Séance du 10 juin 1999
M. le président.
« Art. 35. - Les commissaires-priseurs sont indemnisés en raison du préjudice
subi du fait de la dépréciation de la valeur pécuniaire de leur droit de
présentation résultant de la suppression du monopole conféré jusqu'à l'entrée
en vigueur de la présente loi à ces officiers ministériels dans le domaine des
ventes volontaires de meubles aux enchères publiques. »
Je suis saisi de deux amendements identiques.
L'amendement n° 71 est présenté par M. Dejoie, au nom de la commission des
lois.
L'amendement n° 94 est déposé par M. Gaillard, au nom de la commission des
finances.
Tous deux tendent à rédiger comme suit cet article :
« Les commissaires-priseurs sont indemnisés en raison de la perte du droit de
présentation de leur successeur en matière de ventes volontaires de meubles aux
enchères publiques et de la suppression du monopole qui leur était conféré dans
ce domaine jusqu'à l'entrée en vigueur de la présente loi. »
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 71.
M. Luc Dejoie,
rapporteur. Il s'agit là de l'indemnisation des commissaires-priseurs
pour l'expropriation partielle de leur droit de présentation dans le domaine
des ventes volontaires de meubles.
La rédaction que nous proposons pour l'article 35 ne fait qu'affirmer le
principe du droit à indemnisation.
M. le président.
La parole est à M. Gaillard, rapporteur pour avis, pour défendre l'amendement
n° 94.
M. Yann Gaillard,
rapporteur pour avis. Nous nous sommes largement exprimés sur ce sujet
au début de la matinée. Par conséquent, je n'y reviens pas.
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement sur les amendements identiques n°s 71 et 94
?
Mme Catherine Trautmann,
ministre de la culture et de la communication. Le Gouvernement est
défavorable à ces amendements identiques. Nous abordons ici l'un des points les
plus importants de ce débat.
Le droit de présentation a été institué par l'article 91 de la loi de finances
du 28 avril 1816.
Ce droit comprend deux éléments : d'abord, le titre et la fonction proprement
dite, qui est insaisissable et intransmissible ; ensuite, la « finance », qui
correspond à la valeur vénale attachée à la présentation par le titulaire de
l'office de son successeur à l'agrément de l'autorité publique.
Ainsi que Mme le garde des sceaux l'a exposé ce matin, le Gouvernement
considère que l'atteinte à la valeur pécuniaire du droit de présentation ne
constitue pas une expropriation au sens de l'article XVII de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen.
En effet, le droit de présentation n'est pas un droit de propriété, car son
titulaire n'en a pas la libre disposition. Il ne peut l'aliéner que si le garde
des sceaux y consent.
Certes, un droit de propriété peut subir des restrictions, mais encore faut-il
que ces restrictions ne soient pas propres à dénaturer ce droit et à empêcher
son existence même. Or l'agrément du garde des sceaux peut faire obstacle à
l'une des caractéristiques essentielles du droit de propriété, l'
abusus,
c'est-à-dire le droit d'en disposer librement.
La raison d'être de cette restriction trouve son fondement dans la mission de
service public, et parfois même la délégation de puissance publique, que le
garde des sceaux va donner au nouveau titulaire du droit de présentation.
Le ministre de la justice est en droit de refuser de donner cette délégation
et il ne saurait en être autrement, car une mission de service public ne peut
être librement cédée.
Admettre un droit de propriété sur le droit de présentation reviendrait, en
quelque sorte, à faire revivre le régime de la vénalité des offices aboli par
la Constitution du 5 septembre 1791.
(Sourires sur le banc des commissions.)
M. René-Georges Laurin.
Ah non ! Pas ça !
Mme Catherine Trautmann,
ministre de la culture et de la communication. En outre, la suppression
des offices de commissaires-priseurs, du fait de la libéralisation du secteur
des ventes volontaires, n'équivaut pas à une expropriation dans la mesure où
les commissaires-priseurs conserveront, en qualité d'officiers ministériels, le
monopole des ventes judiciaires et pourront, à ce titre, exercer leur droit de
présentation.
Pour ce qui concerne les ventes volontaires, les commissaires-priseurs ne
perdent pas leur bien ; ils pourront continuer à exercer la même activité et
vendre leur bien s'ils le décident. Ils ne sont pas dépossédés de leur bien.
Le Gouvernement partage l'analyse faite par le doyen Vedel, pour lequel cette
« atteinte portée à l'habilitation d'exercer certaines activités réglementées
assorties d'un
mumerus clausus » met en cause le principe d'égalité
devant les charges publiques. Ce même principe a été retenu par les experts qui
ont été désignés par le garde des sceaux pour l'éclairer sur les conditions de
l'indemnisation.
En effet, en abrogeant le monopole des commissaires-priseurs sur les ventes
volontaires et en diminuant la valeur du droit de présentation des
professionnels en fonction, le projet de loi porte atteinte à la valeur
d'échange des offices et, en conséquence, au patrimoine de leurs titulaires.
Ce texte place donc les intéressés en situation d'inégalité devant les charges
publiques, que ce soit comparativement à leurs prédécesseurs, auprès de qui ils
ont acquis le droit de présenter leur futur cessionnaire à l'agrément du garde
des sceaux, ou par rapport aux autres officiers publics ou ministériels, pour
lesquels le pouvoir de céder la finance de leur office est maintenu.
Les conditions de mise en oeuvre du principe sont réunies puisque le préjudice
invoqué est spécial, anormal et certain : le préjudice subi doit donc être
indemnisé.
M. Emmanuel Hamel.
Est-ce une note de Bercy que vous nous avez lue !
M. Luc Dejoie,
rapporteur. Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Luc Dejoie,
rapporteur. Madame la ministre, nous venons d'entendre votre plaidoyer. A
mes yeux, certaines de vos affirmations sont contraires à la réalité.
La caution du doyen Vedel a été demandée. Qu'il me soit permis de dire très
respectueusement, dans son rapport, le droit de présentation est traité très
brièvement, d'une manière extrêmement légère. Cela ne peut être considéré comme
une quelconque caution. Je le dirais devant lui s'il était là !
Un certain nombre de professeurs de droit estiment, au contraire, que le droit
de présentation est un véritable droit de propriété.
Le droit de présentation des commissaires-priseurs résulte de la loi de 1816,
qui a reconnu aux officiers ministériels le droit de présenter leurs
successeurs à l'agrément « pourvu qu'il réunissent les qualités exigées par les
lois. » La jurisprudence de la Cour de cassation a toujours reconnu au droit de
présentation une valeur patrimoniale, propriété susceptible de faire l'objet
d'une vente dans le cadre de la cession de l'office.
Un arrêt du 23 mai 1854 a consacré la transmission du droit de présentation
aux héritiers du titulaire décédé, évoquant une « propriété d'une nature
exceptionnelle et soumise à des règles qui en circonscrivent et limitent
l'exercice ».
Un autre arrêt du 11 novembre 1857 réaffirme que le droit de présentation
constitue pour les officiers ministériels une « propriété de nature spéciale »,
en précisant « qu'ils ne peuvent disposer de cette propriété que sous les
restrictions et aux conditions... » - il s'agit des conditions habituelles.
Ultérieurement, un arrêt du 9 décembre 1946 confirme la valeur pécuniaire du
droit de présentation.
Encore récemment, un arrêt de la première chambre civile du 22 mars 1983 a
jugé que « l'indemnité mise par le garde des sceaux à la charge du successeur
du notaire destitué et consignée au profit des créanciers de celui-ci
représente la valeur de l'étude et fait partie du patrimoine du notaire
destitué », consacrant ainsi le droit de propriété de l'officier ministériel
sur la valeur de son office.
La valeur patrimoniale de l'office est d'ailleurs traditionnellement garantie
lorsqu'une décision de l'Etat entraîne une modification de son « périmètre ».
Un droit à l'indemnisation est, en effet, reconnu en cas de suppression, de
transfert ou de création d'office.
Je ne peux donc pas laisser dire sans réagir que le droit de présentation
n'est pas un droit de propriété !
Si vous aviez été présente ce matin, madame la ministre, lors de mon exposé
liminaire, vous m'auriez entendu indiquer que tout droit de propriété est
affecté de restrictions légales et constitutionnelles et qu'il n'en demeure pas
moins un droit de propriété !
La Cour de cassation a ainsi reconnu, à plusieurs reprises, que le droit de
présentation était un droit de propriété. En tant que tel, il ouvre droit à
indemnisation sur le fondement de l'expropriation. Par conséquent, je ne peux
pas laisser dire au sein de la Haute Assemblée qu'il ne s'agit pas d'un droit
de propriété. Ce n'est pas exact !
Bien entendu, l'Etat a la possibilité de mettre fin à ce droit de propriété,
mais uniquement par la voie de l'expropriation, c'est-à-dire avec une juste et
préalable indemnité.
Pardonnez la vivacité de mon propos, mais il est juridiquement incontestable.
Je mets au défi qui que ce soit de le contredire, si ce n'est, comme on a pu
l'entendre, par une simple affirmation, sans démonstration.
(M. René-Georges
Laurin applaudit.)
M. Emmanuel Hamel.
Très bien ! Vous êtes un grand juriste !
M. Yann Gaillard,
rapporteur pour avis. Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. Gaillard, rapporteur pour avis.
M. Yann Gaillard,
rapporteur pour avis. Je n'aurai évidemment pas l'outrecuidance d'ajouter
quoi que ce soit à la démonstration juridique de M. le rapporteur. Je souhaite
simplement attirer l'attention de nos collègues sur le fait que nous sommes au
coeur du sujet.
Le projet de loi comprend trois articles qui sont liés, les articles 35, 37 et
43, ce dernier étant relatif à la composition de la commission d'indemnisation.
Nous avons le choix entre deux systèmes : celui qui est présenté par le
Gouvernement repose sur une analyse juridique, dont notre collègue M. Dejoie
vient de démontrer l'aspect contestable en ce qui concerne l'égalité devant les
charges publiques ; celui que nous présentons est fondé sur la constatation
d'un droit de propriété, donc sur le fondement de l'expropriation. C'est
pourquoi nous proposerons, à l'article 43, que la commission d'indemnisation
soit présidée par un magistrat de l'ordre judiciaire.
Il s'agit véritablement de deux systèmes entre lesquels il faut choisir. Je
précise que c'est à nous, législateur, qu'incombe ce choix. Il nous revient de
trancher la question après avoir analysé toute la jurisprudence et la doctrine.
(M. René-Georges Laurin applaudit.)
M. Emmanuel Hamel.
Tranchons !
M. le président.
Je vais mettre aux voix les amendements identiques n°s 71 et 94.
M. Robert Bret.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Avec cet article 35, nous entrons dans le débat sur les modalités fiscales et
financières de la transposition dans notre législation des injonctions de la
Commission européenne.
Je formulerai d'ailleurs une observation liminaire : dès lors que nous sommes
mis en demeure de transposer dans notre législation des règles de
fonctionnement découlant de l'application de textes d'origine communautaire,
nous nous trouvons dans l'obligation d'accompagner les effets de cette
transposition et cela coûte quelque peu à chaque fois.
La question de la quotité de l'indemnisation versée aux commissaires-priseurs
dans le cadre de la perte de leur monopole d'activité est centrale, en termes
de coûts pour le budget de l'Etat et les amendements de la commission des
finances tendent tout à fait concrètement à l'accroître quelque peu. Pour
autant, cela ne permet pas d'occulter la véritable question, à savoir la
pérennité même de la place de Paris en tant que lieu d'échange et de
transaction sur les biens meubles, et singulièrement sur les objets d'art.
Nous avons un peu l'impression que la quotité et la qualité de l'indemnité
compensatrice ne feront qu'accompagner un processus de restructuration,
évidemment avec des coûts sociaux pour l'emploi, de l'ensemble de la
profession. Cela dépasse donc le strict cadre qui nous est présenté.
Faut-il pour autant rejeter les amendements qui nous sont aujourd'hui
présentés, comme nous le propose Mme la ministre ? Pour le moment, nous nous
abstiendrons.
Mme Dinah Derycke.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke.
Nous partageons l'analyse qui a été présentée par Mme la ministre, au nom du
Gouvernement. Bien entendu, nous ne voterons pas ces amendements.
M. le président.
Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix les amendements identiques n°s 71 et 94, repoussés par le
Gouvernement.
(Les amendements sont adoptés.)
M. Emmanuel Hamel.
Très bon vote !
M. le président.
En conséquence, l'article 35 est ainsi rédigé.
Article 36