ce faire selon nos règles constitutionnelles. Il n'est pas dépositaire de la souveraineté nationale. S'il peut dire « non », il ne peut pas dire « oui ».
Nous touchons là, mes chers collègues, à l'essentiel. Dans sa décision, le Conseil constitutionnel nous oblige en fait à décider du rang respectif de notre Constitution et de celui des traités européens.
En censurant le traité, pour les motifs qu'il indique, le Conseil constitutionnel nous dit : « Transférez dans les cinq ans la souveraineté nationale, si vous le voulez, mais faites-le selon nos règles constitutionnelles. » C'est tout le sens, d'ailleurs, de l'amendement présenté par mes amis du RPR. Le Conseil constitutionnel demande ainsi au pouvoir constituant de confirmer la primauté de notre Constitution, et tente par là même de préserver l'avenir, autant que faire se peut.
Le Gouvernement, quant à lui, nous propose de nous en remettre au traité, lui conférant ainsi la prééminence sur notre Constitution. Le Conseil constitutionnel nous a demandé de réaffirmer la validité des articles 2 et 3 de notre Constitution, qui traitent de la souveraineté nationale, ainsi que celle des articles 54 et 61, qui traitent de la constitutionnalité des accords internationaux et des lois.
Votre projet nous commande, au mépris de la décision du Conseil constitutionnel, d'y substituer les articles 67 et 251 du traité d'Amsterdam.
Voilà pourquoi j'ai décidé de déposer cette motion d'irrecevabilité constitutionnelle. Votre projet ne respecte en rien les décisions du Conseil constitutionnel. Il les contredit. En cela, vous méprisez l'article 62 de la Constitution, qui dispose que les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent aux pouvoirs publics.
Le pouvoir constituant a, certes, le droit de passer outre les décisions du Conseil constitutionnel, mais il se doit de corriger les motifs d'inconstitutionnalité, et non de les ignorer, voire de les ridiculiser.
Pis : alors que le Conseil constitutionnel a demandé au pouvoir constituant de trancher de qui l'emporte, à la fin, du droit communautaire ou de la loi fondamentale, en fait, vous lui donnez tort. Au fond, il attend du pouvoir constituant - ce que nous sommes à part entière, mes chers collègues, au moins pendant la première phase de la procédure de révision - des armes pour la suite. En effet, le Conseil constitutionnel sait qu'il existe une autorité concurrente, la Cour de Luxembourg, qui entend bien asseoir définitivement sa suprématie sur l'ensemble de l'ordre juridique européen.
Ces armes, vous les lui refusez. Vous accordez, en matière de souveraineté nationale, la primauté au traité sur la Constitution, à la Cour de Luxembourg sur celle du Palais-Royal.
Si l'on vous suivait, c'est donc le pouvoir constituant qui aurait rendu les armes que le Conseil constitutionnel lui avait demandé de garantir.
Car la Cour de justice des Communautés européennes - j'imagine que vous le savez, madame, monsieur les ministres - a posé depuis fort longtemps le principe de la primauté du droit communautaire, il conviendrait de dire : sa primauté absolue. Exposée, dès 1964, dans la célèbre affaire Costa contre Enel, cette primauté absolue fut théorisée, le 17 décembre 1970, dans l'arrêt international Handelsgesellschaft, dont voici la lecture : « L'invocation d'une atteinte aux droits fondamentaux ou aux principes d'une structure constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté et son effet sur le territoire d'un Etat membre. »
On sait que la Cour de cassation et le Conseil d'Etat ont entériné ce principe, respectivement en 1975 et en 1989, subordonnant notre droit national au droit communautaire aussi bien en matière judiciaire qu'en matière administrative. On sait en revanche que, jusqu'ici, le Conseil constitutionnel a refusé de déclarer ipso facto inconstitutionnelle une loi contraire au droit communautaire. On sait enfin que le protocole n° 7 annexé au traité d'Amsterdam dispose que « l'application du principe de subsidiarité ne porte pas atteinte aux principes mis au point en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit communautaire. »
En clair, le traité d'Amsterdam avalise la jurisprudence de la Cour de justice, renverse le principe de subsidiarité au profit des institutions européennes, subordonne la constitutionnalité des lois à leur conformité aux traités et érige une Cour suprême pour en décider en dernier ressort. C'est bien tout cela que le Conseil constitutionnel nous demande d'enrayer.
Il nous soufflait de maintenir les principes de la souveraineté nationale, à défaut d'en conserver l'exercice, vous vous y êtes refusés ! Il vous suggérait, à tout le moins, de ne pas le démunir de sa « compétence ». Si l'on vous suit, la France n'a plus de Constitution.
Mes chers collègues, dans quelques jours, nous allons perdre notre monnaie, et l'on voit bien, au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'échéance, combien la question monétaire décide en fait de la question économique et sociale et, partant, de l'ensemble des politiques qu'un Etat peut conduire. Une seule monnaie, c'est une seule politique. Déjà, le Parlement n'est pas invité à débattre du pacte de stabilité, qui corsette cependant la loi de finances, l'acte parlementaire par excellence.
Avec le traité d'Amsterdam, nous allons beaucoup plus loin, même si l'objectif est encore soigneusement camouflé. De même que le traité de Maastricht appelait le pacte de stabilité - on voit mal ceux-ci dépenser allégrement ce dont ceux-là se privent - de même le traité d'Amsterdam appelle un ordre juridique unique, car on n'imagine pas qu'à un seul territoire ne s'applique pas une seule loi, à moins de vouloir que, dans une sorte de dumping juridique, il n'apparaisse rapidement des paradis pénaux après les paradis fiscaux et sociaux.
On peut souhaiter une telle évolution. Mais il faut savoir qu'il y va de l'ensemble de nos principes constitutionnels et de nos libertés publiques. Les valeurs de la République, auxquelles nous nous référons d'autant plus souvent que nous les abandonnons une par une, ne sont pas partagées dans la plupart des pays européens, beaucoup plus soucieux de droits individuels que de devoirs collectifs.
Notre Constitution, qui reprend les grands principes de la République et les assoit sur une souveraineté nationale appartenant au peuple, est, bien davantage que le Sénat, une anomalie en Europe.
La laïcité, à laquelle faisait allusion tout à l'heure notre collègue Loridant, est une exception française. Le droit des peuples, c'est-à-dire des nations, vaut à la France une vocation universelle dont on voit bien l'actualité chaque fois que notre pays y est fidèle. Pour tout dire, la France est bien souvent mieux comprise dans le monde qu'en Europe !
De tout cela, notre Constitution est porteuse et, même si nos compatriotes la révèrent un peu moins que les Américains la leur, ils savent, depuis que le général de Gaulle la leur a fait adopter, puis modifier directement, qu'elle est le fondement de notre vie nationale, le bail qui lie indissolublement la France et les Français.
Changement de propriétaire ! nous rétorquez-vous, monsieur le ministre. Avec Maastricht, nous avions déjà confié les parties communes à un syndic tout puissant. Avec Amsterdam, voilà que nous reconnaissons son empire sur notre façon de vivre à l'intérieur de chez nous, de recevoir qui nous voulons, d'accueillir qui nous convient, de décider comment choisir nos représentants, consentir à l'impôt, assurer la liberté, l'égalité et la fraternité.
Au nom de quoi est-on venu nous proposer de passer la République française au compte de pertes et profits de l'Union européenne ?
Au nom de quoi est-on venu nous proposer d'en finir avec la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Je parle de celle de 1789, la seule qui figure dans notre Constitution, et qui dispose : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément » ?
Au nom de quoi, au nom de qui la justice que vous nous proposez de transposer à l'échelle européenne sera-t-elle rendue ? Je vous rappelle que c'était jusqu'ici au nom du peuple français !
La finance, la technique, l'information se moquent des frontières, mais pas les hommes. C'est le philosophe Alain Finkielkraut qui le dit : « Un monde sans frontières est un monde inhumain ». L'utopie, l'idéologie, les religions ignorent les nations, quand elles ne veulent pas les réduire. Il en est de même des droits de l'homme qui sont universels. Les droits de l'homme, oui, mais pas ceux du citoyen ! La démocratie est insoluble dans la supranationalité et tout « meilleur des mondes » finit dans le despotisme.
Voilà, madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, pourquoi j'ai voulu m'exprimer devant vous aujourd'hui. Vous savez que je souhaite que ce texte soit soumis directement aux Français, conformément à l'article 89 de notre Constitution. Je crois vous avoir démontré à quel point le traité d'Amsterdam, et donc cette révision constitutionnelle qui l'autorise, allait rapidement bouleverser les conditions mêmes de la légitimité républicaine et la réalité de notre démocratie, de la même façon que l'euro va profondément modifier notre vie économique et sociale.
Je crois que la Haute Assemblée, quoi qu'elle en pense sur le fond, mériterait bien de notre République si elle permettait, en votant la motion que j'ai l'honneur de lui présenter, que l'ensemble de nos pouvoirs publics prennent davantage le temps de la réflexion avant de ratifier ce traité ou qu'ils décident, ainsi que notre Constitution les y invite, d'associer le peuple français à une aussi lourde décision. (Applaudissements sur certaines travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Badinter, contre la motion.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, il va de soi que c'est avec un intérêt particulier que j'ai écouté les explications savantes de notre éminent collègues M. Pasqua. Je m'attendais à un autre discours, mais j'ai entendu avec intérêt celui-ci.
Je dois cependant lui rappeler quelques principes et considérations que, dans sa démonstration, il me paraît avoir quelque peu perdus de vue.
J'aurais pu aisément opposer à son exception d'irrecevabilité l'irrecevabilité de son exception. (Sourires.)
Je n'ai pas besoin de rappeler que l'article 44, alinéa 2, du règlement du Sénat dispose que l'exception d'irrecevabilité à pour objet de faire reconnaître que le texte en discussion est contraire à une disposition constitutionnelle.
Je n'ai pas besoin de rappeler non plus que nous ne sommes pas dans le cadre d'une discussion de portée législative : nous traitons de révision constitutionnelle et, par définition, vous le savez, le Parlement a toute maîtrise du champ pour la simple raison qu'il ne peut y avoir de révision inconstitutionnelle de la Constitution. Pour que ce puisse être le cas, il faudrait qu'il existe, dans notre Constitution, un élément de supraconstitutionnalité ; or, nous n'en avons pas. Il n'existe pas, dans notre Constitution, de principe qui soit intangible, à l'exception d'un seul, chacun le sait : la forme républicaine du Gouvernement.
Comme cette dernière est hors de question, y compris dans les avancées évoquées, votre exception d'irrecevabilité, mon cher collègue, est manifestement irrecevable.
Je pourrais m'en tenir là, mais je m'en voudrais de laisser mes collègues sur l'impression que vous avez voulu leur faire.
Je vous dirai très franchement que j'ai eu un moment de ravissement - pas d'étonnement, je dis bien de ravissement. Vous entendre chanter les louanges de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a été, en effet, pour moi, ancien président de cette institution pour laquelle j'ai conservé, je l'avoue, une dilection particulière, quelques années après 1993, un moment de particulier plaisir.
M. Charles Pasqua. Il ne faut pas bouder son plaisir !
M. Robert Badinter. Enfin, chacun le sait, il est bon d'entendre le pécheur repenti chanter dans la maison du Seigneur les louanges de ce qu'il avait voulu détruire jadis. C'est le fils prodigue qui revient, et nous l'accueillons avec plaisir ! (Sourires.)
Prenant en compte votre fidélité au Conseil constitutionnel, je vais vous rappeler avec joie une décision qui remonte à 1992, très exactement au 5 avril 1992, et je renvoie, pour les amateurs de droit, aux commentaires du professeur Bon rappelant que cette décision constitue la décision de principe en matière de construction européenne.
Dans cette décision Maastricht 1, que nous connaissons tous, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne faut pas la citer, le Conseil constitutionnel a considéré que : « Si des engagements internationaux contiennent une clause contraire à la Constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale, l'autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle. »
C'est très exactement ce que nous faisons. Il n'y a là aucune atteinte d'aucune sorte aux modalités constitutionnelles.
Lorsque l'on examine un traité, le Conseil constitutionnel détermine si l'on se trouve en présence de dispositions qui contredisent nos dispositions constitutionnelles. Dans ce cas, une fois rendue la décision d'inconstitutionnalité, l'alternative est simple - elle est ouverte aux représentants du souverain, au souverain lui-même si on passe par la voie du référendum - à savoir : ou l'on révise la Constitution, et, dans ce cas, le motif d'inconstitutionnalité disparaît, ou l'on doit renoncer à la ratification du traité.
Par conséquent, lorsque le Conseil constitutionnel, dans la décision dont nous faisons le coeur de notre débat, a énoncé les motifs d'inconstitutionnalité, il a du même coup invité le Parlement, s'il entendait ratifier le traité d'Amsterdam, à procéder à la révision constitutionnelle. Point n'était besoin à cet égard de dresser devant la Haute Assemblée des fantasmes d'une atteinte aux principes fondamentaux de la République. Je l'ai dit hier même, il n'y a pas de décision qui fût plus prévisible dans ses motifs et dans son dispositif que celle qui a été rendue le 31 décembre 1997.
Vraiment, tous ceux qui connaissaient la jurisprudence du Conseil constitutionnel et sa grille de lecture savaient que, puisqu'il avait souligné que le passage de l'unanimité à la majorité qualifiée était de nature à entraîner une atteinte éventuelle aux conditions d'exercice ... il y avait lieu de réviser la Constitution.
Cela avait été fait en ce qui concerne le premier pilier - je vous renvoie à cet égard au texte de révision constitutionnelle qui a été voté en 1992.
Le projet qui nous est soumis aujourd'hui est exactement calqué sur le texte de révision constitutionnelle de 1992. Simplement, au lieu que ce soit le premier pilier qui est visé, c'est le troisième.
Il s'agit donc, véritablement, de la plus modeste révision constitutionnelle qui se puisse concevoir.
A partir de là, comment peut-on évoquer, comme on l'a fait, la dualité des ordres juridiques ?
Mais nous le savons bien que nous sommes dans une situation de complexité extrême ! Ce n'est pas une découverte pour les juristes. Aujourd'hui, il existe, d'un côté, un ordre que l'on appelle communautaire, avec la primauté du traité sur la loi impliquant que l'on doit apprécier si on ne méconnaît pas, d'aventure, les dispositions du traité en droit interne. Mais c'est là la mission de la Cour de justice des Communautés européennes en tant que véritable Cour « constitutionnelle » de notre ensemble européen.
Et puis, il y a, de l'autre côté, l'ordre constitutionnel national, avec le Conseil constitutionnel français, comme il existe le tribunal constitutionnel de Karlsruhe ou la cour constitutionnelle italienne, dont la mission est tout à fait différente, puisqu'il s'agit de l'appréciation des textes au regard de notre Constitution. C'est ce qu'a fait le Conseil ici s'agissant du traité d'Amsterdam.
Je vais à cet égard apaiser vos inquiétudes concernant la primauté du traité sur la Constitution, en rappelant le simple fait que le Conseil constitutionnel - vous l'avez d'ailleurs souligné, ce dont je vous sais gré - n'a jamais accepté - je dis bien « jamais » - l'idée que la Constitution soit une norme juridique de valeur inférieure au traité. Considérant le traité, le Conseil constitutionnel a déclaré que nous nous trouvions en présence de dispositions qui, sur quelques points, appelaient une révision constitutionnelle pour être conformes à notre ordre constitutionnel.
Qu'est-ce que cela veut dire, sinon qu'il exige que les traités conclus, signés et ratifiés par la France soient conformes à la Constitution ? Et, s'il le faut, on révise la Constitution.
Par conséquent, soyons rassurés : la primauté de notre ordre constitutionnel est parfaitement respectée dans cette affaire. Mais j'abandonne ce terrain pour en revenir au simple objet de ce débat.
Mes chers collègues, de quoi s'agit-il ? De quoi débattons-nous, sinon simplement des conséquences du passage de la règle de l'unanimité à la règle de la majorité qualifiée et aux procédures de codécision ? Certes, des inquiétudes se font jour ici et là, mais réfléchissons. La règle de l'unanimité serait, dit-on, plus protectrice. Qui pourrait sérieusement le croire eu égard à la manière dont fonctionne l'Union européenne ?
Je ne peux pas m'empêcher de rappeler une anecdote bien connue, un moment historique de la vie des Etats-Unis. Le président Lincoln, au terme d'une réunion de son cabinet, soit six membres, fait voter sur une question en débat. Le résultat du vote ? Six voix pour, une voix contre, celle du président des Etats-Unis. Eh bien, évidemment, c'est le « contre » qui l'a emporté ! Il en est de même avec la règle de l'unanimité aujourd'hui en vigueur. En effet, il suffit qu'un seul des Quinze vote « contre », et c'est le « contre » qui l'emporte ! Si vous considérez que c'est ainsi que nous faisons le mieux entendre notre voix, il me suffit simplement de remarquer que, en retour, n'importe lequel des autres Etats qui n'a pas la même vision que la nôtre peut nous imposer sa loi.
La règle de la majorité, au contraire, permet à la France de mieux mettre en oeuvre les axes essentiels de sa politique. Ne l'oublions jamais, en effet, et essayons d'être fidèles à ce passé, dans l'histoire de la construction européenne, si nous avons conservé jusqu'à aujourd'hui une autorité réelle - les membres du Gouvernement ici présent le savent à plus d'un titre - c'est bien parce que nous avons toujours été à l'avant-garde de cette construction.
Et si aujourd'hui la construction européenne semble quelque peu incertaine, c'est peut-être que nous aussi sommes devenus incertains, nous et notre principal allié.
Le moment est venu de mesurer que lorsque, au cours de négociations, la voix de la France se fait entendre dans le cadre d'une majorité qualifiée, cela permet plus aisément d'aller de l'avant. Réfléchissez à ce que serait la règle de l'unanimité, demain, dans une construction européenne étendue à vingt ou vingt-cinq Etats membres ! Là-dessus, monsieur de Villepin, monsieur Hoeffel, vous avez fait preuve de toute la clarté nécessaire.
Non ! la vérité, elle est là : nous devons aller plus vite, plus loin, dans la construction européenne. A cet égard, c'est à nous, Français, qu'il appartient d'ouvrir la voie, pas celle de la conservation d'une unité frileuse, mais celle, au contraire, des avancées qui permettent la souplesse, la voie du progrès, avec la libération des pesanteurs qui entravent encore la marche de l'Union.
Soyons clair, l'actualité d'aujourd'hui suffit à le montrer, et voilà quelques jours de cela, évoquant la situation réelle de notre monde, je le relevais : nous sommes au temps de la mondialisation, au temps où aucun problème ne peut être résolu dans le cadre national. Quelle que soit la grandeur d'un pays, il ne peut peser que ce qu'il est à l'aune mondiale. Qu'il s'agisse de l'environnement, de la santé, des migrations de populations ou des tempêtes financières, monétaires ou économiques, les pays de la vieille Europe ne pèseront pas lourd s'ils ne s'inscrivent pas dans une dimension commune et s'ils ne parlent pas d'une même voix.
Mes chers collègues, nous serons européens ou nous ne compterons plus. Nous serons européens ou une seule puissance fera désormais entendre sa voix, sa force, sa culture et les moyens qui sont les siens.
Telle est la vérité qui est devant nous et que nous ne devons jamais perdre de vue.
Monsieur Pasqua, nos chemins n'ont pas toujours été identiques, c'est vrai, mais je vous sais comme moi républicain et patriote. Nous avons un point commun supplémentaire : à quelques mois près, nous avons le même âge, et, regardant derrière nous, nous pouvons faire - l'exercice n'est pas toujours plaisant - une sorte de retour sur le passé. Des cinquante ans écoulés depuis que nous avons atteint l'âge d'homme, de quoi pouvons-nous, nous, Français de cette génération, nous enorgueillir par dessus tout ? De cette construction européenne qui a été poursuivie, à partir des premières visions des pères fondateurs, sous deux républiques, par tous les présidents de la Ve République, par tous les premiers ministres et par toutes les majorités successives.
C'est cela, la grande oeuvre, tout simplement, parce qu'elle nous permet, au moment où nous sommes amenés à passer la main, de dire à ceux qui nous suivent que nous leur laissons un espace de paix, on le dit volontiers, de justice, je l'espère, de prospérité, je le souhaite, mais, en tout cas, assurément par rapport à celle de notre enfance ou de notre adolescence, une Europe bien meilleure et, pour l'avenir, beaucoup plus porteuse. C'est cette Europe-là qui est notre fierté.
M. le président. Veuillez conclure, monsieur le sénateur.
M. Robert Badinter. Je conclus d'un mot, qui sera peut-être teinté de mélancolie : voyez-vous, monsieur Pasqua, au chant du crépuscule, il vaut mieux préférer les promesses de l'aube ! (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l'Union centriste.)

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